Fresques XVI° de Saint-Barthélémy de Mont, Haute Garonne.
Photo : T. Guinhut.
De la légitimité de l’humanisme et de l’Histoire.
Rémi Brague ou le point d’Archimède du divin :
Où va l’Histoire ?
Le Propre de l’homme.
Rémi Brague : Où va l’histoire ?Entretiens avec Giulio Brotti,
traduit de l’italien par Philippe Charpentier de Beauvillé, Salvator, 192 p, 20 €.
Rémi Brague : Le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée.
Champs Flammarion, 270 p, 9 €.
La main de Dieu veille-t-elle sur la sphère terrestre et sur les destinées historiques de l’homme ? Il semble seulement avéré qu’outre chacun d’entre nous les philosophes puissent avoir ce rôle, ce qui est indubitablement le cas de Rémi Brague. Or il n’y a pas d’Histoire sans homme, quoique la réciproque soit également vraie. La fin de l’Histoire, non pas seulement celle de l’horizon de la démocratie libérale selon Francis Fukuyama[1], coïnciderait alors avec celle de l’homme, menacé, par lui-même, par ses actes, par ses idéologies. Ce qui ne fait pas du tout l’affaire de qui pense, comme Rémi Brague, que la dignité humaine se doit de perdurer. D’Où va l’Histoire ? au Propre de l’homme, le philosophe (né en 1947) n’a de cesse, mais avec la prudence requise, de ranimer la légitimité des descendants d’Adam. Cependant, même si nous ne sommes les fils d’aucun dieu, la réflexion de Rémi Brague reste salutaire, ne serait-ce qu’au prix d’une indispensable vaste culture.
L’Histoire s’engage au choix vers le chaos, vers l’horizon paisible des démocraties libérales, vers de nouvelles guerres mondiales, vers plus de spiritualité ? Il est à craindre que l’humanité, du moins occidentale, se soit laissé prendre par une lassitude et un scepticisme dommageables face à la crise de la mémoire historique. C’est, parmi cette petite synthèse de son œuvre que sont les entretiens d’Où va l’Histoire ?, la thèse de Rémi Brague, qui prend garde de ne pas oublier nos racines, gréco-romaines, judéo-chrétiennes. Il dénonce le rêve d’une « indépendance absolue d’individus qui n’auraient aucune généalogie ». Ainsi les confrontations entre les religions ne lui permettent guère de se faire des illusions sur l’Islam, et l’obligent à considérer sans indulgence son projet hégémonique, allant jusqu’à rappeler que même le philosophe arabe du XII ème siècle, Ibn Rush Averroès[2] ordonne le jihad guerrier ; ce qu’il précise dans Au Moyen du Moyen-Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam: « Averroès, dans un prêche à la Grande Mosquée de Cordoue, a appelé à la guerre sainte contre les royaumes chrétiens du Nord ». Dans la loi sur le jihâd « se trouve le commandement général d’exterminer totalement les adversaires ». Ou encore : « Car les chemins qui dans cette loi conduisent à Dieu sont deux : le premier est par le discours, le second par la guerre ». Ou enfin : « La fin principale est la paix (sâlam), c’est-à-dire la domination islamique sur un domaine pacifié (dâr as-sâlam)[3] ».
Notre essayiste fustige également le relativisme : « L’idée d’humanisme se vide, si elle ne repose pas sur l’idée que l’homme peut avoir accès à la vérité, qu’il est un sujet libre et responsable, et créateur de son histoire ». De même, le mythe écologique de la résorption de l’homme dans la nature se voit combattu au point de devoir réaffirmer la nécessité de ce dernier : « car ce pour quoi nous avons besoin que la vie ait sens et valeur, c’est pour qu’il soit légitime de la transmettre à autrui, en l’occurrence aux générations postérieures ».
Reste que pour le sceptique, « justifier l’existence même des hommes » en s’appuyant sur le « point d’Archimède » en quoi consiste Dieu, est pour le moins aventureux. Ce qui est Le Propre de l’homme ne peut-il se fonder sans que rien ne le transcende ? C’est ce que Rémi Brague exclut, affirmant qu’à cet égard « le projet athée des temps modernes a échoué ». Ce bel essai divers pourrait être sous-titré « l’humanisme et ses ennemis ». Aussi la plaidoirie de Rémi Brague ne laisse pas d’être justifiée.
Quant au projet humaniste, il s’agissait pour lui d’humaniser le monde, en maître de la nature. On n’est pas sûr qu’il ait réalisé ce qu’attendait au IIIème siècle Plotin : les hommes « ne sont pas dans l’univers pour y exercer la tyrannie, mais pour y créer de l’ordre et de la beauté[4] ». Le constat afférant aux espèces éradiquées par l’homme, aux armes de destruction massive, aux pollutions exercées contre la nature nourricière, à l’extinction démographique (du moins des nations occidentales, voire asiatiques) suffit à mettre en doute la légitimité de l’homme. Reste à savoir « pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes sur la terre »…
Peut-on alors fonder une civilisation sur un humaniste athée ? Pour Rémi Brague, ce serait « une civilisation inhumaine ». Si Dieu, du moins celui des Juifs et des Chrétiens, permet de justifier une morale de la nature comme jardin et d’autrui comme objet d’amour -si tant est qu’elle ne soit pas dévoyée par ses thuriféraires-, on peut arguer que son inexistence n’empêcherait pas, certes sans la caution suprahumaine, d’adopter ces mêmes valeurs en statuant sur leur caractère raisonnable et sur l’utilitariste bénéfice de leurs conséquences. Ce en quoi l’étude des « humanités », et pas seulement des matières scientifiques, reste primordial. Il faut alors admettre avec Rémi Brague que l’autorité d’un Dieu qui régirait l’eschatologie humaine, donc son paradis et son enfer post mortem, n’est pas sans nécessité sur une humanité à qui ne suffirait pas, ou serait difficilement accessible, la raison, et qui aurait besoin du puissant levier de la carotte et du bâton.
Si la science physique, en particulier des atomes, est déshumanisante, c’est parce qu’elle n’est pas celle « de la fin et du sens ». Lorsque les sciences ne nous disent rien sur le bien et sur le mal, la question du « comment s’orienter dans l’univers ? » reste primordiale. Car la sélection naturelle darwinienne n’a pas forcément la dimension morale, certes humanocentrée, que nous appelons de nos vœux. Car les technologies et autres intelligences artificielles pourrons -qui sait ?- imaginer, ou constater la superfluité, « l’obsolescence de l’homme », pour reprendre le titre de Günther Anders[5].
Prodige ou erreur de la nature, l’homme, entre sa dangerosité pour la terre et son malheur d’être né, se demande s’il ne ferait pas mieux de disparaitre. Se reproduire, une faute morale ? Ce qui n’est pas seulement une interrogation contemporaine, puisqu’elle occupait déjà l’époque médiévale et l’Antiquité. Qui, avec Porphyre, ou avec L’Epître des animaux, une œuvre de l’Islam médiéval, s’interroge sur la préséance de l’homme sur l’animal et s’il faut manger ce dernier[6].
Un « antihumanisme » apparait lorsque le poète russe Alexander Blok exècre en bon marxiste l’individualisme et recherche le naturel et le barbare camouflés sous la civilisation. S’il n’est « pas un philosophe de haute volée », il s’accorde avec l’enthousiasme guerrier des futuristes et des fascistes.
Rémi Brague ne pouvait rater Foucault et sa « fin prochaine » de l’homme à la fin de Les Mots et les choses[7]. Ce dernier accuse les stratégies de pouvoir de l’humanisme que sont l’âme, la conscience, la souveraineté, l’individu et la liberté fondamentale. Ce qu’il veut combattre par la lutte des classes, la suppression des tabous, dont ceux sexuels, une existence communautaire[8]. Le projet foucaldien, sans oublier ses approximations intellectuelles, en particulier lorsqu’il prétend ramener l’activité humaine à l’exercice et à la prise du pouvoir, est alors à juste titre brocardé par notre essayiste (même si bien des interdits sexuels méritent leur disparition) qui sursaute en lisant : « L’homme disparait en philosophie, non pas comme objet de savoir, mais comme sujet de liberté et d’existence. Or l’homme comme sujet […] de sa propre conscience et de sa propre liberté, c’est au fond une sorte d’image corrélative de Dieu[9] ». Pour contrer ce discours, la conception médiévale de « l’homme comme une créature de Dieu » reste pour Rémi Brague absolument opérante. Ne serait-ce que devant une application humaine de la sélection naturelle darwinienne à l’humanité, ce qui serait une exclusion de la dignité et de la compassion. Ainsi faut-il trouver une excellente « raison de poursuivre l’aventure de l’Histoire ».
Si Gaïa est en train de devenir une religion de la biosphère, l’homme peut apparaître comme le perturbateur, le destructeur. D’autant qu’il est peut-être le produit d’un « démiurge pervers ». Pourtant, affirme Rémi Brague, « la création est bonne, en ce sens qu’elle est capable d’abriter une liberté, créatrice d’Histoire ». À travers l’examen de La Genèse et de la Torah de Moïse, il conçoit le « primat du logos » et propose, par exemple, l’idée selon laquelle « l’homme pleinement humanisé connaît le droit ». Il reste à l’homme de « faire pour être ». Dans le cadre de notre « condition historique», où nous somme nantis autant du « fardeau de l’Histoire[10]» que de ses bienfaits et de son espérance, le choix d’une transcendance, d’une religion, passe alors par la rationalité.
Or l’athée peut ne pas être en contradiction avec une théologie libre qui lui permettrait d’agir en faveur de la rationalité humaine et de la poursuite de l’Histoire, en faveur enfin d’une amélioration des conditions de vie de l’humanité. Ce pourquoi de la nietzschéenne mort de Dieu ne découlerait pas la mort de l’homme. Il s’agit alors de refonder la légitimité humaine (éventuellement en imaginant que Dieu l’a « investit d’une tâche » et de sa liberté) autour d’une mission d’humanité envers ses pairs, autant qu’envers les animaux et notre planète. À la condition expresse qu’aucune tyrannie totalitaire en conduise le projet, aux dépends des libertés individuelles…
Philosophe chrétien délicieusement érudit, Rémi Brague est en Où va l’Histoire ? discret sur sa foi. Dans le Propre de l’homme, le « point d’Archimède » reste la nécessité du dieu judéo-chrétien pour soutenir l’humanité du projet humaniste. Est-ce à dire que l’incroyant se gardera de le lire ? Ce serait une grave erreur, qu’a tenté de ne pas commettre le modeste auteur de ces lignes. D’autant plus modeste devant l’œuvre impressionnante de l’essayiste, entre ses étude sur les philosophies médiévales d’une éclatante pertinence, sur le monde grec et une trilogie : La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers[11]. Sans omettre Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne[12], dans lequel il doute, peut-être un peu abusivement, de la capacité de se dire le créateur de sa propre humanité. Comme en ces entretiens, comme en cet essai qui devient le propre du lecteur, la largeur de vue ne le cède en rien à l’acuité de la pensée. Comme quoi un philosophe chrétien peut être un philosophe de notre temps.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.