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20 mai 2020 3 20 /05 /mai /2020 11:59

 

Murano Francesco Zugno (1709-1787) : Il Trionfo di San Lorenzo,

Museo del vetro, Murano, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Thierry Guinhut

 

LA REPUBLIQUE DES RÊVES

 

Roman

 

L'Harmattan, 468 p, mai 2023.

 

 

 

          Louis Braconnier deviendra-t-il l'artiste qu'il rêve d'être ? Connaîtra-t-il le fin mot des machinations politiques qui irriguent la cité bordelaise et l'utopie d'Euro Urba ? Des grands vins au radio-télescope de Nançay, des récits amoureux à la trouble galaxie des hommes de pouvoir, de l'idéalité des colloques à la corruption des virus du sida et de l'argent détourné, un archipel de personnages aux destins croisés intrigue, aime et meurt par épisodes, court vers la réussite, l'oubli ou le crime.

       Une philosophico-burlesque initiation aux grands crus girondins précède « La Conscience de Bordeaux », pour accéder avec l'artiste photographe à l'Aquitaine Communauté des Savants. L'on élargira ses rencontres lors des histoires d’ « Eros à Sauvages », avant de basculer dans les cérémonies funéraires de « Job ». Et c'est grâce à des trajectoires insolites, à leurs quêtes de montagnes et de particules quantiques que Louis et l'astrophysicien Rémi ourdiront chacun leur « De natura rerum », non sans les défis d'une vaste enquête financière et criminelle.

          Véritable somme, La République des Rêves déploie une étonnante galerie de personnages : la fantasque Flore, l’œnologue Robert, Léo le platonicien concepteur de ville-nuage, Le Ministre Lecommunal, les députés Antonelli et Orlu, la mystérieuse Eros, Julius l'érotomane distingué, « la Jeannie la barjo », Joss Roche-Savine machiavélique promoteur d'Euro Urba ville promise, le moine catho-zen, la Juge Judith-Renée... Et bien des comparses qui trouveront la chute ou l'accomplissement, et dont les révélations éclaireront d'un jour parfois sardonique ce grand roman philosophique, cette fresque de société aux nombreuses ramifications.

 

LA REPUBLIQUE DES RÊVES

roman

 

 

   Une route des vins de Blaye au Médoc

 

II  La Conscience de Bordeaux

      La Conscience de Bordeaux

      Le contrat faustien

 

III  Bironpolis

       Incipit : la République des savants

       Les nuages de Titien

 

IV  Eros à Sauvages, première journée

      Prologue

      Les belles inconnues

 

V   Eros à Sauvages, deuxième journée

 

VI  Eros à sauvages, troisième journée

       Mélissa et les sciences politiques

 

VII Job

       Le testament de Job

 

VIII De natura rerum

         Incipit

         Euro Urba 

         La montée vers l’Empyrée  

         Excipit                                                                       

 

Bibliographie

 

 

 

Roman paru en mai 2023 aux éditions de L'Harmattan.

     

Toute ressemblance avec des personnes ou des organismes réels serait purement fortuite et n'engagerait en aucune manière la responsabilité de l'auteur. De même, la ville de Bordeaux, l'observatoire du Pic du Midi, le CERN de Genève, le radiotélescope de Nançay et autres lieux sont traités avec toutes les libertés de la fiction.

 

 

EROS A SAUVAGES

 

 

Première journée :

Prologue

premier récit de Geneviève : La vérité nue des hommes.

premier récit de Gérard : Amalia Antonelli, ou les couteaux.

premier récit de Flore : Le conte des deux clones.

premier récit de Louis : Les belles inconnues

premier récit de Julius : Aude Sarlande, suivi de Galante la parfumeuse.

premier récit d'Eros : Cynthia et Philip, roman rose.

première soirée : Léo et les piscines de la Pomme d’Or.

 

Deuxième journée

 

deuxième récit de Geneviève : Les 24 femmes de Raymond Lecommunal.

deuxième récit de Gérard : Sibylle et Béatrix, ou le voyeur puni.

deuxième récit de Flore : Le conte de la Belle et du jardinier.

deuxième récit de Louis : Trois amoureuses, dont Sylvie et son viol.

deuxième récit de Julius : Une trouvaille, suivi d'une voilette.

deuxième récit d'Eros : Minette et les prétendants, roman noir.

deuxième soirée : Léo et ses historiens en sida.

 

Troisième journée

 

troisième récit de Gérard : L'opéra bouffon, ou l'attente comblée.

troisième récit de Geneviève : La confession d'une femme mariée.

troisième récit de Flore : Le conte de moi.

troisième récit de Louis : Mélissa et les sciences politiques

troisième récit de Julius : Diane et Natacha, suivi de la danseuse indienne.

troisième récit d’Eros : Eros et ses proies, roman rouge.

troisième soirée : Voyage en Erotélie.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Ligne méridienne et cadran solaire de Bianchini,

Chiesa Santa Maria degli angeli, Rome. Photo : T. Guinhut.

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14 juin 2014 6 14 /06 /juin /2014 19:51

 

Pontevedra, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Une route des vins de Blaye au Médoc.

 

La République des rêves I

 

L'Harmattan 2023.

 

 

 

      Sortant de l'autoroute, depuis le nord et le bruit de fond d'un narrateur qui invente et pille, l'ellipse du pare-brise dispose l'Aquitaine sous le soleil et les cumulus blanc-bleus comme du haut d'un changeant concept. Dès après le péage, Louiq entre parmi les vignes du rendez-vous de Blaye, où l’attendent un hôte presque inconnu, de mystérieux invités aux noms affriolants. Sur les pavés d'un village aux crépis clairs, le petit éros de verre suspendu au rétroviseur se met  à vibrer, à chanter...

      Une cloche aigrelette résonne dans l'entrée aux abeilles écrasées de l'épicerie-café-tabac. Allegro, Camille emplit son baquet de bois libre-service d'un tumulte de rillettes et pamplemousses, pain de campagne et saucisson sec, couronnant l'édifice d’un fromage de chèvre oblong et blanc sur sa feuille de châtaigner. Histoire de parachever le diététique chaos, il entrechoque les Martini, les litres à étoiles et les limonades à la recherche du nectar attendu… Et c'est d'une main triomphale qu'il pose le « Vitaboir » de la coopérative de Saint-Sulpice-de-Royan sur le comptoir taché d’antédiluviennes tempêtes de goulots.

      Il lui suffit d'un trash-métal rock and roll d'autoradio, puis d'un cristallin madrigal de Monteverdi sur disque miroitant arc en ciel, pour entrer dans la ville et la citadelle de Blaye.

      - C’est notre jeune homme ! Qui commence avec nous une randonnée oenologique et pédagogique, et qui entre en paradis bachique… s'écrie Robert dans un grand coup de poumon, riant, un bras tendu au travers de la vitre ouverte, l'autre envolé dans l'espace comme sur une scène d'opéra, avant que Louis puisse songer à descendre. Juché sur le capot, Robert entame, un verre encore vide à la main, et boucle un tour d'honneur de la Place d'Armes, déserte et rudement ventée par l'ouest. Ils se garent le long de la Gironde en contrebas, fléchée d'îles bistres, d'ombres mobiles.

      On s'embrasse, on se tape sur l'épaule. Réjane anime d'yeux pétillants et de sourires ses rides légères, et prend, maternelle soudain, dans ses bras Louis qu'elle n’a pourtant jamais vu. Elle le noie sous un bavardage exalté, indistinct, puis s’apaise :

      - Voici Flore Hellens, n'est-ce pas qu'elle est mignonne... Une vraie jeune femme de haute couture et toute simple avec ça. Et docteur en gynécologie...

      - Pas encore docteur, non... rit-elle, confuse…

      - Alors, Louis, apostrophe Robert, es-tu disposé à changer le verre de ton appareil-photo pour celui de la dégustation? Changer le visible pour le gustatif ? Et nager à pleines brasses dans un fleuve de papilles vineuses…­ Parlant, il anime la confortable corpulence de sa cinquantaine avec une joyeuse truculence des mouvements…

      - Et voici Léo Morillon, docteur en philosophie! Qui vient troquer l'esprit contre les sens…

      - Momentanément, seulement momentanément, corrige-t-il, serrant la main de Louis et calant de l'autre main son chapeau jaune citron contre le vent. Il semble crispé, quoique attentif, le regard tranchant dans un faciès ingrat aux lèvres brusquement sensuelles.

      - Louis Braconnier est photographe, lui précise Robert. Il a fait d’étonnantes photos dans le dernier numéro de Gironde Magazine

    - Mais docte en rien, s'excuse-t-il... Qu'est-ce que je viens faire parmi tous ces doctes en gynécologie, philosophie et oenologie?

      - Oh, répond Réjane, je ne suis docteur qu'en panier-repas et gourmandises, ne t'inquiète pas...

      On sort les sièges dépliants. On amarre la table de camping avec des tendeurs aux poignées des portières, aux rétroviseurs. On déballe les victuailles sur les pavés et dans des assiettes en terre. Louis stabilise avec son corps calé dans une veste de cuir le siège le plus exposé aux bourrasques, ses cheveux trop longs voletant autour de son visage aux maxillaires solides, regard doux cependant quand il se pose étonné sur Flore. Elle noue avec dextérité ses cheveux dans un grand foulard vert tendre accordé à ses yeux.

      En guise d'ouverture, Robert offre un verre d'une eau apparemment innocente:

      - Ce fleuve double, cet estuaire Gironde qui, dit-il, crée, baigne et mire les vins du Bordelais, vous offre son eau de baptême...

      Les convives, l'esprit pas encore aussi enjoué que la pigmentation rubiconde des joues de Robert, élèvent leur verre à moutarde auprès de leurs lèvres cérémonieusement avancées et pincées formant gouttière pour l'absorption du généreux et limoneux liquide. Réjane lui trouve « un goût de joncs et de plantes, pour tout dire de soupe aux mauvaises herbes », pendant que Flore va jusqu'à le qualifier de « putride »:

      - C'est toujours comme ça que j'ai imaginé le goût des grenouilles vivantes, au ruisseau de la ferme de ma nourrice, en Charente.

      Et Louis de s'esclaffer devant ce psychanalytique introït à une initiation aux grands vins... Tandis que Léo, soupçonnant de trop humaines pollutions, reste muet, ne bougonnant qu’un instant contre cette « eau corrompue qu’on le force à avaler».

      On passe au repas, étalé à la va comme je te pousse, boites de conserves diverses, casse-croûtes et en-cas vite faits, collations et libations, câpres et oignons blancs sortis par surprise au milieu des rillettes graissées sur la tartine ou cueillies à la pointe du couteau... Robert extrait d'un torchon vichy bleu et blanc, comme s'il décolletait une matrone gasconne, un bocal au contenu brunâtre et ivoire, « un pâté de pays », clame-t-il dans les sautes d’humeur du vent. Réjane, son épouse, emplumée de cheveux fous, tire sur le rose caoutchouc et libère un fumet moelleux et corsé, emporté par bouffées, de gibier, dirait-on... Est-ce lièvre ou sanglier, chevreuil ou faisan? Robert, un tantinet mystérieux, aiguillonné par la bouteille déjà vidée de Léo, un Côte de Blaye particulièrement anonyme dont les palais encore inexpert de nos voyageurs se trouvent pourtant assez bien, se lance dans une joviale péroraison:

      - Mis à part sel, poivre, épices et porc dont ne peuvent se passer ces gibiers d'eaux (et les autres de penser canards, bécasses et sarcelles...) ceci est chair jeune, quoique légèrement faisandée, d'animaux fabuleux, nageurs et à fourrure, natifs du Marais poitevin. J'ai nommé : le ragondin!

      Flore a peine à dominer un mouvement de dégoût, Réjane rit et se pourlèche, Louis décèle dans le dé de chair fraîche sur sa langue un goût de lapin magique, de lièvre de mars, avec un final de bête chaude et sauvage. Tandis que Léo, docte, quoique la diction déjà pâteuse sous le soleil tonitruant du vino tinto de Rioja apporté par Flore, déclare:

      - La nature particulière de chacun des produits nécessaires à la composition des mets n'est que support et préalable à l'essence du goût qui seule importe.

      Réjane parait confire en ravissement, souriant béatement son admiration de disciple suspendu, telle une salive lumineuse, aux lèvres de son maître de thèse...

      - Et que sais-tu de l'essence du goût de vivre? lui demande soudain Louis.

      - Vivre est l'imparfaite réalisation de l'idée, l'ombre de la caverne, répond du tac au tac Léo. Vivre déconstruit l’idée et ne nous en laisse que le déchet…

      - Vivre ne naît-il pas des sens, comme le goût de ce pâté?

      D'un seul dédain de sourcil, Léo parait écarter Louis et plonge son regard fixe dans le tangage de son verre qu'on remplit encore...

      On livre à l'appétit des mangeurs une avalanche de tranches de rôti froid et les cubes ambrés d'une gelée tremblotante sur un lit de laitues artistement dévastées. Le Chianti de Réjane, dont le bouchon a cédé sous les triturations saccageuses du couteau de Léo, inonde en claires rasades  les mains sinon les verres des buveurs.

      Suit un défilé de fromages sur le bistre des feuilles de vigne, des desserts de pêches, de noix et de gâteaux secs... Robert caresse de la paume le cep d'un tire-bouchon enspiralé dans le goulot d'un Coteau du Layon violemment jaune et sucré. Louis frappe énergiquement du talon de sa chaussure le fond de son Vitaboir pour l'expulsion du liège. Flore et Réjane picorent et pétillent, parfumant le corail humide de leur orifice buccal, heureusement soutenues par l’intense effort masculin pour décerner enfin, d’une langue, qui brumeuse, qui solide, qui nuageuse comme à la veille de l'orage, ou emportée en auto-tamponneuse secouée de rires brinquebalants, la palme vineuse, vinasse et vinaigre au Vitaboir.

      Ce sont trois voitures, pare-chocs contre pare-chocs, dans la nuit et dans la direction d'un hôtel à Saint-Emilion. Parfois, un klaxon tapoté précède de peu l'ouverture d'une portière: éclair lent et filiforme d'une urine couleur clarté de lune. Ou, entre deux hoquets vomisseux et filés, la voix, à peine reconnaissable, sinueuse et molle, de Léo:

      - J'ai bu comme un chien, j'ai bu sans esprit ; initie moi, Robert, initie nous...

      La tête restée froide, et néanmoins ne tenant plus sa queue de chemise de rire, Robert promet, lui claquant paternellement la faible omoplate, pendant que Réjane, sérieuse et attentionnée, lui soutient le front qu’il a lourd, plombé, démesuré, grumeleux…

      - Voilà donc, exulte alors Robert, ce grand philosophe, ami des puissants... Connaissez vous son oeuvre, dont cette Actualité politique du platonisme? Dans laquelle l'espérance marxiste lui fait adapter la théorie du roi philosophe à l'état socialiste. Voyez le cracher par la tripaille son irréaliste philosophie! Sentez le expulser par ses aigres dégueulis toutes les ciguës rougeâtres de sa doctrine totalitaire !

      Etonnés, interdits, les autres paraissent n'oser ni pouvoir soutenir un défi que Léo n'a visiblement plus les moyens de relever...

      Ils se réveillent dans une chambre que, pour quelques uns, ils ne reconnais­sent qu'à demi, ou pas du tout. Louis sait qu'il a rêvé de Flore, mobile, grands cheveux souples, nez mutin, bouche calme et sensible, hésitante quand elle le regarde, sans qu'il puisse se rappeler une scène encore ou jamais.

      Dehors, le soleil frappe par endroits des vignobles rangés en fragments de géométries proprettes sur des collines miniatures et aquarellées de verts... La face et le corps radoubés par force ablutions, dentifrices, cafés et beurrées, ils flânent un moment sur les rempart et dans les ruelles.        

      On parle peu. Léo remâche son intempérance de la veille. Il jure de goûter seulement, d'étudier pour quitter, dit-il, l'état de novice et accéder en trois jours de vinomachie à une maîtrise. On le raille amicalement qu'il lui faudra plus de temps. Robert et Réjane semblent faire la promenade tranquille de leur jardin matinal, humant l'air, les vignes et les pierres...

      Flore est en jean bleu clair et chemisier de coton blanc brodé de motifs floraux colorés. Avec les cheveux relevés, son visage parait plus plein, son châtain plus clair. Sous les pommettes hautes, le sourire grand ouvert sur la fraîcheur des dents très blanches en réponse au bonjour. La clarté du regard va droit soudain à l'émotion de Louis très calme. Comme si elle était un de ces rares corps et visages auxquels on parle sans phrases toutes faites pour circonstances connues, auxquels on dit le sens de soi en confiance... Elle termine ses études de gynécologie à Bordeaux et s'intéresse au parfum des plantes et des vins… Il est ici pour revenir savoir photographier les vignobles bordelais à l'instigation de Robert... Au dessus du paysage, elle semble avoir frais. Il lui offre sa veste de cuir doublé qu'elle accep­te. Elle est grande également.

      Nos commensaux n’ont pas longtemps à tenir conseil au pied du centenaire acacia de la place pour déterminer l'itinéraire du jour sous la direction sacerdotale de Robert…

      Caves du Château Ausone ; ils longent, la silhouette humble et le palais chatouillé par le pétillement pré-gustatif, l’infinie théorie des bouteilles vénérables et encapuchonnées de leurs étoles de grasse poussière. Dans le chai, sur une barrique debout, le maître a disposé cinq verres où le liquide tourne et s'apaise, rougeoiement imprécisé dans la pénombre d'une allée de fûts. Ils boivent à petits coups, lapements, claquements de lèvres brefs et discrets, silence général. Robert semble chuchoter quelques  instants avec le maître de chai. Il s’attarde à élever dans un rai de lumière son verre et laisse glisser longuement quelques centilitres autour de sa langue rose et glougloutante pour les cracher enfin dans le sable noir. Il conclut ses gestes réglés par quelques notes sur un carnet couvert, comme de juste, de liège.

      Dehors, Flore se hasarde à trouver ce vin « un peu dru encore », tandis que Léo n'hésite pas à se déclarer « carrément déçu ». Avec un sourire fin, Réjane avance: « prometteur! » Louis a un regard interrogateur à l'adresse de Robert qui avance distraitement :

      - Très honorable. Mais ne sera probable­ment pas aussi plein que le fameux 76 au nez de griotte. D'ailleurs, ce 84 dernier né n'est à boire que dans neuf ou dix ans...

      - Mais tu nous a floué, s'écrie Léo, tu nous a humecté avec un jus vert après nous avoir promis le grand Ausone !

      - Comme quoi, répond Robert, vous n'êtes pas encore capable d'apprécier un vin, ni au présent, ni par anticipation.

      - Apprécier ainsi, c'est pourtant le but de la philosophie...

      - Alors à quoi sert ta philosophie? lui demande tout à trac Réjane.

      - Parce qu'ici n'est pas l'idée. Seules sont là les langues, leurs déchets, leurs structures psychologiques et économiques, leurs effets de pouvoir et de soumission. Le philosophe se partage entre les desseins de l'idée qu'il projette sur l'humanité qui veut l'entendre et l'examen du chaos où nous sommes. Nous sommes des fictions sociales, marchandes et culturelles. Nous sommes des biologies avec des comportements et des images. Philosopher, c'est briser ces coquilles pour en examiner les débris et trouver l’oeuf originel de l'idée d'où sortira enfin la ville de l'égal bonheur pour tous, la pure Urba socialiste...

      - Ouh la la... soupire Réjane. J'en reste pantois. Chut, Robert ! Et toi Léo... N'oubliez pas que vous aviez promis de ne pas parler politique. Partons !

 

 

      Au château Cheval Blanc proche, ils goûtent le tiers de deux verres, non sans cracher dans un fond de barrique de sable, se roulent et se pourlèchent le liquide jusqu'au flanc des gencives secouées par les tanins. Deux années primeurs loin d'avoir atteint le plein de leur maturité et dont Robert préjuge pourtant la future opulence. Louis parvient à chercher, humer, percevoir des différences, celui là plus coloré dans l'arrière-bouche, cet autre plus vigoureux sur les dents, ce à quoi Léo ne consent qu'avec les plus grandes réticences.

       Puis, sous la houlette de Robert, par Libourne, Faubourg de Cenon, pont de Pierre de Bordeaux, Place des Quinconces, ils garent les voitures sous l'un des panonceaux du parking: « Médoc ». Ils se retrouvent sous les naseaux de bronze des chevaux girondins, déballant des pains de poissons et de crustacés.  Un vaste navire de légumes verts, de sole et de saumon, est fendu en parts égales sous le couteau de Flore et sous le regard tant maternel que professionnel de Réjane. L'autre, de carottes, merlu et langoustines, est bientôt tranché dans le sens de la perspective de la place et sous les verres à dégustation que distribue Robert, dans lesquels aussitôt s'enfle en virevoltant le volume clair du Carbonnieux blanc.

      - Nous voici communiant sous les auspices simples du pain et du vin, annonce Robert, décidément prolixe en rhétorique religieuse.

      - Cérémonie dans laquelle le vin rehausse et relève le met, enchaîne Réjane, interrompue par la langue gouailleuse et furibonde de son époux:

      - Foutaises ! Ce conglomérat poissonneux, si spermatique et rosacé qu'il soit, n'est qu'un marchepied pour la gloire de ce Carbonnieux 1969, un rien nerveux, stimulant en fruit, et presque matinal avec sa pointe de fraîche acidité!

       Non sans les regards étonnés et respectueux des passants devant ce qui n'est visiblement pas un en-cas de clochards ou de chômeurs exclus des richesses de Bordeaux la belle urbaine, sauf un furtif dégingandé en noir qui picore un reste d’amuse-gueule en enregistrant d’un œil les faciès des convives - quoique Louis ne le remarque pas, hypnotisé par la délicatesse du port de tête et de poitrine de Flore, probablement vierge de soutien-gorge - le déjeuner s'achève presque à l'heure du goûter... Ils s'égaillent dans la ville. Robert et Réjane vont accorder une sourcilleuse attention aux cartes des restaurants et discuter de mystérieux bouts de gras avec des sommités de la Maison du Vin, tout près du Grand Théâtre. Léo campe en territoire conquis dans la vinothèque théorique de la librairie Mollat. Flore parcourt en gourmet de la mode les boutiques Kenzo, Stéphane Kélian et Anastasia. Louis enlace Bordeaux de pérégrinations architecturales, activités ponctuées pour eux tous des eaux minérales des terrasses de café en cette chaude après-midi.

       Ils se retrouvent dans un salon feutré pour d'apéritifs bavardages autour de la presque invisible, effilée bouteille de La Salvevert, fleuron de l'Aquitaine des Eaux...

      - Pour que cette petite attente soit le signe de la sobriété générale de notre tournée des grands crus, pontifie Robert. A laquelle contribuent tous les sens: la vue pour la couleur, le dépôt, les larmes le long des parois du verre... Le toucher pour sa rondeur et sa température, sinon les moisissures de l'étiquette et le grain du bouchon... L'odorat, capital pour le nez du  vin. Et à tout seigneur tout honneur, le goût!

      - N'oublie pas, intervient Léo, l'esprit qui s'installe dans les sens pour les extraire de leur animalité et les amener à parfaite évaluation.

      - Ou ce sont les sens qui s'organisent en esprit, hasarde Louis...

      - Non! Qui sommes nous sinon l'esprit? N'est-ce pas? Toi, par exemple, Flore­, qui es tu? N'est tu pas l'esprit avec des manifestation de beau corps et de beau visage? L'esprit avec des manifestations de femme?

      - Moi ? Je sens un peu de ma part animale. de ma part féline. Je sais un peu de mon histoire... Au-delà, est-ce que je sais ? Je suis celle qui peut interroger. C'est tout. Si c'est ce que tu appelles l'esprit. Celle qui veut apprendre à goûter, à aimer.

      - Non. Je suis quelque chose qui sait. Et qui veut savoir plus. Et toi, Louis, quand tu photographies, tu peux voir de l'esprit, ou seulement des sens? Une photo ne  reste-t-elle que le reflet mécanique et esthétique de ce qu'on verrait avec l'objet réel ? La plupart des photos n’ont rien de recomposé par l'esprit, au contraire de l'art du Titien.

       - Jusque là. oui, j’ai fait ce genre de photo. Du touristique. Mais je soupçonne que c’est un peu des deux, non ? Comme les mots, les images peuvent entrer dans les choses... Composer avec le réel... Pour je sais pas quoi encore. Une disposition dansée des éléments et des formes qui serait comme le goût d'un grand Bordeaux sur la langue du Titien...

      - Oui, revenons à nos papilles! s'insurge Réjane...

      - N'allez surtout pas vous fatiguer trop la bouche ! Repos, messieurs les philosophes! De plus sûrs usages de la langue vous attendent. Allons! Entonne Robert, en extrayant sa corporelle abondance du craquant fauteuil d'osier.

      Au restaurant « La Côte de Bœuf », leur appétence vespérale est éveillée par des vins riches et chaleureux. Les brochettes bovines grésillent encore sur l'assiette, lorsque l'impatience de Léo est fustigée par une blessure, heureusement superficielle, sur la pointe de la langue; ce que Robert ne manque pas de regretter quand à l'intégrité de ses précieuses cellules gustatives... Deux vins reposent leurs fumets dans des carafes aux transparences et reflets anonymes en dépit des nuances voisines du pourpre et du vermillon. Le maître es oenologie, comme l'appelle à l'instant Flore, annonce « Clerc-Milon 1975 et 1977 » et lève cérémonieusement le coude au dessus des vapeurs carnées. Un frémissement de plaisir lingual et palatal parcourt la tablée: gargouillements et borborygmes intimes, mastications liquides et ballonnements de joues, déglutitions précautionneuses ou voraces, toutes mimiques dénonçant de secrètes satisfactions stomacales et extases spirituelles, va et vient et comparaisons incessantes entre les deux verres mis à la disposition de chaque impétrant, bouchées alternées de bœuf, poivron, oignon et pain, arômes, emprises sur le grenu de la langue et dans l’entier de la rouge caverne buccale... Robert et Réjane paraissent s'élever dans le plus vigoureux bonheur vineux. « Avec le silence de ceux qui savent », murmure Flore, un léger feu au tempes. Louis et Léo se mettent d'accord, après maintes hésitations, goûteries et circonlocutions, sur la jupe liquoreuse, la touche de cassis qui imprègne le 75. Les deux quinquagénaires appuient cette remarque d'une muette et sereine approbation. « Avec la bienveillance du maître envers l'élève prometteur », ronronne Flore, une goutte pimpante et carmin sur l'extrémité supérieure de la lèvre.

      En attendant le dessert, Léo se gausse des vinasses vidées à la va-vite par les autres clients. Robert se lance dans des prosopopées sur les cépages, les vendanges et la vinification… Flore imagine Louis en Bacchus à-demi nu, l'entrecuisse garnie de grappes colorées et prêtes à éclater... C'est enfin à Réjane d'annoncer ce qui fait enfin office de boisson autant que de dessert, celui qui évince tout repas: « un Pétrus 1975, par lequel, sur l'étiquette, Saint-Pierre n'hésite pas à vous livrer les clefs du paradis ». Un murmure d'ordre évidemment religieux parcourt la tablée... De nouveaux verres à dégustation sont amenés, dûment inspectés par l'œil soupçonneux de Robert. Le Pétrus, décanté trois heures durant, peut faire son apparition. Une magnanime jouissance arrondit les joues du maître lorsqu'il verse une fluide abondance de grenats et rubis dans la panse cristalline des verres étincelants. Nos cinq commensaux élèvent ensemble une robe profonde à la rencontre d'une lumière qui joue framboise écrasée sur du velours. Bientôt, les sens deviennent liquide, la chair et l'esprit se font bouquet, élégance et ravissement. On reconnaît l'évidence de l'onctuosité du Pétrus, de sa puissance, de sa longueur en bouche... Tous, enfin comblés, ressentent ce moment comme « le nécessaire point culminant de la journée, l'accession à un palier supérieur de la connaissance !.. » C'est Léo, pontifiant comme en rêve.

      Qui, dans le sommeil réparateur de la nuit d'un hôtel bordelais, puise l'exacte inconscience et innocence du repos ; qui voit briller en tournant une théorie de carafes aux nuances de l'arc-en ciel ; qui se déplace de châteaux et châ­teaux semblant d'énormes appareils gustatifs ambulants ; qui épingle sur le revers de sa veste les médailles et les insignes les plus flatteurs des ordres vineux... Et qui rêve, au petit matin, avant même le café-croissant, pain et rillettes, de goûter au suc sexuel d'une douce compagne...

      Tels des pèlerins avant longtemps marché pour aborder l'âge des plus hautes sapiences, nos cinq curistes peuvent sereinement aborder, conjointement à la montée et à l'éclat du soleil sur le doré des vignes, la sphère ou la constellation, selon les images chères à Léo et à Louis, des grands crus. Le maître de chai les accueille en personne sur les graves garonneuses de Haut-Brion et les introduit aux mystères d'un tannin qui se fond peu à peu en souplesse et suavité. Après une longue et buccale méditation, Robert annonce :

      - Belle couleur rouge foncé et reflets grenats, dominante boisée parfaitement fondue, petite touche de vanille, myrtille et sous-bois, ampleur de goût sur fond d'odeur de cèdre, rondeur de bouffée de soie, quelque chose de la truffe et de la violette, bouquet profond et racé en bouche ; voici un Haut-Brion 1978 !

      Un silence respectueux s'apaise parmi l'ombre aux fûts de chêne…

 

Photo : T. Guinhut.

 

      - Ah, jubile encore Robert, ce banquet de la vie, ce plaisir des sens, ça a du sens, non ?

      - Non, seule la connaissance, l'idée, leur réhabilitation, ont l'éternité du sens, pique en réponse Léo à ce qui lui était visiblement adressé.

      - Allons vous deux, s'amuse Louis, quelque chose des deux ensemble plutôt... Ce goût ! ça vous revigore... Comme si j'avais un être en plus !

      - Quel sorte d'être, beau Louis ? demande aussitôt Léo.

      - Il me semble que je deviens un peu plus vivant...

      - Un peu plus pensant, tu veux dire...

      - Oui, mais pas seulement. Une perception plus fine et plus ouverte sur le monde. Voir et sentir sont aussi des pensées.

      - Non, percevoir n'est pas penser. Penser, c'est définir et hiérarchiser. Par le langage. Je ne suis ici que pour dominer la nature, que pour comprendre l'esprit et la hiérarchie des grands vins, donc de la nature toute entière. Dominer les sens. Et, comme dans tout concept, qu'il s'agisse de l'être ou de l'état, reconnaître le vrai, le bon, le bien. Trouver l’In vino veritas par l'exercice de l’intellect. Je veux un itinéraire logique. Pas toi, Louis ?

      - Une promenade de goût et de connaissance, sans à-priori. Une couleur de sentir et de vivre à acquérir. . .

      - Et qu'en pense la délicate Flore ? Me regardera-t-elle ?

      - Trop de mots, messieurs... Pardon, Professeur Léo. Mais je penche plutôt pour Louis.

      - Je vis pour penser, reprend Léo. Pour retrouver la pensée perdue qui nous sait. Pour penser et restaurer la perfection humaine et politique. Et vous ? Pourquoi vivez vous ? Quel est votre but ?

      - L'argent, la gloire et les femmes! Qu'y a-t-il d'autre? répond en riant Louis.

      - Ça peut pas être vrai… s'étouffe Léo.

      - C'est toujours un peu vrai. Toi tu te donnes de la gloire intérieure et tu attends de la gloire extérieure. Allons, j'ajuste mon propos... Je vis, si tu veux, pour toucher en sensations et connaissances le monde qui tourne autour de moi à toutes sortes de vitesses et de calme. Un monde qui n’a jamais été parfait, sinon dans le mythe. En fait, je vis surtout parce que je suis né. Parce que je suis là. Je veux vivre, voir comment vivre et voir comment vous vivez. Et toi, Robert?

       - Bah, profiter tranquillement et avec un peu de ruse du meilleur qui m'entoure me suffit... Je ne suis ni un philosophe, ni un politique, ni un guerrier pour répondre... Réponds toi aussi Flore...

      - Je n'ai pas de réponse. Il y a des femmes qui vivent pour faire des enfants. Moi je vis avant de mourir. Et je ne laisserais pas ma place de vie, conclue-t-elle en appuyant ses yeux très verts dans ceux de Louis troublé.

       - Et Réjane ? demande Léo.

      - Une mouche... Elle nage et se débat dans le vin... Donnez moi, un couteau, une cuillère...

      Léo rit avec les autres...

      - Allons Léo, ce n'est qu'un moment de vacances un peu studieuses. Un petit prélude, si tu veux. Ce n'est pas tout à fait sérieux. On ne va tout de même pas connaître le monde tout entier avec ça…

      - Pourquoi pas ? C'est ce que nous voulons, non ? À moins d'être un paresseux ou un imbécile. Connaître le monde. Franchir l'épreuve et toucher le but. Les causes et l'origine. Les effets et l'essence. Par la raison. Passer outre aux illusions des sens, aux imperfections des hommes et des sociétés. Nous sommes dans une cave, ne l'oubliez pas. Que faites vous de voir et d'être le vrai jour au-delà ?

      - Léo, reste avec nous, se moque Robert. Ne perds pas pour le rêve la réalité des papilles qui nous réunit... Heureusement, les instincts sont là pour contrôler la raison... Goûte encore, conclue-t-il, lui versant une rasade mesurée.

      Dans la cour du Château Pape-Clément, Robert jubile d'érudition:

      - Celui que Rabelais nommait le « vin clémentin », fut créé en 1300 par Bertrand de Goth, alors archevêque de Bordeaux, qui fut élu pape six ans plus tard sous le nom de Clément V.

      Flore, un temps après avoir uni sa narine aux fragrances de chair et de caramel, puis sa bouche au liquide robuste, rond et idéalement fruité, propose:

      - Il me semble que Robert, bien que marié, mérite de haute goule le titre d'archevêque…

      Ce que le petit groupe reçoit avec force exclamations. Louis, aussitôt assisté dans son office par Léo changé pour un instant en enfant de chœur porteur de calice, inscrit de l'index trempé dans le Pape-Clément rouge, un signe éminemment eucharistique sur le front de Robert intronisé « Archevêque vineux ». Flore, qui ne veut pas être en reste, pose sur la joue de Réjane un baiser de Pape-Clément blanc au goût boisé.

      Ils sont attendus, sur le coup de midi, dans le probablement meilleur restaurant de Margaux, sinon du Médoc. Tables damassées de blanc, porcelaine neige et liseré d'or, argenterie, carafes et verres cristallins. Léo, le premier exulte :

      - Nous voici dans le Saint des Saints, au voisinage du Graal œnologique et gastronomique!

      - Pourvu que ce Graal ne sente pas le graillon... hasarde Réjane, fusillée de suite par le sourcil de Léo, visiblement outré...

      Ils prennent place. Léo est raide et tranquille sur son siège comme un plâtre saint-sulpicien. Robert, en un toast porté non pas à une personne, mais au vin lui-même, célèbre, la voix tremblée d'émotion, la convivialité du nectar :

      - Absorber les nourritures et les vins, c'est absorber les terroirs et les climats qui les ont produits.. .

      Flore, émoustillée, semblant regarder avec intention Louis, ajoute:

      - Je veux boire le vin comme je recevrais le suc intime de l'éros de la terre...

      Un soufflé au fromage, très doux, est servi avec une carafe d'eau claire. Est-ce pure Salvevert ou limon de Garonne ? Voilà qui ne manque pas de soulever les protestations des trois disciples vineux, bien que Louis soupçonne que cet irréprochable verre lustral soit l'humble seuil d'une vinomachie distinguée. En effet, trois verres à dégustations viennent s'élever derrière chaque assiette. Bientôt, trois carafes entament une ronde que leur robe colore de pourpres et de vermillons.

      Robert déglutit avec une professionnelle application, puis, une pointe de salive pré-gustative sur la diction :

      - Voici, sur des pigeonneaux belle forestière, un Rausan-Ségla 1976, et sur des ris de veau, un Château Margaux 1978. Quant au Prieuré Lichine 79, il est seul.

      - Qu'est-ce à dire ? Lance Réjane, un peu blessée dans son amour-propre culinaire.

      - Selon le mot d'Alexis Lichine lui même (« Une bouteille de 67 à manger toute seule »), ce 79 sera bu sans adjonction aucune de quelque nourriture que ce soit.

      - Voilà qui me plait, coupe Léo. Un vin qui est boire et manger à la fois, et suffisant dans son solitaire orgueil !

      Ils mastiquent, clapotent du palais, riboulent le vin autour des verres et des langues, laissent larmoyer l'alcool sur les parois, hument à pleines narines, Louis plongeant son nez puissant dans les effluves de vulve rouge et suave du Margaux, Flore piquant à petits coups son appendice de fouine dans le gras de la joue peu à peu livrée du Rausan-Ségla.

Photo : T. Guinhut.

 

      Les métaphores les plus hasardeuses commencent à fuser, timidement d'abord, puis avec l'aisance et l'assurance contagieuses de Robert qui s'engage dans des périodes lyriques et précises :

      - Ce Margaux 78, nez de fruits mûrs, glycériné et vanillé, un grenat foncé du plus beau vin (donc supérieur à ce que l'on dit « de la plus belle eau ») un tannin délicat et très long, un vin qui fait la roue...

      - Nous buvons, intervient Léo avec une trouble circonspection, si je ne me trompe, des vins réservés à une élite, les fruits d'une injustice sociale, des vins qui valent quelques milliers...

      - Ne parlons pas de ça. Laissons, selon notre pacte, toute polémique politi­que, l'apaise Robert.

      - Un vin noir comme du jus de loup, lance Camille.

      - Un vin pour lequel je me ferais louve, divague Flore...

      - Non! Ce Lichine, un vin qui a de la toison, de l'aisselle et du muscle pectoral, s'excite soudain Léo, la gouaille pâteuse et bilboquante, la lèvre et la langue véloces, déraillantes, déchaînées dans les rayons entrechoqués de leur course linguistique, un vin qui a de l'anus, du cuir et du fouet, un vin d'haschischin et de nerf bandé, un vin qui a de la bourse noire et du gland violacé...

     Un silence tombe.

      - Abandonnes tu l'esprit pour les douteuses moiteurs du corps ? Je ne te connais plus, Léo, rit Robert, un tantinet gêné. Tandis que Réjane ne peut retenir une moue de répugnance.

      On hésite à préférer un vin, touché par le fondu du Lichine, bien que très légèrement arrêté par son imperceptible bois brûlé amer. Peut-être Flore a-t-elle un faible pour la bouche de cerise, le nez de mûres écrasées, les jambes fermes et colorées, le corps ample et somptueux du Margaux, quand Louis, sans la contredire, y trouve plutôt la framboise liquoreuse, en tout cas une richesse, une plénitude, une longueur en bouche exceptionnelles. Il ne peut cependant écarter la rondeur fine et moirée, la gorge affriolante, câline et veloutée du Rausan-Ségla...

      - Ce sont des vins trop féminins qui glissent sur la langue avec la douceur blette d'un pet sur une toile cirée, jette Léo. Comment ne sentez vous pas cette mâche souple, tendue, fondue, cet exotique et viril fruit mature, ce concentré, cette profondeur digne du sage de ce Prieuré Lichine? Voilà mon vin : pure essence spirituelle... Là encore, c'est de l'esprit que procède la matière. Je me résous avec énergie et soulagement à laisser de côté nourritures terrestres et succédanés de la vinitude pour ne plus boire que celui-là qui se boit seul. Saluez nectar et ambroisie... Saluez le cru platonicien par excellence, qui donne à boire tous les vins par leur âme la meilleure et ne peut être que le vin unique, originel et définitif... Cette ascension, depuis le Vitaboir, parvient maintenant à la perfection, au stade ultime de l'initiation oenologique et philosophique : le Prieuré Lichine !

      Après un bref moment de stupeur, nos quatre auditeurs pouffent de rire dans leur serviette. Réjane glousse comme une canne prête à pondre ou à rôtir, on ne sait. « Chien! Tu m'as fait avaler de travers ma dernière goutte de Lichine », lance, éructant, riant, toussant, Louis. Flore, elle, en pleine euphorie de vins mêlés, s'esquive pour un petit aller et retour aux toilettes, « histoire de prévenir, on ne sait jamais, les effets de la prochaine bourde hilarante de Léo ! »

      - Robert, défend moi, dis-moi si tu ne préfères pas celui-là...

      Robert, tout à coup sérieux, rétorque:

      - Je ne préfère pas. Je goûte; je vis !

      Vexé, Léo tire à lui la bouteille, s'en verse le tout dernier et encore abondant reliquat et la pose sur le sol, vide, près de sa sacoche et de son chapeau jaune.

      - Eh bien ! à moi ce vin fondamental, ce vin qui est esprit quand la nourriture n'est que corps, cette essence du vrai vin, bue au centre de la plus fine couronne de vignobles du monde...

      - Géographiquement, le centre vineux du Bordelais ne serait-il pas dans la Gironde, c'est à dire dans l'eau? Ce disant, Louis couronne d'un décor de table en feuilles de vigne postiches et plastiques la tête du nouveau Bacchus.

      Et sirotant son dieu, la coiffure tombée sur les yeux, notre philosophe buvant ne répond plus, absorbé, comme endormi peu à peu, le verre vide descendu sur le ventre, ronflant insensiblement puis rondement...

       - Il est sûr, à voir sa face angélique et dénuée de toute convulsion, que dans la nuit de son sommeil, il atteint la lumière aveuglante du jour platonicien, épilogue Louis.

      Sans se laisser troubler, Robert fait amener un Château Chasse­ Spleen à la robe presque noire sur la tarte aux fruits des bois qui se fait doucement dévorer. Le quatuor, mollement bercé par l'odeur féline de l'alcool, enlevé dans un autre état de l’être, se laisse aller aux rêveries demi-sensorielles, une minime lampée liquoreuse et noire de temps en temps sur la langue glissant jusqu'à l'irradiation de la glotte palpitante, la conversation effilochée, béatement tarie, le bonheur simplement sensible dans l'expression échangée des regards brumeux et dorés…

      Mais cette rêveuse sérénité, cet alizé des impressions sur emportement ouaté des vagues vineuses, est troublé par l'agitation, les soubresauts, les flatulences de la langue pâteuse de Léo, qui ne doit sa position restée assise qu'au confort de son siège... Il a, sous ses paupières plombées, ses joues molles, des vocables indistincts, mâchouillés, éructés... Peu à peu, cela se touille en civet de langage, d'où émerge soudain, comme crevant le cumulus gonflé du sommeil, des fragments, un flux, parfaitement audible sinon compréhensible, qui laisse nos auditeurs vineux bouches bées :

      - Ah, vagis, chou ! ludion bondir et nage en sa sphère amniotique, non! quand une puissance obsessionnelle entrer, sortir, entrer, sortir… À quoi sert le sexe ? Qui, dans ce court orgasme qui seul légitime le sexe ? Moitié fonction miroir, sperme et lait, chou! Précision colorée, le relief charnu des images de rêve. Je vois ! Le téton de Junon, la netteté de la fesse et de la merde. Jupiter paternel sodomisant Heidegger maternel. Utérus approché! Genesis rock and roll pour Virginia attentive... Où les plus beaux orgasmes sont ceux de l'inconscient et de la guerre. Où l'orgasme touche la castration, sa dispersion génétique. Chou ! Dispersion atomique, nique nique de la parole. L'odeur de pommes pourries inconscientes dans le tiroir de Schiller tiré sur ses cuisses. Chou ! Eros jeune masculin, je t'émascule, je te poursuis pourchasse, il faut que tu me confidences pour que je parle comme au Lichine le boyau de lait psychanalytique, l'oreille contre la paroi d'un sein lourd et pur... Phallus, choix et chou conscient ! La mère n'explique pas tout. Phallus colonne pour les temples où souffler l'esprit. Non, pas de pets, c'est vilain! Valium, opium, prozac, au lieu de la claire conscience… L'érection de l'éros masculin comme déni des contingences et de la mort… Guerre, feu, sang, lame de rasoir, torture, cri, enfant mort, acier, bombes, faire mal, gagner. Cadavre aussitôt décomposé, puissance, roi philosophe vainqueur. Le phallus est-il l'épée, le ciseau du sculpteur, le cutter criminel ou la suave asperge de la terre ? Chou Virginia ! A quoi sert le sexe ? Il est un pays où les caravanes sexuelles échangent leurs épices et parfums... Oh, Xanadu ! leurs drogues et leurs vins... Mieux ailleurs, au-delà ! Oh, léchine, léchier, Lichine, joui ! Chouchou Virginia amour lointain, fille, cheveux longs, seins mouillés... Pourquoi t'ont-ils appelé Léonard comme un Da Vinci, un artiste, un narcisse, un artichaut barbu ? Petite frappe, blouson noir à crête de punk à huppe coucourroucante dans le vent, revendeur, muscle noir, chouchou... Les avalanches ! Abominables ! Hurlez les ventres, les ventres qui coulent, qui roulent leurs règles, leurs fesses et leurs lèvres tourmentées dans le sommeil des passions et des muqueuses liqueur lichine... L'île aux esprits marrons. La queue entichée dans les atomes lichineux. La nuit aux sexes tendus. Une fête dans la boite de nuit bibliothèque. Choux et fouets. Une fête pour chouchou Virginia. Chou !...

 

Photo : T. Guinhut.

 

      Cela s'était achevé, murmures, cris parfois, dans un soupir longuement ronflé, comme les derniers récifs parmi les haut-fonds d'un sommeil paradoxal. Alors que la discrétion de quelques clients alentour avait du s'avouer insultée, les forçant à quitter promptement la salle, heureusement isolée des autres parties du restaurant.

      - Peuh, c'est du propre! réagit Robert. C'est carrément l'hypnose alcoolique, le delirium tremens. Il s'est adjugé les trois quarts de la bouteille de Lichine à lui tout seul ! Sans compter les trois verres de Chasse-Spleen qu'il a subtilisé et gloupsé sans coup férir ni faire la différence ! Voilà ce que c'est d'avoir fait fi de la modération indispensable pour apprécier...

      - C'est beau la philosophie ! Ce doit être le brouillon de son prochain livre. Mais je n'y comprend rien du tout, avoue Réjane. Le vin doit l'aider à créer…

      - Un véritable accouchement en salle de travail ! rit Flore. Il a du mal à pousser sa créature. Et, j'ai peur que ce soit un monstre : un tricératops à tête de chou !

      - C'est peut-être intéressant, médite Camille. C'est le fond de l'humanité...

      - Tu parles, coupe Robert. Quel bourbier il a au fond du ciboulot ! A tant parler d'orgasme, il a dû faire des taches à son pantalon. Tout à l'heure il vomira dans son chapeau jaune. « A quoi sert le sexe? » Peuh, tout le monde sait que ça sert à la reproduction. Pas la peine de faire tant d'histoires ; ça se domine ces choses là ! ça doit être le fond de bouquin  de son Actualité politique du platonisme

      Le bruit des chaises remuée secoue Léo hors de sa paisible hébétude. Il rechausse d'un geste décidé son chapeau jaune, fourre la bouteille vide du Lichine dans sa sacoche et sort avec précipitation. Les autres le retrou­vent assis devant son volant et triturant le démarreur.

      - Que fais-tu de ce cadavre sur les genoux ? ironise Louis en désignant le goulot qui crève la sacoche.

      - Où vas-tu ? demande Réjane inquiète. Tu n’es pas en état de conduire.

      - Je m'en vais rejoindre et m’unir au jeune dieu vendangeur du Prieuré-Lichine...

      - Et Léo de s'éloigner, un sourire écumeux et vainqueur aux lèvres, les laissant tous les quatre stupéfaits.

      Ils se tournent vers Robert d'un air interrogateur;

      - Il y a effectivement une statuette de pierre de Bacchus dans le parc du château. Mais laissons le à son pourtant honorable Lichine promu vin de messe intégriste. Ou de messe noire, qui sait ! Que cela ne nous détourne pas de notre programme: Châteaux Montrose, Laffite, Beychevelle...

         D'étape en étape, de Saint-Estèphe en Pauillac, Réjane, Flore et Louis parcourent les paliers des plus grands crus, pénétrant dans toutes les caves, ouvertes par le passe-partout des relations de Robert. Derrière des grilles obscures, reposent et rêvent diverses et dives bouteilles du dix-­neuvième siècle, sinon du dix-huitième, comme dans l'ombre à odeur de mous­se et champignons des caves de Ducru-Beaucaillou. Le dos appuyé sur les foudres, et debout sur la terre battue, ils répandent en l'entier de la bouche une goulée de ces liquides fabuleux, vigoureux, tanniques et fleuris, en même temps que légèrement astringents à Montrose, insidieux et splendide à Calon-Ségur, fastueux, solide et diamanté à Laffite-Roschild...

       Lors de la visite à Beychevelle, ils ont un ultime moment de recueille­ment palatal devant la perspective proprette des fûts. Puis, ils suivent à pied, une petite route qui descend imperceptiblement entre les rangs de vigne, vers la Gironde. Ils ont, chacun, un panier de victuailles sous le bras. De l'un d'eux dépasse un goulot. A Port Beychevelle, qui en fait de port n'est qu'un maigre bras marécageux portant deux ou trois barques et ouvert sur l'estuaire tourbillonnant et boueux, ils s'installent sur quelques planches et pierres bancales, pour célébrer et clore en un pique-nique choisi la boucle de leur route des vins. Une lumière jaune et limoneuse déchire un à un les strato-cumulus et tombe par grandes plaques au toucher de peau de pêche sur la Gironde pleine à déborder des flux ennemis de son courant et de la marée haute, grasse comme un oeuf et parcourue de vaguelettes crémeuses sur toute la largeur étonnante de l'horizon ocré.

      Ils étalent les victuailles, mangent sans cérémonie, pâté de caille, magret d'oie fumé, viande des Grisons, non sans accorder à des tranches de filet de bœuf froid un Château Camensac, modéré certes après les sommets oenologiques atteints, mais franc, large, équilibré, rayonnant.

      Ils se taisent. Louis et Flore peut-être gênés de la disparition ou résolution en essence vineuse de Léo qui les met un peu plus face à face. Réjane vient à exprimer sa satisfaction quand à sa tarte aux légumes verts qui a sagement passé ces quelques jours dans la glacière au fond du coffre... Robert tout à coup n'y va pas par quatre chemins, après avoir néanmoins copulé avec le Camensac dans le secret analytique de ses muqueuses :

      - Grotesque ! le vin, pure essence spirituelle... Pfff! Non, une chimie, un travail. Les états divers des polyphénols pour les tannins, des molécules de sotolon pour l'arôme des vins jaunes, et caetera... Les caractères organolep­tiques du vin relèvent, eux, de l'évaluation sensuelle. Léo, quoique philosophe, est un imbécile, un intellectuel toqué, un peine-à-jouir, un philosophe à la moelle de sureau ! Les bulles des mousseux offerts au banquet socialiste lui ont depuis longtemps gâté son pâté  de cervelle…

      - Holà, s'écrie en riant Réjane, il est un peu fou-fou d'accord. C'est son enthousiasme de disciple qui lui a fait voir la route des vins comme un parcours fléché vers l'ambroisie que l'on verse dans l'Olympe des mythologies. Prendre l'innocent Bacchus de pierre d'un vignoble pour Socrate en personne, avoue que c'est si gentil...

      - Le Prieuré Lichine aura été sa ciguë au pays des vins, risque Robert, visiblement apaisé par l'ardeur de son coup de gueule.

      - Mais, l'air de rien, s'avance Flore, cette route des vins, c'est bien un guide Michelin mâtiné d'étapes initiatiques...

      - Sûrement, lui répond Louis. Mais Léo dispose son initiation sous forme d'une pyramide où son Prieuré Lichine figure la pointe supérieure, parfaite et définitive. Je verrais plutôt la notre en forme d’angle abondamment ouvert vers le haut pour accueillir des crus divers qu'à partir d'un certain niveau on ne peut hiérarchiser, mais seulement dis­poser en pléiades de personnalités vineuses et variées.

      - C'est surtout une connaissance à toujours réactualiser, au fur et à mesure des vieillissements; et à reprendre pour chaque année selon les événements météorologiques, les vendanges, après chaque apparition des primeurs, chaque progrès dans l'élevage des vins, ce dont le très officiel classement des grands crus de 1855 ne peut tenir compte: il n'est qu'une échelle pour les boiteux. Il nous reste encore à aiguiser notre agilité gustative et de jugement, termine Robert.

      Au dessert, on finit sur des framboises fraîches, nature. « A chacun d'y retrouver son vin », se chantonne Réjane...

      Robert, ému, ce sera sa « conclusion au week-end », annonce-t-il, vide les dernières gouttes, chargées d’un poil de dépôt noirâtre, du Camensac dans la Gironde qui l’absorbe en toute sérénité.

      Cette Gironde nocturne que, dans quelques heures, le bac du Port de Lamarque franchira lentement, avec à son bord Louis seul, emportant le souvenir du « A bientôt » de Flore, de son instant de lèvres posé sur sa bouche, et croyant voir dans le ciel dégagé le reflet de la dispersion stellaire de la voie vineuse du Médoc.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Parador Casa da Insua, Penalva de Castelo, Portugal.

Photo : T. Guinhut.

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13 juin 2014 5 13 /06 /juin /2014 19:43

 

Tabla anonima, retablo siglo XV, Santa Maria del Castillo,

Fromista, Palencia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

La Conscience de Bordeaux

 

La République des rêves, II

L'Harmattan, 2023.

 

 

 

C’est avec la brusquerie d’une sirène océane qu’un Paul-Pascal Ferrères oublié sonne en plein après-midi de brume à la porte de Louis. Vêtu des pans d’un vaste manteau d’alpaga blanc qu’il ne quitte pas, comme s’il était à la merci de la moindre sollicitation de la marée pour s’évacuer, le deus ex machina du Nouveau Musée palpe du bout des ongles quelques photographies, sans que Camille exprime tout haut le moindre désir d’en voir de plus grands tirages s’éclairer sur les murs du temple du distrait visiteur. Pourtant, qui sait si ce modeste Atlas du monde, ces étoilements de routes, de sentiers et d’herbes y prendraient leur pleine dimension de métaphores… Silencieux comme le plus pur des détenteurs de schibboleth, Paul-Pascal se contente de glisser ses doigts exquisément manucurés sur le glaçage des couleurs et les frôlement suggestifs de ces cils pulpeux sur les regards incertains de Camille. Faut-il se jeter dans de prolixes commentaires ? Laisser parler le silence des photographies ? Après un ultime regard enveloppant qui semble aspirer le moindre pore de peau à l’air libre, puis une peut-être intentionnelle et inopinée rencontre entre les doigts câlins du visiteur et son rétif Pygmalion, l’ange râblé du Nouveau Musée referme le carton d’images et s’en va, ne laissant flotter sur le palier qu’un menu et mystérieux remerciement : « Il nous faudra confirmer cette ébauche conceptuelle… » Notre jeune homme a-t-il eu raison de se sentir plus regardé que ses photographies ? De se sentir un trouble objet de désir visant un accomplissement différé ? De se sentir humilié d’on ne sait quel occasion ratée ?

De leur fenêtre et quartier, Flore et Louis voient la ronde des jours du microcosme bordelais s'agiter de chapeaux bas et baise-mains cérémonieux à même le trottoir, de barbes de clochards teintes de l'écume d'un vin rouge bagarreur, de crânes roses à blousons verdâtres et bottes cloutées noires, du fourgon de police et gyrophare embarquant un dealer famélique et son client, à moins qu’il s’agisse d’une pincée de ces péripatéticiennes qui empruntent les éclats de leurs engueulades aux marchandes de morue du marché.

C'est ainsi que Louis, capable de faire la queue aux étals surchargés pour être servi par la plus jolie vendeuse, rencontre enfin ce grand dégingandé de noir qui hante tout Bordeaux. Un large front blanc, une ride de rire et de pensée précoce, la brosse noire savamment entretenue malgré un semis neigeux de pellicules sur les épaules, tout cela haut perché au-dessus de la ligne de flottaison du commun des mortels... Il est en train de mordre une huître avec force roucoulades d'yeux et de voix à l'adresse de l'encore novice et rougissante poissonnière.... A force d'échanges de gustatives appréciations et autres amusettes complices, ils repartent ensemble avec chacun une bourriche caillouteuse et iodée sous le bras.

- N'êtes-vous pas Ludovic Braconnier ? Celui dont les photos vinicoles ont fait suppurer de jalousie toutes les autres ? Et dont le bouquin orne tous les salons bourgeois ?

- Euh, Louis plutôt. Merci tout de même. A moins que vous ne soyez un vil flatteur... J'ai dû croiser quinze fois la population de l'Aquitaine avant d'être reconnu au marché.

- En tout cas, ne rêvez pas trop d'exposer un jour vos photos au Nouveau Musée. Ou il vous faudrait passer sous les fourches pédérastiques du conservateur Paul-Pascal Ferrères. Vous avez sûrement remarqué combien son personnel a la hanche agile, quoique exclusivement masculin. Et puis vous aimez trop la beauté pour son terrorisme intellectuel. Hors du conceptuel le plus radical, point de salut! L'art doit fuir la réalité, à l'exception de ses déchets qui peuvent seuls figurer une métaphore ou une critique de cette société qui le fait vivre et qu'il affecte de vouloir changer. S'il a les poches de poitrines gonflées, ce n'est pas que sa féminisation commence par-là, c'est seulement son portefeuille d'un côté et de l'autre le vénéré bréviaire de Léo Morillon dont il est un des inconditionnels titrés: L'art comme déchet de l’idée.

- Dans lequel il assigne à l'art contemporain la place du mime et du débris de la perfection perdue. Ou d'une perfection à venir. Ce en quoi il serait un reflet adéquat, une analyse morose et déstabilisatrice de notre condition désacralisée. Léo... Je ne m'imaginais pas qu'il avait une telle influence, bavarde inconséquemment Louis, troublé. Au fait, qui êtes-vous?

- Martial Lespinassières. Pour vous servir et servir chacun selon son mérite. Un faible professeur d'histoire au Lycée Montaigne. Et, en sous-main, La Conscience de Bordeaux. Tout ce vous direz sera caché et répété. Il n'y a pas un yaourt qui soit volé dans un supermarché, pas un notable des Quais et des Cours qui trompe sa femme sans que je le sache. Y compris lorsque son péché n’est que d’intention et de noctambule fantasme. Je sniffe et m'extase par l'oreille à l'odeur du bocal à cornichons rances du Burdigalais. Je trempe ma langue de biche et de vipère dans le jus de bordel bordelais…

 

 

 Il disserte, agite ses mains blanches autour de ses veste et pantalon noirs, comme s’il était le chef d’un perpétuel presto agitato, tout cela d'un ton enjoué, sans conséquence dirait-on, comme un trop vaste colibri vêtu de mauvaise augure et décoiffé.

- Alors vous séparez le bien et le mal ? Vous avez votre paradis et vos enfers ? Dans lequel allez-vous me verser ? ironise Louis du même ton léger.

- Oh, non. Je suis une conscience sans références. Une conscience qui s'amuse et amuse, voilà tout. Le bien et le mal sont des conventions démodées. On peut de nos jours surfer à la crête de la morale judéo-chrétienne et victorienne. Je n'ai pour réjouir mon public que la valeur des ragots de concierge et du bavardage mondain. Mais dans le genre piquant. Poivre rouge et piment vert pour tout le monde. Mêmes les plus criantes inégalités sociales, les injustices, les arnaques, les oppressions collectives et individuelles aiguisent mon tendre sarcasme d'animateur non télévisé. Je ris toujours pour les rieurs. Je suis la chaîne câblée Bordeaux Ragots et Magots. Le Bureau des Recherches Bon Mots et Magouilles. Si je ne parle pas de vous en miel et fiel dans l'arène de Bordeaux, vous n'existez pas. Je ne vous suis pas plus sympathique que la mouche du cache­-cache, n’est-ce pas ? Manqueriez-vous d’humour ? Je suis fort précieux. Je sais tellement de choses. On ne résiste pas à m'échanger une information. En auriez-vous une pour moi? Contre celles que j'ai donnée. Un prochain livre?

- Peut-être. Sur les paysages de Périgord.

- Maigre information. Je pourrais néanmoins vous être utile en étant le premier à l'annoncer. Vous êtes quelqu'un de très intéressant. Dites m'en plus sur vous. J'ai les moyens de propager votre nom, vos désirs et vos poten­tialités. Je saurais rendre attrayants vos vices et sympathiques vos ridicules.

- À part mes œillades aux jeunes maraîchères et charcutières, je ne suis guère palpitant. Un solitaire qui ne connaît pas grand monde, qui n'est pas introduit parmi les courtisans. Et ne s'en plaint pas.

- Allons, ne vous sous-estimez pas. Votre œil est celui d'une riche nature. Et qui mérite les plaisirs de la réputation. Racontez-vous à moi et je vous changerai en l'homme le plus croustillant des desserts en ville. Quels sont vos passions, vos fantasmes, vos légendes d'enfance?

- J'aimerais mieux ne devoir la réputation qu'au seul travail de mon art.

- Votre art, dites-vous... Il lui faudra bien être guidé par des leviers qui le soulèveront jusqu'aux plus hautes sphères. Je suis un de ces leviers, et pas le moindre, voyez-vous. Que diriez-vous de Madame la Conservatrice du Musée des Beaux-Arts, concurrente et ennemie acharnée de notre Ganymède du Nouveau Musée, et dont elle crèverait volontiers les yeux de son beau nez en bec d'aigle... Quoique je ne sache pas que vous soyez assez dix-huitième pour elle. Ses plus belles réalisations ne sont-elles pas ces exhaustives expositions Fragonard et Boucher qui ont ravi le tout Bordeaux conservateur et libertin… A moins que vous admettiez de photographier des masures Louis XV ou des mollets Louis le Seizième. Et qui sait si le baroquisme de vos courbes végétales pourrait lui agréer ? Madame Vital-Carles a un vice amusant dont j'ai soulevé la voilette... Vous pourriez grâce à ma modeste personne approcher son intimité, jouir de ses faveurs, être introduit dans le saint des saints aquitain et parisien de ceux qui font, défont les réputations et les cordons des bourses aquitaine et nationale. Madame Vital-Carles, bien qu’amie intime de Dalbret, le Député-Maire républicain de Gradignan, n'est pas sans avoir l'oreille de notre Conseil1er Culturel Régional, Virgile de Saint-Avit, lui-même ami intime du Ministre de la Culture, Raymond Lecommunal. Mais ce Virgile, jusqu'à plus ample information est un vertueux austère, hors une louable ambition. Il vous faudra donc en passer par elle. Et par mes services.

- Qu'attendez-vous en échange ?

- Oh, je ne sais. Nous verrons. Peut-être me suffirais-je de la gloire de vous avoir poussé...

- Ils sont rue Buffon, devant la porte de l'immeuble dix-neuvième où niche Louis, leur bourriche sous le bras. Visiblement, Lespinassières attend, mais en vain, d'être invité à monter.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 Voir le synopsis :  La République des rêves

 

T. Guinhut : Ré une île en paradis, Pyrénées entre Anie et Aneto,

Pyrénées entre Aneto et Canigou.

Photo : T. Guinhut.

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12 juin 2014 4 12 /06 /juin /2014 19:27

 

Eloy d'Amerval : La Grande Diablerie, Georges Hurtrel, 1884.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

La Conscience de Bordeaux : Le contrat faustien.

 

La République des rêves II

L'Harmattan 2023

 

 

 

 

C’est lors d’une de ces premières après-midi de mai, quand le soleil époussète les terrasses de café de la Place de la Victoire, que Louis sent un fauteuil d’osier craquer contre sa claire solitude et disponibilité. L’impeccable dentition de Martial Lespinassières offre un sourire prédateur aussi large que sa silhouette est haut perchée.

- Cher Louiq, voilà des mois que nous n’avons pas parlé. Et vous n’avez pas conquis Bordeaux. Pas même avancé d’une rognure d’ongle.

- Et quel moyen martial, en vue de la victoire, me proposez-vous ?

- Trois possibilités s’offrent à toi. Uno : coucher avec le Conservateur du Nouveau Musée. Notre vigoureux Paul-Pascal à un entregent extraordinaire et il aimerait assez ta nouvelle photographie s’il pouvait s’assurer que tu es bien dans son camp et dans celui de notre maire Demas-Vieljeux qui le protège comme un fils prodigue en lui allouant un salaire mensuel de quatre-vingt-dix mille francs, sans compter des notes de frais en première classe et un appartement privé sur le Grand Canal pour monter le pavillon du Nouveau Musée lors des Biennales de Venise. Ce qui te permettrait du même coup de renouer avec les grâces de Delmas-Vieljeux et de sa petite fille Aude que tu as désespérément omises de cultiver.

Due : flatter la vanité de Misstress Vital-Carles, qui est d’ailleurs amie publique, et peut-être de lit, du républicain Député-Maire de Gradignan, Dalbret, le jeune loup aux chemises bleues qui, notons-le, a une chance d’un jour conquérir la place de Delmas-Vieljeux le plus que vieillissant, en lui dédiant un portfolio de photographies de fragments corporels féminins empreint de cette sensualité baroque que révèlent tes fragments de paysages.

Tre : prendre une carte du parti socialiste et te montrer assidu à ces réunions et meetings où l’on croise le philosophe Léo Morillon, qui lui ne s’allonge pas avec tout ce qui bouge, et Virgile de Saint-Avit, notre Conseiller Culturel Régional inspiré, ascète notoire, sans compter notre Ministre de la Culture, Raymond Lecommunal qui aime à se ressourcer à la base du parti. Pour chacune de ces voies, je suis en mesure de te parrainer. Qu’en dis-tu ?

- Prostitution. Prostitution. Prostitution. Qui êtes-vous, Lespinassières, ou plutôt qui croyez-vous êtes ? Le Méphistophélès de la comédie bordelaise ? Je ne sache pas que vous ayez vous même conquis la capitale aquitaine.

- Peut-être n’avez-vous pas, Monsieur Braconnier, la carrure d’un Faust, tout simplement.

- Un artiste, sinon rien. Quant à vous, je n’ai pas eu le plaisir de vous inviter.

- Adieu, Monsieur l’incorruptible, pur d’entre les purs.

Et néanmoins guilleret, le dégingandé Lespinassières s’en va trouver à l’autre extrémité de la vaste terrasse un gogo, un complice, un puissant, qui sait…

Longtemps, c’est à Flore que Louis se contente d’offrir la charnelle sensibilité de ces images paysagères, cueillies par monts et par vaux et réunies en bouquets de clairs encadrements sur le mur de son boudoir, en haut du quartier des Grands Hommes. Jusqu’à ce que, des mois plus tard, un Lespinassières rayonnant, apparu en onzième page du Courrier d’Aquitaine, en qualité de « Consultant d’opinion » à la Mairie de Bordeaux, fasse parvenir à Camille sa carte pour lui proposer « un rendez-vous qui intéresse sa carrière de photographe »…

Moins par ambition et génuflexion de courtisan que par voyeurisme à l’égard de la soudaine promotion du personnage, Louis s’engage dans les escaliers d’apparat, dans les couloirs lambrissés, parmi les halls clairs et spacieux où de décoratives hôtesses aiguillent les visiteurs vers d’utiles bureaux. Pourtant, le nom de Lespinassières semble plonger un sourcil délicatement épilé dans l’embarras. Sa fonction encore plus. Qui est-ce ? Où a-t-on casé ce gugusse là ? Voire, existe-t-il ? Et si vous alliez fureter, oui, du côté du service Communications ? Dans l’aile droite. Là-haut, vous demanderez…

Les marches commencent à branler, les peintures à s’écailler, on l’envoie sur un palier encombré de portemanteaux bancals, de chaises empilées en déglingue, de cartons qui vomissent leurs dossiers moisis, quand il s’entend appeler :

 

 

- Monsieur Braconnier, par-là, par ici… Oui, c’est cela, au dernier recoin du grenier. Entrez. Faites attention à la porte en l’ouvrant, ne vous arrachez pas le nombril ! Excusez-moi, on est un peu à l’étroit. Prenez ce tabouret. Ce n’est pas brillant, comme vous le voyez, mais l’essentiel est d’être dans la place, n’est-ce pas… On a vidé d’urgence un placard à balais, avec seaux, serpillières et bidons de désinfectants, on m’a poussé un bureau d’écolier, un banc, on m’a alloué cet ordinateur, lui flambant neuf, quoique d’une puissance misérable. On m’a cloqué une ampoule nue au bout de deux fils, un téléphone en bakélite noire que l’on dirait tombé du catalogue des armes et cycles éditions 1887. Je n’ouvre pas la fenêtre de peur de la recevoir sur les omoplates. Je ne ferme pas non plus la porte, la serrure et la poignée vont choir en poussière. Je ne fixe pas la moindre carte postale sur les murs, de peur de ne plus pouvoir passer entre les têtes des punaises ; déjà que ces charmantes bestioles font leur nid dans les boursouflures d’un papier qui a été peint avant les primitifs italiens… Bref, le paradis !

- Au moins, si vous n’en menez pas large, vous avez une belle hauteur de plafond…

- Voilà qui convient à l’altitude de ma minceur, en effet. Tous les espoirs me sont permis vers le haut. Sauf si l’on ne me débarrasse pas de cette araignée au plafond. Trêve de plaisanterie. Si mes émoluments restent modestes, dix fois moins que ceux de Paul-Pascal Ferrères, mes pouvoirs ont le bras long. Voyez, « La Conscience de Bordeaux », grâce à son titre officiel de « Consultant d’opinion », n’a pas failli à vous attirer dans sa toile.

- Qu’attendez-vous de moi ?

- Que vous mettiez vos talents de photographe au service de la ville de Bordeaux et de son Maire Delmas-Vieljeux, ancien résistant contre l’occupant nazi, quarante ans d’empire municipal et depuis vingt ans Prince de la région Aquitaine. 

- Mais encore ?

- Vous avez montré un talent certain en photographiant le vignoble girondin. Jamais les vignes, les châteaux et les chais n’ont été si beaux que dans votre livre.

- Vous êtes un vil flatteur, Lespinassières.

- Taratata… Vous devez vivre, assurer votre promotion et offrir à votre art l’ampleur et l’assise officielle qu’il mérite.  Il me semble, car ma proposition est encore strictement officieuse, que notre Maire, aimerait pouvoir feuilleter et offrir un beau livre qui rendrait justice à sa ville. Vous êtes capable de le faire.

- Photographier Bordeaux… S’agirait-il d’une commande ?

- Pourquoi pas. Ce que vous avez fait avec le pays des vins, vous le feriez au centuple avec la ville des villes. D’une telle beauté urbaine couchée le long de la Garonne, vous ferez une splendeur. Vous tendrez le miroir le plus esthétique à cette jolie femme qui vous rendra tous vos baisers !

- Vraiment, je ne sais que dire…

- Mais je le sais pour vous ! Louis, nous imaginons un plan de financement, la ville prend en charge vos frais de pellicule, de documentation et tout le toutim, nous programmons une exposition dans les Grands Salons de la Mairie, la presse, les télés, la gloire, l’exposition est accueillie dans une douzaine de villes européennes, le livre est livré par palettes entières dans les librairies, les supermarchés et les Offices de Tourisme, les droits d’auteur vous tombent dessus comme le jackpot, Madame Vital-Carles du Musée des Beaux-Arts vous embrasse derrière l’oreille, et Virgile de Saint-Avit en est raide de jalousie de ne pas y avoir pensé, même Paul-Pascal Ferrères tombe à genoux devant la beauté comme Saint-Paul sur le chemin de Damas, quant au Ministre Lecommunal… Ouhaou !

- Vous oubliez un petit problème.

- Dites, que je sectionne la chose à la racine.

- Les vignobles de Médoc et de Saint-Emilion étaient déjà beaux avant que je me mette à travailler. Je n’ai fait qu’amplifier, et révéler la chose quand il s’agissait d’un débris de fut dans la vase de l’estuaire. Pour Bordeaux, rien à voir. Vous savez comme moi que la ville est loin d’être aussi séduisante. Puis-je me contenter de photographier l’Esplanade des Quinconces et le Grand Théâtre ? La Place de la Bourse et le Pont de Pierre ? Ce serait magnifique. Mais incomplet. Que ferons-nous des dépôts d’engrais et de produits chimiques de La Bastide, dont les conditions de stockage sont loin d’être sécurisantes ? Des putes défraîchies sur le Quai de Bacalan ? Du vieux Bordeaux qui menace parfois ruine, plâtras et poutres bouffées aux termites ? Du quartier Mériadeck dont la modernité architecturale est loin d’être une réussite, de l’avis unanime, bien qu’elle ressorte de la volonté de Delmas-Vieljeux ? Que ferons-nous enfin de votre placard à balai ?

- Tout doux, Louis. Vous ne pourrez pas, de toutes façons, tout montrer, photographier toutes les rues. On ne vous demande pas d’être aussi exhaustif que l’annuaire, de pondre une encyclopédie comme nos Grands Hommes. Non. Il vous suffit de choisir ce qui satisfait votre aspiration à la beauté.

- Ce serait un mensonge. Un portrait de ville falsifié. Le plus raffiné des maquillages peut rendre la beauté à un bijou, à un lobe d’oreille peut-être, mais pas à une ville, fascinante certes, mais dont certains quartiers, certains ateliers et terrains vagues, certains immeubles sont atteints de lèpre chronique. Vu comme ça, en acceptant de prendre en compte des réalités qui font que Bordeaux a tant de facettes, des plus prestigieuses aux plus sordides, je serais partant.

- Ne confondez pas, Louis, notre ville avec ces péripatéticiennes qui font le pittoresque de nos quais… Il va falloir, si nous voulons faire affaire, que vous composiez avec d’autres réalités : politique, d’image… L’art n’est-il pas au service de la cité ?

- C’est bien pour cette raison que je ne dois pas le prostituer.

- Décidément, vous êtes obsédé, Monsieur Braconnier.

- Et mon travail en cours sur le Périgord ? Ne peut-il pas séduire Delmas-Vieljieux, puisqu’il est Président de la région Aquitaine ?

- Vous posez là le pied sur un terrain délicat, voire boueux. Le Périgord, bien qu’aquitain, est le fief, vous n’êtes pas sans le savoir, d’Antonelli, Député de Biron, Président du Conseil Général de la Dordogne, et par ailleurs Trésorier National du Parti Socialiste. Delmas-Vieljeux peut-il faire un tel cadeau à Antonelli ? Deux personnalités qui se détestent franchement. Une tête de hérisson pour Antonelli, une tête de couleuvre à collier clouté pour Delmas-Vieljeux. Notre hérisson devra longtemps jeûner sur ce plat là. Réfléchissez plutôt à ma proposition bordelaise. La nuit porte conseil. Ne laissez pas passer une occasion pareille. Je suis sûr que vous allez venir à des sentiments plus coopératifs. Et puis, sûrement réussirez-vous à transmuer le sordide en sublime… À demain.

Mais, le soir venu, ce n'est plus pour le contrôle d'une familière dame aux monnayables vertus et entretétons décaparaçonnés que le gyrophare du fourgon de police jaunit par à-coups un angle visible de la Rue Condillac. Seul le puissant téléobjectif de Louis voyeur pour la circonstance permet de vérifier que la silhouette connue, menottes scintillant dans la nuit des poignets, une main striée de sang, est bien celle d’un Lespinassières spasmodique et de force dégluti par la gueule obscure du véhicule, refermé d’un claquement vif par un agent dont la joue s’orne de filets sanguinolents.

Rencontrant Robert lors d'une matinale réception d’œnologues californiens, Louis l'interroge:

- Tu n'as pas lu Le Courrier d’Aquitaine de ce matin ? « La Conscience de Bordeaux » prise en flagrant délit de chantage ! Il ramassait sous ses ongles crasseux tant de vices de la ville qu'il en avait les poches pleines de merde. Mais ça a fini par sentir mauvais. Il venait de décrocher auprès du Maire qu'il entretenait de ses flatteries, bons mots et ragots, sa chaise percée de « Consultant d'opinion ». Jusqu'à ce que tranquillement il menace son bienfaiteur du dossier de sa petite pute privée avec des photographies prises depuis je ne sais quelles fenêtres sous les toits. Alors dessillé, Delmas-Vieljeux lui laisse présenter le montant de sa prestation d'enquête, filature et voyeurisme sous couvert du plus complice silence. Et préciser les termes financiers du contrat au téléphone de la garçonnière préalablement équipée d'un mouchard... Et hop, cueilli avec les numéros des billets apportés rue Condillac, près de chez toi, par notre Maire en personne qui suivait le conseil de la Juge Judith-Renée Clavières ! Sans compter que le budget alloué à la communication par la ville était en train de prendre de la gîte. A trop tirer les œufs du cul de la poule pondeuse, on la rend hargneuse...

- Et comment se tire le Maire de son histoire de petite protégée?

- Il la tirera encore, rit Robert. Madame Delmas-Vieljeux et Monsieur publient un communiqué conjoint dans lequel ils vantent les vertus d'un long mariage fondé sur des objectifs communs et sur l'amitié. Quant à cette greluche noire comme une chocolaterie… Cette greluche qu'on a dit lointaine descendante d'un chef de tribu Ibo exporté aux Antilles par un négrier bordelais du dix-huitième siècle, cette poupée Barbie appelée Galante Assomption qu'on dit adepte du Vaudou... Elle fait tressauter ses fesses dans le décor de garçonnière conçu exprès par Madame le Maire, fine décoratrice bien connue, au plus haut d’un immeuble de la rue Planterose. Bah, si ça les amuse ! ça ne choque que quelques vieilles bourgeoises aux larmes de bénitier. Ces histoires de gaudriole ne nous intéressent pas. C'est un excusable petit délassement dans les marges d'une lourde responsabilité. Nos époux modèles ont raison de confirmer que la bonne gestion de la ville est l'essentiel. Voilà qui donne au passage une leçon à tous les hypocrites! Le seul dindon de la farce est notre Arétin arrêté pour chantage au grand pied, abus de confiance, détournement des finances publiques et voie de fait sur agent. Sais-tu qu’il a déchiré jusqu’à l’os la joue d’un jeune flic en le traitant de néo-nazi ? Lui qui se vantait d’avoir sa carte chez les Républicains et chez les Socialistes ! Et l'on dit maintenant qu'il enseignait sans diplôme dans son lycée quitté sans préavis. Je me demande combien ça va aller chercher derrière les barreaux. Traître envers son bienfaiteur, ça doit être bien profond dans l’Enfer… Quel couillon ! Il n'y a bien qu'un fouille-merde comme lui pour se salir dans notre belle ville. Voilà ce qu'en dit l'opinion.

Thierry Guinhut

Extrait de : La République des rêves, sommaire

Une vie d'écriture et de photographie

 

Pyrrhocores ou Gendarmes, Saint-Romain-les-Melle, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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11 juin 2014 3 11 /06 /juin /2014 13:50

 

Parador Palacio de Monforte de Lemos, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Bironpolis

 

Incipit

 

 

La République des rêves III

L'Harmattan, 2023.

 

 

 

 

       Au matin, Louis petit-déjeune seul, légèrement fébrile, comme s’il était au centre et en haut de son itinéraire. Puis, ayant revêtu les vêtements d’usage, il descend se mêler à la foule des congressistes du château de Biron. Une hôtesse lui remet son badge et le programme où il a le petit crissement de vanité de voir figurer son nom. C’est à peine s’il a le temps de repérer les noms d’Arthur et de Robert qu’il est accosté, happé, entraîné par ce dernier.

       - Ah, te voilà ! Nous t’attendions hier au soir… Il y avait du Château Gilette dans les verres et des poèmes sur les lèvres… Je ne te précise pas ce qui était le meilleur… Nous t’imaginions en train de dormir en braconnier dans une cabane de branches en plein taillis. Viens-tu chercher ces lauriers de la consécration qu’on accole au lièvre au four, chausser les palmes académiques pour nager à l’aise dans le bocal de la gloire de clocher ? Viens, je vais te présenter, s’époumone Robert, comme grisé par les parfums intellectuels qui auraient déjà dû éclater à l’odorat de Camille parmi cette digne assemblée d’individus papotant.

      - Regarde cette basse-cour ! Les officiels gallinacés se dresser sur leurs jabots… Sarlande, chauve Président Républicain du Fonds Régional d’Art Contemporain ; Antonelli, Député aux lourds sourcils de Biron, Président du Conseil Général de Dordogne et Trésorier National du Parti Socialiste ; Madame et Monsieur Delmas-Vieljeux, plus jeunes que jamais malgré leurs quarante ans de règne sur Bordeaux et l’Aquitaine ; Dalbret, Député-Maire de Gradignan, dont tu reconnais la chemise bleu républicain comme s’il rythmait en tenue d’été la circulation des carrefours pour faire se garer Delmas-Vieljeux vers le cimetière et prendre sa place à la Mairie de Bordeaux; Madame Vital-Carles, pétulante Conservatrice du Musée des Beaux-Arts dans sa robe aux verts nymphéas… Tout Bordeaux, toute l’Aquitaine, est là. Sauf Martial Lespinassières qui, lui, est en résidence au colloque de Prisonpolis ! Sans compter ceux qui sont déjà dans l’amphi…

     - Arrête, ami bavard, où est Arthur ?

     - Il est là. Suis-moi. Tu vas rencontrer David Johannes qui avec Arthur a accroché tes photos, édité l’affiche et le dépliant que tu as joliment titré « Herbes, feuillages et chemins périgourdins ». Tu sais qu’il est un des dévoués auteurs d’Arthur. Il délaye tellement le poème dans le blanc de la page qu’on dirait l’intérieur d’une boite de lait en poudre. Ou alors, il joue avec les nouilles alphabet du potage. C’est pâteux. La langue y reste plantée.

     C’est bien Arthur qui se lève vers lui, raide avec une jambe qui semble retarder, le toupet d’une mèche pâle agité au-dessus d’un sourire naïf, triste et crispé… La voix paraît sortir d’un appareil mécanique et pulvérisé de blancs dont la vitesse ne peut être changée ni modulée :

      - Comment ça va très bien ? Je vais beaucoup mieux. Je peux parler phrases manquées. Camille, ça va très bien, vous voyez. L’orthophoniste m’aide beaucoup. Je fais des progrès de… Il s’arrête, la bouche épuisée, vidée.

       - J’ai vu que tu allais lire quelque chose…

     - C’est mots d’avant. Pas commencé écrire… Johannes dira moi. Connaissez Johannes : le nouvel Hölderlin de Bordeaux. Pardon, je vais… Une place fatiguée… écouter. Merci beaucoup, Messieurs… La saccade trouée de sa diction s’achève, à bout d’énergie.

      Johannes, inquiet, le suit des yeux. Jusqu’à ce qu’Arthur s’asseye le plus lentement possible. Ce Johannes est un drôle de jeune homme, grand blond fou frisé, le nez droit dans le prolongement de son front d’éphèbe, le menton aussi croquant qu’une pomme de terre nouvelle, l’œil amusé et  mouillé comme s’il était enrhumé, batifolant du regard sans s’accrocher longtemps quelque part, joli comme une publicité pour un parfum aux épices et au cédrat. Il se tourne soudain vers Louis :

    - Heureux de vous voir enfin. Vos photos. Des miniatures baroques, n’est-ce pas ? Du minimalisme magique. Ou le drapeau vert du militant écologique?

      - Pas du tout ! Un regard qui ne se laisse pas enrôler… Merci pour l’accrochage. Est-ce que l’on peut aider Arthur ?

       - Non, celui qui reste dans le corps d’Arthur veut s’aider seul. Faites comme si de rien n’était.

       - Mais où sont les artistes, les savants, les écrivains de ce colloque ? Et Virgile de Saint-Avit ?

       - Sans nous compter, et hors les scientifiques qui ne sont pas arrivés, il y en a là quelques-uns, répond David Johannes, la langue excitée de salive. Le gros jovial, là-bas, Marcos Patureau, jacasseur et courtisan de tout ce qui porte titre officiel, est  « le peintre abstrait le plus radical qui soit » selon ses propres termes. Il couvre ses toiles de dizaines de couches de blanc pour ne laisser apparaître qu’un point. Toutes les nuances les plus infimes des couleurs sont tour à tour convoquées et caractérisent sur chaque tableau le point. Dans quelques dizaines d’années, s’il ne meurt pas avant, le dernier point sera également blanc sur le dernier tableau. C’est un théoricien bavard qui t’en dira plus si la patience t’en dit.  Ah, voici Patrice Letellier dont le dernier livre, Silence blanc, vient de paraître.

      L’écrivain tend alors une main longue aux ongles en deuil sous un visage blême masqué de lunettes cerclées de noir. Non sans répugnance, Louis saisit cette main qui se révèle sans force, aussi molle et suintante qu’un préservatif frais débondé, bien que chargée d’une bague aux dents cruelles et entartrées de vert de gris. L’écrivain se détourne aussitôt, comme retournant à la majesté de son intériorité.

       - Il a consacré à Bordeaux plusieurs livres, précise Johannes, où des personnages falots à la Beckett figurent la décomposition des milieux d’affaires et d’administration… C’est notre grand écrivain. L’écrivain des désabusements, des amours jamais vécues, des vies épuisées. C’est le délectateur du morose, le conspueur de la condition humaine, celui qui figure la face pourrie de l’universel. Celui qui a fondé le concept de judaïté intime de l’écrivain sous l’occupation capitaliste qui le déporte vers le camp du silence. Son dernier livre, péniblement publié par Arthur, suscite la ferveur de quelques-uns et l’indifférence de tous. C’est une sorte de récit intérieur et fragmenté dont l’enjeu est la dissolution du monde et de la parole jusqu’à l’accession à l’ange absent de la mort…

      - En voilà un, coupe Robert, qui a trempé sa plume dans le sang de navet qui lui défigure les traits. Sans compter le venin plaintif de l’idéologie marxiste qui lui tient la langue sous perfusion continue… Peut-on dire de telles conneries : assimiler le capitalisme au nazisme !

       - Comment explique-t-on la ferveur de quelques-uns ? interroge Louis.

       - Sans compter Saint-Avit qui en raffole, quelques intellectuels et officiels des Commissions à la Lecture et de la Direction du Livre sont impressionnés par sa logique incontournable de la fin dernière de la littérature qui est assomption et adéquation au silence et à la mort…

     - Pouah ! s’ébroue Robert. Quel plat morbide et grotesque tu nous sers… Johannes, tu te laisses complètement piéger. Voilà bien le dénominateur commun des auteurs à gueule de raie pas fraîche d’Arthur. On se demande pourquoi  il publie ma paillarde œnologie et les photos de Camille dont l’ouverture sensuelle au réel est à cent mille continents de cette démission devant la vie subventionnée par le ministère Lecommunal. Sûrement parce que ce sont les seules choses qui font vivre et non crever sa boite. Quoique je la voie maintenant bien mal partie…

      - Les intentions de l’éditeur sont impénétrables, conclue Johannes avec un sourire doucement sucré. Quoique ma gueule de poète soit, dit-on, la plus fraîche de Bordeaux. Venez maintenant. La première partie du colloque commence à côté.

 

 

       La petite foule débouche en effet dans la salle du Conseil Général. Sur la pierre ocre, scintille l’aluminium et l’ébène d’un faisceau de colonnes post-modernes, dessinant autour et au-dessus des conférenciers attablés le masque vide d’un temple dédié au dieu improbable du civisme. A peine une centaine de personnes s’assied sur le bois et velours rouge de l’hémicycle. Le Ministre de la Culture et des Télécommunications du gouvernement socialiste, Raymond Lecommunal, vient à la tribune, hausse son menton au plus haut que sa petite taille le lui permet, lisse du plat de la main les épis de sa coupe de coiffeur pour garçonnet, fait claquer son papier au sortir d’un porte-document de cuir précieux et fauve, et commence, d’une voix fluette, et de bon ton.

       - Je déclare, Mesdames et Messieurs, l’Aquitaine République des Savants ouverte. Où nous allons répondre ensemble et chacun à cette question : Comment amener la communauté humaine à plus de communauté, de communication, de qualités ? N’est-ce pas l’union de l’art, de la science et de la politique, et leurs progrès, qui fonderont le sens et la destinée de la communauté ? Ici, nous avons élu les artistes et les savants, dignes de représenter l’Aquitaine et l’humanité, et de nous ouvrir à la planète, en un bel éclectisme. C’est avec l’espoir d’imaginer avec eux un monde meilleur de convergences que nous sommes là, d’imaginer la conviviale et parfaite communauté pour laquelle l’état est l’ordonnateur privilégié. Ce sont les savants et les politiques qui font le monde. Alors, pourquoi des artistes ? Sinon pour le regard et la perspective, pour illustrer et rendre visible ? Le savoir ne suffit pas puisqu’il y faut l’art, le faire et la forme, puisque les objets de la science et du politique passent aux mains du designer et du publiciste. Nous irons chercher parmi les artistes les plus avancés l’image esthétique de l’esprit du temps pour qu’ils trouvent leur légitimité dans le circuit économique généralisé et au-delà. C’est ainsi qu’ils pourront irriguer de leurs formes et de leurs lumières chaque fibre d’une démocratie où chacun se révèle bientôt un artiste à une seconde planétaire et, si vous le permettez, idéale. A nous, je vous prie, la communauté généralisée : notre Aquitaine Communauté des Savants !

     Saisissant des deux pouces les gris revers lustrés de son costume Yves Saint-Laurent, Lecommunal s’incline enfin parmi la mollesse des applaudissements, pendant que Robert persifle à l’oreille de Louis :

       - Regarde, il rejoint Léo. Il a dû prêter la main à son discours rasant…

    - Mais c’est fou ça, s’irrite Louis, c’est mégalo, trop beau, pourri d’illusions. C’est de l’enrôlement dans l’Etat-Dieu ; il ne manque plus qu’un Roi Soleil et son cortège d’artistes officiels…

        - Ils sont là partout, pouffe Robert. Et guère lumineux…

     - Un monde pareil, ça ne peut pas exister. Pour que le monde avance, il faut aussi de la désunion, de la liberté. Et si le désigner et le publiciste travaillent pour séduire et créer une clientèle, pour la plus grande majorité possible, l’artiste travaille pour lui, pour son projet, et pour quelque- uns. Il n’a guère l’illusion du consensus.

       - Oui, l’apaise Robert. Mais le sculpteur des cathédrales travaillait pour la foule. Pour une foule à édifier et enrôler, certes, qui cependant y trouvait éducation et plaisir. Et il y a des publicitaires qui sont plus artistes que ceux que tu vois ici. Ces tableaux monochromes de Patureau qui sont de la même couleur que les murs. Ces  sculptures sur le parvis en carcasses de voitures chiffonnées  et calcinées, couvertes de tags roses et verts fluos… Pendant que toi on t’a mis derrière les tables du buffet. Et qui dit que tu es un artiste ? Avec tes petits feuillages, tes sentiers et tes monts de rien du tout, tes bouts de villes et de villages ?

       - Un début d’artiste, peut-être. S’il y a une émotion inédite, une construction fictive un peu signifiante, un autre regard et une autre liberté, critique, interrogative ou contemplative, ça suffit…

         - Chut, ça reprend.

        En effet, on subit aussitôt les pompes et ronronnements des discours officiels d’ouverture, des échanges d’hommages, remerciements et compliments formels entre élus, entre la petitesse de Lecommunal et les hauts sourcils broussailleux d’Antonelli, entre la calvitie de Sarlande et la silhouette d’éternel jogger de son beau-père Delmas-Vieljeux dont les étoiles de rides scintillent d’amabilités trop mielleuses et ronflantes pour être honnêtes à l’adresse de ses adversaires politiques. Les personnalités changent et le discours est le même, jusque dans l’humour attendu… Tout cela plonge Camille dans l’étonnement, l’abattement, l’ennui, l’éloignement enfin… Très vite, il n’écoute plus, éprouvant une terrible nostalgie de la nuque de Flore, de la finesse de ses cheveux, de la marche entre les fourrés, sur un chemin aux ornières colorées… Parfois, il regarde de loin Arthur, le dos droit, les traits tirés, semblant agripper de force ses oreilles aux discours, ou serrant en silence une main aussitôt disparue dans l’indistinct murmure entre deux allocutions, un blanc de fauteuils vides et rouges autour de lui. Lorsqu’en conclusion, Raymond Lecommunal revient les bras largement ouverts inviter l’assemblée à prendre part à l’apéritif, Camille doit réveiller Robert ronflant sur sa panse…

      - Mais il ne s’est rien passé ! Et déjà une matinée de ce fameux colloque est passée, s’exclame Louis.

     - Au contraire, tout s’est déjà passé, s’amuse Robert. Les officiels se sont mutuellement changés en canards laqués de respectabilité et de culture. Les communications littéraires, artistiques et scientifiques annoncées ne sont pour eux que menu fretin dont seul compte le degré de prestige admis de leurs auteurs. Ils vont cacher leur ennui sous les ocelles de leurs queues de paons ou s’éclipser pour réapparaître lors des allocutions du buffet de clôture. Où ils s’autocongratuleront de nouveau. Quant à nous, pour qu’il se passe quelque chose, irons-nous enfin, sur le rôti de bœuf annoncé, boire notre Château Latour ?

     L’après-midi vit s’égrener les communications des « Délégués à l’Action Culturelle », « Conseillers Artistiques », « Directeurs des Offices du Livre » et autres « Conservateurs de Musée » qui vinrent faire un glorieux bilan de leur travail. Précautionneux, glacial, gourmé, le visage filiforme de Virgile de Saint-Avit offrait affablement parole aux ronds de jambes et de langues de Paul-Pascal Ferrères dont la grosse figure de garçon gâté rosissait par tranches de magrets successives, hélas changé en lard brûlé dès lors qu’il devait céder la place au beau nez en bec d’aigle de la brune et impérieuse Madame Vital-Carles… On apprit comment se distribuait et se gérait l’argent public, quelles manifestations, quels artistes, éditeurs et associations avaient été soutenus, mais aussi et surtout où était l’avenir des arts. L’autosatisfaction régnante ne fut qu’un instant interrompue par la banderole rouge sur fond noir d’un vieil insubventionné et impublié chronique, barbu gris jusqu’au ventre, manuscripteur et distributeur à tour de bras dans l’Aquitaine entière de ses interminables « poèmes ouvriers » sous le label de « La Plume et l’Outil » qui manifestait « contre l’écriture assistée par ordinateur et le gaspillage des deniers publics » et qui ne réussit qu’à indisposer de son odeur de bouc de Katmandou le pauvre Virgile de Saint-Avit réfugié dans les senteurs de sa pochette de soie blanche.

       - Dommage, persifla Robert, qu’on ne ressuscite pas le drôle Martial Lespinassières de sa prison pour l’occasion. Il nous ferait un discours comme un strike de bowling dans les pantins de cette comédie !

       C’est au sortir de ces allées labyrinthiques, rayonnantes et soigneusement balayées de la politique culturelle que Camille Braconnier se voit servir d’exemple et d’illustration. Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l’Aquitaine, qui a proposé « ce coup de pouce au travail de création du photographe » justifie son choix en une brève allocution. Il souligne « l’amitié au réel aquitain », « la conciliation de la nature et de son aménagement par l’homme », « l’équilibre aussi bien écologique que formel révélé par la rigueur et la sensibilité de l’artiste »… Avant de s’éloigner vers des gloses sur les paysages de Ruysdael, ces cimetières et arbres morts, ce qui parut à Louis en désaccord total avec sa démarche. À qui il est permis, en quelques phrases posées, de rétablir un peu de la chair son esthétique. Il ne sait si les applaudissements, qui lui glissent un frisson de plaisir le long des vertèbres, s’adressent à la qualité de ses images, de sa prestation, ou au théâtre convenu de l’événement… Un apéritif est aussitôt offert devant l’accrochage de ses photographies de collines emmêlées, de prés marquetés et de chemins tournoyants, de petits espaces botaniques subrepticement ouverts sur des habitations, des zones artisanales, sur des horizons ennuagés, images alternativement agitées, apaisées… Il y a un murmure poli d’approbation, un toast par un adjoint au maire qui reconnaît « avec une fierté communale légitime » un bout de sa maison et de ses géraniums sur une photo… Du souffle puissant de ses narines aussi velues que ses sourcils, Antonelli se félicite de « l’inscription de l’artiste dans son terroir », regrettant cependant « l’absence de ces grands panoramas francs comme la main où souffle l’esprit du pays » et vient ostensiblement serrer de sa large pogne prédatrice la main de Louis, vérifiant d’un œil charbonneux qu’il est bien sous le cadrage des caméras et des flashs.

         - Félicitations, Monsieur Braconnier ! On est toujours du pays de son enfance.

         - Merci. Mais je ne suis pas natif du Périgord. Désolé.

        - C’est vrai, vous êtes un Bordelais, un promeneur… L’argent de nos contribuables n’a pas été dévoyé, si, grâce à lui, nous pouvons regarder notre Périgord comme nous ne l’avions jamais vu.  Vous voilà un peu mon enfant adoptif…

         - C’est trop d’honneur…

       Mais on est déjà passé dans la salle suivante où Virgile de Saint-Avit tient par l'épaule le jeune Omar Kaled, vantant ses « sculptures agressées », « leurs vertus de pillage, d'arrachement et de marquage tribal », « ces trophées culturels des guérillas dans les  banlieues exclues du monde bourgeois », « ces pulsions du droit à la différence », « ces revendications pour la frater­nité des peuples »… Ce sont des portes de bagnoles déglinguées peintes de tags fluos et des petits bonhommes combatifs des jeux vidéo. Alors qu'on change encore de salle pour méditer devant les « peintures punctiformes de la même couleur unie que les murs » par l’inénarrable Marcos Patureau, Robert grommelle plus haut qu'il ne faudrait :

      - Quelles couillonnades d'analphabètes ! Sous prétexte que cet Omar a la peau couleur de cirage maghrébin, on n'ose plus porter un jugement. Ce que Virgile de Saint-Vide appelle vertu, je l'appellerais plutôt vice. Questions de valeurs culturelles, certainement! 

      Louis lui fait alors doucement remarquer que cet Omar a le mérite au moins de poser un problème éthique, sinon esthétique…

     Dans la cour, la foule empressée, se tasse, se heurte autour des micros et caméras de télévisions régionales et si possible nationales, dont l'une a cru tout à l'heure survoler un instant les Sentiers de Périgord de Louis…

         Raymond Lecommunal, Ministre de la Culture et de la Communication, Virgile de Saint-Avit, Conseiller Culturel pour l'Aquitaine, et Léo Morillon, le philosophe bien connu de La Cité responsable, rivalisent avec la plus grande aisance de remerciements et rhétoriques officielles, choquant le verre de l'amitié, et brillent de phénoménologiques et platoniciens commentaires sur les sculptures d'un petit homme italien fort célèbre dans la sphère de l'art, et cependant modeste, discret, monopolisé par nos trois Parques culturelles, et qui repart de suite pour New York sans pouvoir honorer le buffet généreux en spécialités aquitaines... Buffet bientôt pris d'assaut par l'avidité, la rapacité des ongles et des dents des congressistes abondants…

        Près de l'immense pièce montée couverte de roses socialistes en sucre pillées par les mains des invités, le Ministre Lecommunal serre, avec une réti­cence que ne cachent pas les verres de ses lunettes floues, les doigts républicains du Député Maire de Bordeaux, Delmas-Vieljeux, dont les rides semblent se crisper comme un citron desséché. Très vite, le potentat aimé du Vieux Président se rabat sur sa garde gauche, à la rencontre d’Antonelli, Trésorier National du Parti Socialiste et Député de Biron, exalté, qui mouline l’air de ses bras puissants et agite ses larges lèvres préhensibles en approchant Lecommunal. Il lui consacre une généreuse et longue accolade sous l’œil attendri des caméras, malgré la troublante différence de taille. Hilare, Antonelli domine le Ministre de toute la violence altière de ses sourcils hirsutes dont le centre de gravité semble avoir déplacé le système pileux du visage de Staline. Les rejoint la calvitie brillante de Sarlande, apportant dans une nouvelle et triplice accolade sa ville pourtant républicaine de Pauillac offerte comme l’agneau sacrifié sur le banquet de Bironpolis.

        Séparé de Robert par la foule - Léo s'est agglutiné avec succès à la veste de Lecommunal qui lui tend un verre de Lynch Bages 1966 en même temps qu'à Antonelli apparemment assoiffé - Louis est repoussé dans la cour-jardin, vers les travaux du sculpteur italien:

        Ce sont, dans un bosquet peu visité, des écorces de bronze figurant des hommes en marche, ou couchés, aux bras enroulant des troncs, des nids de feuilles de cuivre. Des oreilles, mains et pubis féminins en terre cuite sont dispersés dans les hasards de l'herbe.

      Coude à coude et bousculés, Louis tente d'approcher et de parler enfin à Virgile de Saint-Avit. Mais après avoir reçu avec onction les remerciements, celui-ci reste formel et distant, semblant de ne pas entendre que ses photographies ne sont pas seulement des instruments de conciliation idylliques ni des dénonciations écologiques, mais qu’elles sont des métaphores plastiques... Il dit « oui », « très beau », « à confirmer », et s'éloigne au moyen d’un « excusez-moi » furtif, laissant Louis tout niais, avec le verre vide distraitement offert, et seul sur le côté de la société.

       - Laisse, le console Robert. Ce Virgile n'aime que les puissants. Que les grosses légumes. Avec son visage aussi jaune perché qu'un salsifis, son saint avis n'est que celui des médaillons de foie de veau distribués par le prestige institué, académique et artificiel. Tu gratteras sans fin sous ses couches de vernis pour ne pas y trouver la moindre moelle d'authenticité, le moindre sentiment personnel. Il parle peu. C'est pour garder son mystère d'oracle dit-on. En fait pour impressionner les niais et réserver sa salive au lèche-cul des ministres et des plus courtisés parmi les commissaires d'expositions internationales. Il pète et pisse et rote comme tout le monde, mais avec une telle retenue et onction qu'il finira par se pétrifier d'une glaciation des sphincters...

       Le soir venu, Louis retrouve un moment de sérénité dans la solitude de la cour-jardin, parmi, sur le sol, les « Pierres de Dordogne » du sculpteur italien Giuseppe Penone, galets parfois énormes, scarifiées de feuilles et de mains, par endroits recouverts de lyrismes végétaux, de peaux de bronze et des pommes de terre en or.

          (...)

Thierry Guinhut

Extrait du roman : La République des rêves

Une vie d'écriture et de photographie

 

Les Portes-en-Ré, Île de Ré. Photo : T. Guinhut.

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10 juin 2014 2 10 /06 /juin /2014 08:50

 

Scilliar-Catinaccio / Schlern-Rosengarten, Trentino Alto-Adige / Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les nuages de Titien.

 

La République des rêves III

L'Harmattan, 2023.

 

Colloque de Bironpolis.

 

 

 

     En début d'après-midi, Léo apparaît parmi eux. Il a troqué son chapeau jaune contre une pochette pinson sur un trois pièces ample, bleu roi, et chemise blanche fermée, sans cravate.

       - Ah, voilà mon contradicteur ... Notre sophiste... dit-il en apercevant Louis.

       - Le sophisme est la philosophie de l'autre, cher ami…

       - Je n'entrerai pas dans cette discussion. D'ailleurs, c'est à moi de parler.

       Et d’une démarche insoupçonnée, dansante, Léo monte à la tribune:

       - Mesdames, Messieurs. Pour ouvrir cette demie journée consacrée à l'art, qu'il soit ancien ou contemporain, car son essence est une au travers de ses changeants effets et reflets, je vous parlerai des nuages de Titien. Nuages clairs, joufflus et colorés dans l'azur qui, vous me permettrez de le croire, auront aujourd'hui un moment d'existence au-dessus de notre Biron­polis. En eux, en effet, dans leur volatile et cependant présente forme blanche et or, sont résumés et contenus à la fois le cosmos, l'éros et le logos. Dans La présentation de la Vierge, dans Bacchus et Ariane, dans L'amour sacré et l'amour profane, ils sont. Dans la chrétienté, dans l'antiquité classique et dans leur fusion en éros et en mystique. Au-dessus du désordre des actions humaines, au-dessus, et comme en dedans, des agissements et des présences des dieux, s'épandent et s'élèvent les nuages de Titien. L'ordre de leur beauté dépasse et transcende l'humain comme ils réalisent la transmutation de l'eau en gaz et en lumière. Rarement comme Titien on a su trouver la vérité des nuages et leur forme parfaite qui est autant physique qu'idée.

       Il y a la puissance sphérique et splendide du cumulus, sombre à sa face tournée vers la terre qu'il peut noyer d'un orage et illuminer d'un éclair soudain, tandis que sa face supérieure réfléchit la lumière d'en haut. Ce cumulus où, comme Goethe, je vois s’équilibrer les forces opposées de l’univers, cet « être-nuage » nietzschéen en attente de l’éclair de l’instant. Il y a l'altitude rêveuse du cirrus, le calme, les flèches blanches sur l'azur. De plus, comme l'on sait, aux nuages tout est possible: formes de chiens et de géants, formes de femmes et de montagnes. Ils peuvent tout peindre; du sein au phallus, des fesses à la courbe du front. Ils se meuvent, ils se transforment incessamment. Mais ils ont su trouver en Titien leur unité, leur instant parfait, leur diapason d'or dans l'éternité conceptuelle et sensible, immobile et cependant non figée, du tableau. Ces nuages, dont la clarté rêve dans l'altitude, disent la sublimation totale et nécessaire, l'unicité originaire de l'être dégagé de la terre. Leur souffle, celui de la beauté, s'évade de l'homme et rachète la vie. Comme celles des anges, si je pense, les hiérarchies des nuages m'entendent. Car les nuages de Titien sont un concept, le concept originel de l’être, idéal et définitif, la trace spirituelle du sacré céleste dans le réel, la formulation inatteignable du pur logos, la cristallisation apparente de l'essence. En ce sens, ils sont la philosophie de Socrate à Heidegger, l’au-delà de la lumière qui n'est pas là et pourtant là par la vertu de cette pensée rendue sensible: l'art. Plutôt que des rêves irresponsables, les nuages de Titien sont la forme où parvenir de la pensée, la substance difficilement transmissible par le pauvre et pourtant rationnel et subtil verbe humain. Ils sont le bouillon originel et le précipité cristallin de signes qui une fois pertinemment lus diraient la structure et le sens résolutif du monde. Et seule la pensée de l'artiste et du philosophe peut rendre l'accès à la logique et à la beauté de ce Qui est l’essence avec un grand E, cette essence perdue, ce que nous savions et que nous ne savons plus. C'est dans les nuages de Titien que l'art révèle le mieux qu'il est idée de nature. Ainsi la fonction de l'artiste et du philosophe est de chercher et de trouver cette idée source. La sculpter, la peindre et la définir par un de ces traités exacts qui auraient le son du poème. Titien, lui, trouve et figure le principe transcendant et éternel, le nombre d'or fractal, qui règle la construction apparemment aléatoire et chaotiquement belle de ces nuages. Comme les anges réservés au domaine de la foi spéculative, ils appartiennent à l'imaginaire de la vérité, nécessaires et soudain visibles en un signe iconique vague, faute de notre perception, et cependant parfait.

       N'allons pas croire que les nuages servent à soutenir ou sortir les dieux! Ils sont en fait le dessin et la couleur visibles de leur présence en nous idéelle. Ils sont l'être stable de la ratio socratique. En qui sait la reconnaître, s'élabore la personnalité induite des nuages de Titien pour former avec autrui une société et une civilisation selon leur modèle, un moi collectif et bienheureux sans frontières entre le moi privé, les autres et le monde, une communauté philosophique, un communisme démocratique et poétique.

       Ce pourquoi j'irai jusqu'à formuler le concept de ville-nuage dont la globalité résoudrait tous les aspects problématiques de l'urbanité, problèmes économiques, sociaux, culturels, éducatifs, affectifs et sexuels de tous les citadins, dépassant ainsi l’opposition entre la Jérusalem céleste et la Babylone terrestre.

        L’aménagement conceptuel du bâti devrait permettre à chacun, selon l'expression convenue, de marcher sur un nuage. Ce serait une vision organiciste de la ville-corps dont les cellules et les artères s'harmoniseraient selon une pédagogie collective. Grâce à l'évidence et à la lumière en nid d'abeilles des micro-ensembles individuels dans le réseau architectural, la ville-nuage entraînerait la désuétude et la déshérence des disfonctionne­ments urbains, tels que solitude et exclusion, crimes et délits. De fait, l'accès immédiat au multiculturalisme engendrera tolérance et harmonie. Pour l'instant, hélas, faute de notre désir, faute des corruptions de la société marchande et de consommation, la ville-nuage, volatile, nous échappe. De par sa masse chargée d'électricité, cette électricité que la communauté de la fête pourrait canaliser, elle peut encore orager…

    La ville et la société sont malades de se penser mal. Seule la solide légèreté d'une pensée-nuage pourrait prendre en charge l'individu pour l'optimiser au sein d'une urba-nuage. En ce sens, le nuage, face lumineuse, face noire, tour à tour bienfaisemment clair, pluvieux et violemment orageux, est la métaphore de l'urba classique et moderne, de la philosophie politique tout entière, de la réconciliation en un concept unique, quoique apparemment contradictoire, comme l'oxymore qu'il est, de la philosophie et de la politique. Ce en quoi j'appelle à transcender Marx par Platon, à infiltrer au libéralisme la conscience, le ça et le surmoi communistes, en un socialisme démocratique, en une Urba-nuage qui aura la couleur rose des aubes nouvelles. Ainsi la libido politique de chaque corps séparé se tournera vers le corps complet de la ville-nuage pour se trouver et se rejoindre dans la communauté de l’œuvre d'art.

       De même qu'il y a en philosophie politique des caractéristiques transhisto­riques du bien et du bon, il y a pour l'art des caractères permanents du beau visible et sensible selon la formule du logos constructif et de l'éros olympien paisible des nuages de Titien. Ainsi, plus durables sont les nuages de Titien, ces sujets et objets de l'art, que ceux par exemple de la science et de la politique qui n'en sont que les servants. Ce qui me permet de dire qu'en art contemporain il suffit d'un souffle sur la plume ôtée d'une aile antérieure, d'un souffle sur la seule nudité inductive d'un pinceau pour retrou­ver et rematérialiser un peu de l'idée des nuages de Titien. Parfois, dans le vacillé des dessins de Twombly le romain, je soupçonne comme un de leurs brouillons, une de leurs gestations. Ils sont dans la forme d'haleine en terre cuite de Giuseppe Penone et dans ses pommes de terre en or. Ils sont dans les vitres apposées sur les murs et les grilles ainsi éclairés d'une sacralisation artistique de Pascal Convert. Et plus généralement dans nombre d’œuvres de l'art conceptuel, dans la disposition des pièces anté-sculpturales de Carl André, dans la représentologie de Joseph Kossuth, dans les signes absolus de la géométrie et de la mathématique de Sol Le Witt, dans ces tableaux de la même couleur que leurs murs, signes trouvés d’une ascèse uniquement spirituelle et détachée de tout désir. Mais dans ces derniers, trop humains encore, ils restent statiques, squelettes sans vie, en deçà même des esclaves de Michel-Ange. Nulle part ailleurs que chez Titien, sinon peut-être dans La piscine de New York de Matisse, il n'ont cette tension belle, sereine et légèrement déchirante d'un au-delà présent et inaccessible qui réunit à la fois la beauté et l'idée, l'essence et la finalité en un mot parfait, total et suffisant, encore incréé.

        Aujourd'hui, où les fumées des hommes rongent les statues de l'Acropole, où les seuls nuages dont on parle sont ceux radioactifs de Tchernobyl, ira-t-on jusqu'à ne plus pouvoir percevoir et contempler les nuages de Titien? Ou préfigurerons-nous en notre Bironpolis l'Urba-nuage ?

 

 

      Après un silence convenable, des applaudissements, parfois enthousiastes et bruyants, souvent mesurés et formels, retentissent et s'éteignent. On entend décroître quelques mots: « Brillant... Prétentieux… Impressionnant… Confus… Tarabiscoté… Grandiloquent… Poétique… Pompeux… Inopérant… Génial… Vieillot… Prémonitoire… »

      - Peuh! lâche Robert. Qui achèterait ce joli philosophe? Il parle de ce qui n'existe pas. Seuls ceux qui ont à se consoler de la vie peuvent en vouloir.

      - C'est beau, dit Louis. Mais il rêve. Sa fiction n'est qu'une belle possibili­té abstraite. Il rêve en idéaliste de la philosophie comme la plupart de ses confrères qui font des châteaux d'air de leurs systèmes. Il fait fi de la nécessité, des contingences et du divers. Il fuit les réalités. Il ne veut pas voir les noirceurs et les couleurs des réalités. Il croit que le monde de ses idées va descendre en perfection coercitive sur la terre. Il ne veut voir que ce qui le flatte…

     - Eh oui, répond Robert. Il est socialiste. Il professe la résolution de l'économie par ce bien commun que pense l'état. Il veut selon son cher Platon que toutes les richesses appartiennent à tous en la personne de l'Etat. Non! Il se trompe. La socialisation de l'économie ne peut que déboucher sur la suppression des libertés. Y compris politiques et culturelles. Le socialisme est structurellement incompatible avec la démocratie libérale. Sais-tu qu'il a publié L'Etincelle contrariée. Essai sur l'éducation pénitentiaire? Il y défend l'idée originelle du bien dans chaque individu dévoyé par la société et condamné à l'irrémission par la prison. Si cette vision honore l'homme et mérite attention, elle me parait bien peu réaliste. Le bien est un concours de circonstances, puis un calcul qui s'érige en vertu. D'autres vivent autrement. En prédateurs violents de la société. Qui faut-il d'abord comprendre et défendre ? Le prédateur ou la société ? Le criminel ou sa victime ? Chut. Le voici!

       - Alors, notre artiste, aimes-tu Le Titien ?

     - Oui. J'aime les nuages de Titien, répond Louis. Mais j'aime plus encore ses portraits, ses montagnes et ses femmes nues.

      - Tu es trop sensuel, mon garçon, le reprend Léo. Mais comme mon contradicteur a su voir et dire, dans une de ses photographies un de ces nuages de couleur rose au-dessus de l'ombre d'un cimetière de campagne...

      - Oui. Mais entre autres choses. Il y a aussi du chaos, du désordre, du contingent, du parcellaire, du particulier. Et du vivant de feuilles, d'herbes et de terre. Des constructions, des traces humaines dans le paysage. Du réel aimé et pas du tout transcendé, sinon par sa simple présence.

       - Parce que tu n'as fait qu'entrevoir au-delà de la caverne de terre ces nuages auxquels tu n'es pas parvenu. Si le monde est imparfait. il devra correspondre à l'idée idéale que nous en avons et qui existe en deçà, en dedans et au-delà de lui.

      - Le monde n'est ni parfait ni imparfait. Nos idées ne sont que les créations de nos regards et de nos désirs pour nous adapter le monde. Il y a les perceptions du réel, si fugitives soient-elles. Et aucune essence pour les dépasser et les évacuer. Seulement l'arbitraire de qui sent, construit sa vision et communique ou non avec autrui.

      - Sophismes ridicules. Pauvres matérialismes! Nietzschéisme de pacotille! C'est une incapacité. Et une méconnaissance. Comme celle de ce grotesque Letellier.

     - Non. Le vide de sa vie, c'est avec toi l'envers du même coup de tabac: la déception du réel, l'orgueil.

     - Sophismes encore. À qui sait les lire, cher jeune homme, mes nuages sont une métaphore politique. Seules la force brute et la perversion de l'économie ont détrôné la raison d'une cité qui sera fondée sur l'universalité native de chaque homme et qui s'appuiera sur la légalité social-démocrate. Une Bironpolis à l'échelle européenne dans un premier temps. Une Urba aussi socia1e que le nuage pour chacune de ses molécules. Je prône la république communau­taire sans propriété ni richesse privée contre la sottise de la division en classes, contre la séparation économique, contre les injustices !

    - Heureusement qu'il y a des richesses privées. Ne seraient-ce que les bibliothèques personnelles, gages des libertés contre les intégrismes de la religion et de la raison politique. Heureusement pour la société qu'il y a des compétences et des intérêts différents. Chaque homme est génétiquement et culturellement divers. Et je doute que tous soient délicieux au point de faire de ton Urba un ennuyeux paradis

      - Horreur ! Si jeune et conservateur ! Réactionnaire ! Les hommes deviendront délicieux. Faute de quoi, ils resteront des barbares. Comment, sinon par égoïsme, peut-on ne pas rêver d'une fluide communauté des hommes au monde ?

     - Pardon, je t'ai bien lu, mais j'en à charge mon moi solitaire et différent dans et devant le monde. Il me semble qu'il peut aussi être utile comme ça.

       - Il n'y a que dans et à la raison commune qu'on est utile.

      - En fait, je n'ai pas choisi contre ta philosophie. C'est un beau possible à veiller comme une constante de l'esprit humain parmi d'autres, dont la religion. Mais ton idéal est un ressentiment contre la vie. Tu es un utopiste.

      - Il n'y a que l'utopie pour nous légitimer. Et rien pour te légitimer. Bonsoir Messieurs.

       - Et dangereux avec ça, pouffe Robert. Aurait-il en main le décret de recevabilité que tu serais viré de son Bironpolis... Goulaguisé comme un malpropre par la censure effarouchée du politiquement parfait.

       Pendant ce temps, on avait laissé passer dans la salle de conférence une prestation consacrée à quelques fresques romanes retrouvées par une ronde érudite en pull mohair vert pomme…

 

Thierry Guinhut

Extrait de La République des rêves, roman

Une vie d'écriture et de photographie

 

Titien : Présentation de la Vierge au Temple, 1534-1539, détail,

Accademia, Venezia. Photo : T. Guinhut.

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8 juin 2014 7 08 /06 /juin /2014 19:38

 

Bibliothèque Aqua Libris, Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

  Eros à Sauvages :

Prologue & Belles inconnues.

 

La République des rêves IV

L'Harmattan, 2023.

 

Prologue.

 

     Au travers des herbes et des branches qu’on avait laissées pousser sur l’étroite route, des ronces vigoureuses, Louis aperçoit par intermittences le granit clair du bâtiment. Il guide Flore parmi de folles graminées, parmi ce qui pourrait sans peine passer pour un taillis sauvage. Ils débouchent enfin sur un îlot gazonné, tondu de frais, émeraude de rosée sous le soleil matinal, propice aux pas, à quelque déjeuner sur l’herbe façon Watteau où les dames mouillent leurs dessous - ce qui n’est pas dit dans le tableau. Le castel de Sauvages, dont la rudesse du matériau granitique est tempérée par un discret satin de mousse, demeure silencieux. Vu du perron, un vent imperceptible agite les feuillages dans la trouée sur les pentes des monts d’Ambazac. Du bout des doigts, comme magiques soudain, Flore effleure le fermoir de la porte de chêne qui, s’ouvrant, révèle un blanc vestibule. Seule sa voix, hésitante, comparant les lieux au château de la Belle au Bois Dormant, s’éteint dans la pièce. Et c’est presque sans surprise qu’ils découvrent, poussant un panneau intérieur laqué blanc, un homme penché sur une forme indubitablement féminine, dans un peignoir brouillé d’un désordre de dentelles immaculées. D’une buée de cheveux ondulés, virevoltants et bruns, un rose et frais minois darde un regard bleu campanule sur l’homme qui aborde ses effluves, puis sur les visiteurs.

       - Eros, éveille-toi.

    - Eros n’est-elle pas éveillée depuis longtemps en toi et nos invités en qui je reconnais Flore et Louis… Me trompé-je ?

       - Je ne t’appellerai pas autrement qu’Eros…

       - Julius se tourne alors vers les nouveaux venus, leur prend le bras et les guide vers une pièce adjacente où les attend un solide et chatoyant petit-déjeuner.

       - Buvez et restaurez-vous selon vos goûts sans que l’esprit qui est dans les sens en soit alourdi, annonce-t-il, s’asseyant et se servant un grand café noir comme l’encre des contes.

    Levés depuis deux heures, Flore et Louis font honneur à l’irréprochable abondance de la table, pain de campagne et rillettes d’oie pour l’un, thé jasmin et croissant pour l’autre.

     - Vous saurez tout à l’heure qui sont mes deux autres invités ; et vous aurez tout loisir d’apprécier la belle Eros qui, je l’espère, inspirera vos discours. Sachez seulement qu’elle s’est nourrie ce matin d’un jus de cerises rouges et d’un soupçon de confiture de pétales de roses ; non, ne parlez pas ! Gardez votre langue pour de plus passionnés propos et usages…

      La voix grave et feutrée de Julius résonne un instant encore parmi le cristal de la table, le chintz abondement fleuri des doubles rideaux, la toile de Jouy des murs… Peut-être a-t-elle fait légèrement frémir dans son cadre la nymphe endormie nue d’une gravure dix-huitième…

      Un moment plus tard, chacun s’assied dans le grand salon, sur des canapés blancs, au milieu d’un décor également blanc, hors une demi-douzaine de luxuriantes plantes vertes. Eros porte une robe ornée de grand iris bleus sur fond vanille et suffisamment vague pour laisser entendre qu’elle est transparente alors qu’il n’en est rien ; ses cheveux sont noués au-dessus de la nuque avec cette hâte étudiée de qui veut offrir la beauté dans le plus parfait naturel des clichés. Pas le moindre bijou, pas même de chaussures, comme pour préserver la pureté de ses mains et pieds qui serviraient sans peine d’argument à une publicité pour Dieu. Au-dessus du smoking le plus conventionnel, Julius lisse de l’index sa courte moustache poivre et sel, et commence :

      - Chers amis, avant d’en arriver au but de cette petite réunion, de ces trois jours que nous allons passer ensemble, laissez-moi vous présenter les uns aux autres. Il est inutile cependant d’en dire plus sur celle qui m’accompagne. Son nom seul, « Eros », mieux que le trop humain prénom Rose qu’on aurait cru pouvoir lui attribuer, et ce que les mortels ne savent nommer que « Beauté » suffisent à l’introduire dans notre monde. Ensuite, Flore, la malicieuse, la médecin-gynécologue, la croqueuse boulimique de magazines de mode, la maritime, la curieuse du goût et des sens, vêtue aujourd’hui d’un ensemble pantalon et chemisier hortensia rose. Avec elle, Louis Braconnier, le chasseur d’images, qui enseigne depuis peu l’histoire de la photographie à Bordeaux, qui avec son livre Médio Acquae regarde le pays des vins comme je regarde une femme, et dans son livre Sentiers du Périgord voit les touffes du paysage, vallées humides, monts gonflés, Louis le baladeur, qui a laissé au vestiaire ses vestes autrichiennes, ses brodequins de marche, et s’est vêtu pour nous plaire avec un soupçon de dandysme. Geneviève, blonde comme Le Printemps de Botticelli, et dont le léger strabisme rêveur n’est pas sans emprunter à cette figure tutélaire cette magie toujours à poursuivre. Geneviève, belle également quand elle reçoit contre l’opulence de son sein sa nichée d’enfants, belle très exactement comme la femme blonde, à la National Gallery de Londres, dont le pinceau de Palma Vecchio, depuis le début du XVIème siècle, sut nous rendre le visage, le sein droit découvert par un lâcher de ruban vert sur un tissu blanc. Sachez que sous un pseudonyme ravissant elle est l’auteure et l’illustratrice d’albums de contes pour enfants sages à l’heure de la récréation. Gérard, ingénieur en aéronautique, mais aussi mycologue et découvreur de phallus impudicus dans le secret des bois, est son époux. Enfin, vous me pardonnerez je l’espère si je me présente moi-même bien que je vous soit connu : Julius, veuf d’il y a bien des années, la cinquantaine, portant beau, haut et fort, collectionneur de ces livres qu’Amour inspire (vous n’aurez qu’à tirer ce rideau pour accéder aussitôt à l’enfer rose et noir des bibliothèques). Et, par ailleurs, propriétaire récoltant d’un de ces grands crus bordelais qui font si souvent rosir les lèvres des dames.

         Dès ce matin, et pour trois jours, nous voici réunis pour bavarder sans ambages ni badinages du sexe, des sexes et de l’amoureuse sexualité. Comme les narrateurs du Decameron de Boccace, comme les historiennes des Cent vingt journées de Sade, nous parlerons chacune et chacun de nos expériences et souvenirs, rêveries et fantasmes, désirs et réflexions, sans toutefois recourir aux perversions violentes, car cela n’est ni de notre goût ni de nos principes. Nous conterons le plus souvent sous le coup de la tension fruitée de l’éblouissement et du désir… De ces conversations, de ces récits, ou grappes de récits, faits à l’abri de la grande peste moderne de l’amour, surgiront maints bonheurs et enseignements. Geneviève, c’est à toi, si tu veux, de commencer à raconter :

(...)

 

 

 

 

  Les belles inconnues.

 

 

           Après le repas, où abondèrent chapons, fromages et raisins, puis une promenade à l’ombre des lisières du parc, c’est au tour de Louis de prendre la parole dans le grand salon aux fenêtres ouvertes :

Je parlerai de l'éblouissement, de la distance. J'ai vu ainsi mes premières jeunes filles. Encore jamais vues, aussitôt disparues. Grâce à celles qu'ensuite j'ai connues de plus près, j'ai pu pénétrer, engranger, progresser, par plages et par écueils, dans le mouvant monde féminin. Mais dans l'ordre des belles inconnues, déesses d'un instant, je n'ai en rien progressé ; sinon dans l'affinement de ma sensation, dans la déchirure de mon aspiration intime au plus lointain de l'autre et de la beauté.

Mais comment fait elle pour supporter le poids de sa beauté, pour ne pas s'élever et disparaître dans l'air sous le sans poids de sa beauté, me disais-je, l'apercevant, qui tournait le coin de la rue, à jamais, brune aux yeux prunes, plastique inspirée, sensibilité possible... Qui est-elle ? À qui se donne-t-elle ? Questions béantes jusqu'au creux du ventre noué par une faim qu’elle même peut-être ne saurait résoudre. C’est un visage clair et animé de sourires intérieurs. C'est la beauté de deux mains soyeuses et manucurées qui pousse à rêver, si l'on osait, si le monde était autre, de les prendre, à désirer les voir, les sentir caresser votre corps jusqu'à l'âme, s'il en est (âme est d'ailleurs incomplètement le mot amour). C'est la bouche ouverte prête à respirer, prête à goûter les fruits tendus et pulpeux de l'amour, c'est cette belle inconnue toujours nouvelle et autre, identité inatteignable et dispersée de l'amour... C’est voir une femme fuselée aux fesses en forme de melons, aux seins en forme de pomme et de poire, au visage lisse et au cerveau mystérieux comme un cerneau de noix, les cils volatiles comme la pensée, les narines fluides comme la sensibilité, et la voir s’évanouir… Soudain, une chair caramel en mouvement, une prunelle rauque à la rencontre de mon larynx étranglé, une nuque turgide pour le ravissement de ma main, une prude volte-face et disparition dans le scintillement d’une odeur de peau me tétanise, me lave de nostalgie, m’effraie comme l’inconnue perfection d’un archet sur la corde en boyau de ma perception. Celle-là est blanche comme un yaourt, sa main est languide contre sa joue, son regard me badigeonne du blanc d’œuf du désir, la lourde mollesse de ses seins sous le chemisier me cisaille la langue de salive, la porcelaine de son nez me donne le fantasme d’être le thé qu’elle hume et que ses lèvres affolamment grasses absorbent, avant que son départ précipité sonne le glas de mon éjaculation neuronale en gestation. Une autre, ange aux cheveux très courts, blonde et vêtue, cares­sée, dessinée, d'une robe souple et collante, ses talons nus et précieux comme un sorbet de tendons, elle redonne un visage à mon désir d’embrasser la création… Et, voyant passer une belle cycliste, abondants cheveux noirs pétillants, bouche spirituelle et chamois, que j’appelle furtivement Eglantine, pour ne la revoir jamais… Est-ce la splendeur de la vie qui m’échappe ? Amours sacrées, amours profanes ?

J'ai imaginé en vain (combien de fois ai-je désiré sans retour!) qu’une de ces belles inconnues se coule dans mes bras, avec la demande d'amour la plus intense: « Je me sens si seule, et de si près je peux te sentir exister », me dirait-elle... J'aurais pour elle le don d'une découverte caressante et d’une étreinte progressive, d’une explosion vibratile des sensations ; jusqu’à la réunion des fibres infinies de l’esprit et des plus intimes muqueuses orgasmiques du corps... Rarement, j'ai pu observer ces déesses de hasard plus d'un instant, perdues qu'elles étaient aussitôt pour mon vivre, pour l'existence, même d'un jour, d’une heure, que j'aurais pu avoir avec elles. Et probablement qu'aussitôt observées à satiété, qu'aussitôt vécues, elles ne seraient plus les déesses que j’aurais aimées, mobiles statues effritées de mon exaltation et désillusion, mais des Mégère et Médée, des Madame Michu…

Donc, très vite, sur le passage des belles inconnues, astres impossibles et éphémères, j'ai fondé une mythologie. Quelques-unes, revues régulièrement, purent devenir des étoiles fixes que je n'osais ni ne voulais approcher, poursuivies de seule contemplation lointaine, telle celle dont les cheveux plats glissaient longuement sur un pull bleu pastel de mohair, ce pourquoi je la surnommais Pastelle... 

Je la nommais Diotima. Brune, les cheveux lisses et retenus par un mince chignon, c'était un de ces visages au-dessus du monde dont la lumière et l'équilibre des traits disent la plénitude des sens et la paix à laquelle il faudrait parvenir. Je la croisais, rarement, l'observais, comme derrière la vitre de l’impossible. Elle me regardait encore plus rarement, quoique avec tranquillité... Existais-je pour elle, qu’étais-je pour elle ? Je ne pouvais désirer l'approcher, ne la rêvant qu'en termes de contemplation... Je sus bientôt, par on-dit, qu'elle était étudiante en fac de philosophie. A quels mystères de l'amour ne m'eût-elle pas initié, sur quels rivages chair et roses de l’intellect ne m'eût-elle pas amené ? Je ne pensais pas au sexe en sa présence, alors que nous étions séparés par au moins trente mètres de dallage dans le hall du restaurant universitaire : j'étais bien loin d'imaginer que ses lèvres, source d'une parole que je n'entendais pas, puissent sucer le lait de mon jaillissement orgasmique. Peut-on imaginer éjaculer dans l’âme d’une philosophe ? Et rien ne s'ensuivit. Ces regards se poursuivirent jusqu'à ce qu'elle disparaisse de la scène de la ville. Je fus son Hölderlin vierge et muet faute d'avoir été son Socrate. Et, selon les mots de ce dernier, je voyais en elle, en toute bonne foi, « la perfection du bien et du beau », « la beauté elle-même sous sa forme unique ». Ce pourquoi peut-être je n'allais pas jusqu'à l'amour passion, ce pourquoi il était hors de question de lui parler. Il fallait protéger mon admiration par la distance, sacraliser la timidité, ne pas souiller le rêve par une ombre de rebuffade. La cause était entendue et stérilisée par le bien et le beau, sans compter le vrai, avant d'avoir été jouée. Sa qualité de belle inconnue ne pouvait que lui interdire d’être flétrie par la moindre banalité, petitesse et réalité. Quand à tenter d’assister à un cours pour être son voisin de banc, je ne pouvais m’autoriser ce déicide. Ou probablement était-ce un travestissement de mon incapacité, une image de ma dépendance envers l'incorruptible et terrifiante autant que rassurante beauté-mère.

Un jour que je battais le pavé magnifiquement solaire de l’université, devant ce que je prenais pour le temple de la philosophie, où officiait une si pure déesse, elle vint à passer, ne m’offrant qu’un placide regard où j’aurais pu engouffrer toutes mes espérances. D’un coup d’épaule, un garçon plus couvert d’acné que mon adolescence pourtant tardive, me renseigna :

-Baisable, la gorette, non ? Tu peux la mater comme un obsédé, la langue pendante, ça y changera rien. Tout le monde sait qu’elle est amoureuse à crever du prof de philosophie platonicienne, Leo Morillon, cette tête de veau vinaigrette qui se prend pour le spectre de Marx. Elle lui bave des yeux à dessécher les éviers. Lui paraît pas s’en apercevoir. On se demande bien pourquoi, avec la chance qu’il a. Moi à sa place… On se demande ce qu’elle lui trouve. Il est aussi moche qu’une méduse, tu sais ces sandales de plastique mou pour marcher dans la vase. Et toi, tu peux toujours courir… En plus, cette Yolande dit pas trois mots à l’heure. Elle préfère Plotin aux potins. Elle est snob, ou bête à manger du foin ?

Effrayé d’une telle vulgarité et d’un prénom si laid qui souillaient mon idole exquise, je m’enfuis, dévasté. Comment pouvait-il imaginer la comprendre ? L’ombre d’une perturbation pluvieuse couvrait déjà l’esplanade…

J'aurais pu croire, si toutes ces belles inconnues n'avaient suivi que leur et mon instinct pour m'ouvrir leurs pensées et leur lit, qu'allait se réaliser le rêve du pays de l'amour libre en la communauté de toutes avec moi, des drogues douces dans la seule haleine des baisers et de la paix universelle, comme si le monde avait pu se résoudre à n'être que circulation de beaux et belles inconnus faits pour se connaître et s'échanger dans une félicité intellectuelle et sensuelle sans trêve.

Mais, quand s'enhardit l'assurance, il y a celles que l'on peut aborder et dont le masque de beauté tombe au fur et à mesure de la rencontre, de la connaissance. « Quel brugnon splendide! » me dis-je un peu plus tard, la voyant sur la même place, à la même heure, fesses moulées par les paumes des dieux et la poitrine des anges, cul bombé, haut sur jambes, dansant et plastique, comme me parlant de toutes les fibres du bonheur, visage éclatant et poupin sous le jean, mobile et soyeux sous l’imaginaire et flatteuse caresse… Ce n’est qu'au bout de quelques jours que j’en vis l’envers : la tête brunette  haut perchée m’offrait ses traits, charmante correspondance avec l’aménité du fessier, lèvres également pulpeuses et joues poupines, yeux naïvement fendus. Mais j'avais d'abord été pris par l'émotion poignante, l'exaltation joyeuse que m'avait délivré ce postérieur élevé aux demeures du sublime, quoique se pavanant au-dessus de rues et de places vulgaires. Quelques regards croisés, sourires et invites me permirent très vite de lier connaissance, comme si dès le premier coup d’œil, elle éprouvait pour moi ce même sentiment foudroyant, ce même désir labouré d’affects que j’avais eu pour les deux hémisphères de sa beauté. Mais, dès les premiers mots échangés, la pauvreté de son vocabulaire, ses accentuations terriblement affectées me frappèrent de stupeur, m'empêchèrent d'aller plus avant, me firent reculer. Pourtant cette Véronique me convoitait, éperdument semblait-il dans ses yeux, s'agenouillant au pied de mon fauteuil, glissant ses mains au plus près de mon bras, le visage ouvert et levé vers moi, les yeux donnés et gluants de prières, la bouche platement abreuvée de sidérantes banalités, lors de mon unique visite dans son studio, en présence de témoins, la main frémissante et posée à portée de caressante étreinte sur l’accoudoir commun dans un cinéma... Je participais un temps rapide à l'insondable vide de sa conversation, puis ne reparus plus près d'elle. Comment se pouvait-il que la beauté de l’esprit d’une belle inconnue ne réponde pas à la beauté de son corps ? Je ne revis et n’évitai que de loin en loin le filet visqueux de ses yeux qui n’osèrent d’autre initiative. Elle avait, de mon monde, tout simplement disparu. Peut-être aujourd'hui, ne serait-ce qu'un moment, jouirais-je de son beau corps et ne la décevrais-je qu’après le bonheur... Avais-je imaginé ou senti qu’avec son désir triste elle serait devenue collante comme un timide bataillon de harcèlements affectifs et pleurnicheurs, avec une poigne de fer pour me tenir par la main sur les trottoirs, mais aussi une petite culotte de fer pour ne donner et ne prendre qu’un maigre plaisir inaccompli en une névrotique liaison? Ou tremblais-je de devoir déballer un pénis glabre et ses couillons velus au bas d’un garçon inexpérimenté devant un corps dont il aurait fallu ouvrir les portes de beauté dans un contexte à la hauteur de son aspiration et de mon éthéré fantasme… Car si quelques-unes de mes masturbations avaient pu croire approcher la perfection imaginée des fesses de Mademoiselle Véronique Carbonnieux, tout, sa voix couinante trop haut perchée, ses péremptoires banalités faites pour se mouler sur la conversation ambiante, prouvait que nous ne pouvions effleurer ensemble une telle spirituelle sensation, qui me parut irrémédiablement hors de sa portée.

Voilà comment les belles inconnues peuvent devenir de belles déconvenues…

C'étaient de vieux récits. Et malgré les belles inconnues que je suis parvenu à connaître et dont je me suis ébloui jusque bien après les avoir approchées, malgré ma vie avec Flore (qui reste quelque part en elle une belle inconnue), je suis toujours et encore sensible à ces beautés nouvelles infiniment dispersées de par la ville. La rondeur d'une lèvre, des yeux perles, une poitrine légèrement animée, et la chasse exquise et poignante en moi reprend. Ou, la voyant, celle-ci, rousse jusqu'au son de la peau, les traits potelés et rieurs, l'éblouisse­ment me traverse par toutes les fibres du corps, la pensée bue par l'éclat  de sa chair, le pétillement unique de ses veux... « Quelle impossible et si proche à l'intime de moi beauté à atteindre... », balbutiai-je, ravi. Sûrement sa beauté inédite est l’exact reflet de sa sensibilité, de sa personnalité, jusque dans le détail de ses goûts, de sa façon d’aborder le monde et l’intimité du lit partagé… Il lui suffit d'un signe pour que je lui appartienne, me donnant, lui donnant. En même temps, la pensée de son sexe m'émeut jusqu'aux larmes ; sexe de rousse, dodu, planté de duvets d'or ductile, ses lèvres humides et roses me parlant au plus creux du cœur. J'aurais pour elle tous les baisers dont je suis capable, pour sa joie, pour son jouir... Jusqu'à ce que rassasié un peu, dans une portion de rue, une autre de ces belles inconnues irremplaçables et rares, me surprenne et m'emporte pour un instant vite soufflé par sa disparition...

Mais vous devrez attendre demain pour savoir comment de belles inconnues, peuvent devenir également de belles déconvenues.

- Ah, j’aime cet assoiffement là ! Lance Julius. Il n'y a rien de plus heureux et de plus vivant que le désir. Il me semble que j'aurais tenté de détourner cette Diotima entichée de son Léo Morillon. Et je n'aurais pas résisté aux vœux de cette Véronique au beau cul, même pour passagèrement ! Je sais qu'après la distance, malgré son charme infini, malgré les vertus de l'inaccessibilité de l'éros, vient le rapprochement. Et peut-être nous raconteras-tu demain, après la séquence « Celles que l'on a pas eues », celles dont tu as partagé le lit réel... 

- Toutes ces beautés, commente Gérard après un silence, et qui ne peuvent se livrer à mon désir... C'est parfois tellement frustrant que l'on préfère se passer de les regarder.

- Alors c'est cette culture de la frustration, au lieu des joies contemplatives du désir, qui pousse à interdire aux femmes leurs évolutions et exhibitions, se rebiffe Louis. Pour la paix des âmes envieuses, des ascètes, des imams, des censeurs et des tristes, mieux vaut donc les voiler, les calfeutrer dans un malheureux, minable et méchant cirque privé ?

- Oh, merci Louis, de nous défendre, de me défendre, susurre Eros... Cela me plait mieux que ta désuète idéalisation pour cette Diotima.

- Jamais je n'ai désiré les hommes ainsi, reprend Geneviève...

- Eh bien, comment les désires tu ? demande Louis.

- Ce n'est pas exactement désirer. J'attends, et peut-être provoque, un désir. Je ne le reçois que s'il me comble. J'accorde le droit ou non de me désirer. Je désire en retour du désir que j'ai élu. 

- On dirait que d'après toi une femme ne peut souffrir d'un désir non partagé, intervient Flore.  Mais je ne pense pas, arrête-moi si je me trompe, que tu fasses de ton sentiment une généralité sur les femmes. Car je désire, moi, non pas certes comme le chasseur, mais avec cette bouffée d'ardeur qui n'est pas elle du sexe (il est pour moi d'abord et dans l'autre abstrait et anonyme), cette bouffée d'ardeur qui est possession, d'abord amusée, puis entière, enveloppante... Qu'en pense Eros silencieuse ?

- Mais Louis ne nous a parlé que de son désir pour les belles inconnues. Il n'en a pas fini avec le désir. Et qui peut dire les formes qu'emprunte le désir ? Il est déjà le bonheur lui-même dans l'anticipation qu'il contient. On rêve aussi au bel inconnu. Quant à celle qu'on appelle ici Eros, peut-elle désirer pour elle-même si elle est le désir amoureux natif en chacun de nous ?

- Eros restera mystérieuse aujourd'hui, souligne Julius...

- Voyez, Julius trépigne du désir de parler, laissons lui faire son premier récit.

- Je parlerai donc ; non sans le regret d'en entendre si peu de la bouche d'Eros...

Nota bene : l'on retrouvera le philosophe Léo Morillon dans : Les nuages de Titien

 

Thierry Guinhut

La République des rêves, roman

L'Harmattan, 468 p, mai 2023

Une vie d'écriture et de photographie

 

Bibliothèque Aqua Libris, Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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30 mai 2014 5 30 /05 /mai /2014 13:09

 

Photo : T Guinhut.

 

 

 

Eros à Sauvages.
Mélissa et les sciences politiques

 

La République des rêves. Roman.

L'Harmattan, 2023.

 

      On devisa encore sur les pintadeaux en gelée, sur le nez de fourrure intime d'un Château Canon 1975 qui fit frémir nos convives, sur les pâtes cuites des fromages et le blanc-manger de fruits rouges… Après une somnolence à peine ivre, un tour de silence dans le parc, sous le ciel très bleu chatouillé des houppettes de poudre de lents nuages à transformations, l’on écoute Louis pour la troisième fois :

Louis 3

Mélissa et les sciences politiques

      Voici comment j’ai aimé Mélissa et les sciences politiques :

      Jusque-là, si j'avais été l'ami et l'amant de jeunes femmes que j'avais pu trouver belles, que l'on avait pu trouver belles, jamais je n'avais approché ces rares belles de belles qui brûlent le sol, le ciel et le regard. Par inassurance et auto-préjugé de classe peut-être. Ce jour-là, mes yeux calmes abordèrent et soutinrent sans ciller sa toute beauté joliment insolente de brune aux yeux de mûres. Ce fut une lumière animée d’expressions qui, lors de ce regard échangé, de jais pour elle, sembla nous reconnaître de même race et de même désir. Comme une évidente et salutaire consanguinité entre une de ces rares et vigoureuses vierges de la Renaissance italienne sur fond or et son admirateur revigoré par le syndrome de Stendhal... Très vite, j'en appris un peu plus sur elle. Par le biais des complicités, médisances et potins habituels. Elle, disait-on, ne serait l'amante que d'un homme riche, même vieux, au volant d'une Rolls, pas moins. Et qui l'emmènerait sur la Riviera, française ou italienne, sur ce point on ne se ferait point exigeante. À ce moment, étudiant, je revenais d'un fol voyage en auto-stop. Rome, où j'avais souri à Raphaël, Viareggio, Rapallo, autoroutes, façades de palaces, Menton, Cannes, Nice, Antibes où je dormis chez un antiquaire au pied du Musée Picasso, Provence, Gard, où dans une maison ocre un critique d'art m'hébergea sous des encres faunesques et originales de Picasso. Puis retour par les routes enneigées, blafardes du Massif Central. Je me sentais tout auréolé des mythes de l'art méditerranéen traversés.

      J'allais d'égalité avec elle. En effet, lendemain, deux regards de reconnaissance (le même!) et je m'assis à sa table. Elle rit, agitant ses bagues or, argent et toc sur son verre, sa poitrine tremblant un peu sous la soie verte :

      - Toi, donc, à quoi rêves-tu ? Tu peux réaliser ? me dit-elle.

      - Partons, lui dis-je, à l'instant!

      - Pour où ? Rit-elle encore.

      - Pour vivre. C'est déjà commencé.

      - Pari tenu. Je sais que tu reviens d'Italie. Mais attention, je suis une femme dangereuse... Et toi, qui es-tu, beau dandy ?

      - Celui qui a la part de vraie vie qu'il te faut, Mélissa... lui dis-je, caressant de l'index son arcade sourcilière gauche.

      - Crois-tu, Louis ? Alors, 21 h, à La Table d'Argent, jeta-t-elle, posant un baiser parfumé sur mon nez et partant...

      Le soir, devant une carte luxueuse, je réalisai une substantielle dévaluation de mes économies. Parmi le cristal et le champagne, l'argenterie, la porcelaine et les mets disposés en dix-huit fragments de zen culinaire, elle me parla révolution. De son précédent ami et fou qui avait caché son cartable sous les barricades de mai 68, vénérait Trotski et son génocide des classes possédantes voué au service de la révolution, crevait au couteau les pneus des BMW et des Mercedes, avait passé trois fois deux jours en garde à vue chez les flics pour soupçon de vol avec effraction d'armurerie et de pharmacie, qui lui faisait jurer de haïr et de crever le bourgeois, de s'habiller toujours en beatnik sale à foulard palesti­nien avec de l'herbe dans son slip et qui partit mourir au Chili, deux ans plus tôt, lors d'une manifestation contre Pinochet. Je n'en parus pas autrement effrayé.

      - Et maintenant ? lui demandai-je.

      - Tu vois toi-même. Il me reste juste une peur de soupçons de complicité imprévus. Je me suis convertie au rêve d'une autre société possible. N'est-ce pas que le monde peut changer?

      - Oui, pour toi, pour nous, si tu veux, lui dis-je, si tu choisis et utilises ce qui te convient de la société.

      - Je m'y emploie… Toi, tu réussis déjà, tu as le luxe le plus inutile et le plus beau avec tes études d'Histoire de l'art. Allons-nous réaliser le mariage de l'art et de la politique ? me demanda-t-elle.

 

 

      Elle faisait en effet du droit, préparait le concours d'entrée à Sciences Politiques, était abonnée à Vogue, portait des carrés Hermès qu'elle avait subtilisés avec grâce, assurait son superflu essentiel en défilant parfois entre deux haies de clients et de journalistes locaux pour les plus chics magasins de la ville, et portait des lunettes presque invisibles et or pour lire et pour rêver, un doigt de thé et de bagues à la main...

      Le soir même, je humai dans son cou la fameuse goutte de Chanel n°5, je dégrafai des sous-vêtements de soie La Perla, j'embrassai le poudré de sa peau la plus intime en haut des cuisses. « Chéri », me soupirait-elle dans un cri de soulagement en cueillant le fruit de mon bonheur de tout ce corps dont la longueur affolante et épaisse de la chevelure, dont l'idéalité entière avait été vérifiées dans les pages soins et esthétique de Vogue.

      Ce fut un temps d'enthousiasme et d'amour. Nous refaisions notre monde. Nous avions et offrions au prolétariat les tableaux anciens et splendides, pour pas seulement vivre avec, mais y vivre, dedans, en personnages de Fragonard et de Matisse. Nous aurions demain et avions aujourd'hui pour tous l’égalité du luxe, de la vitesse et de la volupté.

      À Paris, Avenue Montaigne, nous fîmes l'amour à pleines bouches et à pleins corps dans les cabines d'essayage des plus grands couturiers. À Toulouse, avec la fourrure en loup gris qu'elle avait un jour louée et le manteau Giani Versace qu'un hasard miraculeux m'avait permis d'acheter trois fois rien dans une fripe où il figurait le vilain petit canard, il nous semblait distribuer en passant dans la rue, par-dessus le minuscule liseré de cygne de ses gants blancs jeteurs de baisers, une image splendide et juste au commun des mortels converti à la révolution infinie par les Beaux-Arts.

 

Museo del Duomo, Milano. Photo : T. Guinhut.

 

 

      La rapide et belle enfant et femme voulut m'emmener, dit-elle, dans un lieu essentiel. Essentiel pour ma formation et ma conscience, riait-elle, essentiel pour son plein accès aux sciences politiques, avant qu'elle accède là par la grande porte, professait-elle. Train première classe, fauteuils profonds et appui-têtes rouges, en feintant les contrôleurs ; taxi large comme un paquebot que nous ne pouvions éviter de paver. C'est par la petite porte du public que nous entrâmes au Palais Bourbon. Faute d'être parmi les heureux élus de l'Assemblée Nationale, nous en serions les spectateurs béats et les auditeurs avides... L’on nous fit accéder à des loges aux bancs de velours, derrière une balustrade qui nous perchait au-dessus de l'immense hémicycle. Paresseusement, bavardant inaudibles, les députés, clairsemés, entraient, s'échangeaient d'amènes paluches et rejoignaient leurs places, comme des chimpanzés leurs branches de baobabs favorites. C'était le jour de la réponse socialiste au projet de budget du gouvernement. Raymond Lecommunal était alors un des ténors les plus en vue, malgré sa petite taille, de l'opposition. On se serait grisé de moins talentueux discours, avec l'oreille comme je l'avais dans l'abondante chevelure de Mélissa. A l'étage de la Chambre des députés qui se remplissait confusément, nous avions le secret d'une petite chambre, dont j'avais bloqué la porte avec le renversé d'un fauteuil. Mélissa avait posé le globe entier de son fessier enjupé sur mes genoux, penchant son visage en appétit et son soutien-gorge aux balconnets généreux au-dessus des débatteurs qui, pour l'heure, avaient, malgré les différentes couleurs politiques de leur quartier d'hémicycle, l'air de la plus policée des basse-cours où l'on roucoulait entre soi avant d'ergoter bec contre bec. Enfin, quand mes baisers suivaient le renflement des veines dans le cou de Mélissa, Lecommunal monta à la tribune.

      Sûrement était-ce sa cravate intensément rose et bouffante qui faisait se tenir les côtes à quelques plaisantins tricolores. Alors, admirative, Mélissa me glissa, d'un retournis de bisou : « Ecoute, c'est lui ! Et caresse-moi... » Et à l'instant où l'orateur lançait ses premiers mots au micro, je trouvai depuis l'omoplate, demi-nue comme pour une grande réception en soirée, de Mélissa, la racine d'un sein sous l'aisselle qu'elle aimait laisser un peu friser... Dois-je dire que je ne saisis pas au vol toutes les subtilités de la politicienne introduction, mais éprouvant la qualité de ce menu espace entre la soie du soutien-gorge « catimini » ouvert et la chaleur de la peau gonflée, je le sentais s'élever sur ses talonnettes pour acquérir au-dessus de la tribune une dimension héroïque et révolutionnaire. En même temps que le socialiste Raymond Lecommunal fustigeant d'une voix hardie « les budgets énormes alloués par le gouvernement en place à l'armée et à la police, ces barrages anti-utopie, les facilités fiscales aux puissances de l'argent qui asservissent le peuple sous le poids du travail rémunéré par le salaire minimum et le chômage », alors que j'atteignais en rond avec mes empreintes digitales l'érection de deux mûrs boutons... En bas, parmi les rangs de la majorité, on bouillait d'un œil d'aigle chasseur, on roupillait avec des ronds de bouche ronronnant. A l'époque, je n'avais pas pour les institutions vilipendées une profonde sympathie, aussi je jubilais autant que le parfum de sueur d'excitation qui sourdait du cuir chevelu de Mélissa. Et lorsqu'il milita en faveur « d'un investissement considérable de l'Etat vers le social et le culturel » je pus avec le concours trémoussant de Mélissa faire choir une jupe trop étroite pour mes entreprises qui allaient de l'élasticité de son nombril au double embonpoint fessu qui mâchait mes cuisses et mouillait mes doigts.

      Sur un banc républicain, un gros homme se tirait avec application les vers du nez en examinant au bout du démesuré tire-bouchon de son index le produit sanguinolent de son entêtement à réclamer la dictature du prolétariat. Soudain, Lecommunal enfourcha son coq de bataille. Citant le philosophe bien connu Léo Morillon, il voulait « croire en une communauté égalitaire des hommes et des femmes dans une nouvelle Urba ». Du même mouvement, Mélissa avait enfourché ma pique qu'elle avait fait jaillir de son habitat. « Personne ne devait être au-dessus d'autrui, pour que chacun puisse être au plus haut parmi tous », continuait-il, préconisant « un nivellement des salaires et des biens par la redistribution socialiste pour que chacun se hausse au bonheur de l'égalité, quand l'inégalité est la source unique du malheur collectif ». Agacé par les sifflets qui commençaient à se bousculer, il devait hausser le ton, hurler ses mots, couiner ses phrases pour tenter d'arracher sa démonstration, sa vindicte réclamant « l’arrestation immédiate des capitalistes libéraux affameurs du peuple et leur sacrifice, condition sine qua non de l’accès à la justice… », du charivari qui le conspuait sur les bancs de droite et le soutenait diversement sur les bancs de gauche... Tandis que mon plaisir s'affinait à la vue de la mousse brune et blanche qui apparaissait, disparaissait au long de ma colon­ne, de ce fessier fendu d'un œil châtain et festonné d’un soyeux harnachement féminin qui tremblait sous le bonheur de sa propriétaire aux yeux exorbités vers le tumulte qui effaçait maintenant totalement le son de Lecommunal, imperturbable dans le silence de ses convictions.

      - Là, il a poussé le bouchon un peu loin, Monsieur le député Lecommunal ! Je ne vais pas faire Sciences Po pour être écrêtée au plus bas niveau commun et courir au sacrifice ! Il faudra qu’il mette de l’eau dans son vinaigre stalinien s’il imagine de faire un jour partie d’un gouvernement socialiste… Qu’il ne compte pas me voir brandir son petit livre rouge ! concluait la belle, essuyant d'un revers de secrète pièce vestimentaire les dégâts causés au velours du siège par notre exaltation... Nous n'avions pas été surpris.

      Mais, instable, inassurée, elle ne se tenait à rien sinon à son rêve imperturbablement ambitieux, sinon à sa boulimie d'études et d'examens qui m'empê­chait de la voir assez pour ma faim. Elle buchait l’Histoire du droit et des constitutions,  lisait Locke et Montesquieu, Beccaria et Adam Smith, Marx et Machiavel, Tocqueville et Rousseau, Proudhon et Hayek, dévorait Gibbon en anglais, sifflait les pages de Libération et du Figaro, dormait la joue écrasée et la salive aux belles lèvres sur les volumes obèses du Code Pénal et du Code du Travail, maculait de miettes de sandwiches au concombre et au foie gras le Dictionnaire de Philosophie politique des PUF… Je portais quant à moi à bouts de bras et au jour le jour mon errance de plaisirs sensuels et intellectuels, lisant plutôt les romantiques allemands et les poètes pétrarquistes. Je cultivais être et paraître avec des vagues inégales d'étude et de dilettantisme sans jamais rien assurer de réaliste pour un avenir reconnaissable. J'eus vite la sensation de devoir toujours jouer avec elle à quitte ou double. Quand je goûtais un plaisir présent, elle en poursuivait un autre, plus grand et plus cher. Sur ce, admise à Sciences Po, elle partit à Paris sans autre forme de procès. Plusieurs fois, j'avais eu un goût aigre dans la bouche, la voyant vivre en ruant dans les brancards qu'elle s'attachait. Je fus curieusement très calme, détaché devant l'attitude romanesque, les fleurs, les pleurs et les rires de son ferroviaire adieu. Je lui offris une bague de vieux métal avec un ange aux ailes ouvertes, totale­ment sans valeur, et que j'aimais. Il me plait de penser qu'elle l'a gardée. Mais de Mélissa, comme d'une aventure d'amour exotique assouvie, laissant le baiser de son rouge à lèvres Gemey sur mon carnet, j'avais eu besoin pour me passer une de mes fictions, comme avec d'autres je me passais l'éva­cuation de l’instinct sexuel. Pour donner une impulsion à mon éducation politique, peu à peu réfractaire à tout socialisme. Pour, enfin, avec la paix requise, trouver plus tard une dont j'ai soudain pudeur à dire le nom, mais qui est parmi nous.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Extrait de : La République des rêves

 

Photo : T. Guinhut

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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 17:25

 

 

Cimetière Cadet, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Le Testament de Job.

 

La République des rêves, roman, VII

L'Harmattan, 2023.

 

 

 

Louis, médusé, se retrouve bientôt, comme s'il jouait un rôle inconnu, après avoir lui aussi ouvert sa carte d'identité, assis en silence dans la pénombre d'une pièce tendue de tapisseries brunes. Le notaire, beau barbu blanchâtre compassé de correction et de savoir-vivre désuet, range ses papiers avec une précision décorative sur un large bureau Louis XV surchargé d'ornements de bronze exotiques, palmiers, lions et chameaux, d'encriers en écailles de tortue, de sous-mains et de nécessaires à buvards, sous le cône jaune d'une lampe, potiche énorme de porcelaine parcourue de dragons bleutés chinois et dont l'abat-jour sable leur fait comme une tente orientale et chaude...

- Madame, Messieurs, moi, Roger-Stéphane Le Tellis des Allebasses, ci-devant notaire à Job, en présence des dénommés Jean Roche-Savine, Geneviève et Gérard Laurenque, Antoine Merlot et Camille Braconnier, et devant Dieu et l'Etat français, vais procéder à l'ouverture du testament du regretté Julius Roche-Savine. Il est entendu qu'hors la quotité réservataire dévolue à Madame Mère Roche-Savine qui avec nous partage, encore et selon la volonté de Dieu, la terre, et hors Mademoiselle Jeannie Roche-Savine, exclue de la succession pour cause d'indignité, le défunt susnommé peut disposer à sa guise de la quotité disponible, étant donné l'absence de conjoint vivant et de descendance.

De ses doigts longs, cérémonieux et jaunis par l'âge ou le tabac, il brise le cachet de cire rouge d'une enveloppe toilée brune pour en extraire un fort feuillet qu'il fait subrepticement claquer.

- Voici lecture du testament olographe, daté et signé du 23 mai dernier et de la main du testateur lui-même, et enregistré au fichier central des dispositions des dernières volontés sis à Aix en Provence:

« Je soussigné, Julius Roche-Savine, sain de corps et d'esprit, annule par la présente toute disposition précédente et dispose de mes biens comme suit :

Toutes mes propriétés, bâties et non bâties, sises dans les limites de la sous-préfecture d'Ambert, reviendront à ma mère.

Le château et le Vignoble de Saint-Amant iront à mon frère Jean, y compris tous les biens et les actifs financiers de la société du même nom. A charge pour lui de laisser la jouissance sans contrepartie financière du pavillon de garde à Antoine Merlot. Il devra également, en accord avec ce dernier, lui conserver toutes ses attributions et avantages liés à sa profession de maître de chai de Saint-Amant. La maison et les vignes de Lesparrey à Saint-Médard reviendront à Antoine Merlot.

À Louis Braconnier, à charge pour lui de réaliser une œuvre photographique originale et d'ampleur, reviendra la somme de cent mille francs, hors frais, droits de successions et impôts divers.

À Flore Hellens-Braconnier, le collier à six rangs de perles baroques.

À Geneviève et Gérard Laurenque, ma maison et son parc de Bordeaux, y compris tous les biens mobiliers.

Mes portefeuilles d'actions et d'obligations seront répartis selon les instructions laissées à mon notaire de Bordeaux sous le sceau du secret.

Les sommes restantes sur mes divers comptes et coffres iront à part égales à Recherche contre le Sida et à des associations d'aide aux enfants handicapés laissées au choix du notaire.

- Voilà tout. Madame, Messieurs, j'aurais à la suite de cette lecture, et dans les jours prochains, l'honneur de dresser les actes légaux, l'acte de notoriété, les attestations et certificats de propriété, la déclaration de succession, sans omettre le procès verbal d'inventaire de tous les éléments d'actifs et de passifs de la succession et pour finir les acceptations ou renoncements des héritiers...

Pour Louis, le reste se perdit dans le brouhaha de ses pensées qui lui permirent seulement de retenir que les legs seraient effectifs dans les six mois... Il pétille d'une sensation de liberté, d'une gratitude supplémentaire envers Julius, comme dans ces contes de fée où l’orphelin se découvre soudain une riche et noble lignée... Il s'inquiète fébrilement de ne pas savoir quoi faire et de ce que mériterait la mémoire de Julius. Il aperçoit en même temps que c'est en face de lui-même seul qu'il doit faire autre chose qu'une œuvre sur le papier, mais transmettre une vie rendue visible…

Dehors, on s’étonne et se congratule dans la lumière de midi : Jean, rayonnant, se répète, incrédule : « Alors, je vais changer de vie ? » Non sans avoir signalé à la ronde que « la mère allait cracher de fureur en apprenant que Julius avait légué à des étrangers », il embrasse chacun de larges accolades et entraîne comme vers de nouvelles aventures Antoine Merlot.

Gérard, visiblement impressionné, donne le bras à Geneviève qui, la larme et le rire à l'œil exulte doucement :

- Je sais, le parc c'est pour les enfants. Quel père Julius eût fait!

- Allons, la taquine Louis, nous n'allons pas donner dans le complexe du père. C’est à nous de jouer maintenant…

- Nous te ramènons à Bordeaux ? Nous partons de suite, demande Gérard.

- Merci. Je vais profiter du buffet à l'hôtel. De l'après-midi pour marcher vers le haut... Et de quelques jours pour aller à pied voir la Danse Macabre de La Chaise-Dieu.

- Tu te mets au travail ?

- Je ne savais pas encore que j'y étais déjà.

- Bon courage, alors. Tu nous raconteras plus tard, n'est-ce pas ?

 

 

En montant, par des chemins de ferme et une route communale, glacis de prairies au-dessus des bandes semi-brumeuses bleues et jaunes de la vallée de la Dore, en avant de l'énorme massif de hêtraie sapinière du Forez, Louis se demande ce qu'il va faire de lui. Si l'argent lui permettra certaine­ment, sans compter son impulsion, de faire quelque chose de plus et autrement, il sait qu'il ne peut pas seulement refaire un travail circonscrit par un lieu, ni s'aventurer dans un continent de photographies féminines et érotiques. Ce que Julius ne lui avait en aucune manière intimé : « De ce que je suis, de cela seul, moi seul, je peux faire quelque chose ! » se dit-il dans le souffle plus appuyé d'un raide virage en épingles à cheveux devant une ferme.

Au cul de sac de la route, et sous le départ du sentier grimpant à l'assaut du sous-bois montagneux, Louis tombe en arrêt, comme pour une pause respiration, relaxation, devant un superbe tas de fumier jaune et noir encore fumant. Se retournant, il peut disposer dans le cadre de sa vision le village de Job sur son fumier. La puanteur riche, la pourriture de paille et de purin, agitée de micros organismes et de bactéries, déjà prête à se changer en fertile engrais vivant, dégage à son sommet de subtiles vapeurs, agitant d'un mystique encens ou des photons d'un mirage, le village de Job groupé autour de son fort clocher...

Une fois suffisamment amusé de ce tableau, Louis adapte son pas à l'ombre raide, feuillue et résineuse, à une de ces montées dont l'effort orchestré, balancé des muscles allume les pensées, puis les empêche. Certes, il ne sait pas quel grand projet va naître. Délivré des trop bêtes photos de commandes alimentaires par ce legs, cette manne, par son poste de professeur d'histoire de la photographie, il peut prendre le temps d'imaginer un objet fabuleux. Il avait cru rentrer aussitôt la mise en terre faite, et maintenant, après avoir appelé Flore au téléphone, et décidé d'abandonner la énième série de photos de vignobles qu'il aurait pu vendre à quelque magazine, il se retrouve en chemin d'il ne sait quel prestigieux millésime photographique sur les sentiers du Puy de Dôme et de Haute-Loire. Avec la liberté d'inventer n'importe quoi au passage, sans même avoir à se soucier pour l'instant de but. La terre se mélange de feuilles de hêtre roussâtres, les cônes de pins s'écrasent ou roulent sous ses chaussures, les troncs et les branches dessinent sur son passage des répétitions jamais semblables. Mâchonnant la dynamique possible d’un langage sous des rais de soleil des bois, comme courtisant quelque Phébus-Apollon ou jardin zen intérieur, sa pensée se dilue dans la sueur de l’effort, dans l’odeur d’écorce et de champignons de la forêt de la Volpie…

Après une bonne demi-heure d'effort, il débouche sur une cheville de la montée, un mince balcon d'herbes et de rocs dégagé des feuillages au bord supérieur du Rocher de la Volpie. Le cœur battant, il pose le sac et s'assied au bord du paysage. Il est à mi-hauteur de montagne, au-dessus d'une conque de prés enchâssés dans le grand mouvement d'échine du Forez qui va vers le sud se mélanger avec les Monts du Livradois. Sentant venir le calme, il prend possession des cent quatre-vingt degrés des monts, boisés de brillantes couleurs automnales, de la vallée de la Dore, parfois bleue visible, Job derrière invisible, le monde comme pour lui délié. Après le rythme s'apaisant du souffle saoulant de vitesse et de force, une jubilation d'équilibre s'installe, comme aux lumières fuguées des suites et Partitas de Bach. Ce rocher du renard, dont le nom venait du vulpus latin, lui suggère une certaine ruse, acquise comme Ulysse au cours de ses humaines pérégrinations, ruse bien tempérée dont le but serait l'accord et la tenue de soi. En ces moments, tranquillement posé perché sur l'extrusion rocheuse devant l'espace, il pourrait éprouver la minuscule et rare velléité de fumer, comme quelques années plus tôt, une cigarette qu'il aurait patiemment roulée. N'eût été le goût maintenant désagréable et la vulgarité du geste, qui d'ailleurs suffisait pour lui à désérotiser une jolie femme, il aurait apprécié de voir, comme matérialisant l'accord de son souffle apaisé et de l'espace, s'échapper, à la fois calmement et rapidement, les volutes d'abord parfaites, puis tourbillonnant en désordres bouclés, en soies de cirrus incalculables, mimant la consumation lente et ardente de la vie. Mais il n'a plus besoin de cet objet. Il lui suffit d'y avoir pensé pour inspirer, expirer, respirer enfin consciemment, cependant profondément et sans poids, sentir ce même dessin de la colonne d'air plus pure que la fumée dans l'intérieur et jusqu'aux plus fines alvéoles de ses poumons. Alvéoles également sollicitées par les bancs de brouillards sporadiques et blancs s'évadant en plumetis dans les amonts de vallées et sous le soleil. Au fond, il voit se former une bande de petits nuages bizarrement roses, striés par les bandes pâles d'un moignon d'arc en ciel, l'un en forme de Ferrari Testarossa, l'autre grossissant depuis le sud-ouest en forme de ville chaotique et brûlée, et soudain, proche à le toucher dans le bas, la montée aussitôt évaporée d'une petite brume en forme de gracieux sein féminin... Dans le pré, deux cent mètres en dessous, un cerf doré est assis, faisant à peine bouger ses grands bois au rythme de l'air, comme dans une pause royale de l'ardeur de la saison du rut. Un peu plus tard, il n'y est plus. D'un cerf à l'autre, des hasards peuvent coïncider à un sens que Camille peut donner après coup. Il s'amuse à penser qu'après ces scènes de réalisme à Job, il peut se jouer un air de consolation financière et lyrique en devinant au loin l'endroit où la Dolore se jette dans la Dore... En accord avec le mouvement, le renouvellement ininterrompu de ses atomes et des atomes de l'espace qu'il sent s'agiter en lui et autour de lui, il perçoit le souffle de l'univers palpiter doucement entre les osselets du centre de l'équilibre dans l'oreille, comme au son d'une infime trompe grave venue des roches intérieures de la terre, comme au son d'une basse de viole au-dessus de laquelle établir les harmonies fruitées d'un concert spirituel...

La nuit suivante, une pluie catastrophique s'abattit sur la montagne.

Thierry Guinhut

Extrait d’un roman à paraître : La République des Rêves

Une vie d'écriture et de photographie

 

 

Livre de Job, Bible in folio, Estienne Michel, Lyon, 1580.

Photo : T. Guinhut.

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 08:17

 

Lucrèce : De la nature des choses, traduction de Lagrange, Bleuet, Paris, 1795.

Lucrèce : De la nature, Les Belles Lettres, 2019.

Constant Martha : Le Poème de Lucrèce, Hachette, 1865.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

 La République des rêves VIII.

L'Harmattan, 2023.

 

  De natura rerum.

 

Incipit.

 

 

 

En trois jours, à peine le soupçon d'une seconde, l'explosion fusée des idées, le chaos jazzé de l'esprit, le relecture de hasard de fragments du De rerum natura de Lucrèce... Il voit surgir dans sa tête à Bordeaux, dans ses photographies, les éléments et la terre, les particules et les matières, les eaux, le feu, la pierre et la glace, l'animalcule en bouillonnement et en vol, le regard d'homme sur ses pattes, sa création et sa mort...

Mais aussitôt, il voit qu'il est ce satellite lancé vers la connaissance et l’éternité de l'espace, satellite fou et caréné des métaux précieux de sa prétention artistique et intellectuelle, qu'il lui faudrait un temps abominable, une quantité d'informations, d'images et de lieux parcourus, qu'il lui faudrait une sûreté de conception et d'expression, un hasard de trouvailles et de savoir que ses petites promenades régionales étaient loin de lui promettre. Ce serait rien moins qu'une explication déraisonnée et générale de l'univers, la nature entière imagée et rendue visible par des éléments tirés du paysage, comme par un Lucrèce photographe et devant maintenant butiner Einstein, Planck, Hubble, Heisenberg, Gödel, Holbers... L'énormité fabuleuse, l'ambition encyclopédique et grotesque de son projet lui apparaît. Ce n'est au fond qu'une petite folie, le jeu rigolo d'un enfant qui avec trois bouts de bois, un peu d'eau et des pierres, fait une maison, un lac et des montagnes, puis avec une pelure d'aluminium lance une voie lactée au-dessus de cette poignée de bricoles trouvées qui est le monde.

Un De natura rerum à travers les acquis et les perspectives de la physique contemporaine! Cependant il voit se lever dans sa tête le souvenir d'images prises depuis plusieurs années et lieux... Il n'y avait rien avant, et depuis l'espace imperceptible d'une particule de seconde, il y a un projet, une explosion d'images qui n'avaient pas jusque-là de sens.

C'est d'abord une figure visible de la lumière, à la fois ondes et corpuscules, paillettes et lignes fluides semi-concentriques de fragments botaniques jaunes sur l'eau bleue d'un marais côtier. Il retrouve dans les courbes entretissées des hautes herbes la lyre du poète et de l'invocation liminaire à Vénus et à la muse. Il voit le nuage d'électrons autour de son noyau dans l'îlot concentrique de pierres et de gazon sur un étang asséché. Il fige les rochers errants de l'univers dans les anneaux de Saturne des aspérités rocheuses en saillies au-dessus de la mer. Il dessine l'arborescence de l'arbre et de l'algue comme se déploient les innervations fractales d'un organisme. Il révèle la chimie colorée des bactéries sur la peau marécageuse, la levée d'une racine et de ses feuilles rampant dans la vase pour s'en désengager… Quand Lucrèce parle de la mort de l'âme en même temps que du corps, il recueille la statue tombée brisée d'un ange au-dessus d'un cimetière de Job, un maigre Christ de métal à demi recouvert du réseau des chiendents et des mousses du sol, et Julius enfin, en gisant. Pour les phénomènes atmosphériques, il retrouve des vapeurs fluides et compactes, des nuages aux formes parlantes, la pluie, l'éclair et la grêle visibles, le partage de la lumière élucidé par Newton dans l'arc en ciel, ou les quatre soleils sur les couches successives de l'air et de l'eau d'un étang d'hiver, pour les trous noirs entre les galaxies l'entonnoir d'un gouffre vert et nuit dans les calcaires d'un causse… 

Ces images triées et disposées dans une pré-maquette, cahier lacunaire et disparate d'un livre qui devrait en compter six ou plus, ne sont que l'embryon de l'être à venir, être jamais complet, faute de se déployer sur la surface totale du cosmos. Quelques semaines de travail avaient produit dans ses mains ces quelques éclats de pensées et de miroirs... Se mirant en lui-même les feuillets de sa maquette, Louis se demande si son regard cadrant l'intérieur du wagon du wagon de métro bondé et les parois noires, striées de lumières rapides du tunnel sous Paris peut entrer dans la nature des choses. L'appareil photo trouve à chaque regard des mondes d'entrée dans le réel pour son De natura rerum en formation. Des visages des trois ou quatre couleurs semblent dormir secoués sur le plastique orange des sièges et s'éveillent au même signal synthétique, sonore et entêtant, pour se lever et s’agglutiner vers les portes. Il parvient à réunir dans le même plan un homme à barbe et chapelet d’ambre égrainé par le pouce, les yeux noirs aux poches ridées par le poids du henné dans la lucarne d'un tchador immaculé, un asiatique au costume trois pièces étroit sous sa mallette posée contre des cuisses galbées et roses prêtes à danser et un noir aux muscles saillants sur une vaste robe couleur de safran, d'aras et de baobabs. L'éclair du flash n'allume aucune réaction dans leur désabusement hors temps, aussitôt dispersé par l'arrivée à la Gare Montparnasse.

Sur l'inox du couloir mécanique en mouvement, soudain infini dans le miroitement d'individus anonymes aussi vite renouvelés que les générations dans le temps, Louis se repasse son entrevue avec l'éditeur Giampiero Casati. Un homme qui parle avec des précipitations d'enthousiasme et des ralentendi de réserve comme les mammifères de mer soufflant. Barbu, mi-chauve et lunetté de rouge vif sur peau bistre, grasse et gonflée, une chemise de soie moirée blanche et bouffant sur son ventre continental au rythme de ses vastes mouvements, une cravate saumon comme un foc allant de ci de là vers ses interlocuteurs... Après que Louis ait téléphoné à plusieurs éditeurs, dont celui qui avait publié ses Sentiers de Périgord, puis de Quercy et qui se débat dans de mystérieuses restructurations venues d'un groupe de presse d'en haut, après qu'il ait essuyé qui un rire grossier, qui un sermon éclairé du réalisme économique sur l'invendable projet intellectuel affublé d'un décourageant titre latin, qui de rapides fins de non-recevoir visiblement adressés au farfelu de service, seul Giampiero Casati avait désiré le recevoir :

- Complètement fabuleux! J'aime des idées folles comme celle-là. Si Dieu venait me proposer un contrat pour sa création du monde, je m'endetterais! En toute simplicité, jeune homme. C'est beau... J’ai parmi mes clients, collectionneurs et lecteurs, quelques esthètes qui aimeront. Mon programme est bouclé pour cette année. Reparlons dans un an, voulez-vous ? De toutes façons, il vous faut ce temps au moins pour compléter. Je prends des photocopies couleurs et vous m'envoyez régulièrement les nouveaux cahiers. Mais c'est un projet cher, et pas vraiment grand public n'est-ce pas ? La crise économique, vous savez. Alors je ne ferais rien sans sponsor. Un mécénat d'entreprise ou institutionnel si vous voulez. Et nous démarrons. Et n'oubliez pas ! Le doigt de Dieu au plafond de la Sixtine, sur le déclencheur de votre appareil, sinon rien. Oui, je sais, Lucrèce n'y croyais pas. Et nous non plus. Capito ?

Et d'un geste théâtral, fermant sa tirade qui avait repris da capo comme pour un enregistrement contractuel les points clés de l'entrevue, il agita sur les côtés et vers le haut un peigne aussi vermillon que ses lunettes dans les deux moitiés d'une sombre et abondante chevelure autour du vide d'une cosmique calvitie envahissante...

 

Lucrèce : De la nature des choses, Bleuet, Paris, 1795.

Photo : T. Guinhut.

 

      De couloirs en escaliers roulants, comme rasséréné par le poids de sa responsabilité michelangelesque, Louis a débouche dans la gare avec une heure d’avance sur son train. Il se promène un moment dans l'espace du kiosque à journaux, entre les pages du Monde, du Nouvel Observateur, de Pour la science, d'Investir et de Sexy Charme. Il pense prendre un verre, quand au dessous de lui, parmi les tables en terrasses devant l'enfilade des quais, il entend prononcer plusieurs fois, par une voix parfaitement posée, quoiqu'en train de se casser sous un grasseyement inconnu, son nom: « Monsieur Braconnier… »

      C'est Joss, les traits creusés, un peu vieilli, comme s'il rejoignait soudain son âge, ou est-ce le gris de la lumière ambiante, bien que leur rencontre ne date que de peu de mois...

      - Asseyez-vous avec nous, Monsieur Braconnier. Vous ne connaissez pas Mademoiselle... Enfin, je l'appelle « mon grand caniche italien »...

      Pourquoi pas, se dit Louis, un quart d'heure à perdre, quelque chose à observer. Il s'assied devant Joss et la fille, cheveux tirés par une raide queue de cheval, un maquillage soigneusement peint rouge, blanc et couleur chair sur des traits autrement invisibles, les orbites et la bouche immenses, sans mouvement ni expression, ses pupilles balayant Camille comme avec l'artifice d'un muet mépris. Elle supporte, ou est demi-vêtue d'un étrange tournoiement de bandelettes de tissus crème, comme une momie neuve et en cours d'emmaillotement, qui laisse à découvert le sein gauche, bulbeux et pointu, lui-même fardé de rouge et de blanc. Une robe probablement faite à quelques exemplaires seulement par Mélanie Klein ou Hyoji Yamamoto. Elle n'a pas daigné répondre au « bonsoir » de Camille.

      - Un sacré morceau, n'est-ce pas Monsieur Braconnier ? Une professionnelle de la sodomie. Habituellement je lui mets un doigt dans le cul et je remue mon café avec... Non, Monsieur Braconnier, restez assis avec nous. Rasseyez vous. Passons aux choses sérieuses, voulez vous? Vous voilà plus moderne. Gare T.G.V. Paris. Vous êtes dans le vrai. Oui, j'attends mon ami Lecommunal. En toute discrétion, le Premier Ministre Lecommunal. Il arrive de Rennes. Le voyage T.G.V. record de Lecommunal. On en a plein la bouche d’un nom comme celui-là. Ne regardez pas trop autour de vous. La gare est truffée de caméras, de gardes du corps, de Renseignements Généraux, comme un fromage de Mascarpone d’asticots. Nous allons signer avec le Vieux Président le décret de financement d’Euro Urba.

      - J’ai lu cela dans la presse.

      - Je me doutais bien que vous n’étiez pas tout à fait ignorant. Pour vous... J'ai appris. La succession de feu mon frère. Mon regretté frère... Mes félicitations Monsieur Braconnier. Vous faites un peu partie de la famille maintenant. Je peux vous appeler Camille bien sûr… Un début modeste, mais un petit pécule qui ne demande qu'à fructifier. La vidéo promotionnelle Euro Urba sort dans un rien de semaines. Je vous la fais envoyer. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Vous allez investir. Et, entre nous, un tuyau : mettez le paquet tout de suite, juste avant la cotation. En quelques heures ça s'envoie en l'air. Un truc à faire péter la bourse. Le big-bang initial d'Euro Urba. Même un atome d'argent ça devient une fortune. Vous en serez.

      - Non, je ne crois pas. Comme je n'ai pas cru pouvoir séparer la vérité de la folie dans ce que vous m'avez déjà dit. Mais envoyez moi la vidéo, je veux voir ça. Vous qui êtes si bien renseigné, vous devez savoir que la volonté de Julius ne me voyait pas précisément faire ce genre d'opération. J'ai d'autres projets.

      - Oui, mais ça n'empêche en rien... Vous investissez rapidement. Et aussi rapidement vous retrouvez la mise pour vos projets. Et vous faites courir le pactole à la corde...

      - Euro Urba ! Vous ne voudriez pas vraiment me faire croire à ça... C'est invraisemblable! cette ville inhumaine et dorée. Vos fantasmes d'économie spéciale, de clonage, d'eugénisme, de drogue pour technocrates sans conscience politique... Tout ce que vous m'avez dit à Job. Un mauvais film !

      - Job ? Comment Job ? Ai-je parlé à Job ? Aurais-je déjanté là-bas ? Job, ça n'existe pas. Job est au trou du cul du monde. Nous sommes à Paris. Frankfort. New York, Singapour. Je n'ai pas parlé à Job. Parlons ici sérieusement. Ce projet est rendu public depuis hier. L'apothéose des grands travaux! Vous avez vu les télés, les journaux. Ça existe solide. D'ailleurs, pour l'opération, je reprends mon nom de départ. Conception de projet, lobbying financier et maîtrise d'œuvre. Joseph Roche-Savine. Un nom pareil ça fait terroir, ça inspire confiance. Vous avez du mal me comprendre, Camille... Euro Urba est un projet parfaitement sain et rôdé. Légalité, Clarté et Vertu Sociale, c'est ma devise et celle du groupe. Un investissement immobilier dans un paradis fiscal intraterritorial et garanti par l'état. Mieux que les privatisations. Avec des fonds venus du Ministère de la Ville et des Travaux du Millénaire bientôt rebaptisé France Urba, des banques suisses, monégasques, caraïbes et panaméennes. Des banques qui ont toutes pignon sur rue. Tout ça garanti par la Caisse des Dépôts et des Consignations.  Sans parler bien sûr de l’aspect éthique du projet directement inspiré de la pensée de notre grand et regretté philosophe, ce cher Léo Morillon, que vous avez connu, si je ne me trompe. Justice sociale, crèches communautaires, totale égalité des chances dans l’éducation, bourses à tous les projets collectifs de développement économique, communautarisme sexuel, prospérité garantie, et caetera… Bien sûr, dans une première phase, les élus qui viendront animer Euro Urba seront sélectionnés sur des critères précis, quoique leurs candidatures puissent venir de toutes les classes sociales, y compris très défavorisées, toutes couleurs de peau, de religion et de sexualité confondues. D’autres achèteront chiément cher leur droit à la vie Euro Urba. Vous avez lu ça, comme nous tous, enfin d’autres l’ont lu pour moi, du moins son embryon conceptuel, dans le célébrissime bouquin de Léo : La Cité responsable. Un pavé d’un demi millier de pages, comme une choucroute au jarret gras, qui plombe l’estomac rien qu’à le regarder. Alors, Louis, tu en es, sacredieu ?

      - Non, décidément je ne crois pas. Qui êtes vous donc, Monsieur Joss José Joseph Roche-Savine? La façade du grand prêtre de l'immobilier privé, l'asso­cié des grands pontes de l'état socialiste, l’avorton monstrueux de Léo, ou l'énervé de Job?

      - Joseph aujourd'hui et maintenant. Une des plus belles sociétés de bourse à moi tout seul. Avec un fabuleux paquet d'obligations sur l'état, les villes et les collectivités locales... Un gestionnaire de fortunes si vous voulez. Un investisseur de portefeuilles en bourse. Et le grand manitou de Concorde Immobilier. Et bientôt peut-être le patron d'un club de football qui monte. De la pierre et des jeux! Je passe seulement à la grandeur supérieure en lançant le titre Euro Urba. J'ai assuré mes assises en m'envolant avec l'emprunt Giscard en 81. 15% en quinze jours! Et en 83, un rendement boursier moyen de 56%. On peut me confier un portefeuille en toute sérénité, vous voyez. Aujourd'hui mes actifs travaillent au chaud sur les marchés du sud-est asiatique. Les bourses de Hong-Kong, Kuala-Lumpur et Philipines. Jusqu'à 143 % de bénéfice. Voilà pourquoi le gouvernement soutient le bébé Euro Urba. La première pierre sera posée un an jour pour jour après l'introduction du cours en bourse. Et le chantier sera bouclé en deux ans. Un titre hautement spéculatif voyez vous...

 

 

      - Vous oubliez les élections législatives… Et si, dans deux mois, la majorité socialiste est renversée à l’Assemblée ? Si le gouvernement de Lecommunal est remercié… Si le Vieux Président doit nommer un nouveau Premier Ministre parmi ces Républicains qui s’opposent à Euro Urba ? Que devient ce beau fantasme à tête d’or et  griffes de fer…

      - « À griffes de fer » ! Comme vous y allez…  Aucune confiance donc en la pureté des intentions d’Euro Urba. Seriez-vous républicain pour nous vouer aux pavés de l’enfer ? Non. Il y a d’ailleurs quelques Républicains éclairés autant que réalistes pour accorder foi à la viabilité économique d’Euro Urba. Quand le capitalisme apporte son concours à la réalisation socialiste, il ne peut y avoir de lendemains qui déchantent. Une telle synthèse est imparable.

      - Justement d’autant plus dangereuse, absolument totalitaire.

      - Quant aux élections, aucun risque. Les sondages, quoique pas faramineux, pour le sel du suspense, nous sont totalement favorables. Le gouvernement Lecommunal sera plébiscité et reconduit comme une lettre à la poste. Et vous, Monsieur Braconnier, qui vous êtes pour que je vous parle? A moins que vous puissiez me faire un livre de photos sur le chantier Euro Urba ? Pas un machin de pub. J'ai des dizaines de pros pour ça. Un truc d'artiste ? Qu'en dites vous Monsieur Louis ?

      - Je ne crois pas que je veuille faire ça. De toutes façons, il me faudrait des garanties.

      - Vous les aurez.

      - Et morales également.

      - Voyez donc, à Bordeaux, mon bras gauche, le Duc d’Urba Aquitaine : Martial Lespinassières.

      - Lui !

      - Comment ? Vous le connaissez, évidemment.  Tout le monde le connaît à Bordeaux.

      - Non. Oui… Du moins… J’ignorais même qu’il était sorti de prison.

      - Broutilles. Une petite année de purgatoire. Vous voyez qu’il sait être d’une discrétion exemplaire. Il n’était pas nécessaire qu’il apparaisse encore dans la presse. Il n’a d’abord été qu’une précieuse éminence grise. Agissant par hommes de paille interposés. La pincée d’années qu’il a passé dans mes placards à balais, sous un nom d’emprunt, et sous une physique apparence qui vous surprendra, fut profitable. Ses talents doivent maintenant lui permettre d’apparaître au grand jour, tel qu’en lui même. Ce poulain est devenu un percheron d’apparat.

      - Je suis curieux de le voir dans cette métamorphose.

      - Faites-vous toujours vos petits livres sur le paysage ? Faites nous une bricole sur l’Aquitaine, en attendant de pouvoir mitrailler Euro Urba, et Martial saura financer une réalisation de prestige.

      - Non. J'ai d'autres horizons.

      - Lesquels ?

      - Un De natura rerum. Illustrer le poème de Lucrèce avec des éléments du paysage et du monde, vus à travers les acquis de la physique contemporaine. Une interprétation photographique de l’univers…

      - Connais pas. Enfin… Vous manquez pas d’air ! Et à qui vous allez vendre ce bazar ? A des rêveurs sans un pet de liquidités… Il vous faudra photographier Pékin, Disneyworld, le bunker de la Maison Blanche, le puceron de Patagonie et l’anus de mon grand caniche italien. Sans oublier Euro Urba. Tout de même, vous avez commencé avec Job. C’est pas rien.

      - Il s’agit plutôt de traiter le monde par la métaphore, l’ellipse et le détail philosophiquement signifiant.

      - Vous êtes un drôle de gugusse, finalement. Jamais vu un type pareil. Ou vous êtes dingo, ou… Voyez tout de même Lespinassières avec ça. Il en fera quelque chose. Je gage que ce Bordel Photo Urba aurait séduit Léo Morillon le phraseur. Qu'est-ce que vous photographiez comme ça, Camille ? Ah, cette loque sous-humaine dans son carton d'emballage à dormir dans sa barbe sale au milieu des détritus du par terre du forum de la gare. On laisse ça à quinze pas de nous... Jusqu'à ce qu'on vienne le déménager. Du déblai. Un maghrébin visiblement. Sans abri. Vous inquiétez pas. J'ai des amis à S.0.S. Racisme et au Ministère du Logement. On va s'en occuper. Avec la solidarité. Les associassions caritatives. On va changer la vie. La fonction sociale des futurs bénéfices d'Euro Urba... Vous n'êtes pas bavard Monsieur Braconnier. Vous restez sur le qui-vive. Une tête de cochon. J'aime ça. On fera quelque chose de vous. Tenez, qu'est-ce que je vous avais dit? Les vigiles sont sur lui. Ils le débarrassent comme une poubelle-container en carton recyclable. Sécurité et propreté publique. Vous avez perdu votre sujet. Photographiez plutôt mademoiselle mon grand caniche italien. Mon mannequin de la semaine. Une sucette de luxe. De la tenue. Encore moins bavarde que vous. Une perfection. Motus.

      Sous l’objectif de Camille, elle prend désabusée quelques poses de port de tête, de sein et de menton. En un réflexe seulement professionnel, ses lèvres s'avancent en un dédain de baiser adressé au reflet fixé sur la pellicule aussitôt enroulée.

      - Bien. Merci pour cette petite tranche d'images et de conversation, se lève Camille. Mon train doit être à quai maintenant. Bonne soirée.

      - Bon voyage Camille. Et n'oubliez pas Euro Urba. Les actions...

 

Thierry Guinhut

Extrait du roman :  La République des rêves

 Une vie d'écriture et de photographie

 

Lucrèce : De la nature des choses, traduction de Lagrange, Bleuet, Paris, 1795.

Photo : T. Guinhut.

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