Mosaïque romaine, Museo Nazionale Romano, Roma. Photo : T. Guinhut.
Arno Schmidt,
un faune pour notre temps politique :
des Scènes de la vie d’un faune
à La République des savants.
Arno Schmidt : Scènes de la vie d'un faune,
traduit de l'allemand par Nicole Taubes, Tristram, 214 p, 19 €.
Arno Schmidt : La République des savants,
traduit de l'allemand par Jean-Claude Riehl, Christian Bourgois, 224 p, 14,48 €.
Aussi singulier, inventif, hors normes, solitaire et tête de cochon que lui, on trouve peu. Arno Schmidt n'a pas en France la place qu'il mérite. Cet Allemand né en 1914 et mort en 1979 a connu au début des années 60 le bonheur de la traduction. Hélas, trop irrespectueux, trop novateur pour l'esprit français d'alors, Scènes de la vie d'un faune et La république des savants ne firent guère de ronds dans une eau stagnante. Est-ce aujourd'hui l'heure de le reconnaître parmi les plus grands ? Après maintes tracasseries juridiques qui bloquèrent toute initiative pendant des années, les éditions Bourgois, puis Tristram, purent enfin envisager un programme cohérent de publication avec la traduction des Enfants de Nobodaddy, triptyque dont Scènes de la vie d'un faune est le premier volet, avant Brand's Haide, puis Miroirs noirs. Il faut également compter sur les terribles et fascinantes nouvelles de Léviathan, sur un autre plus complètement antique et pourtant complètement contemporain, Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ? ; et sur un roman grotesque et sérieux : La République des savants. Tous titres dont la riche concision et l’halluciante portée politique étonnent durablement. Mais ne pas compter de suite -ou jamais- sur l’hydre de son énorme Zettel’s Traum…
La forme du roman-journal fait des Scènes de la vie d'un faune[1]une de ces « mythautobiographies » dont il vaut mieux garder le manuscrit hors de portée de tout régime totalitaire, de tout pouvoir abusif, qu'il soit nazi ou domestique, de guerre ou d'après-guerre, d’hier ou de demain, d'Est ou d'Ouest. Par courts fragments successifs, se déroule une très personnelle chronique des années de guerre, entre 1939 et 1944. Comme le romantique allemand Jean-Paul Richter qui « aimait mieux sauter que marcher », le narrateur passe avec une fantaisie débridée, une verve langagière jamais en défaut, du coq à l'âne, de ses affinités littéraires à la satire, pour notre plus grand plaisir, si l’on veut bien se laisser surprendre. « Ma vie n'est pas un continuum », dit-il. Elle n'est pas non plus unitaire. Sous le masque du fonctionnaire obscur et zélé, le narrateur louvoie habilement pour rester en lui-même indépendant malgré l'oppression des consciences assénée par le Troisième Reich. Retrouvant dans les landes de Lunebourg la hutte d'un déserteur français des temps napoléoniens, il mène une vie parallèle d'ermite, un peu comme les personnages de Jünger -dans Eumeswill et Le recours aux forêts- mais avec plus de simplicité et d'humour. Le « faune » est alors une métaphore d’une liberté innée, mi-animale, mi-humaine, irréductible, quoique prudente et discrète, insolente et heureuse…
Dans Brand's Haide[2], second volet des Enfants de Nobodaddy, le narrateur-diariste traverse 1946 en témoin goguenard du rationnement, du retour des prisonniers, du désarroi des réfugiés et surtout de l'amnésie volontaire de la population. Les conditions de la survie quotidienne et intellectuelle sont le théâtre d'une ironique opiniâtreté, dans le contexte des occupations américaine et soviétique. Quant à cette dernière, il ne se fait guère d'illusions, haïssant toute bureaucratie. Il trouve ses échappatoires dans la fréquentation des jeunes « louves » qui lui procurent des amours précaires, l'une étant appâtée par un projet de vie meilleure au Mexique, dans celle d'une forêt aux esprits rebelles nommée « Brand's Haide », et dans les livres de l’Américain des grands espaces Fenimore Cooper, des romantiques allemands Tieck ou Hoffmann. Car, dit-il, avec son sens de la formule abrupte et revigorante : « l'art m'est aussi nécessaire que l'air que je respire, ma seule nécessité, tout le reste est cabinet ou vidange ». Ou la devise d'Arno Schmidt: « Liberté et insolence. En allemand il n'y a qu'une lettre de différence : Freiheit und Frecheit ».
Nous sommes après la troisième guerre mondiale, vers 1960, dans le dernier volet : Miroirs noirs[3], récit de sombre anticipation. La dispersion atomique a cinq ans plus tôt éliminé toute vie humaine, hors l'observateur-écrivain dont la fonction, quoique solitaire, reste mémoire et création, y compris en postant une lettre critique à un professeur très certainement mort, à propos de son livre « Man, an autobiography » ! Explorant à vélo les restes du pays couvert de squelettes, courant après le ravitaillement rescapé, il finit par se construire une maison et recueillir livres et tableaux pour y couler des « journées magnifiques de solitude. » C'est bien sûr une « louve » qui rompra cet isolement. Mais le narrateur, qui affiche un beau scepticisme envers les qualités de l'humanité, ne pourra rejouer avec Lisa Adam et Eve repeuplant la terre. La brève illusion amoureuse s'efface sous le soupçon de l'enfer domestique et sous l'urgence de la quête de Lisa : trouver d'autres hommes... Alors qu'Arno Schmidt, en solitaire intempestif, plutôt que d'écrire « pour d'autres hommes », « par devoir militant ou moral » se suffit bien d'écrire pour le seul plaisir du dernier homme. Voilà, en ces Miroirs noirs, en leur centaine de pages, une post-apocalypse tout aussi puissante et autrement stimulante intellectuellement que nombre de romans exploitant à l’envie ce topos, voire ce cliché ; que, par exemple, ce monde d’errance parmi les cendres, La Route4]de Cormac Mc Carthy, certes impressionnant, mais où l’encéphalogramme du lecteur reste plat. Pas comme avec l’humour d’Arno Schmidt, lorsque en son univers désolant, son narrateur offre un de ses paragraphes à la structure légendaire :
« Un piano : je me ramassai une poignée de fausses notes et de bourdonnements achéroniens, no use. Orphée demandé d’urgence. Celui-là avec sa lyre il aurait pu me procurer bois & charbon. Ou une baignoire. Je poussai un bref juron et refis un tour au premier. »
L'on retrouve ce thème obsessionnel de l’opposition aux systèmes dans les trois récits de Léviathan[5]. Malgré la chape de plomb des totalitarismes antiques aussi bien que nazi, reste toujours une liberté intérieure, une échappatoire par la souplesse et l’ironie de la pensée et de l'imaginaire. Qu'on soit, dans « Gadir », prisonnier des Carthaginois, qu'on tente, dans « Enthymésis », de prouver en Egypte la platitude infinie de la terre pour contrer Eratosthène, ou qu'on périsse, dans « Léviathan ou Le meilleur des mondes », sous l'apocalypse des bombardements alliés en Silésie, le texte survivra à son narrateur, exaltant la connaissance, scientifique ou mystique, y compris erronée, soulevant le rêve jusqu'à l'envol. Ainsi la figure de l'homme changé en « gigantesque oiseau » et l'écriture témoin et création toujours conservée restent les signes de l'irrépressible liberté. Il s’agit par exemple de lutter contre celui « qui règne en tyran sur la vie intellectuelle d’Alexandrie »… Ce triangle de récits, contes philosophiques et historiques, aux accents et aux thématiques parfois borgésiens, animé par une enfiévrée dynamique narrative, est d’une beauté marmoréenne ; mais de ces marbres menacés par les failles et les lierres de la ruine. Des mondes s’écroulent, des hommes meurent sous la tyrannie. Pourtant la stature étatique du Léviathan de Hobbes se voit privée de son éternité : « Sa puissance est gigantesque, mais limitée. » Qu’elle soit antique ou nazie, elle est ici à la fois splendide et effrayante, épicée avec ce parfum d’anti-utopie que cimentent les empires. Seuls les rebelles d’Arno Schmidt se réalisent dans les désastres de l’Histoire et dans des poétiques farouchement individualistes. Reste « donc la possibilité d’opposer la volonté individuelle à la monstrueuse volonté universelle de Léviathan ».
Pour soulever les masques des totalitarismes, Arno Schmidt, convoque de nouveau l’antiquité dans Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ?[6] Un élève d’Aristote file sur l’Euphrate avec des comédiens. Peu à peu, grâce aux révélations et argumentations qui ponctuent le voyage, sa passion pour le conquérant Alexandre se délite. Le bref roman d’apprentissage (il découvre une autre passion avec une belle danseuse) se double d’un réquisitoire politique conte le tyran sanguinaire, atteint de « folie des grandeurs » : « fou depuis des années (…) avant tout au sens moral. Ainsi que le devient forcément tout grand tyran ». Le chef macédonien voit sa vie s’achever avec le poison. Aristote l’a-t-il assassiné ? Comme dans tout apologue, l’écrivain qui, adolescent, s’enthousiasma pour le grand héros, emprunte le passé pour mieux lire le contemporain : celui des Allemands et de leur adhésion massive à un autre conquérant de plus sinistre mémoire.
Anti-utopie encore que La République des savants[7], superbe et parodique lieu de communauté des artistes et des savants parqués en 2009 par les maîtres du monde, pour une problématique survie, sur une île artificielle. Les gouvernements soviétique et américain ne s’affrontent plus que sur le terrain grotesque de la rivalité culturelle, de la mégalomanie, au point que « l’érection d’un monument nécessite l’accord des deux moitiés (…) les têtes sont démontables ; on peut les remplacer à volonté ». Pire, les livres arrivent en abondance, jusqu’à ce que lieu devienne « dépotoir ». Les Russes estiment « vraiment qu’une œuvre d’art peut-être produite collectivement ». Bientôt, désaxée, l’île, truffée d’agents secrets et de fonctionnaires culturels, se met à tourner sur elle-même, devenue folle. Le narrateur, arrivé en ce sanctuaire après la traversée d’un no man’s land atomisé, et grâce au concours d’une ravissante « centauresse », redevient jubilatoire, lorsque « l’appareil vertical tend ses moignons de réacteurs », et finit par s’élever « au-dessus de l’île en délire », en un gigantesque pied de nez : « Une seule journée, j’aurais vécu l’égal des Dieux », lance le pilote, citant Hölderlin. Le pamphlet est aussi sombre qu’hilarant, peut-être prémonitoire…
Mais tout ce que le critique saura dire ne restera en fait que le malheureux synopsis du texte originel et faunesquement original. Aussi ludique que profondément grave, il saura nous faire divaguer, nous désarçonner, nous enchanter, par sa technique en paragraphes-flashs, sa marelle de sensations, sa mosaïque heurtée d'images, de réflexions et aphorismes. Dans Roses et poireau[8], suite à des scènes d'après-guerre qui n'ont d'indulgence pour aucun Allemand, apparaissent les pages intitulées « Calculs », où l’écrivain, que l’on sait être également un photographe curieux, attentif et onirique, nous fait pénétrer dans son laboratoire d'écriture avec notes sur l'éclatement de la prose et autres tableaux thématiques et formels... On a dit d’Arno Schmidt qu'il était le Joyce allemand. Avec plus de légèreté et d'allant sûrement.
Quoique Zettel's Traum[9], tapuscrit magnifique comptant neuf kilos probablement intraduisibles, 1334 pages en un format immodeste, monstre éléphantesque et cumulonimbus de rêves, dépasse Joyce et son Finnegans wake lui-même en folie. Pourtant, si l’on s’aventure parmi les vingt-cinq heures d’une nébuleuse de personnages qui s’agitent autour d’un projet de traduction des œuvres d’Edgar Poe, on discerne un narrateur, Daniel, dont les humeurs et les pensées, biographiques, géographiques et cosmiques, balaient un espace labyrinthique et multilingue… Sans compter les ajouts photographiques, les lettres, additions diverses sur plusieurs colonnes et pavés, encarts et graphismes divers. Comme si l'écriture avait absorbé le monde et le moi du double cerveau de ses pages ouvertes, de ses innervations, notes en marges, ratures, tyrannies et libertés, poésie et anti-utopies, surcharges et constellations scripturales ad infinitum…
San Martin de Castaneda, Zamora. Photo : T. Guinhut.
Socialisme et connaissance inutile,
actualité de Jean-François Revel.
Avec les yeux bandés contre le réel, le pouvoir socialiste et étatique, depuis quatre décennies françaises, quelque soit la couleur du gouvernement, prêche la bienveillance de l’erreur, malgré la connaissance que nous avons des faits économiques et de leur logique. Le socialisme, idéologie tenace malgré son inefficacité, sa têtue capacité de destruction, y compris sociale, reste cependant hâbleur et donneur de vertueuses leçons, quelque soit le cache-sexe de son nom changeant selon les partis successifs. Ne faut-il pas relire ce que Jean-François Revel, en 1988, dans l’oxymore de son titre, La Connaissance inutile, combien et comment cette dernière est inefficace devant l’espérance marxiste et communiste, malgré leurs évidents échecs, et l’appliquer à son frère génétique contemporain : le socialisme, autre nom de l'étatisme…
C’est à Jean-François Revel que l’on doit d’avoir mis en lumière un curieux paradoxe : l’abondance d’informations, de livres, de journaux et de médias, et, a fortiori aujourd’hui, de la plus grande liberté de savoir permise par internet, n’est en rien incompatible avec le goût des rumeurs, des falsifications et autres occultations. Parmi lesquelles la plus grand réussite intellectuelle et populaire fut et reste, en France, la béatification de la justice sociale du communisme idéal et du socialisme réel ; mais également la diabolisation, jusqu’à la dénaturation du sens du mot, du libéralisme… Pire, les faits, si abondants et prégnants qu’ils soient, lorsqu’ils démentent l’idée, sont voués à l’ironie, à la détestation, soufflés dans l’inexistence ! Pourtant, récession économique et récession de la connaissance ne peuvent qu’aller de pair…
Le socialisme est contre les faits, qui, au vu de tous, permettent le développement économique et humain. Ce qui, selon Le Robert, est « doctrine d’organisation sociale qui entend faire prévaloir l’intérêt, le bien général, sur les intérêts particuliers, au moyen d’une organisation concertée (opposé à libéralisme) », commence par corseter les intérêts des particuliers et finit par compromettre et détruire le bien général, sinon devenir dictature meurtrière. Ce qu’ont montré abondamment tous les pays socialistes, à des degrés divers, qu’ils se parent du titre de national-socialisme, de celui du socialisme soviétique, ou du socialisme démocratique…
« L’idéologie ne possède pas d’efficacité, en ce sens qu’elle ne résout pas de problème réel, puisqu’elle ne provient pas d’une analyse des faits, elle est cependant conçue en vue de l’action, elle transforme la réalité, et même beaucoup plus puissamment que ne le fait la connaissance exacte.[1] » C’est aussi une « triple dispense : dispense intellectuelle, dispense pratique, dispense morale.[2] » Certes, notre philosophe -il faut accepter de donner cette dignité à Jean-François Revel- ne se limite pas à dénoncer le mythe communiste, il use de nombreux exemples, dont celui du bon sauvage, de la sacralisation de cette révolution française qui accoucha pourtant de tyrannies et du génocide vendéen. Allant jusqu’à montrer que le domaine scientifique n’est pas exempt de maints aveuglements, qu’il s’agisse du Lyssenkisme de l’ingénieur agronome soviétique, des certitudes d’un Carl Sagan au sujet de « l’hiver nucléaire » ou des réchauffistes climatiques alarmistes : « une escroquerie intellectuelle peut recevoir l’estampille de la science et devenir une vérité d’évangile pour des millions d’hommes[3] ». On ne parlera évidemment pas ici des vérités révélées par les religions…
Cécité volontaire se conjugue avec servitude volontaire : une véritable libido -au lieu de la libido sciendi- s’attache au voile sur les yeux. Qu’il s’agisse des néo-nazis et des innocents casseurs paupérisés par le capitalisme que l’on veut voir à la place des mafias islamisées, ou du keynésianisme qui serait plus rationnel que la liberté d’entreprendre, jusqu’où marchera l’écran de fumée et son attentat contre la vérité ? En ce sens nos médias feraient bien de méditer ces mots de Jean-François Revel : « Un organe d’information n’est pas un journal où ne s’exprime aucune opinion, loin de là : c’est un journal où l’opinion résulte de l’analyse des informations.[4] »
C’est alors en toute logique que l’auteur de La Grande parade. Essai sur la survie de l’utopie socialiste[5], termine sa Connaissance inutile sur deux chapitres intitulés : « La trahison des profs » et « L’échec de la culture ». N’avons-nous pas, tous une grande responsabilité en forme de truisme : que la connaissance devienne enfin utile…
Le mythe le plus flagrant, fondateur, du socialisme, est celui de la justice sociale. Il semble pourtant inattaquable lorsqu’il s’agit du devoir d’humanité. Pourtant écoutons ce qu’en dit Hayek : « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire[6] ». Hyperbole ? Il faut alors se rappeler que bien des inégalités sont d’origine naturelle, que nombres d’inégalités sont des différences, des compétences diverses, que la justice sociale risque d’écrêter et d’égorger le mérite individuel, d’annihiler la récompense de cette liberté d’entreprendre qui en fin de compte profite à tous. Si la concurrence, l’offre et la demande du marché sont injustes, il faut alors diriger le marché, le canaliser, le bétonner, lui ôter toute capacité d’invention qui ne soit pas prévue par les hiérarques de l’Etat, qui, étant donné leur merveilleuse capacité à gérer le budget national, ne laissent pas d’inquiéter durablement. On imagine alors qu’il faudrait faire preuve de justice sociale dans la distribution de la connaissance… Que d’injustices individuelles ne commet-on pas en ton nom, Ô justice sociale collective et redistributrice !
Pensons alors qu’il faut un coûteux et surabondant personnel pour gérer la ponction fiscale[7] (jusqu’à dépasser les 100% du revenu pour un riche foyer !), et la redistribuer, y compris vers des secteurs économiques déficitaires et condamnés, des activités économiquement correctes, comme dans l’environnement (l’éolien, par exemple) et soutenues par l’armature de la subvention. Quand la connaissance de la justice économique idéalisée masque l’inconnaissance de la justice économique réelle… Comme lorsque la crise parait-être la cause des difficultés et impérities des gouvernements et des états, alors qu’elle en est la conséquence.
Le marxisme imaginait que le capitalisme allait s’écrouler sous les coups de ses contradictions internes ; hélas, c’est sous les coups de la cohérence interne du socialisme que le capitalisme libéral se rétrécit, se pétrifie, avant de mourir, momie fantasmatiquement toujours virulente et prétendument prédatrice de l’égalité qui ferait notre bonheur.
Un exemple suffira à illustrer ce propos : le statut d’auto-entrepreneur, trop rare mesure libérale du gouvernement précédent, est en train d’être mis à mal. Ce modus vivendi de l’entrepreneuriat permettait d’alléger le carcan de la fiscalité et des charges pour le plus modeste entrepreneur, c’est-à-dire celui qui allait avoir ainsi l’opportunité de se développer, de peut-être devenir prospère et d’entretenir autour de lui un réseau de prospérité. En arguant d’une concurrence déloyale avec les entreprises, soumises à des régimes plus punitifs, on ne pense qu’à araser leurs avantages compétitifs et créatifs. Pour les tuer dans l’œuf. Personne n’a donc imaginé que c’est au contraire les charges et la fiscalité de toutes les entreprises, quelque soit leur taille, qu’il fallait baisser, pour les ramener aux taux pratiqués par d’heureux paradis fiscaux voisins, comme le Luxembourg et la Suisse… De 34,4 % d’Impôt sur les Sociétés françaises, passons, comme en Irlande à 12,5% ! Ainsi la dynamique entrepreneuriale sera vraiment relancée, non par le moyen d’une quelconque usine à gaz coûteuse et complexe de relance étatique. Sans compter que l’apparente baisse de recettes pour l’état sera bientôt compensée par le développement économique induit…
Pourtant nous le savons : la liberté économique et la modération fiscale entraînent la prospérité, la baisse du chômage et l’élévation générale du niveau de vie. Mais nous ne voulons pas le savoir, barricadés que nous sommes derrière la pensée magique de l’idéologie de l’égalité et de la bienfaisance de l’état redistributeur. On a oublié que l’économie est le préalable et la cause de l’aisance sociale, et non l’inverse. Et pourtant, plus à gauche que la gauche, on réclame encore plus de progressivité fiscale, euphémisme idéicide, pour ne pas dire matraquage, pour relancer une consommation fantasmatique, pour animer les gesticulations de la Banque Publique d’Investissement et autres organismes argentivores qui prétendent aider l’économie qu’ils ponctionnent et perfusent jusqu’à la rendre exsangue, sauf lorsque les entreprises du CAC 40 vont investir et chercher leurs bénéfices dans leurs activités hors frontières. Voilà qui devrait jaillir aux yeux de tout observateur impartial des faits, alors que la taie du socialisme brouille la rétine du citoyen énucléé, de l’acteur politique qui devrait quitter une scène qu’il paupérise et pollue.
Car nous voici en quel piège nous vivons, le rappelle Jean-François Revel : « dans une société où les inégalités résultent non de la compétition et du marché mais de décisions de l’Etat ou d’agressions corporatistes entérinées par l’Etat, le grand art économique consiste à obtenir de la puissance publique qu’elle dévalise à mon profit mon voisin[8] ».
C’est adoptant des réformes libérales que le Royaume-Uni, le Canada, la Suède ou la Nouvelle-Zélande, ont dégraissé la pieuvre d’un archaïque état providence, se sauvant de la faillite et de la ruine ; et nous ne saurions le voir, nous en inspirer ! Entre 3 et 5,4 % de chômage, de l’Autriche à l’Allemagne, en passant par la Suisse. Ce n’est donc pas, en ce concerne notre presque 11 %, de la faute de l’Euro, du capitalisme international, de la finance mondialisée ou mondialiste (on choisira le premier adjectif si l’on est Front de gauche, le second si l’on est Front national). Le seul coupable est l’étatisme socialisme. Là où, hélas, la finance ne se mondialise pas au point d’irriguer tout le monde parmi les Français… Surtout, cachez ce sein capitaliste libéral nourricier que je ne saurais voir, disent nos Tartuffes socialistes de gauche, de droite et de centre. Quand, autre exemple fort probant, l'Estonie est passée avec succès du communisme au libéralisme !
Mais à qui profitent donc nos erreurs, mis à part le seul intérêt à se couvrir les yeux pour jouir de ses chaudes certitudes manichéennes ? Aux potentats de l’état et des collectivités locales, à leurs syndicat-vampires, à leurs affidés fonctionnaires pléthoriques, à leurs assistés, en bonne école clientéliste et démagogique, jusqu’à ce que le paquebot alourdi par son état-providence gaspilleur et fuyant de toutes parts rencontre inévitablement l’iceberg de la Dette et des caisses vides, qui, comme l’on sait, comporte, outre une partie visible, une autre invisible, bien digne d’envoyer par les bas-fonds un nouveau Titanic national. Sans compter que bientôt le tonneau des Danaïdes des retraites sera vide, si l’on ne pense ni à partir à 65 ans, ni à la capitalisation, ni à libérer le travail et l’entreprise…
Continuons donc, les yeux grands fermés, à lever un doigt incantatoire vers le paradis du socialisme. Continuons à tresser les lauriers de la justice sociale avec le miracle du mariage gay, si défendable soit-il, avec la parité homme-femme aux élections, avec le vote étranger aux municipales ; pendant le naufrage, le violon socialiste accompagné par l’orchestre discordant de la délinquance barbare[9] et de l’islam conquérant[10], continue à jouer faux… L’état républicain veille, dit-on ; cet état qui, au-delà de ses nécessaires fonctions régaliennes, défense, police et justice, s’empare désastreusement de l’économie. De même, l’indépendance de la justice n’est plus qu’un leurre, car elle n’a plus les yeux bandés par impartialité, mais par idéologie. Le linge de cette dernière une fois ôté, l’état est nu : « l’état, cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde[11] ».
traduit de l’italien par Nathalie Castagné, La Différence, 144 p, 15 €.
Peut-on être anachronique au point de devenir amoureux d’une jeune femme de la Renaissance ? Et continuer aujourd’hui la tradition pétrarquiste… C’est en 1921 que l’Italien Giorgio Vigolo écrivit, en secret, ce pur et chatoyant petit roman : La Virgilia. Ce critique musical (Diabolus in musica), poète (La Città dell’ anima), traducteur d’Hölderlin et auteurs de récits fantastiques (Le Notti romane), brille jusqu’à nous grâce à cette exhumation raffinée de la beauté et de l’art…
En la confidence de son journal intime, un jeune musicologue explore les bibliothèques et les églises pour ranimer des trésors enfouis. Un poème découvert suffit à ce narrateur pour, au XIX°, aimer Virgilia, poétesse née quatre siècles plus tôt : musicienne et « jeune femme très savante d'une beauté divine ». Dans la tradition philosophique du néoplatonisme, cette « belle humaniste » est le symbole de la perfection féminine et intellectuelle. Elle obsède infiniment le jeune homme jusqu’à la plus douce « démence» ; tout en apprenant qu’il n’est pas le seul à être fasciné. Ainsi son inquiétant voisin, le cardinal Gualdi, qui lui révéla le poème en son temps adressé à cette « Dixième Muse », trouble sa chambre par les vibrations d’un étrange instrument, passant ses nuits à imaginer au clavier les compositions perdues de la jeune femme. Quand seul le narrateur retrouve et vole un manuscrit « relié de velours cramoisi » où sont les « pièces d'orgue » d’un cardinal et peut-être de la Virgilia…
Cultiver ce rêve, s’agit-il d’une névrose, d’une incapacité à aimer une femme de chair ? On d’une juste prudence : « Tandis que les autres amours tendent inévitablement à s’épuiser et s’éteindre, du fait de la possession de la personne aimée, ma passion ne tend qu’à s’accroître et à éloigner de plus en plus la limite de son irréalité, à rendre de plus en plus impossible son transfert, même approximatif, sur un plan réel. Cet amour que j’éprouve acquiert ainsi un caractère profondément religieux et mystique. Pour moi la Virgilia est Dieu ». Mieux que Sainte Cécile, patronne des musiciens, elle est « l’allégorie », l’essence de la chair et la réalisation de l’œuvre « de l’art apollinien », à la fois musical, conceptuel et amoureux.
Le récit, inactuel, magnifiquement intemporel, moins sentimental que métaphysique, est empreint d’un ardent lyrisme, tissé de descriptions lumineuses de Rome et des lieux antiques, jusqu’à ce que le professeur Müller montre au narrateur le tombeau de bronze et son gisant : « corps parfait, musical », en lequel il reconnait son aimée. Mieux, peut-être cet amour est-il réciproque, du moins dans le délire -ou la sapience- du cardinal Gualdi : « Elle vous a élu et vous a aimé avant même que vous ne la connaissiez. » C’est alors que ce dernier découvre à l’heureux jeune amant « l'orgue magique » de Regiomontanus, destiné par la combinaison d’une adéquate partition à ressusciter la vision de la belle : « Tu resplendissais nue, nue dans l’eau limpide du cristal. » Ainsi les reflets temporels, grâce aux admirateurs et aux descendants des protagonistes du XV° siècle, tissent un réseau hallucinant, irrésistiblement séduisant.
L’écriture, souple, claire et plastique, frôle avec soin et suggestion les territoires du mystère. Sensuelle, en même temps animée d’une intense spiritualité, elle permet à la narration de cette quête et ascèse, de cette approche de la féminité et de l’œuvre d’art intimement mêlées, d’atteindre la cognition philosophique autant que la justesse poétique.
Fantastique, amour passionné pour l’art et pour la beauté, fantasme et idéalisme, tous les ingrédients d’un romantisme absolu sont le meilleur de Giorgio Vigolo (1894-1983) qui attendit la veille de sa mort pour confier cette œuvre de jeunesse, ce précieux récit initiatique, à la publication. Est-ce mourir, que de pouvoir animer un tel gisant littéraire sous les yeux du lecteur ému ?
Thierry Guinhut
Article publié (et ici augmenté) dans Le Matricule des Anges, avril 2013
Il ne voit les montagnes que tombé dessus. A Aspet, après deux jours de lueurs molles et pâles, couleurs et contours noyés, puis une lourde pluie nocturne. Pendant sa montée, un matinal brouillard se déchire sur la soudaineté des Pyrénéesverts et blancs. C'est dans l'exaltation de l'allégresse presto de la trentième symphoniede Haydn qu'il monte le long des crêtes boisées de Penne Nère, puis sur des pelouses en dévers au-dessus de gouffres pommelés pour accéder au modeste sommet visé depuisToulouse : le pic de l'Aube.
De ce sommet, choisi pour son nom, il espère encore, après une semaine dépourvue de conversation réelle, et comme par la magie infuse du géniedes péripéties, rencontres et coïncidences, une rencontre, ne serait-ce qu'avecle visible du réel. C'est pourquoi il aborde ses derniers mètres d'herbes etde pierres avec une infinie circonspection, bravant dans le sens du poil sa fraîcheur ventée, humant le désordre des parois et des pointes de neige étalées d'est en ouest au-delà de vallées bosselées de verts de mai. Personne.Il s'assied avec des heures encore d'après-midi pour rester là, trouvant que les ombres à la surface de la forêt de la Paloumère bougent comme des îles, en une tectonique des plaques accélérée et folle. Il boit l'eau de la dernièresource qu'avale plus bas un des gouffres du réseau de la Henne Morte, ilcroque un bout de chocolat, il suce une graminée mobile dans le temps...
Quand il aperçoit, sur le très vague sentier terminal, la patiente et minusculemontée, comme de ces insectes qui ont la forme et la couleur des herbes,d'un humain. Il présume qu'il lui faut bien un quart d'heure pour arriver. Et n'a-t-on pas un brin de conversation assurée quand on rejoint le même sommet solitaire? Et Camille d'imaginer nymphette lolitesque au mollet età la personnalité assez sûrs pour affronter la montagne, intrépide clochardbarbu fumeur de joint revenu de mai 68 et de Katmandou, terrible bavard destructeur de toute vie sous le laminoir des banalités, ouplacide mâcheur de menthe fraîche aussi obtus que son silence...
Approchant, l'homme paraît s'être déshabillé de tout pittoresque ou cliché.Assez petit, quoique fort de torse, le visage aux entournures rondes, rasé de près, les cheveux courts et raides avec un épi châtain qui balbutie dansle vent, les yeux invisibles, on dirait celés sous les fentes actives des paupières. Comme si pour Camille observer et décrire allaient lui compléter le monde…Soudain, une paire d'yeux vive à fureter pour d'un seul regard délacer lesnids des oiseaux et les chaussures des marcheurs. Au bonjour de Camille, il n'a qu'un timide mouvement de la tempe qui fait saillir un reflet grisé. Il sort une goulue rasade d'eau claire qui brille sur ses lèvres. Unquart d'heure se passe sans, dirait-on, que le bon vouloir d'un narrateurn'agisse en faveur des rencontres significatives... Pimpantes pochettes nuageuses en dessous et en dessus, écoute instable des retours de vapeur des gorges à torrents, des pics lointains et éthérés, peut-être espagnols au sud, là-bas où le glaçage chantilly de l'altitude bouge sans cesse...
Un peu piqué, Camille demande: « Vous arrivez d'où? » regrettant déjà la platitude indigne de sa question.
« De là » fait-il en ouvrant les bras et les yeux pour englober l'espace de la montagne et des nuées sur azur et blanc. « Et de là » fait-il en saisissant entre le pouce et l'index un grain peu perceptible de pierre...
-Justement j'y vais, rit Camille. Alors ayez la bonté de m'indiquer la porte, le passage, le sésame...
-Vous respirez, vous regardez et vous y êtes. Ou alors, il y a les milliersde volumes et d'années des sciences et des bibliothèques. Un peu lourd pournos sac-à-dos, non?
-Que voilà une liste rondelette et appétissante sur un Pic de l'Aube. Je m'appelle Rémi Vénasque. Et vous?
-Camille Braconnier .
-Comment dites-vous? Camille Braconnier... N'étiez-vous pas, un nom pareil ça ne peut s'oublier, sur la liste d'un colloque? A Biron, il y a quelques années? Où je n'ai pu venir.
-Celuiqui annonçait :« Comment penserlaphysique contemporaine? » C'était vous? Et pourquoi n'êtes-vous pas venu?
-Parce que j'avais mouru.
-Comment? Qu'est-ce que vous dites?
-J'ai mouru. Ah, c'est une drôle d'histoire. Je ne vois pas pourquoi jela raconterais au premier venu...
-Il n'y a aucune raison en effet. Admettons seulement que j'adore leshistoires racontées sur un sommet montagneux, que ça peut s'échanger contred'autres histoires, que la seule curiosité ne suffit pas à dire les motifs demon intérêt et que vous semblez avoir suffisamment de piquant dans les motspour crever les abcès de la banalité commune et organisée... Non?
-Mais à vous je veux la raconter. Même si vous haussez les épaulesen retournant en bas. Parce qu'il y avait, je l'ai gardée précieusement, dans votre plaquette sur le Périgord, une photographie... L'ouverture sensuelle, feuillue et spiralée, on ne sait si c'est cosmique, d'un sentier vrillant un taillis vers la lumière. Qui correspond très exactement à un passage en tunnelque j'ai vu, et vécu. La forme de la lumière au bout, c'est vers cela quej'allais. Et où j'ai commencé d'être...
-Je ne saisis pas... Vous allez peut-être vers des interprétations trop précises, exclusives... Mais pourquoi pas. Donc, vous aviez « mouru »?
-C'était alors que j'aurais dû rejoindre Biron. Quelques heures avant.Alors que je revenais en moto d'une séance de zen, maître plissé en robede lin tapant un grand coup sur le sol du silence de son bâton noueux de buis, fidèles cherchant l'extinction des tendons, pièce de danse nue avecbarre et miroirs, un seul pétale de rose bleu sur les lames du parquet blond et vide. Je roulais dans l'ivresse de cette inquiétude contenue qui serre sans lâcher quand on n'a pas de but (un crédit venait de m'être refusé parle Ministère de la Recherche), quand on sort d'une séance où l'on a rien pu apaiser ni saisir. Je roulais dans l'ivresse d'une vitesse retrouvée, dansl'aisance du poing droit serré à l'extrême sur l'accélérateur dans les courbeslarges de la rocade de Bordeaux ouest. Ma Harley Davidson dansait, se penchait de gauche à droite au-dessus du filet follement flou du goudronbleu, rugissait de contentement vers l'orbe aux câbles tendus de trapéziste du Pont d'Aquitaine au-dessus du limon de marée descendante... Quand,vers le haut du pont, je ne sais quelle exaltation de virtuose me fit doubler et slalomer, y compris parmi la file d'en face affolée, une tension survoltée de l'avant-bras poussa ma Harley vers le haut, me fit jaillir en dérapé, ensegment de parabole couchée griffant le goudron, glissant en deux secondes d'étincelles sifflées entre les voitures et m'éclater contre le parapet.
Là, il n'y eut pas de douleur, parce que je partais. Dans l'immatériel jaune ivoire et feu. Je m'élevais. Sans cuir de moto, ni peau ni corps. Comme lesouffle d'un bas de soie couleur chair au-dessus d'une carapace noire et chrome brisée, au-dessus du Pont d'Aquitaine gris et blanc diminuant au-dessous avecle ruban crémeux de la Garonne, bientôt rejoint par celui praliné de la Dordogne et coulant d'une seule Gironde sirupeuse, vers l'océan azuré à cent quatre-vingts degrés de courbe et de planète curaçao clair dans la nuit bouillonnante étoilée rendue sphérique et ouverte par le tournoiement dans lequel je m'engouffrai, vers une infinitésimale lumière calme au bout. Cela m'avalait comme l'œsophage accueille la gorgée de nourriture. C'était un long tunnel de cristal et de peau quidu noir passait aux couleurs de feuilles de printemps sous la brise, aux couleurs de confitures de coing-orange, spiralé, avec un fond de lumière merveilleuseet grandissante. Là, tout était ductile, fluide, audible, tactile, visible, odorant,goûteux. Etait luminescence et particules, ondes et corpuscules, distinct et ensemble. J'étais nu, sans le poids et la gêne du corps,sans le sexe et son petit pendouillement ridicule, une seule sensation de fragrance et d'ailes. Deslumières et leurs prismes en bâtonnets d'arc en ciel me traversaient sans mal ni m'aveugler, pour éclairer tous mes réseaux sémantiques neuronaux jusqu'à l'intérieur de mes sens, souvenirs,insouvenirs et pensées, toute ma vie lisible et panoramique comme sur un ADN simultanémentidentifié, projeté et interprété dans une profusion d'images, de scènes etde récits, d'enfance, d'adolescence et d'âge adulte miens, à sa juste valeur.Un vol perpétuel de photons entourait en spirales successives le tunnel quiallait s'élargissant, s'illuminant de plus en plus de translucidité, et me portaiten une ligne courbe vers un autre champ de photons acapella à la manière des anges de Schütz et du Chant des adolescents deStockhausen, avec une pulsation syncopée dans le langage du temps... Bientôt,une note unique se dégagea, non pas solitaire, mais fondue de toutes lesautres possibles, enrichie de ses harmoniques, oscillant et frémissant, glissant sans fin dans une dynamique étonnamment agile, comme les allegro et vivacedes Sonates en trio de Bach. Au-delà, une boucle musicale apparut, se répéta lentement, se répéta légèrement autre et déplacée, se répéta encore, enun tranquille processus graduel, d'enveloppement, de clarté sensuelle et spirituelle infinie. Soudain, une première entité à forme masculine, translucideet douce, me toucha l'épaule, avec un de ces regards d'amitié qui secoue et galvanise d'énergie jusqu'à la pointe pure des orteils, des doigts et dela langue, comme si c’était moi qui me retrouvai enfin. Compréhensive, elle me guida vers la valvule vivante du tunnel. Je franchis une marche impalpable dans la lumière. Alors, je trouvai une deuxième entité, Aphrodite d'or, chair et nue, sans sexe. Elle avait le visage, avec une beauté intérieure en plus que je ne lui avais pas connue, d'une jeune fille que j'avaisaimée jadis sans avoir jamais pu lui parler, et qui mourut écrasée entre lequai et la coque du bateau de l'Ile d'Ouessant. Elle me tendit un rameaud'or, qu'avec une intense sensation de bonheur liquide, celle de l’eau pour la soif, mais électrisant tout mon non-corps, je pris, pour m'avancer vers l’oreilleinterne, supérieurement aérée et mélodieuse, rose, du tunnel ouvert versje ne sais quel clair matin... Soudain, il tomba en cendre bâtonneuse, noireet glauque dans ma main, je fus rappelé à une vitesse nauséeuse vers lededans du tunnel et sur le pont où j'avais laissé mon corps, on me le faisaitpéniblement reprendre, pressant ma poitrine, charcutant les veines de monbras, comme un gant cassé qui m'allait mal et me faisait mal, qui m'étouffait avec des mains de métal sur le poitrail,avec ma main sur un fragment de guidon noirci. Et je vis mes sauveurs haïssables dans le suffocationde ma langue retournée.
Vallée de la Pique et Luchonnais depuis le Pic d'Aubas, Haute-Garonne.
Photo : T. Guinhut.
Après, je perdis conscience, sans rêve. Parce qu'hélas, j'étais de nouveau vivant. J'eus, pendant quelques jours de coma, quelques réminiscences apparentes de ma traversée, une lueurmobile au bout d'un couloir où je voyais mon aura, mais vérification faite, ce n'était qu'un grand miroir au fond d'un couloir d'hôpital. J'eus à souffrir. A compter à chaque respiration les coups de serviettes mouillées de mes côtes et de mon sternum cassés. A tourner ma vertèbre brisée entre mes cartilagespincés, mes tendons froissés, mes muscles hachés. A tenter de gratter ma peau entre le plâtre et le genou. A essayer de cracher les caillots desang collant mon diaphragme. A oxygéner les bulles de plomb qui cognaientsans cesse contre mon crâne sans pouvoir sortir. Entre temps, « un pronostic très réservé » avait atterré Catherine. Puis, après deux mois, à me rééduquer. Avec les mains, les cheveux et les mots de Catherine sur mes mains. Avec les gestes, les paroles d'encouragement à qui ne devait plus guère marcher,d'une masseuse kinésithérapeute dont le rire et la solidité mepiquèrent au vif des mois durant, me firent faire des progrès inattenduspar tous... Et me voilà! Pic de l'Aube, 1608 mètres d'altitude, quatre heuresde montée. Forme superbe!
-Avez-vous raconté cette vision tout de suite?
-Non, une sorte de présence intime me retenais: « pas déjà... » J'y repensaistout le temps. Ce qui aurait dû me faire haïr la condition souffrante de la vie, le cinglant et caoutchouteux univers déshumanisé de l'hôpital... Maisnon, une impulsion nourrie de ce souvenir m'encourageait sans cesse à vivre,à mebattre contre moi-même pour vivre. Je bougeais, n'était-ce d'abordqu'un doigt pour scander un bout de mémoire de sonate de Scarlatti, je lisais, j'écoutais des blues, toute l'histoire du rock et du jazz, j'organisais ma pensée... J'ai attendu d'être à la maison pour le raconter à Catherine.
-Et qu'a-t-elle dit?
-Nous en avons longuement parlé, elle pensive. « C'est beau, dit-elle, si je le vis, je le vivrais à mon moment, puis l'un de nous deux accueillera l'autre. »Ce n'est pas quelqu'un qui s'emballe dans les hypothèses, qui se tracasse.Elle a un calme génie pour accepter les choses. Ceux qui ne la connaissentpas pensent qu'elle est indifférente, ou froide. Mais c'est un respect, unesensitive... Après, j'ai cru de mon devoir d'en parler. D'abord, un collèguede physique qui travaille sur les micro-structures des ondes dans l'espace,un bosseur fou, toujours épaule contre épaule avec moi pour le boulot... Qui m'a déçu profondément à l'occasion; il ne m'a même pas laissé finir. « Du concret, disait-il, pas des conneries de bondieuserie... »
-C'est tout?
-J'ai persévéré. Et le résultat n'a pas été brillant. Jusqu'à ce que jetrouve le livre d'un professeur américain qui rassemble ce genre d'expériencesde l'au-delà, que j'apprenne qu'il existe en France une association de quelques dizaines de personnes dans mon cas. J'v suis allé, le cœur battant, l'esprit en feu. Mais ça été pire. Parce que j'avais un voyage post-mortem plus riche,plus complexe, plus détaillé qu'eux. Ils étaient restés trop humains. Et le mesquin ressentiment les fit me rejeter comme truqueur, faussaire et m'as-tu-vu. Quelques autres, pour les mêmes raisons, tombèrent carrément à mesgenoux, atteints de religium tremens, comme si j'allais leur rattacher le cordon ombilical à l'au-delà par ligne directe. J'avais innocemment partagé le gentil groupe gonflé de bonnes intentions en deux factions de sectes combattantes.
-Joli psychodrame en effet...
-Finalement, à part Catherine, tu es le seul qui n'a pas ricané, qui ne s’est pas détourné,gêné ou choqué par l'obscénité de la chose, ou extasié comme un niais devant la joliesse mystique de la promesse. Je ne pouvais en parler à Platon, qui avec le mythe d'Er, dans La République, évoque ce genre d'échappée. J'ai pensé à toi, lorsque rangeant des paperasses, j’ai retrouvé ta photo qui m'a redonnétoutvraiun instant de mon ascension. Je n'allaispas encore emmerder un pauvre homme avec mes farfeluosités… Mais là, ente trouvant sur ce sommet -nous n'allons pas analyser les ressorts du hasardmaintenant- je n'ai pas hésité. -Rassure toi, je ne suis pas à la recherche d'une quelconquechaude compassion.
-Je t'écoute. J'essaie d'émettre des hypothèses. Sans me précipiter. C'est comme si j'avais une réponse fictionnelle à certaines questions. Mais une réponse sujette à caution. Cette histoire est peut-êtreprogrammée par le secret biochimique du corps au moment de la mort. Une décharge compensatrice d'antidépresseur, un rêve fabuleux en vingt secondes de drogue pour masquerque la souffrance et la mort se brisent en néant...
-C’est ce que je me suis dit. Le réflexe scientifique ne m’a pas lâché. Mais réduire le spirituel à la biochimie... Ramener les chambres de Raphaël à une ébullition d'oxygène, de carbone et d'acides aminés... La matière de l'âme est-elle une création du seul corps? Finit-elle avec lui ?
-Pourquoi pas? L'esprit est la fonction du cerveau, comme la digestion est celle des tripes. C’est un film fait de tes matériaux et que tu t’esprojeté, sans savoir où était la lentille neuronale du projecteur. Tu étais ton propre narrateur à toi-même caché…
-En rassemblant des moments, je peux répondre. Mais c'est comme les 109 éléments. Ils ne suffisent pas à expliquer la vie. Ma grand-tante Ernestine, la religieuse, lors d'une anesthésie aléatoire dans les années trente, a dit avoir vu les portes du paradis. Les techniques de réanimation actuelles ont pu favoriser mon expérience... Tu sais déjà pour l'Aphrodite. Quant au rameau d'or, c'étaient quatre heures de colle que je me suis injustement mangé à copier l'original et la traduction du fameux livre VI de L’Eneïde de Virgile, tout ça d'un pénible, c'était un prof de latin aussi lunatique que sadique, avec une adulation mystiquepour ce bout de bois qui permit à Enée de passer vivant dans les enfers. Et puis, surtout, mon éducation protestante, le sentiment alors d'être enpermanence radiographié sous l’œil de Dieu, l’espoirque le justeserait accueilli par le regard des anges...Des musiques, des tableaux, comme ce jour, j'étais enfant, à Venise, dans le Palais des Doges, je me suisévanoui sous les vingt-deux mètres sur sept du Paradis de Tintoret, puis, l'étage au-dessus, où je restais hypnotisé dans l'axe de visée lumineusedu tunnel avec les âmes et les anges de Jérôme Bosch...
-Ce sont les matériaux divers qui préludent à la fiction de l'œuvre d'art, tout simplement.
-Tout simplement! N'oublie pas que Freud lui-même avouait flancher devantle mystère de l'œuvre d'art. Et je ne vais pas me prétendre artiste pourun rêve qui est dans le domaine public de l'humanité, ou pour une réalité supérieure qui n'est pas de mon fait.
-Freud aurait peut-être vu une érection dans ton rameau d’or. Et dans ton tunnel l'envers du conduit vaginal de sortie. Il aurait dit que l'inconscient aime à nier la mort. Son seul défaut était de ne rien connaître à la biochimie.
-A laquelle tu ne connais rien toi-même. Et moi guère plus. On fait une belle paire de causeurs d'embrouilles sur cette montagne à forêts. Ou alors, ce que j'ai vu, c'est du vrai, c'est du gâteau de réalité.
-Peut-être qu'au moment de débrancher la vie, le cerveau désinhibe ses circuits et éclaire d'un flash toutes ses ressources?
-Pourquoi est-ce que je ne peux pas sauter de ce sommet vers la lumière du savoir et sourire à ses anges?
-Tu peux sauter dans la fiction, si tu veux. Ou te suicider pour quitterla grotte platonicienne de la vie où tu ne vois rien. Non, pour moi, la vérité est ici, et parmi nous.
-Non, le suicide, n’est pas dans ma nature. Depuis, la vie intégrale m'est devenue plus précieuse encore.On dit que ça ne se passe pas trop bien pour les suicidés, là-haut. Quelques-uns ont raconté qu'avantd'être renvoyés parmi les vivants, des ombres aux poignets tailladés leur avaient fait ressentir la honte et le tourment de leur geste erroné. Le genre bottée d'orties amères dans la gorge, tu vois...
-Parce que le chrétien est conditionné à voir dans le suicide une faute grave.Et la plupart ont autant de mal à avaler leur vie que leur mort, alors... Je crois qu'après ton histoire il peut y avoir un bout d’épisode, puis, plus rien.
-Quel matérialisme, regrette Rémi. Et Dieu? Qui a jeté cet espèce de moi dans mon espèce de corps, dans cette espèce de monde?
-Enfant, j'ai un jour pensé que tout le monde savait. Qu'on m'avait jeté dans ce moi, dans ce monde, sans rien m'en dire, pour m'observer... Aujourd'huiencore,j'ai l'impression que c'est étrangement que la société me laisse braconner sur ses terres. . .
-Donc, l'hypothèse Dieu?
-Toutes ces religions... Pourquoi ce dieu plutôt que cet autre? Entreun seul dieu et ceux qui disent plusieurs... Je préfère les dieux de la montagne, de la source et du loup. Et quoique ce pin puisse ressembler, torturé, desséché comme il est, à quelque christ sur sa croix, quelle horreur d'adorer la figure répugnante d'un corps souffrant! J'adore Aphrodite...
-Et s'il existe après tout? Et que tu le rencontres après?
-Improbable. Cet homme est mort depuis longtemps. Cependant, je lui accorderais qu'il a bien fait de me laisser mon libre arbitre. J'aurais des conversations avec lui, qui, très vite, manqueraient de piment: il saurait tout. J'accorderais qu'il a fait un sacré boulot, mais sans être de la meute bêlante de ses adorateurs. J'irais rencontrer Nietzsche et Monteverdi, Picasso, Dante et Titien, Proust, Jim Morrison et Lucrèce, Webern et Max Planck, et bien d'autres...Je ne perdrais pas mon infini, je te le promet. Et s'il a la stupidité de m'envoyer dans son enfer à quincailleries de souffrances au lieu de son paradis des houris, eh bien, je hurlerais d'ironies inutiles. Contre le seul coupable de l’affaire : lui !
-Quelle tête de cochon! On dit ça, et on retourne sa veste sous le crucifix de l'extrême onction.
-Non, Rémi, nous n'avons eu ce bout de discussion que parce que nous sommesnés dans sa culture là.
-Alors le ciel est vide d'origine, de pourquoi et de but...
-Oui. Les dieux ne sont qu'une défense fictionnelle, au sens de la défense immunitaire, devant les stress de la mort et de l'impensable. Et ça me plait mieux ainsi. Je suis plus libre. Comme lorsqu'au ciel de la politique il n'y a plus d'utopies. Surtout qu'on ne me prouve pas qu'il y a Dieu, qu'il y a une réponse irréfutable au d'où venons nous, qui sommes-nous, où allons-nous. Alors, ça perdrait son intérêt, sa liberté, son plaisir...
-A moi, il me faut les réponses, reprend Rémi. J’entrechoque les faits et les hypothèses, voir si ça fait des étincelles. Avec ces silex, accélérateur de particule ouradiomètre différentiel du satellite COBE, je veux éclairer le cosmos et l'homme, savoir le pourquoi et le comment.
-Finalement, avec le poème d'un autre et l'œil de mon appareil photo, j'ai la même démesure d'ambition...
-Quoi ? Explique toi un peu pour voir.
Alors, Camille lui parle de son De natura rerum, de son livre de photographies en formation. Les principes fondamentaux de l'univers, de la matière et des atomes, les éléments de la nature, l'esprit, le corps et la mort, images, visions, connaissance et amour, « pouvoir tout regarder d'une âme apaisée », l'univers mortel et non divin, l'histoire de l'humanité, physique, astronomie, géologie, botanique, zoologie, les hommes, leurs travauxet leurs langues, la météorologie, foudre, nuages et tempêtes, la terre...
-Ouch! Et sur combien de vies comptes-tu pour ça?
-Oh, ce ne sera qu'un modeste raccourci.
-Et tu as des notions de physique quantique, de chimie supramoléculaire,de catalogues de galaxies, d'interférométrie, d'héliosismologie, de réinterprétation géométrique de l'équation de Fermat?
-Rien! Trois fois rien! L'équation la plus enfantine me laisse pantois, depuisqu'en maths je lisais les poètes romantiques...
-Alors, rêveur fou, ton cas est désespéré.
-N'oublie pas ma tête de cochon. Je n'ai pasà respecterles chasses gardées.
-En quelque chose comme quinze milliard d'années, tu devrais y arriver. Mais j'aimeraisvoir tes photos. Et peut-être te donner quelques coups de main, si tu veux. Moi aussi, je veux connaître toutce que cache l'univers.
-Pari tenu! rit Camille. Ce sommet aux nuages nous monte au cerveau ! C’est le genre de pari pour indécrottables ivrognes de mondes. Un contrat à sceller avec son sang, ou avec du vin... Je n'ai que de l'eau de montagne, ça t'irait ?
Rémi Vénasque sort alors de la poche intérieure de sa parka matelassée vert, comme pour la protection du côté cœur, une mince flasque d'argent,courbe un peu pour épouser la forme de la poitrine...
-Et une goutte de génépi des Alpes, ça marcherait ?
-Et comment ! Avec une poignée de dattes directement importée des oasis édéniques, d'accord ?
-A ma prochaine et dernière mort, reprend Rémi, en soufflant l'ellipse des noyaux vers l'abîme des vallées, je veux qu'on disperse mes cendres duhaut du Pont d'Aquitaine. Histoire de bloquer à nouveau la circulation.C'est une antenne cosmique de première grandeur au-dessus du fleuve. Une part d'orbe lumineuse. Et toi ?
-N'importe quel cimetière de montagne avec vue irait à ma carcasse. Soudain, je me demande si Léo Morillon est en haut, derrière ton tunnel, et Julius, et Joss ? Si c'est un Apollon d'or qui attendait Léo ?
Juan Goytisolo : L’Espagne et les Espagnols, Tradition et dissidence,
traduits de l’espagnol par Athisma et Setty Moretti,
À plus d’un titre, 192 et 176 p, 20 et 18 €.
Juan Goytisolo : Foutricomédie,
traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Fayard, 288p, 20€.
Juan Goytisolo : Et quand le rideau tombe,
traduit de l’espagnol par Aline Schulman,
Fayard, 154 p, 13 €.
Ecrire, serait-ce distiller un permanent autoportrait, une autobiographie réaliste ou fantasmatique, de façon à déplier tous les moi réels et potentiels qui nous innervent ? L’œuvre magistrale et baroque de l’Espagnol Juan Goytisolo, né en 1931, autobiographe, essayiste et romancier, nous invite en un tourbillon temporel autant que géographique, entre Espagne franquiste, France et Maghreb, siècle d’or espagnol et au-delà mystique. Juan Goytisolo, dissident espagnol cependant discutable, sait naviguer de l’autobiographie au testament en passant par la Foutricomédie.
Toute la carrière de Juan Goytisolo est en quelque sorte résumée par ces deux recueils d’essais en forme d’autoportrait intellectuel. L’un, L’Espagne et les Espagnols, fut d’abord publié en 1969, mais en Allemagne, alors que le franquisme pesait de sa chape de plomb sur une réactionnaire péninsule, exilée dans le temps du fascisme. L’autre, de 2003, tente d’explorer les voix de Tradition et dissidence qui irriguent aujourd’hui la culture ibérique.
Exilé et censuré de la première heure, Goytisolo voue d’abord son pays à l’abjection. Il casse les mythes, en premier lieu celui de l’« homo hispanicus », rappelant l’importance du peuplement arabe et du judaïsme, ironisant à l’égard d’un prétendu siècle des Lumières national. Il fustige la corrida, malgré sa dimension métaphysique devant la mort, déniant à Hemingway la capacité de la voir comme un art, et la trouvant « passablement immorale ». Quant au « péché originel de l’Espagne » qui est « la répression systématique de la sensualité hispano-arabe», il n’est rédimé que par ses icônes préférées de la littérature et de l’art, depuis le roman picaresque jusqu’à Goya, en passant bien sûr par les gloires du Siècle d’or, par La Célestine[1]et Don Quichotte, tous gages de liberté créatrice…
C’est au cours de divers colloques qu’il va chercher dans la tradition les signes de la « dissidence », comme lorsqu’il qualifie de « Queer Iberia », ou « Folle Ibérie », le classique de l’Archiprêtre de Hita, Le Livre de bon amour[2], et compare l’art du troubadour à celui des conteurs qui s’exprime encore sur les places Marrakech. Des entretiens prolongent le propos, en offrant aux œuvres anciennes, aux classiques hispaniques, corsetés dans l’histoire littéraire, une lecture plus libre, ludique et polymorphe, attentive à leurs composantes mozarabes et à leurs développements érotiques, pour les revivifier.
A travers ces deux beaux opus, l’un des plus singuliers auteurs espagnols, qui se veut l’indépendance même, nous rappelle que reste, au-delà de toutes les vicissitudes, la littérature : elle « est le fruit de l’homme intégral et elle est destinée à l’univers dans son intégralité. »
Rarement un roman de Juan Goytisolo fut d’un abord aussi simple, aussi savoureux. Il faut pourtant prévenir les lecteurs qu’ils s’aventurent en Foutricomédie, dans un univers qui pourra paraître choquant, voire sacrilège, quoique s’agissant d’un humour et d’une finesse rares.
Grâce à l’artifice d’un manuscrit remis par le Père de Trennes, alias Frère Bugeo, Juan Goytisolo devient un personnage de son propre livre, lui-même réécriture postmoderne d’une Foutricomédie espagnole du XVI°. Cet objet baroque avec mise en abîme et récits emboîtés est bien dans la tradition des paillardises de Rabelais ou des jeux de Quevedo autour de l’homosexualité et de la scatologie. L’anticléricalisme se nourrit une fois de plus de moines et curés pervers. A la différence que Juan Goytisolo éprouve une indéniable tendresse pour son personnage d’ecclésiastique et bourreau des cœurs mâles, son double peut-être, à mettre sur le même rayon que Le Grand miroir de l’amour mâle du japonais Saikaku (Philippe Picquier éditeur)…
La dévotion joyeusement blasphématoire du serviteur de Dieu envers les saints triviaux de la faune homosexuelle maghrébine qui déambule dans certains quartiers parisiens permet une étonnante galerie de portraits, hauts en couleurs et contrastés : Ali, Zinedine, « les bien dotés »… Cette « vie des Saints » est autant sérieuse que burlesque : le mysticisme se nourrit d’un érotisme réprouvé, d’une ferveur gourmande. Si Dieu il y a, pourquoi honnirait-il, en tant que Dieu d’amour et de pardon, ces célébrations du corps et de l’âme, fussent-elles réputées contre-nature ? L’apostolat du Père de Trennes conjugue érotisme et charité, lorsqu’il contribue au bien-être de ses protégés successifs. Il faut ne pas rater ce passage truculent et bourré d’ironie : « Du sexe des Lumières à celui des soixante-huitards », qui joue avec les anachronismes, avec les vies successives de ce Père et Frère fantastique. Depuis le seizième siècle où il écrivit ses poèmes pornographiques parodiant les livres de piété, il nous revient, installant au creux du vocabulaire religieux un perpétuel double sens et croisant pour nous les silhouettes de Genet, de Sarduy et de Barthes…
Le latin ecclésiastique de ce Père, affilié à un ordre qui n’est pas sans faire penser à l’Opus Dei, côtoie l’arabe. Cette étrange fraternité, revanche sur l’histoire espagnole, est une singulière et cependant efficace leçon de tolérance. Chassés d’Espagne, les Maures, leur culture, furent longtemps, d’Isabelle la Catholique à Franco, l’inconscient honni, refoulé, bien que trois mille mots venus de l’Arabe enrichissent la langue espagnole. C’est à cela que Juan Goytisolo, même si son prosélytisme pro-arabe, sensible de livre en livre, peut-être parfois excessif, s’attelle avec un bel enthousiasme, avec un sens sans cesse renouvelé de la liberté romanesque.
Il faut bien, à un écrivain né en 1931, imaginer sa disparition, quand le rideau tombe. Surtout lorsque son épouse aimée a rejoint le grand inconnu. Ce chant élégiaque d’un des plus grands écrivains espagnols contemporains est un grand moment de relecture du passé, mais avec une étonnante dimension prospective.
Juan Goytisolo nous a déjà livré deux volumes de son autobiographie : Chasse gardée et Les Royaumes déchirés[3] racontaient son enfance dans une Barcelone secouée par la guerre civile, puis sa formation d’écrivain menacé par la censure franquiste, au point qu’il dut s’exiler en France pour y trouver la liberté d’écriture et de publication… Plus tard, son intérêt pour la culture arabe le conduisit vers les rivages du Maghreb, ce qui explique qu’il écrive Et quand le rideau tombe depuis un Marrakech magnifié. Là où il retrouve l’une des racines longtemps camouflée de la culture espagnole : le castillan n’héberge-t-il pas trois mille mots venus de l’arabe ? Cervantès n’usa-t-il pas d’un imaginaire auteur arabe, « Cid Hamet Ben Engeli[4] », pour son Don Quichotte ?
Par un habile artifice narratif (une métalepse, selon Gérard Genette), notre écrivain vieillissant, d’abord présenté grâce à la troisième personne du récit, s’adresse à lui-même à la seconde personne : ce « tu » est celui d’une remise en cause, d’un jugement dernier. A ce dédoublement entre le narrateur et une sorte de démiurge insistant, s’ajoute l’ombre muette de la femme aimée.
Est-ce une « démence sénile » ? Perte de sommeil, cauchemars, « régression » vers les souvenirs enfouis, désarroi de se trouver ne pas être le premier à « quitter la scène » ? Le voilà revisitant son enfance, la demeure familiale défigurée, ses incursions vers une liberté qui « ne se trouvait que dans les livres », rêvant de populations entières marchant « vers le bord de la falaise »…
Malgré « l’idée chimérique d’une transcendance », c’est en lisant Tolstoï, qu’il entend une voix l’apostropher, celle « de celui qui affirmait, en riant, être à la fois, le créateur et le créé ». Cet étrange démon inventé par l’homme lui souffle : « Crois-tu qu’il peut exister, non pas une simple tribu, mais une de ces sociétés que vous appelez modernes ou postmodernes dépourvue de toute croyance irrationnelle ou fantastique ? » Constatant la cruauté des utopies qui ont cru éradiquer cette dimension de l’humanité (« le prophète-harangueur à barbichette et le despote à moustaches de cafard ») il rappelle « l’égalité devant la mort » distribuée par « le Scélérat », ce « machiniste » de la vie et du cosmos qui vient le tutoyer « quand le rideau tombe »...
Enfin, il s’aventure jusqu’aux berges de la mystique, d’un au-delà, imaginant, comme Tolstoï qui en fit son dernier acte de liberté avant la mort, une fuite vers les montagnes, un taxi collectif vers le silence jusqu’à se faire déposer dans un nulle part désertique… S’il n’en meurt pas, l’expérience sonne comme un abandon de plus des biens de ce monde.
Dommage que cet émouvant chant du cygne soit entaché de quelques indignités en forme de clichés : cet « embouteillage provoqué par la Mercédès d’un bourgeois à gueule d’enfoiré », comme si un pauvre - de surcroît affligé d’un tel faciès d’ « enfoiré » - ne pouvait susciter un embouteillage avec sa charrette à âne… Ou encore, lorsqu’il proclame : « le monde allait à sa perte » et en appelle à un « despote un tant soit peu lucide » qui « aurait enfin l’honnêteté et le courage de le proclamer, et de stériliser une bonne fois la totalité de ses sujets », aurait-il le dégoût et l’égoïsme du gauchiste fascisant, du vieux râleur que sa fin proche conduit à souhaiter celle du monde qui l’entoure ? De même, décrivant le Maroc, n’idéalise-t-il pas la culture arabe, occultant le poids de tradition, de soumission et de fermeture liberticide de l’Islam ?
Pourtant c’est bien là un beau récit testamentaire : « Lui-même n’était pas la somme de ses livres, il en était la soustraction ». Si l’homme en vient à douter de sa cohérence et prévoir son proche effacement, l’écrivain se fait plus humain, plus vrai, malgré ses quelques fausses notes, plus lyrique et plus éblouissant que jamais.
La palette de Juan Goytisolo est aussi variée que surprenante. Les virages exploratoires que sa vie emprunta permirent à son écriture de gagner en force, en liberté, entre les blessures du réalisme et les exaltations de l’imaginaire. Qu’il s’agisse de la révélation tardive de son homosexualité, des dévergondages érotico-religieux de Foutricomédie, de sa passion soudaine pour la culture de l’Islam, il fit preuve d’un arrachement nécessaire de son Espagne originaire et ligotée dans le « national-catholicisme ». Sa curiosité intellectuelle est fourmillante, à l’image de vastes recueils d’essais, comme L’Arbre de la littérature[5]qui explore les espaces romanesques hispaniques et latino-américains, sans oublier d’aller jusqu’à « l’Actualité du mudéjarisme », en passant par « De la littérature considéré comme une délinquance ». Il faudrait alors relire son roman Barzakh[6], spirale visionnaire et mystique de la montée dans l’au-delà. Mais aussi La longue vie des Marx[7], hilarante uchronie qui brosse l’auteur du Manifeste communiste[8] regarder en famille la télévision pour assister à un débarquement d’Albanais fuyant le communisme. Juan Goytisolo est-il lui-même ce Marx stupéfié par la leçon de l’Histoire ? Reste que, selon Proust : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[9] ».
L'action se transporte dans le T.G.V. en nuit. Voyage, un sifflement pâle dans l'abstrait. Comme ce matin, l'aller dans un brouillard continu. Pourquoi-pas faire sponsoriser son De Nature Rerum par Euro Urba ? Idée qu'il balance, rejette aussitôt, et reprend avec un sourire. Impossible. Magnifiquement tentant. Qu’importe d’où ça viendrait si cela devait permettre la création et la publication. Non ? Il allait detoutes façons suivre cette affaire, sonder un peu si possible la nature de la chose, en allant voir Lespinassières...
A Bordeaux, Camille prend quelques journées de pause, photographiant les quatre ans de sa fille, qui souffle d'un coup fière les bougies du temps. Epiantses joies et ses gravités autrement peut-être que pour l'album de famille jalousement façonné par Flore. La petite tête de leur fille était lancéedans l'univers depuis la rencontre d'un spermatozoïde et d'un ovule dans le rouge d'une chair et du sang...
-Et tu vas aller voir ce fou de Lespinassières ? demande Flore. Avec ce type ça sent l’odeur sucré de la corruption, de l’arnaque. Te fourres pas là-dedans. Tu y perdrais ton intégrité. N’as-tu pas assez d’argent pour travailler comme tu l’entends ? Et pour trouver un sponsor, n’as-tu pas le temps, alors que tu n’as pas encore fait la moitié de ton livre…
-J’irai. Mais pas pour décrocher je ne sais quel contrat qui me lierait à je ne sais quelle perspective politique.
-Pourquoi, alors ?
-Je veux voir le nouveau costume que s’est taillé Lespinassières.
Le lendemain après-midi, il est déjà sur le terrain, avec une odeur de mer et de montagne aux chaussures. Marchant depuis l'Atlantique vers les premières collines basques déjà visibles... Une dizaine de jours à chercher et laisser venir les éléments de la nature, les déchets portuaires sur l'estuairede la Bidassoa, le passage au-dessus de l'autoroute internationale puis sous l'énorme pylône d'une ligne à haute tension vrombissante d'énergie, la boue et la pluie d'avril, et enfin les trouées de soleils verts sur les pentes de la Rhune crevant le grisâtre plancher de nuages. De là, il navigue à vue, de col en col, prairies, fougères, bois et roches contre le ciel.Les humains ne sont plus que rares figurants dans la solitude forestière et sur les crêtes au fronton de deux pays, marcheurs discrets, ou bavards de banalités, patrons d'auberges et de ventas, à qui il serait vain de demander quelles sont les matières del'univers. De même, si la montagne est prodigue d'images, peu lui semblent dire la nature des choses.
Sauf soudain, au bord d'un chemin parfois empierré, ancienne voie romaine peut-être, dans les profondes ornières de bas-côté et de printemps, la masse gélatineuse d'une grappe d'œufs de batraciens, agglutinés en molécules étrangeset complexes, quoique d'atomes répétés, la vie déjà et latente des noyaux et de leurs nuages d'électrons.Il dort dans des cabanes, des petits hôtels silencieux de demi-saison, des refuges où la porte ouvre sur la gelée blanche et le jaune des jonquilles au matin... Mâchant le pain et la saucisse sèche du spartiate chemineau, il lit à la pause un ou deux ouvrages qui l'emmènent des particules élémentaires aux grappes énormes et vineuses des galaxies, il ouvre la porte de la nuit à sa cabane pour pisser un long jet clair sous le rayonnement diffus et incomptable des poussières de la voie lactée, il joue à photographier le soleil à travers les couches nuageuses ou à son coucher décalé vers le rouge, les points et les traces des étoiles, de Vénus...
-Enfin, vous voilà, Monsieur Braconnier ! Je savais que vous y viendriez. Joseph Roche-Savine, à Paris, n’a pas omis de me parler de votre rencontre. Vous êtes à moi maintenant. J’en fais depuis longtemps une affaire personnelle. On ne m’échappe pas. Il paraît que vous avez un grand projet… Ici, à Euro Urba, nous aimons les délires d’envergure. Nous allons faire affaire…
-Je n’en suis pas sûr.
Camille reste prudemment stupéfait devant le format nouveau acquis par Lespinassières : lui déjà bien grand, comment de si maigre est-il devenu si gros, à faire s’étriper le nacre de ses boutons de chemise ? Est-ce le fade régime, l’inaction de la prison… Une petite poignée d’année, et, de filiforme, il est passé au piriforme, acquérant une sorte de bonhomie effrayante, une jovialité sardonique, comme si le visage du jeune homme s’était gonflé du masque de marbre d’un empereur romain de la décadence. On comprend à l’instant qu’il sait insinuer de velours les nuances et les inflexions de sa voix sonore. Mais que dire des manipulations de ses doigts boudinés acharnés sur une cigarette qu’il dépèce comme un militant anti-tabac parfaitement soigneux dans un vide poche en cristal de Daum…
-Alors pourquoi venez-vous me voir ? Pour admirer ma nouvelle position ? Pas si nouvelle que cela d’ailleurs… Mais il serait trop long de tout vous raconter. Oui, je sais, je vois à vos yeux que j’ai grossi. Considérablement. En d’autres termes j’ai pris de l’ampleur. Ma carrure est définitivement politique et directoriale. Vous assistez à l’une des plus heureuses incarnations de Martial Lespinassières ! Le temps de nos velléités et magouilles au petit pied au bas du quartier des Grand Hommes est bien passé. Ah, vous regardez comme nous sommes magnifiquement installés ! Oui vous pouvez me photographier dans mon antre. Canapés de cuir blanc, bureau Stark and Gombrich en ébène et acier, lampe Ricchie One en platinium, tableau-sculptures d’Omar Kaled, le prince du tag anticapitaliste néo baroque bien connu. Mon costume en laine peignée est un Prada Daimon sur mesure, mes chemises sont en popeline de soie Dior Manhattan, mes larges cravates sont peintes à la main par Alexander Zocchos -comment trouvez-vous ces petits cochons dorés, appétissants n’est-ce pas ?- je change de caleçon blanc Calvin Klein trois fois par jour. J’exerce ma volonté à avoir définitivement cessé de fumer -ce qui explique cette éviscération en règle- depuis que j’avais pris cette habitude infâme dans le lieu étroit que vous savez. Quarante-quatre mètres carrés pour ce bureau ; mon bureau ! Au sommet de la Place de la comédie, vue sur le Grand Théâtre, la plus belle place de Bordeaux…
-Et le sexe, Martial Lespinassières ?
-Peuh… Minuscule marotte. Je ne baise même pas Malina, ma sexy secrétaire. Harcèlement sexuel, très peu pour moi. Le respect de la personne humaine, n’est-ce pas ? Le sexe, dites-vous… J’ai abandonné ces jouissances tout à fait surestimées. Ce n’est rien à côté du pouvoir et de ces manœuvres, le saviez-vous… Basta, les futilités ! Que me proposez-vous ?
-Qu’est-ce qu’Euro Urba et vous avez à gagner avec le mégalo projet d’un livre ? Un livre de photographe sur les paysages et ses détails comme cosmos ? D’un auteur presque inconnu.
-Une image. N’oubliez pas que nous vendons de l’image. En d’autres termes, de l’impalpable communication, du prestige, une aura fédératrice de talents et d’actions. Il faut que vous sachiez aussi que les importants profits d’Euro Urba, tous dévoués à la maturation de cette nouvelle société de justice sociale placée sous le haut patronage posthume de notre cher philosophe Léo Morillon, sont générateur d’impôts faramineux. Aussi, nous avons besoin de notes de frais à défalquer. Et d’un mécénat éclairé qui dégrèverait considérablement nos charges fiscales.
-Que fait Euro Urba ? A quoi ça sert ?
-Ne me dites pas que vous posez encore ces questions de béotien ! Allons, nous sommes un système de ponts entre les entreprises privées, les collectivités locales et le service public de l’état. Il s’agit de faire transiter les énergies, de faire se rencontrer au mieux les initiatives et les fonds, en particuliers les fonds européens. Euro Urba est un vaste cabinet de conseil. Des idées sources existent, des robinets financiers ne demandent qu’à s’ouvrir. Nous organisons les confluences. Euro Urba est en quelque sorte un grand irrigateur.
-Avez-vous une station d’épuration ?
-Que voulez-vous dire ? Ah, quel humour, Monsieur Braconnier, vous avez failli me noyer, vous attendiez quelque tuyau percé pour jeter le bébé joufflu avec l’eau du bain… Revenons à votre projet… Euh…
-De natura rerum. A partir du livre de Lucrèce, une représentation du monde, de l’humanité et du cosmos, grâce aux acquis de la physique contemporaine. Quelques centaines de photographies dans un livre à paraître dans un an ou deux.
-Tudieu ! Je vous ai connu plus petiot… Nous avons dû garder quelque part une minime coupure de presse du Courrier d’Aquitaine, où l’on vous interrogeait sur les développements futurs de votre travail. Ce ne serait plus Euro Urba, mais Cosmos Urba… Voyons, voyons… Nous pourrions imaginer, en sus de l’édition courante, une édition à tirage limité, quelque chose comme un bouquin d’un mètre carré minimum, trois dizaines de kilos, vendu avec la table de consultation exclusive dont le design s’inspirerait du nouveau logo d’Euro Urba encore à venir… Il vous faut cependant savoir que nous avons des dizaines de projets qui viennent solliciter notre mécénat. Pourquoi choisirions-nous le votre ?
-Je n’ai pas de réponse à cette question. Et rien à offrir en échange. Hormis la modestie de mon art.
-Taratata… Son caractère gigantesque peut suffire à coller avec notre Euro Urba. Faites nous un dossier, une pré maquette d’une bonne centaine de photos, un baratin -pas trop long surtout- un budget prévisionnel, joignez un devis de votre éditeur, un plan média… En attendant vous avez besoin de pellicules photos et autres quincailleries. Je vous griffonne une note de frais à honorer pour dix mille francs de matériel… Ne me remerciez pas. Tout le profit est pour Euro Urba. Mais n’oubliez pas que votre nom lui restera attaché. En d’autres termes, vous couchez avec Euro Urba. Voyez cette médiocre paperasserie avec Malina, ma secrétaire générale. Et signez en trois exemplaires. Pardonnez-moi de vous chasser si tôt, mais Dalbret est à ma porte. Notre Maire a depuis longtemps digéré le petit différent juridico médiatique que j’avais eu avec le vieux Delmas-Vieljeux. Entre Euro Urba Aquitaine et la Mairie de Bordeaux, il ne reste plus qu’à sous-traiter quelques menus travaux de plomberie conceptuelle… A bientôt. Comment s’appelle déjà votre projet de bouquin ? L’affaire est dans le sac.
La Malina en question serait assez sexy si sa taille, au moins aussi grande que Lespinassières, ne rejetait ses interlocuteurs au plus bas de l’échelle des solliciteurs. Assise, ses avantages mammaires restent dangereusement braqués vers le haut, quoique bardés d’une monacale veste tailleur grise ras du cou. Mais c’est avec une voix inattendue, presque tendre, complice dirait-on, qu’elle sort un contrat, déjà pré-rempli, que Camille n’a plus qu’à contresigner.
-Veuillez me pardonner… Je préfère l’emporter tel quel. Pour le lire à tête reposée. Je vous le renvoie dès que signé.
-Comme vous voudrez, souffle-t-elle comme avec un regret de succion dans le mince interstice de ses lèvres palpitantes de fard blême vers son interlocuteur…
Vall Besiberri, Aigues Tortes, Catalunya. Photo : T. Guinhut.
Paul Celan, minotaure de la poésie
et neige du souffle :
John E. Jackson, L’Herne cahier Celan.
John E. Jackson : Paul Celan, contre-parole et absolu poétique,
José Corti, 2013, 160 p, 20 €.
Paul Celan. L’Herne, 2020, 256 p, 33 €.
Paul Celan est-il le minotaure de la poésie ? Car qui pense affronter le labyrinthe de Partie de neige et de Renverse du souffle se heurte à de nombreuses difficultés. Le laconisme, les césures et les ellipses, l’explosion des blancs, les anaphores fuguées, les métaphores mystérieuses, les vocabulaires spécialisés (en particulier géologique)… Pourtant le préjugé courant voudrait que la poésie soit immédiatement accessible à la sensibilité et à la compréhension. Faut-il, sous peine d’hermétisme, rejeter cet expert sensuel et abrupt de la langue, d’autant plus inaccessible que nous ne lisons qu’en de mendiantes traductions ? Il fallait bien, avant d’avancer notre propre cheminement, un initiateur, aussi modeste qu’efficace, à l’univers de Paul Celan : John E. Jackson est celui-là. À moins de se pencher sur le providentiel cahier de L’Herne consacré au poète, pour croiser au plus près la neige de son souffle…
Saluons la clarté de l’essai de John E. Jackson. Ce sont quatre leçons au Collège de France, en 2010, à l’invitation d’Yves Bonnefoy et d’Antoine Compagnon, comme lorsque Thomas M. Greene proposa celles, magistrales sur Poésie et magie[1]. Il ne fait pas que s’autoriser d’avoir connu le poète, de lui avoir offert une pierre de Massada, ce haut lieu de la résistance d’Israël, mais il conjugue pertinence et modestie pour nous entraîner dans sa lecture initiatique en quatre points : « La contre-parole », « Le principe dialogique », « La poétique de la Strette », « Russkij Poète » et « Le tournant des dernières années ».
La langue allemande, dans laquelle écrit Paul Celan, natif de Bucovine humiliée tant par les nazis que par les communistes, est pour lui un placenta déchiré. Métaphysiquement décrédibilisée par les mots du nazisme, elle ne peut que devenir dans le poème « contre-parole ». Il faut en effet inlassablement offrir une tombe dans la poésie, prétendument impossible après Auschwitz selon Adorno, aux Juifs assassinés, qu’ils soient six millions d’anonymes ou qu’il s’agisse de sa mère, comme dans « Fugue de mort » : pour ceux qui boivent « le lait noir de l’aube », qui n’ont plus que des « cheveux de cendre », qu’« une tombe au creux des nuages[2] »… Ainsi, la judaïté est une clé incontournable, qu’il s’agisse de l’image de l’amande qui lui est associée (« comme le chiffre de l’œil du Juif » p 25), aussi bien que, pour reprendre la formule de Derrida, de « la circoncision de la parole[3] ». Ecrire dans la langue de Goethe est une contre-parole qui « nait de l’ambiguïté du statut de cette langue qui est à la fois celle de la mort et de la survie. » (p 31)
Dialogique, parce que le « tu » s’installe sans cesse dans le creux de la voix poétique, en un dialogue impossible avec les disparus, quand les pierres des poèmes sont autant tombales que mémorielles, en une dédicace empêchée à celles qu’il a aimées, quoique en ces vers jamais nommées : la poétesse Ingeborg Bachmann[4], dont le père était inscrit au parti nazi autrichien, sa femme Gisèle Lestrange, Ilana Schumueli… Bien sûr avec tout Juif, ou encore avec la « figure négative de Dieu » (p 61). Mais aussi avec un lecteur, dans l’altérité aérienne et vocalique de la poésie : « Je bâtis des noms pour toi, qui les fixes / avec des chevilles[5] ».
Quant à la « strette », c’est cette figure musicale associée à la fugue, qui, répétition, variation et miroir, entrelace les voix et les motifs : « la commémoration des morts a du s’astreindre à l’ascèse qu’exige la pratique de la strette » (p 105). En particulier dans la « Fugue de mort[6] », où s’entrelacent reprises et échos autour de « lait noir de l’aube », de « la mort est un maître venu d’Allemagne », ou encore de : « tes cheveux d’or Margarete / tes cheveux de cendre Sulamith ». Pourtant on ne se gêna pas pour « reprocher à Celan d’avoir musicalisé la mort » (p 85). De même, les poètes allemands d’après 1945 ont contre lui pensé que « seule pouvait être légitime une poésie déniant la beauté » (p 83).
C’est en une révérence complice et terriblement pathétique avec Ossip Mandelstam que Celan peut être qualifié de poète russe. Tous deux déchirés par les totalitarismes jumeaux du XX° siècle, nazisme et communisme, tous deux légitimés par la poésie. C’est à la mémoire de celui qui caricatura Staline dans un poème et qui mourut parmi la Sibérie des camps que fut dédiée La Rose de personne[7], son recueil le plus juif. Ses traductions, qui révélèrent son cher Ossip au public allemand, « avaient autant d’importance pour lui que ses propres poèmes » (p 120). Au point que nous aimerions lire la langue de Rilke pour découvrir ces derniers, mais aussi les Sonnets[8] de Shakespeare sous ses propres mains…
Enfin, les dernières années roulent la pierre de Sisyphe que fut ce terrible soupçon de plagiat de la part de la veuve d’Yvan Goll qui reprochait, avec une acharnée mauvaise foi, à Celan d’avoir volé la substance de l’œuvre de son mari. Sans compter les détresses intérieures qui affectèrent son équilibre psychique. Au point que son écriture, au travers de la Grille de parole[9], où « la cartographie lexicale du savoir poétique s’élargit » (p 136), devienne plus condensée, plus elliptique et métapoétique, plus traquée : il est de plus en plus difficile, et néanmoins stimulant, de réaliser ce vœu pieux du poète : « Le schibboleth, fais-le retentir / dans l’étranger de la patrie[10] ».
L’erreur aura trop souvent été d’associer Celan à Heidegger ; comme si celui qui avait adhéré au part nazi, qui n’avait jamais eu le moindre mot sur la shoah lors de la visite du poète à « Todtnauberg », pouvait délivrer une once de vérité ultime : « de qui a-t-il recueilli le nom avant le mien ?[11] ? » Ce que dénonça d’ailleurs John E. Jackson lors de la sortie du livre de Philippe Lacoue-Labarthe : La Poésie comme expérience[12], détournant selon lui Celan au profit de ce philosophe peut-être verbeux et surestimé.
Certes, au-delà des quatre volets de la réflexion initiale et initiatique de John E. Jackson, on pourra poursuivre le commentaire, l’exégèse avec Martine Broda[13], Jean Bollack[14] ou encore Jean-Pierre Lefebvre, dont les traductions de chaque poème de Renverse du souffle[15] et de Partie de Neige[16] sont accompagnées de notes substantielles qui nous permettent d’aller à la recherche de « la plus lointaine / connotation, au pied du paralytique / escalier-amen[17] »… Hélas, en cette hauteur oraculaire, le texte persiste à demeurer abrupt, acéré, lapidaire et aphoristique ; il semble parfois interdire l’accès à la pourtant bienveillante empathie du lecteur, même si son auteur ne tient pas à s’exiler au sommet de la tour d’ivoire d’un sens introuvable : « Car on sait bien que l’hermétisme de Celan n’appartient à aucune religion de l’art, ni à un formalisme dédaigneux du sens. Il laisse la place, la première, à la dimension éthique de la poésie[18] ».
Une autre lecture, en mosaïque, bénéficiant d’une vingtaine de contributeurs, s’élève comme une stèle nombreuse dans le cahier de L’Herne. Sous la direction d’un trio composé de Clément Fradin, Bertrand Badiou et Werner Wögerbauer, l’hommage et l’analyse ordonnée se conjuguent avec soin et intelligence. Nous saurons par exemple ce que la vie du poète insémine dans l’œuvre, bien qu’elle ne soit guère autobiographique. Et que, selon Bertrand Badiou, Paul Celan est « un adepte du drapeau noir plutôt que du drapeau rouge ». Les témoignages, non sans tendresse, révèlent un homme « timide », à la voix « murmurée », « un être suprêmement déchiré », selon Cioran. Mais aussi faut-il tenter de comprendre l’irrattrapable d’un homme terrassé par les diffamations et l’accusation de plagiat à laquelle Peter Szondi fait un sort ; un homme à la fois « Juif », « Allemand » et « fou », qui tente la rédemption par la poésie, bien au-delà de ses affinités avec Hölderlin et Kafka.
Si l’on pourrait être au premier et superficiel regard être déçu de l’absence de vers inédits, il faut songer que tant a été déjà édité. Pourtant bien des essais citent ici in extenso des poèmes, bilingues, parfois en de nouvelles traductions ; ou, plus surprenant celle d’Andrée Chédid (« Seul, le visage ») par Paul Celan lui-même. Poèmes souvent commentées avec une sourcilleuse perspicacité, ainsi de « Tard et profond », entre mythologie, national-socialisme, judaïté et résurrection. Et l’on découvre de nombreuses lettres, dont celle à Nina Cassian : « une littérature est bien une chose politique » ou « cette progression vers le réel qu’est la poésie », écho du Discours de Darmstadt : « La poésie, cette manière de proclamer l’infinitude de ce qui est mortel et voué à l’échec ». Ou celle à Siegfried Inseld : « Mes poèmes ne sont devenus ni plus hermétiques, ni plus géométriques ; ce ne sont pas des codes secrets, c’est de la langue ». En effet, sa « palette de vocables », selon Markus May, est parmi les plus variées de l’histoire de la poésie allemande. Il s’agit de nombreux « entrelacements référentiels thématiques et structurels » où loge l’herméneutique du poème. L’on saura comment, par exemple, « Radix, matrix », convoque à la fois un écho de l’avortement d’une amante de Celan, la Shoah, l’arbre de Jessé et une « fleuraison sauvage », en une réelle dimension esthétique. Et pour entrer dans le seul mystère d’un bref poème de dix vers, l’on lira un article étonnant intitulé « Rembrandt, Mandelstam et les limites de l’ekphrasis », ou comment faire tenir un univers pictural dans un portrait poétique.
Ainsi, un tel cahier, avec le traditionnel feuillet de photographies, ne dément pas, voire couronne, la réputation de cette collection dirigée par Laurence Tâcu, qui mit à l’honneur tant Ezra Pound que Joris-Karl Huysmans, tant Walter Benjamin que George Steiner…
Reste à faire son propre cheminement dans l’œuvre lumineuse et noire, aporétique de Paul Celan. Chercher « les calices de la grande / rose du ghetto[19] » là où la dimension tragique irrigue l’œuvre celanienne, au point que ce Minotaure fut peut-être son propre Thésée. Le poids des morts de la Shoah dans sa famille (en particulier sa mère) et sa langue, les immondes accusations de plagiat, les rejets de sa poésie qualifiée trop vite d’absconse et vide, voire une intimité névrotique, le conduiront à jeter sa vie dans la Seine en avril 1970 : « Aucun son, seule la lumière d’agonie / aide à la porter[20]. » L’impossible transcendance pèse quand « Personne ne nous repétrira de terre et de limon », quand le « Psaume » ne s’adresse plus qu’à un Dieu absent : « Loué sois-tu, Personne. / Pour l’amour de toi nous voulons / fleurir. / Contre / toi.[21] » Sans savoir si ce « contre toi » reste le signe d’une proximité ou celui d’un rejet. Voire d’un Dieu coupable auquel s’adresse dans « Tenebrae » un implacable réquisitoire, rayant toute transcendance : « Nous sommes allés à l’abreuvoir, Seigneur, / C’était du sang, c’était, ce que tu as versé, Seigneur[22]. » Peut-on s’abstenir de dire, en sa brièveté : « Maintenant que les prie-Dieu brûlent, / je mange le Livre / avec tous / les insignes[23]. » ?
Pourtant des lueurs de joie innervent le texte, comme le note Maurice Blanchot : « l’affirmation poétique, chez Paul Celan, toujours peut-être à l’écart de l’espoir comme à l’égard de la vérité -mais toujours en mouvement vers l’un et vers l’autre-, laisse encore quelque chose, sinon à espérer, à penser, par des phrases brèves qui éclairent brusquement, même après que tout a sombré dans l’obscurité.[24] » Car « Ce n’est pas toujours / que le mot solaire se pose sur ton front[25] ».
Peut-être saura-t-on ce qu’est la poésie, « le Mien – poème / aux cent bouches, / le Rien-poème.[26] », pour « celui dont l’art obsède le regard, et la pensée, jamais ne garde conscience de soi. L’art déporte le Moi au plus loin. (…) La poésie, qui, par force s’enfonce, pourtant, dans le chemin de l’art (…) ce lieu où tous les tropes et métaphores nous pressent de les conduire à l’absurde. (…) Mais dans la clarté de ce qui demeure à explorer, dans la clarté de l’utopie. (…) La poésie - : conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte.[27] »
Ainsi, nous voilà ébahis, soulevés par des métaphores inouïes : « le cilié de glace aux bras de pieuvre[28] », ou encore « des bouches de boue, j’en ai avalées, dans la tour, / langage, pilastres en lisière des ténèbres[29] »… Ne rêvait-il pas, au-delà des cendres de la poésie gazée à Auschwitz, d’un espoir possible en un nouveau Pétrarque :
C’est sans injonction d’autorité narcissique qu’il faut, moins que commenter, lire Paul Celan ; et tenter d'y trouver sa catharsis poétique. Au-delà de la disparition des commentateurs et des témoins, quand « le poème prend valeur de philosophème[31] » et surgit seul dans l’éblouissement intellectuel et sensible. Avec l’humilité de celui qui ne comprend pas souvent, car personne ne sera le Thésée ultime qui abattra ce pacifique et magnifique Minotaure de la poésie, de celui qui, soudain, au détour d’Enclos du temps, s’émeut, touché par la foudre moussue des mots :
Vous qui entrez en France, laissez toute espérance… Ces paroles, d’une sombre couleur, je les vis inscrites au fronton de l’enfer fiscal[1].
Un ministre du Budget veillant sur la fraude fiscale, lui-même coupable de ce qu’il est censé pourchasser ! Voilà un homme avisé, à qui va, sans ironie aucune, toute notre estime : il sait où placer et faire fructifier son argent, en une Suisse riche, démocratique et libérale où prospère le plein emploi ; il sait comment échapper à l’enfer fiscal qu’il contribue à resserrer autour du cou exsangue de ses concitoyens. Nous ne lui reprocherons donc que son hypocrisie, consubstantielle au socialisme, à cette oligarchie qui s’est perpétuée, droite et surtout gauche confondues depuis une trentaine d’année, pour s’enrichir de généreux émoluments publics prélevés sur le labeur du contribuable privé… A cette réserve près que s’il s’avère que les fortunes acquises ne le sont qu’au prix de trafics d’influences, lorsqu’il était consultant pour l’industrie pharmaceutique, il s’agit alors de biens mal acquis. Ce qui relève de la corruption. La fraude enfin atteindrait jusqu’au Président lui-même qui n’hésiterait pas à minimiser la valeur de son patrimoine afin d’échapper à l’Impôt Sur la Fortune…
A ceux qui vitupèrent contre les paradis fiscaux, faut-il répondre que le paradis est préférable à l’enfer, et plus précisément à l’enfer fiscal qui est le nôtre? Mieux vaut en effet une banque qui blanchit de l’argent sale qu’une banque qui salit l’argent propre, comme le fait notre Banque Publique d’Investissement en gorgeant de salaires ses néfastes administrateurs nourris avec le produit de la pression fiscale. Mais, me direz-vous, ce sont souvent des sommes indues, venues de la fraude fiscale justement, de la prostitution, de la drogue, du racket et du crime qui alimentent ces comptes secrets, suisses et caraïbes… En légalisant drogue et prostitution, dans le respect contractuel de la liberté et de la dignité humaine, l’on diminuera d’autant cet argent sale. Reste à traquer et punir, tâche bien suffisante, ce qui relève du vol et du meurtre…
Comment lutter contre la fraude fiscale ? En la rendant inutile. Il suffit de réaliser l’égalité fiscale entre la France et la Suisse et l’on obtiendra facilement que notre pays devienne un paradis fiscal, un havre du plein emploi, un antidote à la pauvreté… Certes le clientélisme des socialistes envisagerait cette solution avec effroi : il ne pourrait plus fabriquer et arroser (avec un argent que nous n’avons plus) ses pauvres et ses assistés qui finiraient par se responsabiliser et s’enrichir sans eux…
Les comptes suisses et off-shore pullulent parmi nous. Y compris chez les grands groupes du CAC 40 qui délocalisent une partie de leurs activités, de leurs siège, jusqu’en Belgique. Que ne peuvent-ils les domicilier en France pour leur plus grand profit et par voie de conséquence pour le nôtre… L’on reproche à Amazon de s’affranchir de la fiscalité française en domiciliant son siège au Luxembourg, alors qu’il bénéficie de subventions pour installer un site en Bourgogne ; ne vaudrait-il pas mieux rendre inutile ses subventions en égalisant le régime fiscal sur celui du Luxembourg ?
Quand une étude de Viavoice montre que 51% des jeunes Français de 25 à 34 ans souhaitent s’exiler, ne faut-il pas s’inquiéter, ou plus exactement souhaiter de voir nos gouvernements choisir la direction de la prospérité du paradis fiscal…
Souvenons-nous qu’Hitler avait mis en place un impôt de sortie pour les Juifs qui souhaitaient quitter l’Allemagne, gagnant « la grande majorité des Allemands à l’idée de lancer des attaques sur les Juifs fortunés et de spolier leurs concitoyens juifs moins riches ; une prise de socialisme, une prise de racisme, et le fisc du pillage se mettait lui aussi en mouvement[2] ». Cet impôt de sortie était de 50% ! Le taux de 75% du Président socialiste serait surréaliste s’il n’était pas si effrayant. Pensons combien est nationaliste ce bastion fiscal qui se targue de patriotisme économique et citoyen, combien est socialiste ce prétendu paradis de la justice sociale, ce maquis de la redistribution qui dépasse les trois millions de chômeurs.Qui ne rêve que d’en finir avec le secret bancaire, pourtant gage et refuge des libertés face aux totalitarismes, y compris lorsqu’ils portent le masque bonhomme de la moralisation des pratiques politiques et financières.
Luzern, Suisse. Photo : T. Guinhut.
La France est l’un des pires enfers fiscaux au monde, en particulier pour les hauts revenus. Mettons à part l’excès de la Suède qui prélève 56,6 %, mais dont les services rendus par l’état sont incomparablement supérieurs, ce parmi une économie par ailleurs plus libérale et plus performante. Les hauts revenus français acquittent 52%, l’Allemagne 42 %, la Suisse 39 %, l’Islande 32 %, la République Tchèque 15 %. Quant à l’impôt sur les sociétés, il est chez nous de 36,1%, alors que la moyenne européenne se situe à 23,5% (moyenne que nous contribuons à plomber vers le haut !), alors que Grande-Bretagne, Suède et Danemark annoncent des baisses à cet égard, jusqu’à 15% en Allemagne. L’Impôt Sur la Fortune, ce dinosaure fiscal, n’existe pas ou plus chez nos voisins. Avec ces records historiques d’imposition, l’hexagone assure son avenir de récession, de chômage et de pauvreté, tout en clamant haut et fort que c’est la faute à l’ultralibéralisme et autres balivernes aussi postmarxistes qu’incultes… Sans compter la ribambelle de taxes farfelues : à l’essieu, à l’effort de construction (sûrement du socialisme !) d’apprentissage, pour les handicapés (afin que les Français le deviennent), timbres fiscaux, taxes sur les traders, les nuitées d’hôtel au-dessus de 200 €, les boissons sucrées, les carburants, la TVS, la CVAE, CSG, CRDS, cherchez le sens des acronymes qui occupent bravement le soin des fonctionnaires : 90 pour 1000 habitants chez nous, 50 pour 1000 outre-Rhin. Le taux de prélèvement obligatoire vient de passer à 46,3 % du PIB, et encore faut-il inclure dans ce dernier les dépenses de l’état. Et l’on sait par ailleurs que trop d’impôt tue l’impôt, ce que la courbe de Laffer a montré, à cause de l’effet désincitatif sur le travail, épuisant les caisses de l’état, alors qu’une fiscalité modérée, par le biais des créations de richesses, entraîne la remontée des ressources fiscales.
Si nous ne dirons pas que tout est délicieux sous d’autres cieux, il faut comprendre l’exaspération de ces riches (sans compter ceux qui ainsi ne le peuvent devenir), honnis par nos édiles socialistes, ces riches pourchassés qui préfèrent s’enfuir sous des cieux fiscaux plus cléments, ou frauder. Voilà pourquoi leurs richesses n’irriguent pas l’économie et l’état français. Plutôt que d’en appeler à la vaine moralité citoyenne, que de prétendre renforcer police et contrôles fiscaux, et leurs fonctionnaires anti-productifs, baissons drastiquement les dépenses de l’état (56 % du PIB) et du même coup la fiscalité : taux unique en une flat tax à moins de 20% par exemple[3]. Ce qui permettrait au passage de supprimer de nombreuses dépenses parmi les ministères occupés à calculer, prélever et reverser sous forme de subventions ce que notre fiscocratie leur commande. Car, accuse Peter Sloterdijk : « Le fisc est le véritable souverain de la société moderne[4] ».
Que la France devienne, en toute moralité économique pragmatique un paradis fiscal, réservé autant au plus riche qu’au moins riche, est une nécessité incontournable : c’est seulement dans une libre circulation des initiatives et des richesses que la pauvreté et le chômage se rétracteront. Ainsi en accusant les riches, on se trompe de cible ; ne reste que la révolte fiscale d’abord silencieuse, ensuite moins courtoise si les portes de l’enfer ne se changent en portes du paradis. Car après l’évasion fiscale, devrait advenir l’invasion fiscale en ce paradis que pourrait être la France. Hélas, mille fois hélas, le Président français ne remettra pas les clés du paradis fiscal à ses citoyens enchainés…
Emmaüs Saint-Michel-le-Cloucq, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Siri Hustvedt essayiste et romancière :
Vivre, penser, regarder ;
Un Eté sans les hommes.
Siri Hustvedt : Vivre, penser, regarder,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes sud, 512 p, 24,80 €.
Siri Hustvedt : Un été sans les hommes,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 224 p, 18 €.
Comment tisser ensemble les fils de l'essai et la dimension autobiographique ? L’écrivaine américaine Siri Hustvedt a trouvé le sésame qui lui permet de réunir ses genres pourtant peu conciliables : c’est « l’essai subjectif ». De même, partant de textes écrits et publiés au hasard de journaux et de colloques, elle a su les agréger en un ensemble cohérent, qui plus est sous l’égide des sacro-saintes trois parties universitaires, quoique elle revendique sa liberté par rapport à ce milieu et à ses codes. Vivre, penser, regarder est le triptyque de l’entière réalisation personnelle, humaine et intellectuelle de l’américaine Sri Hustvedt, que l’on doit connaître moins que pour l’épouse de Paul Auster, que pour elle-même. De la neurobiologie à l’œuvre d’art, Vivre, penser, regarder est un parcours autobiographique et intellectuel, quand le roman Un été sans les hommes installe au centre d’une pléiade de personnages féminins, une poétesse perspicace et inspirée.
Le lien entre nos vies mentales quotidiennes et les sciences neurologiques est un fil rouge qui parcourt avec constance ce recueil Vivre, penser, regarder. Ainsi les pages sur les migraines récurrentes de Siri (qu’elle n’aborde pas sur le versant de la plainte) sur l’insomnie, sur le rapport à son père, forment un tissu de « biographèmes » (pour reprendre le terme de Roland Barthes) et de notations scientifiques, philosophiques et littéraires érudites, sans lourdeur. Se dire et se connaître ne peut s’exonérer de la connaissance des travaux et des œuvres d’autrui : Chaucer, Nabokov ou Borges, par exemple sur cette « étrange zone intermédiaire entre veille et sommeil », mais aussi l’examen du cortex ou du thalamus…
Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affect, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale ». La personne est-elle alors plus biologique que culturelle ? De même, entre déterminisme et liberté, elle se demande : « A quel point sommes-nous prisonniers de notre sexe ? » Répondant alors : « Nous ne sommes pas les auteurs de nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons ni capacité d’action possible ni responsabilité, mais plutôt que le devenir ne peut s’émanciper du lien. »
À la recherche de son « moi idéal », mais aussi de ses facettes et réalités, elle reste consciente de ce que « nous devenons aussi les créatures de notre culture ». Non sans s’interroger sur l’apport de la psychanalyse, elle note avec justesse « la rapidité à laquelle le lecteur de n’importe quel texte littéraire se met à ressembler à l’analyste, et le nombre de choses dont nous sommes souvent inconscients, nous autres auteurs de fiction, lorsque nous écrivons ».
Son regard butine dans un large spectre : de Duccio à Louise Bourgeois, elle n’est pas qu’historienne d’art. Avec finesse, et modestie, elle confronte aux chefs-d’œuvre son expérience familiale de la photographie et de l’image, observant ces « neurones miroirs » qui interagissent avec la puissance du regardé. L’effroi de Goya rebondit parmi les artistes contemporains qui le relisent, le singent, choquent et fascinent leur public, cependant moins que le sens de la fureur et du sublime chez le peintre espagnol. C’est alors qu’elle tente de pactiser avec les émotions ressenties, en conscience « que les artistes sachent qu’ils ne maîtrisent pas leur œuvre. »
La curiosité de Siri Hustvedt semble insatiable. On se souvient qu’essayiste, dans La Femme qui tremble, elle étudia les troubles neurologiques et le « gouffres qui hantent et configurent, dit-elle « l’histoire de mes nerfs », qu’elle dressa un Plaidoyer pour Eros. Romancière, avec Un Eté sans les hommes, elle narre l’abandon et la reconstruction d’une femme. Sans cesse à la recherche des mystères de la personnalité, elle sait une fois de plus « vivre, penser, regarder ». En sa langue accessible et élégante, elle nous entraîne avec bonheur dans cette mosaïque de micro-récits et de pensée réflexive qui dresse mieux que son autoportrait : le nôtre. La vocation d’écrivain de Sri Hustvedt ne se satisfait pas de raconter des histoires, si elles ne sont accompagnées d’une pensée sur leur nécessité…
Il y a quelque chose de Desperate Housewives dans ce roman. Il est en effet question d’une femme qui, la quarantaine venue, voit partir son mari qui a besoin de faire une pause : « La Pause était française, elle avait des cheveux châtains plats mais brillants, des seins éloquents qui étaient authentiques »… Certes, si la narration s’arrêtait à une situation hélas si banale, sans les finesses d’une écriture là déjà sensibles, il ne mériterait guère d’en parler.
La narratrice oscille d’abord entre l’examen de son moi et des rumeurs de folies qui la frôlent, lorsqu’une dépression, une hospitalisation, la séparent du monde, lorsqu’il ne lui reste plus que des « tessons de cerveau ». Ainsi, sans son Boris bientôt repentant, comme au cours d’une thérapie, elle va aborder « un été » exclusivement consacré à des présences féminines. La voilà alors au croisement de deux âges de la vie, entre l’amitié de vieilles veuves qu’elle appelle les « Cinq cygnes » et celle de sa mère. Décidé à faire un bilan de sa vie, dont un large pan vient de tomber, elle prend la décision de faire l’inventaire écrit de ses « Mémoires sexuels », depuis la première émotion, si ténue, jusqu’à celles plus matures, puis matrimoniales, et d’aller à la recherche de son « moi secret ».
C’est lorsque Mia, poète au plus profond d’elle-même, émergée de sa dépression, va se mettre à donner des cours de poésie à sept adolescentes, que le roman prend de son ampleur. Entre Abigail, l’une des « Cygnes », qui sait cacher sa « broderie érotique », entre sa correspondance avec « Mr personne », puis les premiers émois et petites rivalités « gothiques » de ses disciples, enfin son amitié avec Lola, jeune mère un peu dépassée par son couple sa progéniture, elle enrichit sans cesse sa personnalité et sa vision du monde.
Un tel roman en forme de mise au point au carrefour d’une vie, grâce à l’introspection et au retour sur un passé personnel, a bien des atouts. Mais il devient fascinant lorsqu’il se penche sur l’écriture en acte, sur les mystères de la création poétique, citant Shakespeare ou Emily Dickinson, ou encore proposant les propres poèmes du personnage, fort beaux, limpides et imagés : « Multiplie-toi par les mots, Alice / Ton armée aérienne crache des sagaies, / Craque des syllabes, brise le verre, / Vomit la fureur vers le ciel. »
Ainsi l’on ne trouvera ici aucune niaiserie, mais une éducation à la sensibilité, à la connaissance de la condition et de la création féminines, ainsi qu’une éthique d’écriture aussi prenante que solide, tout juste une légère satire des mœurs. Où le « critique américain » est comparé à un Dieu « totalement dénué d’humour et amateur de la médiocrité ». Où l’éloge de la création est si lyrique : « embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime ». Voilà un livre finalement polymorphe, entre roman et journal d’une crise, d’une reconquête, voire essai sur la différence et l’identité du féminin et du masculin. Malgré quelques minces pages d’intérêt inégal, presque inévitables dans un tel projet pluriel, le plaisir de lecture résonne…
On a connu cet auteur, qui publia un beau Plaidoyer pour Eros, plus pâteux dans son style romanesque. Tout ce que j’aimais, par exemple, nous a laissé un souvenir de sûreté dans le détail psychologique, de qualités d’analyse infinies, mais dans la gangue d’un roman trop compact, trop touffu peut-être. A moins que nous l’ayons mal lu. Les esprits chagrins diraient à propos d’Un été sans les hommes qu’il s’agit d’un livre de femme, pour des lectrices. Que l’on balaie cette opinion sexiste ! La richesse sensible et conceptuelle de l’univers de son personnage et le simple raffinement de son écriture méritent que Siri Hustvedt soit considérée comme un écrivain, là où les douanes des genres sont balayées. Car entre Vivre, penser, regarder et Un été sans les hommes, de l’essai eu roman, de la neurobiologie à l’œuvre d’art, un parcours autobiographique, intellectuel et romanesque se dessine, celui d’une complète femme-artiste[1].
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des Anges, février 2013
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.