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6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 11:32

 

Emmaüs. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Histoire, rhétorique et macules de l’Antisémitisme.

 

Dominique Serre-Floersheim,

 

Primo Levi, Edgar Hilsenrath.

 

 

 

Dominique Serre-Floersheim : La Rhétorique de la haine.

La fabrique de l’antisémitisme par les mots et les images, Honoré Champion, 284 p, 45 €.

 

Primo Levi : Ainsi fut Auschwitz. Témoignages (1945-1986),

traduit de l’italien par Marc Lesage, Les Belles lettres, 310 p, 14,90 €.

 

Edgar Hilsenrath : Terminus Berlin, traduit de l’allemand par Chantal Philippe,

Le Tripode, 240 p, 19 €.

 

 

 

 

 

      Jusqu’au génocide de millions d’enfants et d'adultes, la trainée glaireuse et jaune de l’antisémitisme macule l’Histoire, au sens de la salissure autant que de la lésion. Haine, ressentiment, colère sourde et soudain fulgurante, tout se ligue contre un peuple en diaspora, contre un peuple innocent, qui n’a que le tort de vouloir rester lui-même, et pire encore, d’engranger cent succès culturels et scientifiques. L’immonde serpent a une Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à la Shoah et un futur peu amène, s’habille d’une rhétorique, décryptée par  Dominique Serre-Floersheim, se pare d’un trou noir de sang et de gaz avec Auschwitz, documenté par Primo Levi, et demeure doté d’un contrecoup persistant, comme le narre Edgar Hilsenrath.

      Probablement l’antisémitisme, qu’il serait plus judicieux de nommer antijudaïsme, est-il né à l’occasion de l’Empire romain au premier siècle. Ce dernier se vit ulcéré de la résistance d’un petit peuple à la romanisation, qui ne voulait pas d’autre dieux que le sien, et encore moins des empereurs divinisés comme Auguste. Flavius Josèphe, dans son Histoire ancienne des Juifs - qui précède sa Guerre des Juifs contre les Romains - rapporte que « Les Juifs supportent si impatiemment que Pilate, gouverneur de Judée, eût fait entrer dans Jérusalem des drapeaux où était la figure de l’empereur, qu’il les en fait retirer[1] ». Or l’historien romain Tacite n’était gère tendre envers la « nation exécrable » des Juifs : « Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers. Malgré l’extrême dissolution de leurs mœurs, ils s’abstiennent de femmes étrangères, entre eux rien d’illicite[2] ». Parallèlement, le monde hellénistique du II° siècle n’est pas indemne de l’abomination antisémite ; comme lorsqu’Antiochos, croyant à une rébellion, décida d’interdire le culte juif et d’imposer un culte païen à Jérusalem. Cependant, alors que l’accusation mensongère de meurtres rituels d’enfants par les Juifs est dénoncée par Flavius Josèphe dans son Contre Apion, un écrivain égyptien vindicatif, elle ne refit surface qu’au XII° siècle.

      Le christianisme ne fut pas en reste en reprochant aux adorateurs de la Torah d’avoir fait crucifier le fils de Dieu, comme Saint-Paul les déclarant chers à Dieu, et les prétendant tour à tour déicides dans ses Epîtres aux Thessaloniciens : « ces gens-là ont mis à mort le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu, ils sont ennemis de tous les hommes quand ils nous empêchent de prêcher aux païens pour leur salut, mettant ainsi en tout temps le comble à leur péché ; et elle est venue sur eux la colère, pour en finir[3] ». Le Père de l’église, Tertullien, écrivit au début du II° siècle un « Contre les Juifs » en empruntant aux prophètes bibliques : « C’est à cause de vous que les nations blasphèment le nom de Dieu. […] Ainsi, en punition de ces crimes, et pour n’avoir pas voulu reconnaître le Christ au temps où il les visita, leur terre est devenue déserte, leurs villes ont été la proie des flammes, les étrangers dévorent leur patrie jusque sous leurs yeux[4] », ce concernant le temps de Vespasien à Tibère. Nuançons le propos en signalant que Tertullien, qui n’était pas un joyeux drille, puisqu’il écrivit également « Contre les femmes » et « Contre les spectacles », ne fut pas irréductiblement suivi par l’Eglise romaine en termes d’antijudaïsme, même si elle réclama pour eux la ceinture des ghettos, et si le Pape Innocent III, si mal nommé, voulut leur imposer le port d’un signe distinctif, passablement infamant.

      Quant à l’antijudaïsme islamique, il est une institution, originellement parce qu’au VII° siècle le prophète Mahomet échoua dans sa tentative de conversion, d’où la guerre perpétuelle, depuis l’envahissement de la Palestine qui les chassa de leurs terres, guerre plus ou moins brûlante selon les époques, et ravivée à partir de la fondation de l’Etat d’Israël aux succès humiliants et de la montée en puissance des monarchies pétrolières arabes.

      Dès 1095, des Chrétiens tuent des juifs, les forcent à se baptiser et s’approprient leurs biens. En 1269, les Juifs de France seront forcés à porter la rouelle, une petite roue d’étoffe jaune cousue sur la manche, ancêtre d’une sinistre étoile. Ils sont expulsés le 21 juin 1306 par Philippe Le Bel. Les vexations courent, vont et viennent jusqu’au XVIII° siècle. L’Espagne expulsa ses Juifs en 1492, les pogroms essaimèrent en Europe de l’Est…

      Entre temps les professions interdites aux Juifs, qu’il s’agisse de l’armée, du barreau et a fortiori de l’église, qui auraient pu participer d’une ascension sociale, ne leur laissaient que l’artisanat, le commerce et les banques ; d’où leurs succès en ces domaines, qui leurs valurent non seulement une vile jalousie, mais une réputation d’usuriers féroces.

      Même le siècle des Lumières ne put échapper à l’antisémitisme. En témoigne Voltaire, prétendant que la nation Juive est « la plus méprisable aux yeux de la politique » ; dans l’article « Juifs » de son Dictionnaire philosophique il enfonce le clou en arguant que « les Hébreux ont presque toujours été ou errants, ou brigands, ou esclaves, ou séditieux : ils sont encore vagabonds aujourd’hui sur la terre, et en horreur aux hommes, assurant que le ciel et la terre, et tous les hommes ont été créés pour eux seuls. […] Enfin vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et les enrichissent. Ils ne faut pourtant pas les brûler ». Ouf ; nous avons connu Voltaire, plus enclin à la tolérance[5]. Et cerise sur le gâteau, l’accusation sans le moindre fondement : « Il n’est donc que trop vrai que les Juifs, suivant leur foi, sacrifiaient des victimes humaines. Cet acte de religion s’accorde avec leurs mœurs[6] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Petit-fils d’un rabbin et fils d’un converti au protestantisme, Karl Marx  reprocha aux Juifs de s’enfermer dans le trafic et l’argent, de  faire de la bourgeoisie et de la bourse des instances juives, ce dans sa réponse à Bauer en 1844, Sur la question juive, soit quatre avant Le Manifeste communiste. Outre ce reproche, récurrent avant lui et à son époque, il prétendait exiger que les Juifs se détachent de leur religion, comme tout religieux, quelque soit son obédience, devait s’en extirper, de façon à assumer l’avènement du communisme, autre phénomène religieux, mais sans transcendance. De Kant à Fichte en passant par Goethe, l’antisémitisme était fort partagé dans l’Allemagne du XVIII° et du XIX° siècle ; or l’auteur du Capital, en tant que lecteur de ses derniers, ne pouvait déroger à cette tradition, d’autant que son anticapitalisme et antibourgeoisisme inconditionnel voyait ces stigmates rédhibitoires sur tous les fronts juifs, sans oublier celui de sa propre origine juive à effacer. La question de savoir si Marx était effectivement et viscéralement antisémite reste débattue. Au contraire de Lionel Richard, pour Jean-François Revel et bien d’autres, il s’agit bien d’un pamphlet antijudaïque.

      Contrairement au préjugé, l'Essai sur l'inégalité des races humaines d’Arthur Gobineau, paru en 1853, n’est pas le moins du monde antisémite. Mais fort cruel aux dépens des Asiatiques et des noirs fort défavorablement considérés. L’on n’y trouve rien d’un éloge, rien d’une domination de la race blanche, le premier mot étant plutôt employé au sens de civilisation. Loin d’un Wagner[7], lui antisémite, ou a fortiori d’un Hitler, il n’imagine en rien un destin cyclique et héroïque de la race allemande, alors que l’ancienne race aryenne ne représente plus que de rares bribes…

     Or Gobineau se livre à un éloge appuyé : « que furent les Juifs ? Je le répète, un peuple habile en tout ce qu’il entreprit, un peuple libre, un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre bravement, les armes à la main, le titre de nation indépendante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que de marchands.[8] » Tout le contraire d’un bréviaire nazi, donc…

      Rédigé en 1901 par un Russe, Matveï Golovinski,informateur au service du Tsar, Le Protocole des sages de Sion obtint - et a toujours - un large succès. Il s’agit de prétendus compte rendus de réunions secrètes tenues par un conseil de sages juifs, projetant de détruire le Christianisme et de dominer le monde en s’appuyant sur le capitalisme : le prototype du complot juif  fomenté par un faussaire. Aussi bien l’Union soviétique que l’Allemagne nazie en furent friands, et aujourd’hui encore le suprémacisme blanc américain et surtout le monde arabe. Hitler en fit une référence obligée dans son Mein Kampf[9], dont la rhétorique antisémite atteint des sommets d’abjection.

      Passons sur l’affreux Edouard Drumont, qui fit un succès de librairie avec La France juive, à partir de 1886 : « Tout vient du Juif ; tout revient au Juif. Il y a là une véritable conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime mais cohésive, […] On retrouve ce qui caractérise la conquête : tout un peuple travaillant pour un autre qui s’approprie, par un vaste système d’exploitation financière, le bénéfice du travail d’autrui. Les immenses fortunes juives, les châteaux, les hôtels juifs ne sont le fruit d’aucun labeur effectif, d’aucune production, ils sont la proélibation d’une race dominante sur une race asservie[10] ». Et encore ce n’est que le début parmi 1200 pages !

      La première moitié du XX° siècle fut en Europe profuse en éructations antisémites, entre celle d’Hitler et ses affidés, et d’un Céline, qui sut contribuer à la faisabilité de la livraison des Juifs français à l’Allemagne nazie, maculant de ses déjections pamphlétaires la littérature française, plumitif bien digne d’une passion française…

      L’on dirait que la langue des imprécateurs s’emballe d’elle-même, enflée par une rhétorique aussi délirante que bien huilée. Aussi, au-delà de Victor Klemperer, qui analysa la langue du III° Reich[11], faut-il démonter « la rhétorique de la haine » antisémite, avec Dominique Serre-Floersheim. L’essayiste, qui a la douleur d’être la descendante d’une famille massacrée par la déportation, s’attache à décoder avec une réelle pertinence « la fabrique de l’antisémitisme par ses mots et ses images » pour reprendre son sous-titre. Comment des êtres humains, appartenant à une civilisation humaniste et évoluée, y compris des intellectuels, ont-ils pu se laisser aller à l’exécration d’une population, et savonner la planche de la Shoah ?

      Parmi les écrivains français raclant le caniveau de l’antisémitisme, la liste est vertigineuse. Ils sont tous brocardés avec soin, voire présentés en fin d’ouvrage, dans un « florilège » : Charles Maurras, Robert Brasillach, Lucien Rebatet et ses Décombres, Montandon et son didactique, pseudo-scientifique et grotesque « Comment reconnaître le Juif », Marcel Jouhandeau écrivant Le Péril juif, Raymond Brasillach, Jean Giraudoux réclamant un Ministère de la Race, Céline (dont nous avions lu un de ses pamphlets[12]) enseignant le vomi antisémite dans L’Ecole des cadavres, dont l’essayiste recadre le « cynisme » et « l’écriture éruptive ». Nous aurons le cœur bien accroché à dessein d’en lire ici les extraits représentatifs, associés à une analyse critique.

      Devant les abondantes citations, le lecteur est confondu par la vulgarité, la bassesse et l’outrance de cet égout d’insultes qui ne devrait déconsidérer que celui qui les émet. D’autant qu’en utilisant les règles anciennes de l’art oratoire au service de telles déjections verbales, l’on peut parler de « perversion de la rhétorique ». Le « réquisitoire au vitriol » est tissé des ressources les plus sophistiquées de l’éloquence. L’on se doute que l’image n’échappe pas à cette perversion. Cartes postales, affiches, en fin d’ouvrage analysées, tout est fait pour caricaturer un faciès prétendument juif s’emparant de la carte d’un pays, voire du globe entier, un Juif nauséabond par son incontinence ou sa main rapace chargé d’or, sans compter l’assimilation au bolchevisme… À peu près tous ces travers s’accumulent chez Céline : « Racisme suprêmement ! Désinfection ! Nettoyage ! Une seule race en France : l’aryenne ! […] Les Juifs, hybrides afro-asiatiques, quart, demi-nègres et proches orientaux, fornicateurs déchaînés n’ont rien à faire dans ce pays. […] Ce sont les Allemands qui ont sauvé l’Europe de la grande Vérolerie Judéo-Bolchevique[13] ». Et l’on dit Céline styliste !

      L’ouvrage, aussi savant qu’attendu, est à la fois une précieuse méthode de lecture du message antisémite, associé à un panorama fort documenté, et une déconstruction de ses clichés, outrances et avatars. Il confronte l’émetteur et le destinataire, pointe le ressassement et le manichéisme, décrypte la généralisation abusive du type et l’enlaidissement du physique de façon à provoquer la moquerie et le dégout, la dégradation psychologique et tératologique, sans oublier la dimension apocalyptique du complot. Tout pour salir et déshumaniser le Juif, de façon à ne plus le percevoir que comme une vermine, que seuls d’indispensables mesures prophylactiques permettront d’éliminer. Le vertige du langage mène au cul-de-basse-fosse de l’assassinat de la Nuit de cristal et de la Shoah. En tant que tel cet essai est à ranger au côté des indispensables de Léon Poliakov[14] et de Pierre-André Taguieff[15].

      À la question « l’art peut-il racheter les dérives de la pensée ? », Dominique Serre-Floersheim répond avec justesse : « l’esthétisation de la politique » ne permet pas qu’une pensée aussi effroyable produise de beaux textes. Nous n’aurons qu’une réserve. « Les mots peuvent tuer », répète-t-elle. Quel que soit le venin de la langue, elle n’est couteau que lorsque ce dernier est empoigné par une main responsable de ses abominations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Si Céline n’est pas racheté par l’art, Primo Lévi, lui, sait élever le témoignage au rang d’un art. Publié en 1947, mais seulement remarqué à partir de 1958, Si c’est un homme est le terrible récit autobiographique d’une captivité à Auschwitz auquel son auteur ne réchappa que grâce à ses qualités de chimiste et à l’infirmerie. Il apprend très vite qu’ « Ici il n’y a pas de pourquoi ». Au camp, le Juif échappe à toute rationalité, sinon celle de la solution finale et de la chambre à gaz.

      À ce classique indépassable de la froide cruauté et de l’humiliation humaine, qui a pour priorité absolue l’élimination du Juif, Primo Levi dut dès 1945 annexer un compte-rendu sur les conditions sanitaires du camp, à la demande des militaires soviétiques. C’est ce « Rapport sur Auschwitz » qui est l’ouverture de ce recueil de textes divers, pour la première fois réunis en français en ce recueil de témoignages, écrits de 1945 à 1986 : Ainsi fut Auschwitz. Là sont «  les installations d’intoxication collective et les fours crématoires grands comme des cathédrales », là est réduit le Juif à l’avilissement, « l’homme au niveau de ses viscères ». L’on trouve parmi ces textes des analyses on ne peut plus pertinentes : « Le microcosme du camp reflétait fidèlement le tissu social de l’Etat totalitaire ». Le goulot d’extermination est « la démonstration éhontée de la facilité avec laquelle le mal s’impose ». Ainsi que dans la « Lettre à la fille d’un fasciste qui demande la vérité », dans laquelle notre auteur défend une exposition sur les camps en ces termes : « démontrer quelles réserves de férocité gisent au fond de l’âme humaine, et quels dangers menacent, aujourd’hui comme hier notre civilisation ». Sans compter que la véracité historique reste sans cesse à soutenir face à d’inquiétantes ignorances, de terrifiants négationnismes…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La rémanence de l’antisémitisme, comme un vieux retour du refoulé, ou un atavisme biliaire, est indémodable. C’est ce dont fait amèrement l’expérience Edgar Hilsenrath, dans son ultime ouvrage, Terminus Berlin, où d’ailleurs il annonce que son œuvre est achevée, ne serait-ce qu’en faisant mourir aux dernières pages son anti-héros. N’est-il pas né en 1926 en Allemagne en faisant l’expérience des ghettos, en échappant à la Shoah, pour mériter avec son personnage un digne repos éternel ?

      Le coup de maître d’Edgar Hilsenrath est sans conteste Le SS et le barbier, dans lequel un Nazi patenté, de plus affecté dans un camp d’extermination, change d’identité à la libération et parvient à se faire passer pour un Juif, barbier de son état, qui arbore un sionisme fanatique ! Peut-on imaginer pire transgression ? Au-delà même d’une narration menée par le point de vue de cet abject personnage, deux décennies avant que Jonathan Littell[16] fasse entrer le lecteur dans la pensée d’un implacable Nazi.

      Mais ce Terminus Berlin n’en est pas indigne, en tant qu’il s’agit d’un roman autobiographique du retour en Allemagne. Lesche, un écrivain aux livres peu remarqués, dont Le Juif et le SS (un évident reflet du SS et le barbier) quitte les Etats-Unis qui ont accueilli son exil pour baigner de nouveau dans la langue allemande. S’il trouve assez vite le succès auprès d’éditeurs berlinois, ainsi que du public, ses conférences et lectures lui valent bien vite d’être repéré et poursuivis par des néo-Nazis : « Sa porte était barbouillée de grandes croix gammées tracées à la peinture rouge ».

      Le roman bénéficie d’une composition erratique bienvenue, entre New-York et Berlin, entre l’Allemagne de l’ouest et celle de l’est, entre récit, entreprises éditoriales, reportages, rencontres amoureuses gaillardes, souvenirs de guerre et de traque, documentation en vue de l’écriture d’un conte sur le génocide arménien, et fantasmes de meurtre vengeur sur la personne de celui qui, enfant nazi le harcelait, alors qu’il a depuis abjuré l’abomination. Malgré la joie de vivre de l’alter ego d’Edgar Hilsenrath, l’ombre délétère de l’antisémitisme ne cesse de dévorer la sérénité du monde, jusqu’à ce qu’il soit assassiné par « les petits-fils des anciens Nazis »… De fait, pour lui, « le pays est tout entier un monument à l’holocauste ».

      Deux exemples parmi cent autres de ce que dénonce à juste raison l’écrivain : en juillet 2019, des néo-nazis ont perturbé une exposition de portraits de victimes de l’holocauste dans le sud de la Suède. Le même mois, l’inauguration de la place Jérusalem, à Paris, a vu parader une rageuse manifestation anti-israélienne. Sans oublier les attentats récurrents depuis mars 2012, à Montauban et Toulouse, et contre le Musée juif de Bruxelles en mai 2014 ; sans compter que les actes antisémites ne cessent d’augmenter en France et ailleurs.

      Tour à tour anti-financier, anti-religieux, économique, social, culturel et raciste, fasciste, soviétique, arabe ou palestinien, droitier ou islamogauchiste, l’antijudaïsme est une hydre aux têtes toujours hélas fécondes ; y compris jusqu’au sommet de l’Etat français, qui par la voix de sa représentante à l’Organisation des Nations Unies, en juin 2019, « ne reconnait aucune souveraineté israélienne qu’il s’agisse de Jérusalem, du Golan, de la Cisjordanie ou de Gaza », ces terres ancestrales des Hébreux, alors qu’Israël s’est retirée de Gaza en 2006 ! Depuis la Shoah et la fondation de l’Etat d’Israël qui s’en suivit, l’antisionisme et la compétition victimaire prétendument au bénéfice des Juifs sont des arguments supplémentaires à la lie de la colère et de l’envie. Le goût amer de la haine, le venin de la jalousie, la pleutre nécessité du bouc émissaire, la pulsion de mort, tout complote dans le fiel verdâtre de l’antisémitisme qui macule le nom de toute civilisation.

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Flavius Josèphe : Histoire ancienne des Juifs, Lidis, 1968, p 561.

[2] Tacite : Histoires, Œuvres, Garnier, sans date, V, V-VIII, p 321, 318.

[3] Saint-Paul : Epitre première aux Thessaloniciens, 2,15, La Sainte Bible, Le Club Français du Livre, 1965, p 3105.

[4] Tertullien : « Contre les Juifs », Œuvres, Louis Vivès, 1852, t III, p 46.

[6] Voltaire : Dictionnaire philosophique, J Bry Ainé,1856, t 4, p 165, 170, 173.

[8] Arthur Gobineau : Essai sur l'inégalité des races humaines, Livre I, chapitre 6, Oeuvres, Pléiade, 1983, Gallimard, t 1, p 195.

[10] Edouard Drumont : La France juive, Marpon & Flammarion, sans date, p VI.

[11] Victor Klemperer : LTI, la langue du III° Reich, Pocket, 2003.

[13] Louis-Ferdinand Céline : L’Ecole des cadavres, Denoël, 1938, p 128.

[14] Léon Poliakoff : Histoire de l’antisémitisme, Seuil, 1994.

[15] Pierre-André Taguieff : L’Antisémitisme de plume, 1940-1944, Berg International, 1999.

[16] Voir : Retour sur Les Bienveillantes de Jonathan Littell

 

 

Bernard Lazare : L'Antisémitisme. Son Histoire et ses causes, Léon Chailley, 1894.

Photo : T. Guinhut.

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23 juin 2019 7 23 /06 /juin /2019 16:36

 

Tératologie. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Le procès contre la haine :

 

du juste réquisitoire à la culpabilisation abusive.

 

 

      Une loi contre un sentiment ? Quelle aberration pousse nos législateurs à sévir contre la dignité humaine en prétendant la protéger ? Ce sentiment si mal venu, si décrié, si responsable de tous les crimes, c’est la haine, comme telle a priori coupable, donc à condamner, éradiquer, par une loi peut-être haïssable. Ce pourquoi notre gouvernement, qui sait si bien veiller au grain et jeter l’ivraie, intente une proposition de loi visant à lutter contre les discours de haine sur Internet, sommant les plateformes en ligne et les moteurs de recherche d'évacuer les contenus haineux - et pourquoi pas mépris, envie, hypocrisie, dans le sillage de la loi de 2018 sur les fausses nouvelles ou infox, qui prétend instaurer un ministère de la Vérité orwellien ? Il est à craindre que la loi Avia, du nom de sa propagandiste - finalement votée au Parlement le 13 mai 2020 - se révèle liberticide, d’autant qu’elle intime l’éradication des propos haineux aux algorithmes aveugles de Google, Twitter ou Facebook, donc une censure indistincte. Sont concernés l’injure, la provocation ou l’appel à la haine contre des personnes en raison de leur religion, orientation sexuelle ou origines, ce qui parait au premier abord moralement bienveillant. Même s’il sera plus que délicat de démêler cette critique rigoureuse - qui ressortit au libre arbitre - de celle qui met en cause des personnes avec violence. Toutefois, dans la plus grande confusion, le réquisitoire enchaîne haine antisémite, raciste, islamophobe, sexiste et caetera. Mais ne la confondons-nous pas avec la colère et son cortège de violence ? Gare alors à la hainophobie et à son cortège de culpabilisation abusive de la haine. Au-delà de savoir si une haine peut être abominable,  judicieuse ou injuste, salutaire ou haïssable, il faut bien s’interroger sur la pertinence d’une telle furie législative attentatoire à la liberté d’expression, sur une tentation d’un despotisme épaulé par l’entrisme identitaire et religieux. Et même si cette loi vient, le 18 Juin 2020, d’être déclarée « contraire à la Constitution » et coupable d’ « atteinte à la liberté d’expression et de communication » par le Conseil constitutionnel, il n’est pas de trop de s’interroger à son égard, tant la menace n’est pas pour autant écartée.

      Si la haine est un sentiment de l’ordre de l’aversion contre quelque chose ou quelqu’un, un sentiment qui pousse à vouloir du mal à autrui, elle n’est pas tout à fait la colère. Selon le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, « Haïr, c'est tuer virtuellement, détruire en intention, supprimer le droit de vivre. Haïr quelqu'un, c'est ressentir de l'irritation du seul fait de son existence, c'est vouloir sa disparition radicale. […] La haine sécrète un suc virulent et corrosif. […] La haine est annulation et assassinat virtuel - non pas un assassinat qui se fait d'un coup ; haïr, c'est assassiner sans relâche, effacer l'être haï de l'existence[1] » Il est permis cependant de lui rétorquer que la haine ne signifie pas le passage à l’acte assassin, il lui faut une décision supplémentaire, ou, plus vigoureusement, l’impulsion de la colère. La colère en effet, venue du latin « colhera », est une maladie humorale et bilieuse (la bile chaude selon la théorie des humeurs antérieure au XVII° siècle), est rapide et brûlante, le plus souvent irrationnelle, réactive, susceptible d’immédiate violence, alors que la haine peut-être froide, raisonnée et raisonnable.

      Comme l’indique l’expression vulgaire « avoir la haine », cette dernière est plutôt synonyme de colère. C’est bien la colère qui est un des sept péchés capitaux, et non la haine, depuis Saint-Augustin en passant par Saint-Thomas d’Aquin, quoiqu’ils fussent précédés par l’Antiquité romaine.

       Sénèque, philosophe stoïcien du premier siècle, ne parle en effet pas de haine, mais bien de colère, en son traité fondamental : « les autres affections admettent le délai, une cure plus lente : celle-ci, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n’avance point pas à pas, elle nait avec toute sa force. Elle ne sollicite point l’âme comme les autres vices, elle l’entraîne et jette hors de lui l’homme qui a soif de nuire, dût le mal l’envelopper aussi ; elle se rue à la fois sur ce qu’elle poursuit et sur ce qu’elle trouve en son passage. […] Mais aucun peuple ne résiste à la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare, non moins funeste où a loi se fait craindre qu’aux lieux où la force est la mesure du droit[2] ». La haine, qui peut rester sourde et muette, retenue, a-t-elle autant cette dimension populaire et politique ?

      Pourtant la puissance du seul discours haineux est capable d’affecter psychologiquement, voire gravement, qui le reçoit en pleine face. Et, comme tel, allumant la colère, courent à sa suite, surtout avec les secours de la foule, de sa contamination et de son instinct grégaire, pogroms et bûchers, lynchages et autodafés, voire génocides. Mais cette traînée de poudre de la haine ne s’est-elle pas allumée qu’avec le silex de la colère ? Pensons à cet égard à l’excitation orchestrée des « deux minutes de la haine » dans 1984 d’Orwell, qui ne sert que d’exutoire et de défoulement, que de fanatisme politique au service de Big Brother, en l’absence d’un objet sous la main à écraser, éliminer, car Goldstein (au patronyme éminemment juif et capitaliste, voire Totskiste face à un stalinisme totalitaire) n’est qu’une fiction, cependant digne de la plus virulente hystérie forcément collective : « Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant[3] ». Mais il s’agit là bien plus que de haine, mais d’une venimeuse excitation colérique orchestrée aux dépens d’un bouc émissaire, bien digne de transmuer les frustrations en jouissances sadiques.

      La haine colérique échappe à la raison. Ce pourquoi Heinrich Mann dans son essai publié en 1933, en français et en France (l’on devine que sa publication eût été impensable outre-Rhin), titré La Haine, se livre à un pamphlet bien senti contre le nazisme et contre les masses du national-socialisme qu’il fait ainsi parler : « C’est la révolution de la nation contre les partis, et aussi contre tous ceux qui pensent. L’ennemi c’est la raison. Unissons-nous contre elle ! […] La véhémence de notre haine, c’est ce que nous avons de révolutionnaire ». Notons que moins la rhétorique de la nation, c’est un discours qui n’est pas loin de celui que tenaient les Bolcheviques et communistes de 1917. Heinrich Mann conclue avec pertinence : « La haine, non seulement comme moyen, mais comme seule raison d’être d’un puissant mouvement populaire, voilà la trouvaille du grand Hitler.[4] » Dans son chapitre intitulé « Leur méprisable antisémitisme », notre essayiste ne peut ignorer le principal levier de la haine : ignorant l’apport considérable des Juifs au bénéfice de la culture allemande, il pointe l’imbécillité d’Hitler : « Son antisémitisme s’explique par un grand vide intellectuel et par un défaut absolu de toute parenté culturelle[5] ». Hélas le pamphlet d’Heinrich Mann, comme la traduction de Mein Kampf [6]en 1934, n’eurent guère l’effet escompté d’avertisseurs…

 

 

      Nous n’oublierons pas que les vitupérations haineuses du passé purent se répandre plus vite qu’un crachat à la surface d’un pays et de la terre avant la naissance des réseaux sociaux. Cependant ces derniers sont de toute évidence un accélérateur du phénomène, et de son grégarisme. Marc Knobel, dans son essai L’Internet de la haine[7], exhibe, avec le concours d’une documentation impressionnante, l’assaut des « racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes », cette brochette d’intolérants virulents qui occupe avec véhémence les bastions du Web. Dans son livre Haine et violences antisémites[8] le même Marc Knobel débobine les avatars du préjugé haineux le plus ancestral et le plus entretenu, qu’il passe par l’Intifada, la délinquance et le djihadisme, ou glissant de l’euphémisme de l’antisionisme à l’antisémitisme stricto sensu. Il fait par exemple référence à l’idéologue égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) dont le pamphlet Notre combat contre les Juifs nourrit cette haine jusqu’au vomitif trop-plein, de Gaza au Québec, du Maghreb à la Seine-Saint-Denis, partout où l’immigration musulmane s’infiltre, et pas exclusivement car l’extrême gauche anticapitaliste ne dédaigne pas cette passion vénéneuse. L’Historien établit avec rigueur comment l’islamisme succède, et dépasse grâce à sa généalogie venue du VII° siècle en Arabie, à l’antisémitisme chrétien des siècles passés, et au plus récent nazisme, tout en ne méprisant pas leurs a priori pour ainsi sédimenter leur furia génocidaire. En outre, lorsque l’on fait feu de tout bois, toute communauté parmi les jeunes musulmans en échec scolaire et  social, tant dans les banlieues, les mosquées et les prisons, tout fait réseau, et en conséquence au moyen des réseaux sociaux et des sites internet, qui deviennent des armes de prosélytisme massives.

      Faut-il donc sévir pénalement ? S’il s’agit, et là l’on n’en doute guère, plus que d’incitation à la haine, mais d’incitations, d’ordre explicite, au passage à l’acte criminel, c’est là une évidence. Des Dieudonné et des Céline[9] chauffant la salle du meurtre rituel méritent-ils cependant l’exclusion pénale ? Il faudrait apprécier le degré explicite d’incitation à la curée sanglante, travail aussi ingrat que délicat. Au risque d’enfermer la haine dans un chaudron à ne pas laisser ouvrir et qui exploserait…

      Rappelons-nous cependant que, si vicieuse moralement que soit une haine, elle n’a rien de criminelle tant que le passage à l’acte violent n’a pas sévi. Les vices ne sont pas des crimes, comme le montre le juriste américain Lysander Spooner[10], tant qu’ils ne nuisent qu’à la personne morale qui les abrite. Cette revendication de liberté morale doit concerner autant l’usage personnel du cannabis (malgré sa dangerosité) que celui de la haine. De plus, si le discours peut être la cause de la conséquence criminelle, il ne l’est, sine qua non, que si le récepteur, avant tout responsable de lui-même et de ses actes, est déjà animé par la pulsion violente et persuadé par les arguments fallacieux de la haine. Comme lorsque l’Inde vit en 2002 une déferlante de crimes de haine à l’encontre de populations de castes inférieures, de genres honnis, de religions adverses, tel que le rapporte Revati Laul, dans The Anatomy of Hate[11], qui s’intéresse tout autant aux faits qu’à une nature humaine criminelle.

 

 

      Une ochlocratie, venue autant de la plèbe d’extrême-droite que d’extrême-gauche, que du vulgaire, autrement dit du plouc, pratique la haine des intellectuels, ou des « intellos » ; un tel anti-intellectualisme, depuis le XIX° siècle, englobe selon l’étude de Sarah Al-Matary[12] un vaste panier de crabes, de Proudhon à Michel Houellebecq, des anarchistes aux catholiques les plus crispés, des nationalistes maurrassiens aux maoïstes ou aux situationnistes… L’envie, la bêtise la plus crasse, l’incompréhension et le radicalisme aux réponses courtes devant des problèmes complexes font le terreau de cette haine à l’encontre de qui s’arroge la liberté et l’autorité de penser. Nul doute que cette haïssable haine des intellectuels, qui n’est pas sans parenté avec l’antisémitisme, mais aussi celle à l’encontre des bourgeois, puissent figurer dans une Histoire de la haine[13]. Ce qui ne signifie pas qu’il faille accorder un blanc-seing à un intellectuel patenté : cette dernière qualité n’empêche pas hélas d’être haineux envers les Juifs, comme Céline, envers la bourgeoisie anticommuniste, comme Sartre, envers les capitalistes, comme tant de nos élites politiques…

      Hors les haines les plus médiatisées, forcément fascistes et racistes, il faut veiller aux haines identitaires, pas seulement nationalistes, mais indigénistes, racisées, voire féministes et gays. Là où une identité de couleur, de sexe, de genre, de classe dresse les sensibilités associatrices les unes contre les autres, et surtout là où elles obèrent l’individu au profit d’une appartenance communautaire.

      Existe-t-il des haines froides, raisonnées et raisonnables, donc judicieuses ? Le Baron d’Holbach, philosophe des Lumières écrivait : « La colère et la haine, si funestes quelquefois par leurs effets terribles, étant contenues dans de justes bornes, sont des passions utiles et nécessaires pour écarter de nous et de la société les choses capables de nuire. La colère, l’indignation, la haine, sont des mouvements légitimes que la morale, la vertu, l’amour du bien public doivent exciter dans les cœurs honnêtes contre l’injustice et la méchanceté[14] ». Il y a bien alors de bonnes et de mauvaises haines. La xénophobie des peuples occupés par les Nazis entre 1939 et 1945 était plus que compréhensible, l’Allemand n’étant guère en odeur de sainteté. Or la tyrannie, le totalitarisme, le fascisme, le nazisme, le communisme, l’islamisme et l’antisémitisme sont haïssables. Quant au racisme, qu’il soit anti-noirs ou anti-blancs, il n’est pas plus pardonnable d’un côté comme de l’autre. Si habiter sous l’uniforme nazi faisait de tout Allemand un être détestable, habiter sous une couleur de peau ne fait pas de vous un membre des Black Panthers ou un suprématiste blanc.

      Aussi haïr en connaissance de cause est-il non seulement pertinent, sans devoir glisser vers l’irrationnelle et contre-productive colère, mais nécessaire. C’est haïr humainement et justement une haine injuste qui ne vise qu’à déshumaniser. Connaître, comprendre, dans ses textes et son Histoire, l’accélération d’une haine ennemie est plus que nécessaire pour se prémunir et combattre au service des libertés. Sinon l’indifférence et l’amour mal placé seront tout autant inefficaces (ou pour le moins ridicules à la façon du trop fameux « Ils n’auront pas ma haine » à la suite des attentats islamistes au Bataclan) pour se préserver de monstres politiques et théologiques, de surcroit si le monstre cumule les deux obédiences. Comme le rappelle Sénèque, Aristote, arguait de la nécessité de la colère, ce qu’ici nous appelons plus exactement la haine : « C’est, dit-il, l’aiguillon de la vertu : qu’on l’arrache, l’âme est désarmée, plus d’élan vers les grandes choses, elle tombe dans l’inertie[15] ». En ce sens la différence entre la colère et la haine est celle qui tranche entre instinct de prédation et fierté morale, violence passionnelle et violence calculée et calculatrice, à la condition que cette dernière ne soit ni du Lager nazi ni du goulag communiste, ni de l’éradication théocratique, et soit de fait au service de la vertu, en particulier de celle de la liberté et de la dignité face aux tyrannies de toutes sortes et de tous bords.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La confusion dépasse des sommets lorsque l’islamophobie côtoie dans l’équivalence le racisme et l’antisémitisme, alors que l’Islam n’a rien à voir avec une couleur de peau, alors que l’Islam repose sur un texte et une histoire criminelles à l’égard des infidèles, quand le Judaïsme, lui, est indemne d’une telle accusation. La fabrication du concept d’islamophobie veut laisser entendre que le rejet de cette religion est aussi infondé qu’irrationnel, ce qui ne suffirait d’ailleurs pas à le criminaliser, alors qu’au-delà d’un préjugé fantasmé, les faits sont indubitables. Ce qui ne permet pas d’incriminer, en une abusive généralisation, tous les pratiquants, cela va sans dire. Le tour de passe-passe du concept d’islamophobie vise à interdire le débat, et, lorsque politiques et législateurs s’en emparent d’avaliser le délit de blasphème[16] ! À ce compte-là, l’islamophilie est un vice, en tant que préjugé, absence de libre arbitre, complaisance, voire complicité criminelle.

      Pourtant, en raison de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, la république laïque n’est censée ni reconnaître le blasphème, ni le pénaliser, au contraire du racisme moteur du crime, susceptible d’être vigoureusement sanctionné. Or la critique de l’Islam, y compris satirique, au même titre que celle du Christianisme et de toute autre religion, doit rester une prérogative de l’intellect des Lumières et de la liberté de penser et d’expression. Proposer de faire de l’islamophobie un délit est donc une trahison des valeurs civilisationnelles, telles que le droit naturel, la liberté, la connaissance et la dignité humaine.

      Devant la bronca des intellectuels conscients des réalités et des idéologies, de députés et polémistes, le terme islamophobie, semble devoir être remplacé par « anti-musulman ». L’on semble déplacer ainsi le débat depuis le terrain des idées vers celui des hommes, en les protégeant des injures haineuses en raison d’une religion. Mais il est à craindre que cela ne change pas grand-chose, dans la mesure où être musulman, chrétien ou bouddhiste, c’est adhérer à une idéologie. Et il est bien nécessaire de refuser des hommes en raison d’une idéologie si elle s’avère délétère et meurtrière, de refuser des porteurs d’un statut de la femme infamant, d’une absence de pluralisme caractéristique d’un Islam qui ne sépare pas le politique et le religieux, impose la charia et éradique la liberté de vivre et de penser tout haut.

      À ce compte, le tour de passe-passe sémantique est pitoyable, d’autant qu’il s’agit d’avouer que règne un interdit sur un sentiment ou un argumentaire anti-musulmans, alors qu’il faut deux mots pour ne pas séparer Islam de musulmans, et un seul pour chrétien et Christianisme. Or, le vocable anti-chrétien, injustement, n’est pas prononcé, tant est permise la christianophobie, d’autant que les fidèles du Christ sont éradiqués au Moyen-Orient par l’Etat islamique.

      Il sera aussi délicat que risqué de mesurer quand finit la critique d’une religion et de ses disciples et quand commence la haine. Faudra-t-il inventer un hainomètre finement gradué ? En fait ce sera à l’appréciation subjective des associations plaignantes, des juges stipendiés, de la soumission houellebecquienne[17]. Se risqueront-ils à pénaliser et condamner les discours de haine incitant au meurtre des apostats, des athées, des associateurs, c’est à dire des Chrétiens et des Juifs, dans Le Coran ?

      Un rappeur de sinistre réputation, Nick Conrad, engageait dans une de ses éructations à « pendre les blancs et à tuer les bébés blancs dans les crèches », ce pourquoi il a écopé d’une peine de 5000 euros, mais avec sursis. Est-ce à dire que le racisme anti-blanc assorti d’incitation aggravée au génocide doit être moins pénalisé qu’un propos bêtement raciste envers des noirs ?

      Au-delà d’une maladroite gestion des discours de haine, se lit la frilosité de nos élites politiques, désarmés devant la pression islamiste. Car face à ceux qui nous menacent, de plus en acte, par le terrorisme et la réalité de la charia dans de nombreux quartiers, la France, l’Europe, sans compter d’autres Etats, font montre pour le moins de maladresse et pour le pire de soumission lorsqu’il s’agit de gérer l’immigration de la délinquance et de l’Islam, aussi bien d’un point de vue éthique et culturel, que politique, juridique et pénal. La démission des valeurs venues du monde gréco-romain, judéo-chrétien et des Lumières, honnies par tant de musulmans, sans compter l’extrême gauche, est hélas patente.

 

      Dire que l’on hait tel gouvernement, qu’il est haïssable, y compris l'émetteur d'une telle loi, pourrait donc être punissable par la loi ? À la liberté d’apprécier, d’aimer et d’adorer, faudrait-il opposer dans l’abjection législative et carcérale la licence de détester, de haïr et d’abhorrer ce qui conduirait un Etat sur le chemin de la tyrannie ? Choirons-nous dans l’hainophobie ? L’expression de la pensée critique ne devrait alors passer qu’en termes galants, voilés, euphémisés, voire silencieux. Le bâillon de la censure n’est pas loin, se resserrant d’un degré dès qu’un seuil de sentiment et de vocabulaire, voire de caricatural dessin, dépasserait d’un pouce difficilement appréciable sauf au gré du caprice des pouvoirs législatifs et judiciaire (sans compter la collusion avec l’exécutif). Mieux vaut garder la liberté et le devoir de répondre à une opinion abjecte par l’argumentation (quoique peu soient capables de l’entendre, tant elle doit être trop longue et trop subtile), par la connaissance de l’Histoire et des mœurs.

      En une démocratie libérale mise à mal, la tolérance des opinions doit être la règle, dussent-elles nous sembler abjectes. Mais, me direz-vous, l’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit. Serait-ce à dire que mal penser, penser abjectement, mérite les rigueurs de la loi ? Il y faudrait encombrer les tribunaux, voire en comptant les opinions homophobes, xénophobes, sexistes, anti-scientifiques, anti-gouvernementales, anti-intellectuelles, pro-nazies, pro-communistes, et non en oublions, encager les trois-quarts de la population. Sentir et penser haineusement ne mérite pas une surveillance orwellienne et à reconnaissance mentale (comme il existe une reconnaissance faciale appliquée par la Chine à ses subordonnés coupables de comportements déviants), tant que n’est pas franchie la limite réellement dangereuse : celle de l’incitation directe au meurtre, puis celle de la discrimination indue en acte, donc l’acte délinquant, vandale et assassin. Si d’autre part il ne faut pas oublier qu’être antisémite est faire injure à la vérité, qu’être homophobe est dénier à autrui le droit de faire ce qu’il a envie de faire avec ses seuls pairs consentants, que ces erreurs sont intellectuellement et moralement condamnables, il n’en reste pas moins que tant qu’il y a pas eu de contrainte exercée sur autrui pour renier son judaïsme ou son homosexualité, aucune suite pénale ne doit pouvoir être envisagée.

 

      Quand la haine est la conséquence d’une situation sociale et économique désastreuses, il est vain, voire contreproductif, d’imaginer d’en interdire une expression prétendument causale ; d’autant qu’elle risque d’être goûtée de par sa valeur transgressive. Ne doutons pas que cette condamnation morale, et bientôt pénale, absolument liberticide, de la haine, conjointement confiée à l’Etat et aux Google et autres Facebook, et potentiellement totalitaire, vient d’une tradition chrétienne intériorisée, quoique non-assumée, venue du « Aimez-vous les uns les autres » et du commandement à aimer ses ennemis. Au-delà de l’irénisme qui se refuse à voir une religion autrement qu’avec des grilles de lectures hérités du christianisme, et qui ne veut condamner autrui par tolérance, ne s’agit-il pas là d’une tolérance dévoyée lorsqu’elle laisse la porte ouverte à une tyrannique intolérance ? C’est ce que montrait M. de Bonald (un auteur néanmoins discutable) en 1806 : « Les partisans de la tolérance absolue se sont vus forcer de soutenir et d’insinuer l’indifférence de tous les actes religieux, ou autorisés par les diverses religions, ou lorsque ces actes ont paru d’une barbarie et d’une extravagance trop révoltantes ; ils en ont accusé la religion en général, c’est-à-dire toutes les religions injustement[18] ». Si l’on excepte d’une juste intolérance l’Islam, c’est bien par faiblesse. Il faut alors voir dans le Christianisme, comme dans notre démocratie, une religion des faibles[19], qui en quelque sorte a contaminé nos sociétés laïques, qui risquent de ne plus guère l’être. Si le Christianisme dans l’Histoire ne fut pas toujours tolérant et paisible, le Christ recommanda cependant à ses disciples de « laisser croître ensemble le bon grain et l’ivraie jusqu’au temps de la moisson, de peur qu’en arrachant l’ivraie vous ne déraciniez le blé[20] ». Cette recommandation vaut pour l’expression de la haine.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] J. Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, 2004, pp. 38-41.

[2] Sénèque : De la colère, Livre III, Œuvres complètes, t I, Hachette 1860, p 48.

[3] George Orwell : 1984, Club des Libraires de France, 1956, p 24.

[4] Heinrich Mann : La Haine, Gallimard, 1933, p 78.

[5] Heinrich Mann : ibidem, p 9.

[7] Marc Knobel : L’Internet de la haine : racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes à l’assaut du web, Berg International, 2012.

[8] Marc Knobel : Haine et violences antisémites, Berg International, 2013.

[10] Lysander Sponer : Les Vices ne sont pas des crimes, Les Belles lettres, 1993.

[11] Revati Laul : The Anatomy of Hate, Westland, 2018.

[12] Sarah Al-Matary : La Haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Seuil, 2019.

[13] Voir : Frédéric Chauvaud : Histoire de la haine. Une passion funeste, 1830-1930, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

[14] Paul-Henry Thiry d’Holbach : La Morale universelle, Œuvres philosophiques 1773-1790, Coda, 2004, p 350.

[15] Sénèque, ibidem, p 49.

[18] M. de Bonald : « Réflexions philosophiques sur la tolérance des opinions », Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, Le Clere, 1819,  p 271.

[19] Jean Birnbaum : La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, Seuil, 2018.

[20] Evangile selon Saint-Matthieu, 13, 24-30.

 

 

M. de Bonald : Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, Le Clere, 1819.
Photo : T. Guinhut.

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14 juin 2019 5 14 /06 /juin /2019 12:43

 

Etang Grenouilleau, Mezières-en-Brenne, Indre.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Henry-David Thoreau, de l'étang de Walden

 

au Journal de la désobéissance civile en question.

 

 

 

 

Henry-David Thoreau :

Journal 1837-1841, Journal 1841-1843, Journal 1844-1846, Journal 1846-1850,

traduit de l’anglais (Etats-Unis), annoté et présenté par Thierry Gillybœuf,

Finitude, 256 p, 22 € ; 320 p, 23 € ; 320 p, 23 € ; 400 p, 25 €.

 

Henry-David Thoreau : Walden, traduit par Nicole Mallet,

Les Mots et le reste, 384 p, 9,90 €.

 

Henry-David Thoreau : Le Paradis à reconquérir, traduit par Nicole Mallet,

Les Mots et le reste, 96 p, 3 €.

 

Henry-David Thoreau : Marcher,

traduit par Sophie Rochefort-Guillouet, L’Herne, 90 p, 7,50.

 

Henry-David Thoreau : Résistance au gouvernement civil,

traduit par Sophie Rochefort-Guillouet, L’Herne, 72 p, 7,50.

 

 

 

      Une lecture superficielle, voire une réputation entendue, mais guère vérifiée, laisse entendre que Thoreau est un chantre enthousiaste de la nature. Certes, mais il apparait  qu’il est également peu amène envers le progrès. Jusqu’où faut-il vivre dans la nature avec lui ? Laissons-nous cependant porter par son Journal, qui est l’œuvre de la vie d’Henry-David Thoreau (1817-1862). C’est un archipel d’une quinzaine de volumes, dont huit sont parus aux Etats-Unis. Grâce à la bonne volonté, à la patience des éditions Finitude et de Thierry Gillybœuf, qui traduit, annote avec tant de ferveur son auteur favori, nous pouvons en lire les quatre premières livraisons, entre 1837 et 1850. Nous supposerons qu’elles se dérouleront jusqu’en 1862, année de la mort de Thoreau, qui ne publia de son vivant que deux volumes, dont Walden ou la vie dans les bois et le fameux La désobéissance civile, manuel libéral, quoique peut-être trop facilement invoqué comme protestataire.

      « Mon journal contient de moi tout ce qui, sinon, déborderait et serait perdu : des glanures du champ que je moissonne à travers mes actes », écrit-il en 1841. Cette éthique restera toujours sienne, au long des trente-neuf cahiers pour lesquelles il fabriqua une caisse en pin, simple écrin pour un immense trésor littéraire. D’abord bribes et notations, fragments d’essais et poèmes, le Journal évolue peu à peu vers sa plus pure expression : les évocations de la nature et la place modeste d’une sagesse humaine éphémère en son sein. Car ce marcheur des frontières naturelles et des espaces sauvages, cherchait les bouts du monde. Comme lorsqu’il escalade les 1605 mètres du Mont Ktaadn[1], ou Kathadin, dans le Maine, pour découvrir l’immensité d’un désert forestier, sans contrat aucun avec l’homme. Ou lorsqu’il atteint une extrémité terrienne devant la fureur des vagues, ce qu’il relate dans les tableaux puissamment colorés de Cap Cod[2]. Il connaît intimement et de longue expérience l’art de la Marche[3], son rythme, sa cadence et son regard ouvert ; et c’est ainsi que s’écrit son Journal, comme en témoigne une conférence donnée en 1851, et sobrement intitulée Marcher, à la recherche d’une « littérature qui permette à la Nature de s’exprimer », car, ajoute-t-il « Ma soif de savoir est intermittente, mais mon désir de baigner dans des atmosphères que mes pieds ne connaissent pas est permanent et constant ». Ainsi vont les pages du Journal parmi lesquelles « tout est sujet […] de la planète et du système solaire jusqu’au moindre crustacé et au moindre galet sur la plage » (12 mars 1842).

      Philosophe transcendantaliste, dans la compagnie d’Emerson[4], Thoreau entretient avec la nature et la vie un lien quasi-mystique. Emporté par « la fièvre poétique », il compose « L’invitation de la brise », quand les auteurs de l’antiquité grecque veillent à son chevet. Sans jamais oublier sa devise du 26 juin 1840 : « L’état suprême de l’art est l’absence d’art ». Ainsi, « Une phrase parfaitement saine est extrêmement rare. Parfois j’en lis une qui a été écrite lorsque le monde tournait rond, quand l’herbe poussait et que l’eau coulait. » (10 janvier 1841). Des moments véritablement zen ravissent le lecteur, comme cette mise en abyme : il lit la piste d’un renard, « l’étang était son journal », où « la neige a fait tabula rasa » (30 janvier 1841).

      Parfois, le Journal se fait recueil d’aphorismes : « Il existe deux sortes d’auteurs : les uns écrivent l’histoire de leur époque, les autres leur biographie » (18 avril 1841). Son impressionnante culture littéraire se heurte cependant à des jugements pour le moins rapides, voire démagogiques : « L’ensemble de la poésie anglaise depuis Gower réunie dans un même écrin parait bien médiocre comparé à la nature la plus ordinaire aperçue par la fenêtre de la bibliothèque ». Ce qui ne l’empêchait pas de tenir à ses livres, y compris aux trente-neuf volumes manuscrits de ce Journal qu’il protégeait jalousement !

      L’éloge de l’espace naturel fait vibrer les pages. Le romantisme de Thoreau doit se lire dans la continuité des poètes lakistes anglais, mais aussi dans le cadre de l’exaltation du pionnier américain. La quête de la sagesse irrigue également le Journal. En effet le 27 juin 1840, au regard des bruits du labeur humain, il précise son éthique personnelle, inspirée par la pensée orientale de Manu et des Brâhmanes, aussi individualiste qu’hédoniste : « je ne veux rien avoir à faire ; je dirai à la fortune que je ne traite pas avec elle, et qu’elle vienne me chercher dans mon Asie de sérénité et d’indolence si elle peut ». Plus loin, le 27 mars 1841, il note : « Je ne dois pas perdre une once de liberté en devenant fermier et propriétaire terrien ». Heureusement pour lui qu’Emerson mit à sa disposition la pauvre cabane de Walden !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Si le ravissant Journal de Thoreau n’innove guère du point de vue générique, malgré l’éclatement des notations visuelles, sensibles, et la fluctuation des pensées, il faudra chercher en Walden ou la vie dans les bois, publié en 1854, l’horizon d’un nouveau genre au croisement du récit de voyage, de l’essai naturaliste et du traité d’éthique écologique ; à moins de penser dans une certaine mesure aux Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Nous trouvons l’occasion de le relire, avec le secours d’une récente traduction de Brice Matthieussent, peut-être plus agile que celle de G. André-Laugier, quoique cette dernière eût l’avantage d’être publiée dans le cadre d’une édition bilingue[5].

      Voici le récit de deux années passées dans une fruste cabane au bord d’un étang forestier du Massachussetts, à partir de juillet 1845. Il commence cependant par un réquisitoire contre la civilisation moderne, et, en contrepartie, par une plaidoirie enthousiaste à l’égard de la vie naturelle. La dimension pamphlétaire de Walden ou la vie dans les bois, dont le Journal est une matrice, s’insurge contre la culture artisanale, industrielle et urbaine. Quoique gagnant sa vie en pratiquant le métier d’arpenteur, le voilà « arpenteur, sinon des grandes routes, du moins des sentiers forestiers et des chemins de traverse », « inspecteur autoproclamé des tempêtes de neige et des orages de pluie ». Récit d’une expérience, ce livre est aussi un recueil de petits essais à la Montaigne, c’est-à-dire « à sauts et à gambades », avec des parties intitulées « Economie », « Lire » ou « Des lois plus élevées », quand d’autres s’appellent plus humblement « Solitude », « Le champ de haricots » ou « Le lac en hiver ».

      Son centre du monde est l’étang de Walden, auprès duquel il resta chaste et presque végétarien, vivant dans une relative autarcie, quoique bien proche de Concord et de ses amis, pour écrire dans une cabane aux poutres de pin taillées à la hache. Aussi s’agit-il dans une certaine mesure d’une réponse à l’expérience de George Ripley qui, dans le même temps, pensait améliorer l’homme et ses conditions d’existence au moyen de la collectivité agraire de Brook Farm. Thoreau choisit de vivre une expérience solitaire, comme, toutes proportions gardées, Robinson Crusoé. Or la seule vision mystique de la nature, telle que pouvaient la pratiquer certains romantiques comme Wordsworth, n’est pas son fait : il privilégie la vision du naturaliste.

      Il n’est pas sans avoir cependant des convictions discutables, comme préférer à toute éducation celle des forêts et de la construction d’une cabane ou d’un canif. Plaçant l’expérience bien au-dessus de la théorie, il rétrécit pourtant le champ de l’évolution humaine et technique. Mais fidèle à son éthique, il cultive son terrain dans le cadre d’une simple économie de subsistance, « car le commerce corrompt tout ce qu’il touche », dédaignant les plus fiers monuments de l’architecture et de l’Histoire, ne nous laissant rien ignorer de ses travaux manuels intenses, de sa nourriture et de son budget, modestes au demeurant. Aussi ne cesse-t-il de faire l’éloge de la frugalité, voire de la pauvreté. Pourtant, plus loin, il se contredit : « Ce qui me plait dans le commerce, c’est l’esprit d’entreprise et le courage », tout en célébrant la régularité du chemin de fer qui passe non loin de son étang.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le Thoreau de Walden est également un moraliste, par exemple en doutant de la philanthropie, qui « est presque la seule vertu qui soit appréciée à sa juste mesure par l’humanité. Mieux voudrait dire qu’elle est grandement surestimée ; et c’est notre égoïsme qui la surestime ». L’argumentation morale glisse parfois jusqu’à l’aphorisme : « Ne vous obstinez pas à surveiller les pauvres ; efforcez-vous plutôt à devenir un digne habitant de ce monde ».

      Au bord de l’étang de Walden, il entend « le poème de la création ». La verve lyrique de l’écriture transporte le prosateur, qui découvre avec émotion que « sa maison se situait vraiment dans une partie de l’univers retirée mais toujours nouvelle et non profanée », même si l’on vient l’hiver scier et charrier la glace de son étang. Il accorde toute son attention aux « bruits », cloches lointaines, chant des engoulevents et des grenouilles-taureaux. Ainsi confie-t-il : « Je n’ai jamais trouvé compagnon d’aussi bonne compagnie que la solitude ». Ou encore : Ne suis-je pas en intelligence avec la terre ? »

      Il n’est pas tendre, quoique réaliste, à l’égard des habitants de Concord, le village voisin, qui ne lisent ni les indispensables grands classiques, ni les écritures saintes : « Il est temps que nos écoles soient des universités, et leur ainés des chargés de cours […] pour continuer des études libérales pour le restant de leur vie ». Nous apprécions son éloge de l’éducation libérale[6], tout en relevant qu’il faudra pour cela s’abstraire un tant soit peu de la « vie dans les bois ». Néanmoins, entre contemplation et art de la description paysagère, entre sarclage du champ d’haricots, pêche aux tacauds et cueillette des myrtilles et des airelles, il reçoit volontiers quelques visiteurs, étonnés ou compréhensifs. Il est poète en prose certes, ce qui ne l’empêche en rien d’être doté d’un solide esprit pratique, lorsque, par exemple, il prend tant de soin à construire sa cheminée, précieuse quand gèle le lac, lui consacrant tout un chapitre (« Pendaison de crémaillère ») comme le fit son contemporain Herman Melville dans Moi et ma cheminée[7]. Au rythme des saisons, des observations devant de paisibles perdrix ou de batailleuses fourmis, et des méditations lyriques et philosophiques, ces pages ne peuvent manquer de nourrir leur lecteur : « Aimez votre vie, si pauvre soit-elle », conclue-t-il…

 

      C’est dans Le Paradis à reconquérir (une réponse acide au projet d’utopie technique de John A Etzler) qu’il prononce des phrases dignes d’une conscience écologique d’aujourd’hui : « Nous nous comportons avec tant de mesquinerie et de grossièreté envers la nature ! Ne pourrions-nous pas la soumettre à un travail moins rude ? » Cependant l’utopie régressive de Thoreau, prophète rassis de la décroissance (quoiqu’il ne prétende pas l’imposer à autrui de manière autoritaire), ne vaut guère mieux, affirmant : «  Les inventions les plus merveilleuses des temps modernes retiennent bien peu notre attention. Elles sont une insulte à la nature ». Il termine cette recension critique d’une manière emphatique et un brin ridicule, car l’amour est une force qui « peut créer un paradis intérieur qui permettra de se passer d’un paradis extérieur ». Il y a cependant un louable versant scientifique chez notre naturaliste, lorsque dans un petit essai, La Succession des arbres en forêt,[8] il montre que ce n’est pas par magie et génération spontanée que poussent les arbres loin de leur habitat, mais parce qu’écureuils et oiseaux transportent graines et semences. L’explication naturelle succède aux élucubrations surnaturelles et créationnistes de ses contemporains.

      Diariste, conférencier et philosophe politique se liguent en lui au cœur d’une conscience américaine en gestation. Bientôt, il sera reconnu parmi les grands, entre Herman Melville, Walt Whitman et Emily Dickinson. Quoique caché sur le bord de son étang, il rayonne comme le chantre d’un espace et d’une conscience à préserver. Evidemment, toute la tradition du « nature writing », voire une bonne part de la pensée écologiste, découlent de notre poète-prosateur et philosophe des sentes forestières. La sensation intérieure et la conscience environnementale se fondent en un seul leitmotiv.

      Certes l’on aime Thoreau ; mais il faudra prendre garde à ne pas l’idéaliser, surtout en l’effleurant comme l’on révère une rumeur, faute de le lire. L’on est bien content que la révolution industrielle qu’il rejetait en préférant les bois de Walden, nous ait apporté un appréciable confort de vie. Lorsqu’il vitupère dans Marcher, « Je rêve d’un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et laisserait croître les forêts », il ne s’embarrasse guère de la propriété, dans une rousseauiste nostalgie, et des investissements de la civilisation. Il n’aime guère non plus ni les beaux-arts, ni la technique, ni la division du travail, dans une optique passéiste accordée à une nature édénique. Pas tout à fait fou cependant il reconnait dans Walden qu’il vaut « certainement mieux accepter les avantages, aussi chèrement payés soient-ils, proposés par l’invention et l’industrie des hommes ». Bien que nous nous gardions de faire de sa pensée un système, encore moins une dictature écologiste, nous aimons Thoreau comme une pause fondamentale hors du bruit de la cité, comme un rêve de grandes vacances rustiques et éternelles parmi les forêts, comme une conscience nécessaire de l’homme dans la nature, et surtout comme un chantre farouche de la liberté : « je suis un citoyen libre de l’univers, qui n’est condamné à appartenir à aucune caste », écrit-il en 1842.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La désobéissance civile, publiée en 1849, et aujourd’hui sous le titre Résistance au gouvernement civil, est-il un mythe pour adolescent frondeur ou une réelle philosophie politique ? Les libéraux classiques peuvent à juste titre revendiquer ce fulgurant essai. Notons qu’il fut publié dans la collection « Libertés » chez Jean-Jacques Pauvert, où il voisina avec le regretté Jean-François Revel[9]. De plus, si nous ouvrons la fabuleuse anthologie des Penseurs libéraux[10], nous en trouvons un bel extrait, titré « Désobéir aux lois ». Libéral, certes, mais anarchisant : « Il y a quelque chose de servile dans l’habitude que nous avons de chercher une loi à la quelle obéir », écrit-il dans Marcher. En ce sens, le concept de désobéissance civile peut être brandi aussi bien par l’anarcho-capitaliste que par le plus fruste libertaire, par le philosophe issu des Lumières et en butte à l’injustice et au despotisme, que par une gauche révolutionnaire. Cette remise en cause de l’Etat, certes à l’époque de Thoreau encore esclavagiste, mais absorbant moins dans les bras de sa pieuvre la vie économique qu’aujourd’hui, reste en butte contre les principes libéraux classiques de l’Etat régalien gardien de la liberté.

      « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins ». Voici la phrase inaugurale et trop peu célèbre de cet essai vigoureux, souvent suivi du « Plaidoyer pour John Brown », autant au service « des droits des plus pauvres et des plus faibles parmi les gens de couleur opprimés par l’esclavage, que ceux des riches et des puissants ». Le réquisitoire contre l’Etat, dans le cadre d’une protestation contre la guerre menée par les Etats-Unis au Mexique, est d’une puissance éthique et rhétorique remarquable. Décrivant un fusilier marin, « debout vivant dans son suaire », il proteste : « La masse des hommes sert ainsi l’Etat, non point en humains, mais en machines avec leur corps ». Plus loin : « Pas un instant, je ne saurais reconnaître pour mon gouvernement cette organisation politique qui est aussi le gouvernement de l’esclave ».

      Son refus de l’impôt, donc de l’Etat auquel il ne voulut pas souscrire, lorsqu’il sert à mener une guerre qu’il désapprouve, est à la source de ce bref et néanmoins vigoureux discours. L’actualité de ce texte reste considérable à l’heure d’une fiscalité confiscatoire et d’une économie plombée, sachant que Thoreau passa une journée en prison pour ne pas vouloir payer l’impôt (on le paya pour lui) : « quand […] l’oppression et le vol sont organisés, je dis : débarrassons-nous de cette machine ». Plus loin : « Il existe des lois injustes, consentirons-nous à y obéir ? » Ou encore : « Il faut que je veille, en tous cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne », ce qui conduisit aux mouvements de résistance passive, et à la détermination de Martin Luther King. La conclusion reste mémorable : « Jamais il n’y aura d’Etat vraiment libre et éclairé, tant que l’Etat n’en viendra pas à reconnaître à l’individu un pouvoir supérieur et indépendant d’où découlerait tout le pouvoir et l’autorité d’un gouvernement prêt à traiter l’individu en conséquence ».

 

      Le principe de désobéissance civile, si héroïque soit-il, ne délivre pas du jugement sur le bien et le mal, entre le bon choix et le mauvais choix, en faveur du droit naturel et non du droit positif déterminé par les législateurs et les tribunaux, pour reprendre la distinction de Léo Strauss[11]. Désobéir contre la tyrannie, et au service de la vertu, de l’égalité devant le droit, de la liberté économique, des mœurs et d’expression, soit. Mais pas au prix du divorce d’avec une loi, une doxa, une courtoisie, une justice bonnes. Pas dans le but conscient ou inconscient d’installer une tyrannie pire que la présente…

      La désobéissance civile devient alors un sur-romantisme, dans laquelle l’indigné, le révolté contre le pouvoir, quelque soit sa représentativité et sa légitimité, devient une sorte de messie des temps nouveaux, démocratiques et libertaires, ou prétendument. Trop souvent d’ailleurs les médias ont tendance à sacraliser les révoltés contre un pouvoir inique ou non, qu’il s’agisse des printemps arabes, cairotes ou syrien, des places de Kiev ou de Nantes, d’un José Bové, s’appuyant indûment sur l’opuscule de Thoreau pour saccager de forts utiles champs de Plantes Génétiquement Modifiées.

      Sans compter que l’obéissant fait moins spectacle que le désobéissant, que les désobéissantes et pacifiques foules familiales de la Manif pour tous sont moins spectaculaires et dignes d’images que les pillages des casseurs fascistes, des anarchistes en noir, des écologistes en vert et autres jeunes racailles diverses. Quoique le traitement policier soit moins tendre pour les premiers que pour les seconds, parce qu’ils sont plus faciles à circonscrire, et considérés comme réactionnaires (ils n’ont pas la bonne désobéissance idéologique), parce le diktat de gauche sur le pouvoir qui compte s’allier les seconds le paralyse.

      Entendons-nous : par les temps qui courent, la désobéissance civile est bien mieux acceptée si elle obéit à la bonne conscience de gauche. Il faut craindre que ce concept phare soit mangé à toutes les idéologies. Au point de plus les servir que de servir celui à laquelle s’adressait l’auteur de Walden : l’individu et ses libertés. Si tous ceux qui invoquent le fantôme de Thoreau sur des barricades civiles et mentales avaient la modestie, l’intériorité et la capacité créatrice d’écrire un tel essai, un tel Journal, peut-être ne démériteraient-ils pas d’Henry-David Thoreau. Comme lui, le 26 février 1841, pouvons-nous dire aujourd’hui : « Ce bon livre aide le soleil à briller dans ma chambre » ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Dont on peut lire le récit dans Henry-David Thoreau : Les Forêts du Maine, José Corti, 2008.

[2] Henry-David Thoreau : Cap Cod, Imprimerie Nationale, 2000.

[5] Henry-David Thoreau : Walden ou la vie dans les bois, Aubier-Montaigne, 1982.

[7] Herman Melville : Moi et ma cheminée, Falaize, 1951.

[8] Henry-David Thoreau : La succession des arbres en forêt, Les mots et le reste, 2019.

[10] Voir : Du concept de liberté aux penseurs libéraux

[11]  Leo Strauss : Droit naturel et histoire, Champs Flammarion, 2008.

 

Photo : T. Guinhut.

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8 juin 2019 6 08 /06 /juin /2019 13:13

 

San Marco, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 


Dostoïevski, romancier génial

 

et socialiste chrétien antirévolutionnaire

 

par son biographe Joseph Frank.

 

 

 

Joseph Frank : Dostoïevski, un écrivain dans son temps,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Ricard,

Syrtes, 1056 p, 33 €.

 

Anna Dostoïevski : Journal (1867),

traduit du russe par Jean-Claude Lanne, Syrtes, 304 p, 11 €.

 

 

 

 

      Tel un démiurge, le biographe de l’auteur d’une œuvre-phare doit embrasser tout un siècle d’Histoire et de bouillonnement culturel, pour voir surgir toutes les conditions et les clefs de la création romanesque. Défi d’autant plus risqué s’il s’agit d’un auteur aussi contrasté, aussi cataclysmique que Dostoïevski (1821-1881). Or la réputation des génies de la littérature et de l’art a trop souvent laissé dans l’ombre la présence de leurs compagnes. Et si Nora Joyce était incapable de s’intéresser à l’œuvre de son mari, ce n’était pas le cas d’Anna, l’épouse de l’auteur des Frères Karamazov. Il faut alors rapprocher une biographie monumentale, celle née sous la plume de Joseph Frank, et une année de Journal par la petite main qui accompagnait l’immense et torturé Fiodor Dostoïevski. Au-delà d’une idéologie marquée par le socialisme chrétien, il faut chercher les secrets de la puissance de son écriture, plongé qu’il était dans les entrailles de la psychologie humaine et les affres de la Russie de la seconde moitié du XIX° siècle. Non sans penser à George Steiner qui préférait Tolstoï à Dostoïevski …

      L’œuvre entière de Dostoïevski trace un sillage incandescent au travers des conflits politiques qui étranglent l’empire russe, entre tsarisme despotique et intelligentsia libérale, entre répression et virulente impulsion révolutionnaire. Aussi, naissant dans une famille qui n’est pas issue de la noblesse terrienne (comme Pouchkine, Gogol ou Tolstoï), doit-il affermir son ambition. Une solide éducation, y compris française et religieuse, la fréquentation des paysans, la lecture de romans gothiques, de Pouchkine et de Schelling, font le terreau de son œuvre future et de la conviction que l’art est chemin vers la transcendance. Il obtint d’abord un succès réel avec le réalisme des Pauvres gens en 1846.  Or l’élan fut brutalement brisé.

      À l’occasion d’une conspiration anti-absolutiste dans un cercle littéraire, il est arrêté en 1849. Son procès aboutissant à une fatale condamnation fut au dernier instant commué en dix ans de bagne et d’exil ; cependant « cette confrontation avec la mort avait laissé des traces ineffaçables », note Joseph Frank. L’épreuve lui permet d’agréger la découverte du peuple russe souffrant, que malgré une expérience redoutable de la violence et de la haine il a tendance à idéaliser, et ce mysticisme chrétien qui lui donne la force de surmonter quatre ans de fers et de promiscuité. Ensuite, de soldat à aspirant, l’expérience sibérienne lui est moins contraignante, tant il peut nouer des amitiés, reprendre de loin contact avec la vie intellectuelle.

      Dès son retour à Saint-Petersbourg, en 1859, il fonde avec son frère la revue nationaliste et politiquement modérée Le Temps, écrit ses Souvenirs de la maison des morts, en se distanciant de la simple expérience autobiographique, mais en révélant la face atroce de la justice tsariste, et Le Sous-sol. Les grandes œuvres de la maturité sont en gestation, alors qu’il voit sa revue pourtant rentable et reconnue, malgré cent controverses, interdite. Même si l’abolition du servage en 1861 laisse espérer une libéralisation qui ne viendra guère, les mouvements révolutionnaires socialistes et communistes, matérialistes en diable, aux aspirations violentes, l’effraient. Sa vie sentimentale alterne alors un mariage d’amour bancal avec Maria Dmitrievna, qui meurt bientôt de la tuberculose, et une liaison peu concluante avec Apollinaria, qui l’entraîne dans les villes européennes, là où son peu d’appétence pour le catholicisme l’empêche d’apprécier l’art italien, là où le démon du jeu lui fait flamber un argent qu’il tient souvent de sa famille et de ses amis. Entre les dettes abyssales, les créanciers appliqués et les récurrentes crises d’épilepsie (dont il gratifiera le Prince Mychkine dans L’Idiot), l’écrivain trouve l’énergie et « la vitalité d’un chat » pour travailler inlassablement.

      Il trouvera un certain équilibre auprès de sa sténographe, Maria, qui l’aimait déjà en lisant ses livres, et qu’il épousa en 1867, pour bientôt fuir ses dettes en passant quatre ans avec elle à l’étranger, entre Dresde, Genève et Florence. Sa créativité alors entre en ébullition lorsqu’il lui dicte Le Joueur. Outre la dimension métaphysique exacerbée, Crime et châtiment peint sans fard les ravages de la pauvreté et de l’alcoolisme, autre versant de l’engagement social de l’écrivain. Les Démons met en scène le meurtre d’un révolutionnaire par ses propres partisans. Toujours sa plume est acérée, enserrant le lecteur sous son acuité. C’est à 59 ans qu’il atteint l’acmé de son œuvre, avec Les Frères Karamazov, parmi lequel Dieu est peut-être le personnage le plus impressionnant tant il dépasse son absence physique, tant il s’oppose aux puissances irrationnelles qui emportent les pauvres et vaniteux personnages humains. Ce qui lui vaut une célébrité folle, accentuée par son Discours sur Pouchkine, qui fait de lui un héritier du fondateur de la langue littéraire russe, un thuriféraire du messianisme russe, comme portant « la pèlerine du prophète ». En février 1881, ses obsèques sont suivies par la vénération de la foule.

      Le « romantisme métaphysique », le repli nationaliste, le « christianisme social et humanitaire », la critique au scalpel des mouvements révolutionnaires le conduisent à ourdir Crime et châtiment et Les Frères Karamazov, où domine le personnage du « Grand Inquisiteur ». De telles réalisations font de Dostoïevski, selon Joseph Frank, « l’égal des tragiques grecs et élisabéthains, de Dante, de Milton et de Shakespeare. Rares sont les romanciers qui se sont élevés à de telles altitudes »…

      Echafauder des plans de romans jamais entrepris, ruser avec la censure, batailler avec son inspiration rétive ou fluviale, achever des chefs-d’œuvre, tels sont les tourments et les joies de l’écrivain, qui embrasse la psychologie torturée de ses personnages complexes, entre sainteté et folie, les débats intellectuels d’une Russie politiquement déchirée, mais aussi des perspectives métaphysiques affolantes : « Idées et personnages deviennent indissociables ». Ainsi l’horreur de la destruction des liens familiaux conduit les frères Kamarazov au désastre. La connaissance intime de toutes les strates de la société est une des clefs de l’œuvre prodigieuse : il fréquenta les plus sordides criminels du bagne et, grâce à ses succès, fut invité à dîner auprès des jeunes gens de la famille du tsar…

 

      Dix ans après la mort de Dostoïevski, soit en 1891, parut, sous la plume de Soloviev, la première biographie du rival de Tolstoï. Elles sont aujourd’hui légion, parmi lesquelles la plus accessible étant peut-être celle du Français Henri Troyat[1], qui est d’un plus modeste vulgarisateur, néanmoins point méprisable. L’universitaire de Princeton, Joseph Frank (1918-2013), qui consacra sa vie à l’étude de son modèle, vit l’une des parties de son immense massif biographique (environ 2500 pages) publiée en France sous le titre suivant : Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871)[2]. Avec un luxe d’intelligence et une aisance narrative et argumentative remarquable, notre biographe fouille les archives, la correspondance, les témoignages, balaye toutes les sources possibles, souvent inédites, brosse d’une main démiurgique les tableaux impressionnants du contexte culturel, lit les essais et les romans des contemporains, amis et rivaux du maître, et, cerise sur le gâteau, analyse avec brio les œuvres, bien au-delà de la seule vie personnelle, dont le buste est cependant taillé avec finesse et expressivité. Au point que l’on se demande si ce travail, toujours passionnant, qui est en fait entre nos mains une synthèse des cinq volumes initiaux, a dépassé les qualités du Joyce de Richard Ellmann, du Nabokov de Brian Boyd…

      Ce n’est pas user du petit bout de la lorgnette que lire le Journal d’Anna, la seconde épouse de Fiodor, attentive, brimée, enceinte à Genève en 1867, et spectatrice impuissante de la santé troublée de l’écrivain, de ses « attaques » et « convulsions », lorsqu’il travaille au manuscrit de L’Idiot. Elle écrit sous la dictée de son « Fedia », lit Balzac, écoute un « inepte » congrès sur la Paix, recourt aux prêteurs à gages tant l’argent est rare, confie sa jalousie à l’encontre de quelques femmes de lettres. Querelles, réconciliations et mots d’amour se bousculent : « N’insistons pas, car il est bien connu qu’aucun mari ne trouve sa femme intelligente, bonne, cultivée ». Entre tendresse et impécuniosité chronique, fulgurances et panne d’écriture, le témoignage d’Anna illustre le dévouement et la difficulté d’aimer un génie si torturé, adonné aux désastreux jeux d’argent auprès de la roulette des villes d’eaux, qui nourrit ses livres de toutes ces angoisses, comme dans Le Joueur. Certes, elle ne semble pas ici comprendre la portée de l’œuvre de son mari, auquel elle survivra, mais il faut lui rendre grâce d’avoir été auprès de lui, solide et aimante, d’avoir contribué à une relative amélioration financière et d’avoir pris en mains, de manière sûre et pratique, la gestion du ménage au retour en Russie, jusqu’à l’édition de ses romans, avec un réel succès financier. L’on peut cependant se demander ce qu’elle pensait de ses personnages tentés par les extrêmes…

 

 

      Il est bien à craindre qu’idéologiquement l’auteur du Journal d’un écrivain ne soit guère rassurant. Il hait l’Europe, sa démocratie (même s’il lui envie sa liberté de la presse), sa bourgeoisie affairiste et tant attachée à l’argent (alors qu’il le flambe sur les tables de jeu), il vilipende l’exposition du Crystal Palace de Londres en dépit de ses merveilles technologiques, il fait preuve d’un chauvinisme aveugle et d’un antisémitisme crasse, au travers du personnage de l’usurière dans Crime et châtiment et dans ses Carnets en 1880 : « Le youpin, sa banque, dirige maintenant tout : l’Europe, l’instruction, la civilisation et le socialisme. Quand toute la richesse de l’Europe disparaîtra, restera la banque du juif et sur l’anarchie s’élèvera l’Antéchrist. » De plus il ne jure que par le Christ et le sacrifice de l’individualité, il adule une Russie éternelle et son socialisme paysan, passablement fantasmé, dont la dimension messianique doit procurer rien moins que le bonheur à toute l’humanité…

      Mais au-delà de telles discutables, voire délirantes, convictions, l’œuvre de Dostoïevski regorge de psychologie intime et sociale, d’acuité critique envers un Raskolnikov (du russe « raskolnik », schismatique) qui tue sa logeuse et la sœur de cette dernière à la hache en se prétendant un être supérieur, qui aurait le droit d’enfreindre la loi morale du haut de son nihilisme prétendument humanitaire, quoique peu à peu il soit amené à l’aube d’une rédemption morale au moyen de la reconnaissance de son crime. Les extrêmes psychologiques et politiques, qui vont des violeurs et meurtriers aux apprentis despotes totalitaires. Par exemple, dans Les Démons, Piotr Stépanovitch Verkhovenski exige de mettre en place le système politique imaginé par Chigalev : 90 % de l’humanité devrait travailler dans des conditions primitives et serait dominée sans conteste par les 10 % restants, postulant qu’en Russie rien n’est possible sans discipline. Ainsi va l’égalité de tous avec tous au moyen de la dictature et de la déshumanisation ; le romancier conspuant ainsi le socialisme autoritaire, qui deviendra le communisme. Le moins que l’on puisse dire en effet est que ses personnages n’incarnent pas la modération : cynisme outrancier, suicides, folie, militantisme révolutionnaire exacerbé et terrorisme, virulence démoniaque, tout fait feu dans la satire ; comme sur l’autre versant la sainteté la plus pure, celle du Prince Mychkine dans L’Idiot, fait figure de modèle christique. L’on se doute que la rencontre de telles individualités ne va pas sans heurts, alors que les personnages subissent au long du récit une dynamique qui modifie parfois du tout au tout leur personnalité profonde (comme Raskolnikov), ce qui permet à la narration un dynamisme puissant, animée par des dialogues percutants. Ainsi religion orthodoxe et anarchisme athée se partagent les personnages, au risque du manichéisme. Mais pour l’écrivain, selon notre biographe, « l’art était une autre forme de la religion ». La technique du roman-feuilleton bourré de péripéties, de suspenses sentimentaux et existentiels croise celle des récits écrits sous la forme du monologue, cependant fouetté par des adresses au lecteur. Le réalisme, y compris au moyen de l’usage des sociolectes, rencontre le mysticisme, le grotesque côtoie le tragique. Le dialogue philosophique et mystique phagocyte la fresque sociale, la tempête des passions brise ou apaise les dénouements. Selon Joseph Frank, « c’est ce mélange entre une sensibilité sociale exacerbée et les plus profondes interrogations religieuses qui donne son caractère proprement tragique et lui confère une place unique dans l’histoire du roman ».

 

Album Pléiade Dostoïevski, Gallimard , 1975. Photo : T. Guinhut.

      En quoi consiste ce génie, au-delà des perspectives sociales, politiques et religieuses ? À une telle question Mikhail Bakhtine répond par le concept du « roman polyphonique ». En effet, chaque personnage, qu’il s’agisse de Raskolnikov accomplissant et le meurtre gratuit de sa logeuse dans Crime et châtiment et son long chemin vers le repentir, ou de Stavroguine confessant son incapacité à aimer et le viol d’une fillette dans Les Démons, est une voix, une vocation, une vision du monde à lui seul : « Le héros jouit d’une autorité idéologique et d’une parfaite indépendance ; il est perçu comme l’auteur de ses propres conception idéologiques à valeur absolue, et non pas comme objet de la vision artistique de Dostoïevski, couronnant un tout. […] La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à part entière constitue en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski[3] », analyse avec justesse Mikhail Bakhtine. Ce qui confirme que nous ne sommes pas en présence d’un romancier à thèse (et heureusement, de peur de sombrer dans le béni-oui-oui christique orthodoxe), mais d’une confrontation qui somme le lecteur de s’en débrouiller.

      Mieux encore, l’on peut considérer notre auteur comme le créateur d’« archétypes littéraires », selon le mot de Joseph Frank. « L’homme du sous-sol appartient à la culture moderne d’une manière qui témoigne de l’intérêt philosophique et de la puissance de la première grande œuvre de Dostoïevski après les années de Sibérie ». Celui-ci est animé de pulsions irrationnelles et contradictoires, d’inertie et d’impuissance, ce pour répondre à la naïveté de l’« égoïsme rationnel » et à la vanité de l’homme d’action révolutionnaire comme le prône Tchernychevski, l’auteur de Que faire ?[4] Ainsi le prosateur peut-il pousser jusqu’à ses dernières conséquences l’amoralisme idéologique, donc dans une perspective satirique. De plus, dans le cadre de son « réalisme fantastique », ses personnages deviennent des mythes, comme Raskolnikov. De même, dans Les Démons, amplifie-t-il le réel au moyen de son imagination, alors que l’affaire Netchaïev (un affidé de Bakounine[5] et révolutionnaire fanatique qui poussa quelques étudiants à exécuter un innocent) ne fut que le déclencheur de la création de la figure de Verkhovensky. Un tel nihiliste prétend être le représentant d’une organisation révolutionnaire qui se veut mondiale, d’une « révolution pandestrucrice », pour citer Le Catéchisme révolutionnaire[6] de Bakounine (ou de Netchaïev l’on ne sait). Au-delà des socialistes qu’il méprise, il préconise l’éradication des normes sociales et morales et la société toute entière, dans l’objectif d’une ultérieure rénovation. De plus, Chigaliov ordonne : « Les esclaves doivent être égaux. » Autre démon, Stravoguine, l’homme lige de Verkhovensky, dont il veut faire un faux tsarevitch pour s’emparer du trône. Pour Stravoguine, la négation de toute différence entre le bien et le mal le conduit au viol de la petite Matriocha de façon à mettre ses idées en pratique, comme lorsque les conjurés approuvent l’exécution gratuite d’un innocent. En lui les démons idéologiques se sont cristallisés, jusqu’à son suicide… Parmi ce « pamphlet-poème », les questionnements philosophiques et moraux s’incarnent en leur personnage de façon éblouissante.

 

 

      Il en est de même pour l’ultime roman : Les Frères Karamazov, écrit alors qu’en 1879 et 1880 se multiplient les attentats contre le Tsar et toutes sortes de personnalités officielles, avec pour conséquence le partage entre terreur et loi martiale et, cela va sans dire, le refus de toute assemblée constituante. L’impressionnant roman de l’effondrement de la famille et des valeurs morales, mais aussi du conflit entre la raison et la foi, acquiert aussitôt une réputation hors-normes. La rébelion contre Dieu au nom de l’humanité souffrante culmine dans les morceaux de bravoure que sont la révolte d’Ivan et « la Légende du Grand Inquisiteur », qui fait arrêter le Christ et prétend éradiquer la liberté pour le bien de l’humanité, sans compter la conversation d’Ivan avec le Diable. Ivan est la synthèse de l’anarchisme russe ; négateur du sens de la création divine (il accuse impitoyablement Dieu de toutes sortes d’humaines atrocités), il prône lui aussi la destruction. Comment résoudre le scandale du mal[7], alors que le vieux Karamazov « incarne à grande échelle le mal personnel et social » (pour reprendre Joseph Frank), sinon par une théodicée mystique, répond l’écrivain, qui fait de Dmitri Karamazov un parricide, peut-être innocent…

      La part de Dostoïevski dans l’évolution du roman moderne est primordiale. Ainsi Crime et châtiment fait-il évoluer le roman policier de la recherche du coupable à l’enquête psychologique et métaphysique. Ainsi le procès des criminels, des ivrognes et des révolutionnaires exaltés par leur jusqu’auboutisme est-il une leçon d’inhumanité. Il s’agit également de méta-littérature lorsqu’un roman tel que Les Démons n’hésite pas à faire de l’écrivain Karmazinov une caricature du romancier Tourgueniev en égocentrique. En conséquence, selon Joseph Frank, « par la diversité des phénomènes littéraires moraux, philosophiques et culturels qu’il aborde, il n’a que deux rivaux au XIX° siècle, Illusions perdues de Balzac et L’Education sentimentale de Flaubert ». Hors Guerre et paix et Anna Karénine de Tolstoï, son contemporain, qu’il ne rencontra jamais, et dont il enviait le train de vie et les succès, tout en dédaignant son bavardage.

      Dostoïevski est-il l’anti Tolstoï, qu’il taxait, dans une lettre de 1871, de représentant d’une « littérature de propriétaires terriens » ? Le perspicace critique George Steiner soutenait cette thèse : « Dostoïevski détestait la croyance de Tolstoï et de tous les radicaux qui pensaient qu’on peut persuader les hommes de s’aimer les uns les autres avec des arguments rationnels et une instruction à but utilitaire[8] ». L’auteur de L’Idiot préférait aux prétentions de la raison une pure mystique montée au pinacle. S’il y a une beauté au mysticisme et à la transcendance qui lui est consubstantielle, elle peut confiner à la folie et permettre de  préférer l’irrationnel à la raison, et le Christ à la science. Hélas, dans la Russie de Dostoïevski, écartelée entre un Christianisme orthodoxe mystique et le communisme révolutionnaire dont on connait le tragique succès, il n’y a guère de place pour le libéralisme politique.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Henri Troyat : Dostoïevski, Fayard, 2004.

[2] Joseph Franck : Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871), Actes Sud, 1998.

[3] Mikhail Bakhtine : La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970, p 31-32.

[6] Bakounine : Le Catéchisme révolutionnaire, L’Herne, 2009.

[8] George Steiner : Tolstoï ou Dostoïevski, 10/18, 2004.

 

 

Cartonnages Prassinos, Gallimard, 1948, 1949, 1956. Photo : T. Guinhut.

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31 mai 2019 5 31 /05 /mai /2019 17:56

 

Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

L’artiste et ses modèles :

 

de Louise Bourgeois par Marie-Laure Bernadac

 

à Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant.

 

 

 

Marie-Laure Bernadac : Louise Bourgeois, Flammarion, 528 p, 32 €.

 

Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf,

Actes Sud, 416 p, 23 €.

 

 

 

 

      Que nous soyons machos ou viragos féministes, le sexe, sans compter le genre, doit s’effacer devant l’autorité esthétique de l’artiste. Or, que l’on s’appelle Louise Bourgeois ou Siri Hustvedt, l’on n'en est pas moins plasticienne et romancière si l’on est épouse et mère. Que se passe-t-il entre artiste et son modèle, que l’on soit critique d’art et biographe, comme Marie-Laure Bernadac faisant revivre Louise Bourgeois, ou écrivain, comme Siri Hustvedt, lors de la création d’une fictive et flamboyante artiste ? Si la narratrice d’une vie doit rester au plus près de la fidélité à son modèle, la romancière doit réaliser un travail paradoxal, c’est-à-dire laisser penser au modèle tout en s’écartant vers les prodiges de son imagination, cependant réalistes.

 

      L’œuvre organique et sexuelle, aussi féminine qu’autobiographique, de Louise Bourgeois, méritait une biographie scrupuleuse. C’est chose faite grâce à Marie-Laure Bernadac, conservateur de divers musées et commissaire d’expositions consacrées à son modèle, même si, et elle en a bien conscience, l’artiste est moins dans sa vie que dans ses dessins et ses sculptures. Grâce à l’ouverture des archives, journal d’enfant retrouvé, lettres, factures, écrits pléthoriques, des trésors sont à la disposition de la biographe, qui avait déjà consacré plusieurs ouvrages à son égérie, dont des entretiens[1] et une belle monographie illustrée[2]. Ainsi, met-elle au jour « une personnalité aux multiples facettes, douée d’un sens de l’humour décapant, excentrique, foncièrement originale, singulière et en même temps très vulnérable », mais aussi capable de rage, « parfois même une forme de sadisme et de cruauté », tout en se demandant : « Comment une personne aussi perturbée psychiquement, terriblement angoissée, dépressive, a-t-elle pu créer une œuvre aussi audacieuse, novatrice, spectaculaire ? » En conséquence il faut à Marie-Laure Bernadac éviter autant l’identification que l’hagiographie, rechercher « la position du retrait et de l’objectivité » ; ce à quoi elle a réussi.

      Comme son araignée géante aux pattes filamenteuses régnant sur l’art contemporain, Louise Bourgeois enjambe l’Atlantique, grâce à sa naissance à Paris en 1911, puis à son installation à New-York en 1938, jusqu’à sa mort en 2010. Une enfance aux traumatismes divers, une carrière d’épouse et de mère de trois enfants, tout cela n’empêche pas une vaste culture, et surtout la maturation d’une œuvre aux accents et techniques divers, dont la reconnaissance sera néanmoins tardive. Sa vision du monde et du corps de la femme se sont matérialisées dans le corps de ses créations, aussi son art a-t-il une « fonction thérapeutique ».

      Car, accompagnant sa mère, qui suivait son père blessé lors de la Première Guerre mondiale, elle est tôt marquée par les blessures, les amputations, qui nourriront sa sculpture. Cependant, de son heureuse enfance près d’une rivière, la Bièvre, elle tirera en 2002 un livre en tissu brodé L’Ode à la Bièvre. L’atelier de tapisserie de sa mère est « le lieu de son premier apprentissage d’artiste ». Son adolescence au cœur de la bourgeoisie éclairée est traversée de passions ambigües, pour Sadie, qui lui enseigne l’anglais et devient l’amante de son père, par exemple. La mort de sa mère aimée et par elle soignée, en 1932, la rend à sa passion pour le dessin ; mais aussi aux demandes en mariages, dont certaines pilotées par son père,qui la conduisent à des tentatives de suicide. Entre divers emplois, elle travaille avec Jacques Léger et Yves Brayer, entre à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts. Son travail pictural et sculptural reste académique, quoique influencé par le cubisme, alors qu’elle ouvre une galerie où elle vend des dessins de maîtres. C’est là qu’elle éprouve le « coup de foudre », avec Robert Goldwater, un professeur d’université et historien de l’art américain qu’elle épouse en 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Partant aussitôt pour New-York, elle quitte un contexte politique tendu pour entrer dans un nouveau monde, y compris celui d’un art en ébullition, découvrant les surréalistes, Picasso et bientôt les expressionnistes abstraits américains, fréquentant Marcel Duchamp. Après la guerre, elle organise une exposition sur les publications clandestine et la Résistance française. La même année, en 1945, elle montre sa première exposition personnelle, des tableaux entre sujets réalistes et abstractions. Participant également à des expositions collectives marquantes, elle commence d’acquérir une réputation qui lui vaut d’être bellement portraiturée par la célèbre photographe Berenice Abbott en 1949.

      Devenant « une artiste totalement authentique, tout en étant très éduquée et cultivée », elle dessine des « femme-maisons », taille, découpe, tortille des formes corporelles, élève des « Femmes au couteau », dresse des élans phalliques, sculpte un lapin écorché (« Rabbit »), met en scène « The Destruction of the Father », aussi bien que des demi-champignons avec du plâtre du latex et des lumières rouges. Ce sont alors des « Pregnant Woman », des accouchements et des nourrissons ; ou encore sept paires de jambes soutenant des barres horizontales, « The Blind Leading the Blind », toutes œuvres analysées par notre biographe sous l’égide de la sexualité paternelle et personnelle, nourrie d’une fort longue psychanalyse qui est sa « religion », sans omettre l’histoire de l’art avec l’allusion à « La parabole des aveugles » de Brueghel. Pour Louise Bourgeois, « ces sculptures sont bien des présences physiques, des substituts d’êtres humains, des personnages qui ont valeur de fétiches […] un moyen pour elle de recréer de façon tangible le passé, c’est à dire de le contrôler et de le manipuler ». Comme sa plus hiératique amie et rivale, Louise Nevelson, elle travaille le bois.

      En 1951, le directeur du Museum of Modern Art, Alfred H. Barr, dont elle est amoureuse sans succès, achète « Sleeping Figure ». Hélas la misogynie du milieu de l’art ne faiblit guère. La dépression n’est pas loin, y compris à la suite de la mort de son père, de celle de son frère Pierre, atteint de maladie mentale. Hystérie, insomnie, retour de la figure du père et modèle, envie du pénis et « rejet de la féminité » entretiennent sa « graphomanie ». Même si la fin des années cinquante voit l’activité de l’artiste se raréfier, tout cet univers troublé est un « ressort de sa créativité », enrichissant son œuvre ultérieure.

      Les années soixante sont celles d’un art intensément renouvelé, du « refuge organique » de « la matrice maternelle ». Finie l’érection du bois, voici l’abondance du plâtre et du latex, plus malléables. Nid et entrailles, mamelles et phallus fragiles, tout oscille entre violence et tendresse. Ainsi sont conçus « Fée couturière » (dont elle fera une version en bronze) et « Labyrinthine Tower », des « sculptures quasis anatomiques » et spiralées, essentiellement des féminités organiques, exposées en 1964. Le mou devient une catégorie nouvelle de la sculpture, par exemple avec « Le Regard », « masse ovoïde en latex brun avec une fente sur le dessus ».

      Cependant les voyages en France et en Toscane lui permettent d’élever des œuvres en bronze et en marbre. Elle va également jusqu’à réaliser des moulages d’organes d’animaux. C’est l’époque de « Fillette », ce pénis en latex, qu’elle considère comme son autoportrait, surtout si l’on rappelle de la célèbre photographie de Robert Mapplethorpe, en 1982, sur laquelle elle tint à figurer avec ce phallus long comme le bras sous le bras, en guise de véritable manifeste esthétique et politique.

 

 

            Perdant son mari aimé en 1973, elle crée dans les années suivantes des œuvres fondamentales et monumentales telles que « The Destruction of Father », où dialoguent formes maternelles et phalliques, et « Confrontation » : voici venir la décennie de l’engagement politique et féministe ; et de la consécration. Comme l’une de ses œuvres marquantes, elle est « La Femme-couteau ». Plus tard, en 1992, l’albâtre devient « Precious Liquids », qui est peut-être une allusion au Sida. Très critique envers les happenings et les accumulations, en vogue dans l’art contemporain, elle réaffirme la dimension créatrice de la sculpture, pour elle organique, sensuelle et tourmentée. À partir des années quatre-vingts, elle est reconnue par la jeune génération, le jeune Jerry Gorovoy devient un parfait assistant, le Museum of Modern Art organise une vaste rétrospective. Phallus à mamelles et yeux monumentaux naissent sous ses mains, cordons ombilicaux jaillissent du marbre, des espaces faits de portes accueillent des formes en cosses et en cœurs…

      Au-delà de ses quatre-vingts ans, la créativité est en ébullition : pensons à ses « Cellules » ou « Cells », lieux de mémoires et chambres magiques du passé, où s’apaisent flacons de parfums, objets trouvés et fragments de corps marmoréens. Les vêtements suspendus et sa fameuse « Araignée » contribuent aux plus fastueuses expositions internationales, tandis que le verre, la gouache rouge pour d’étranges grossesses, les « Dessins d’insomnie », les tissus brodés, les figurines en tricot permettent de nouvelles explorations plastiques et psychiques. Jusqu’en sa dernière vieillesse, son art est une sublimation : « J’entre dans mon atelier comme dans une église », dit-elle. N’est-elle pas une star, entre Biennales de Venise et le film The Spider, the Mistress and the Tangerine, qui lui est consacré ?

      Limpide et informée, cette biographie de Marie-Laure Bernadac se lit en toute fluidité, allant du portrait intime d’une femme contrastée et tourmentée aux réalisations foisonnantes de l’artiste, analysées avec soin et respect, présentées comme « une expérience personnelle à la résonance universelle »…

      De Louise Bourgeois à Harriet Burden, il n’a qu’un saut : celui de la fiction. Toutes les deux artistes, mariées à un professionnel de l’art new-yorkais, toutes les deux n’obtenant qu’une reconnaissance tardive, et de surcroit polissant avec opiniâtreté une œuvre marquée par la féminité. Reste que la seconde, exclusivement américaine, est bien le produit de la créativité de Siri Hustvedt, et qu’il faut à cette dernière relever un défi d’importance : créer pour son personnage des œuvres résolument originales. L’ekphrasis, qui montre l’œuvre d’art avec des mots, a quelque chose d’une gageure. Nombre d’écrivains ont tenté d’égaler la réussite de Proust en sa sonate de Vinteuil ou ses peintures d’Elstir. Pourtant, dans la tradition des femmes écrivaines et plasticiennes qui va d’Hildegarde de Bingen jusqu’à Louise Bourgeois, l’Américaine Siri Hustvedt (née en 1955) est parvenue à ériger entièrement, et avec de seuls mots, devant nos yeux, nos sens et notre sensibilité, la vie et les œuvres d’une artiste imaginaire : Harriet Burden. Femme singulière, est-il si facile de construire son identité, d’accéder à une nécessaire reconnaissance ?

      Le lecteur est convié à une enquête posthume, confiée aux bons soins de l’universitaire I. V. Hess, en phase de « mythifier les morts » et de rétablir la vérité d’Harriet, surnommée « Harry », épouse d’un grand marchand d’art new-yorkais. Aussi réunit-il le puzzle des témoignages croisés avec les carnets de son modèle.

      Malgré l’affection de ses enfants (une réalisatrice, un écrivain), la perte de son mari Felix est pour elle un traumatisme. Les œuvres de la veuve se font alors thérapie : elle conçoit en effet des mannequins chauffants à l’effigie du disparu. Et fabrique des « femmes-maisons », des « boîtes-histoires », des « métamorphes », des « chambres de suffocation », des architectures chargées de textes, car son art est littéraire, immensément cultivé. Son œuvre la plus impressionnante est probablement « Margaret », « Mère du monde flamboyant », qui donne son titre au roman : « une colossale mama ricanante, accroupie dans l’atelier, nue et furibonde, avec ses nénés qui pendaient […] En levant les yeux vers son crâne chauve et transparent, on y voyait des petits personnages, des foules de Lilliputiens occupés à leurs affaires […] en train de composer des partitions musicales, de dessiner, de rédiger des formules mathématiques, des poèmes et des histoires. […] La tête de cette Gulliver femelle abritait sept couples lascifs en pleine action »…

      De même, son immense atelier recueille, comme autant d’histoires emboitées, des vagabonds, des artistes, un « homme-météo »… Quant au tendre poète Bruno Kleinfeld, qui rate son poème withmanien et réussit son autobiographie, il vit avec Harriet une tardive histoire d’amour.

      Devant l’invisibilité de son œuvre par les marchands, la critiques et le public, elle s’invente des hétéronymes : trois hommes l’exposent sous leurs noms, rencontrant « un accueil enthousiaste ». Quand la féminité de cette « grande Vénus », dégingandée, aux seins opulents, déconcerte, il s’agit de réel sexisme. Il y a en effet un versant polémique en ce roman : les « Guerrilla girls », ayant montré la sous représentativité des femmes artistes dans les musées, le personnage d’Harriet Burden a une dimension militante ; bien que Siri Hustvedt ait assez de finesse pour ne pas choir dans la revendication geignarde. Le témoignage de Rosemary pointe une évidence : « de nombreuses femmes - pas toutes - n’ont été célébrées qu’après avoir fait leur temps en qualité d’objets sexuels désirables ». La « parabole féministe » est-elle une confession de l’auteure, qui fut longtemps moins célèbre que son mari, Paul Auster, tout en méritant sans doute mieux… Ainsi, une fois de plus, peut-on penser ici à la sculptrice Louise Bourgeois, qui n’a réellement brillé qu’à soixante-dix ans.

      Pour percer, il faut à Harriet engager un « pacte faustien » : prouvant combien la reconnaissance est sexuée, la perception fluctuante, le trio d’expositions devient une performance intitulée « Masquages », dont le succès finira par déraper. La dramaturgie devient angoissante et teintée de suspense. Si Anton Tisch et Phineas lui rendent la maternité de son œuvre, Rune emportera sa captation dans la mort, laissant l’artiste flouée, désemparée…

      Mieux qu’une reconstitution univoque et chronologique - et c’est là aussi une grande différence avec la biographie de Louise Bourgeois - la multiplicité successive des voix est stupéfiante : les enfants d’Harriet, ses amis, des critiques d’art, témoignent tour à tour, alternant avec les carnets d’Harriet, chacun avec sa perspective, ses marottes, son style, sa rhétorique favorite, son lexique. Rosemary est docte, Kleinfeld déverse sa vie et sa rencontre avec l’héroïne en avalanche, Case rédige des potins vulgaires, mais pertinents… L’écriture, incisive, émouvante, rageuse et lyrique, ne cesse de surprendre parmi ce roman intelligemment polymorphe. Où l’on retrouve l’intérêt de Siri Hustvedt (elle-même auto-citée en ces pages) pour les neurosciences, comme dans Vivre, penser regarder[3].

      L’Harriet Burden de Siri Hustvedt est elle-même tout en étant bien d’autres, son auteure d’abord, alors que Marie-Laure Bernadac reste soigneusement en retrait devant son modèle, mais aussi peut-être cette artiste à qui l’on pense en lisant dès l’incipit cette constatation polémique : « Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandiose, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. » Cependant la recréation de la trajectoire et de l’univers de l’immense plasticienne, dessinatrice et sculptrice Louise Bourgeois  en une héroïne romanesque n’est en aucun cas servile. Intellectuellement solide et parfaitement construit, le roman polyphonique de Siri Hustvedt est également une réussite émotionnelle frappante, restituant autant les bonheurs et les failles de la personnalité de son artiste que les succès conceptuels et les échecs réels, car elle est moins optimiste quant à la question du succès d’une artiste-femme, voire trop pessimiste, d’autant que le cancer qui l’amène à la mort est raconté sans concessions.

      Alter ego, flamboiement de l’imaginaire, un peu des deux dans une projection créatrice ? Du coup l’on ne sait plus s’il vaut mieux lire la scrupuleuse biographie d’une artiste qui marqua la seconde moitié du XX° siècle ou la création d’une artiste par une artiste. Qu’importe, lorsqu’une judicieuse biographie est autant un portrait d’un siècle que d’une psyché au travail, lorsqu’avec Siri Hustvedt l’équilibre entre essai et roman, satire du milieu de l’art contemporain, thèse, ekphrasis, et biographie d’une fiction faite femme et artiste, est fondamentalement réussi. Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle, concevait, en ses « visions », « l’homme universel[4] » parmi le cosmos ; Siri Hustvedt, avec le soin de son écriture et de son personnage aux tourments créatifs hallucinants, a, qui sait, atteint la femme universelle.

 

Thierry Guinhut

La partie sur Siri Hustvedt a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2014

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Destruction du père-reconstruction du père. Ecrits et entretiens, 1923-2000, Galerie Lelong, 2000.

[2] Marie-Laure Bernadac : Louise Bourgeois, Flammarion, 2006.

[4] Hildegarde de Bingen : Le livre des œuvres divines, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1982.

 

 

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19 mai 2019 7 19 /05 /mai /2019 11:38

 

Ares, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Bernhard Schlink romancier
des filiations allemandes,
des culpabilités & des souvenirs :
Le Liseur, Olga, Couleurs de l'adieu.

 


 

Bernhard Schlink : Le Liseur, traduit par Bernard Lortholary,

Gallimard, 1996, 208 p, 20 € ; Folio, 7,90 €.

 

Bernhard Schlink : Olga, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary,

Gallimard, 2019, 272 p, 19 €.

 

Bernhard Schlink : Couleurs de l’adieu, traduit par Bernard Lortholary,

Gallimard, 2022, 256 p, 21 €.

 

 

 

      Malgré leurs failles, les personnages féminins du romancier allemand Bernard Schlink, né en 1944 à Bielefeld et professeur de droit public et de philosophie du droit à Bonn, méritent le soin du lecteur. Elles s’appellent, dans Le Liseur, Hannah, et Olga, selon le titre laconique de son dernier ouvrage. Mais pas toujours un hommage moral, si l’on met en balance ces deux femmes : la première, quoique aimée, est bien coupable d’une active participation à la Shoah, quand la seconde n’est peut-être coupable que d’avoir aimé. Olga, dernier roman de Bernard Schlink, est-il un anti-Liseur ? Parmi une douzaine de volumes ici traduits, le romancier est également nouvelliste, dans ses Couleurs de l’adieu, recueil aux personnages fragiles, que le sentiment de leur finitude pousse à revenir sur un moment central et troublant de leurs vies.

      Roman judiciaire de la culpabilité et de la mémoire, Le Liseur ne prétendait pas de prime abord devenir un succès mondial, traduit en plus de quarante langues. Pourtant l’émotion compassionnelle et l’horreur du crime enfoui partagèrent leurs talents pour faire de ce roman partiellement autobiographique une icône qui dépassa largement les frontières germaniques et germanophones ; ce pour rebondir comme rebondit la concaténation d’une question morale posée à l’humanité.

      De l’adolescence à l’aube de la maturité, Michaël Berg croise un destin de femme qui est un reflet de celui de l’Allemagne. À quinze ans, il est soigné par Hannah, qu’il revient remercier. Alors qu’elle a trente-cinq ans, il devient et son amant et son « liseur », comme pour payer le soin de cette initiation sexuelle. Elle disparait. Il la retrouve sur le banc des accusés, lorsque étudiant en droit, il est placé par son professeur en position d’observateur. La longue et fidèle histoire d’amour se double d’une abyssale réflexion sur la mémoire de l’Histoire, au cœur de laquelle s’inscrit l’effondrement de la Shoah.

      L’analphabétisme d’Hannah n’est-il qu’un paravent commode à sa culpabilité ? « Non, me suis-je dit, Hannah n’a pas choisi le crime », médite Michaël. Pourtant, avoir reculé devant l’aveu d’un tel handicap au moment d’une promotion proposée dans son entreprise est peut-être une lâcheté qui lui a permis de préférer un emploi de gardienne de l’horreur nazie. Imaginer qu’elle est une martyre de la culpabilité serait faire bon marché de sa participation à l’entreprise de la banalisation du mal (pour faire écho à une autre Hannah, plus exactement Hannah Arendt[1])  au sein de la « solution finale » aryenne. Rétrospectivement, n’y a-t-il pas quelque chose d’obscène dans cette figure d’ex-surveillante de l’holocauste séduisant un jeune lycéen ?

      Hannah Schmitz mérite-t-elle la compassion, elle qui sans sourciller a poursuivi sa tâche de gardienne des camps de concentration chargée de la sélection de celles que l’on destine à la chambre à gaz, elle qui n’a pas su en avoir et encore moins la mettre en œuvre pour ouvrir les portes de l’église derrière lesquelles s’enflammaient les victimes, à l’occasion de bombardements alliés ? Ce qui pour le moins peut être assimilé à une non-assistance à personne en danger. Obsédée par l’hygiène (ne lave-t-elle pas le jeune narrateur ?), elle souffrirait en quelque sorte du complexe de Lady Macbeth, qui avait beau se laver les mains mais n’échappait pas aux traces de sang qui signaient sa culpabilité. Notons que dès les premières pages, lavant sur le trottoir le vomi du garçon à grande eau, la métaphore est destinée à devoir être filée…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La dénonciation emporte tout un pays, mais aussi les femmes, dont on sait qu’elles n’ont pas été les moindres thuriféraires d’Hitler ni les moins cruelles aux manettes des camps. « Sur le banc des accusés nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés, au moins, quand elle aurait dû après 1945 : c’est elle que nous condamnions, par une procédure d’élucidation du passé, à la honte ». Pourtant, Michael échoue à concilier la femme aimante qui fut son initiatrice, celle auprès de qui il vient encore faire « le liseur » en prison par le biais d’enregistrements, et celle qu’il parvient néanmoins à se représenter : « Je voyais Hannah près de l’église en flammes, le visage dur, en uniforme noir et la cravache à la main. Avec sa cravache, elle dessine des boucles dans la neige et frappe les tiges de ses bottes ». Aussi se voit-il empêtré dans ses contradictions : « Mais en même temps, je voulais comprendre Hanna ; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m’en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n’allait pas ».

      Grâce à cette femme, Michaël fait son entrée dans le monde de la sexualité, et grâce (ou à cause) à elle, bien plus que par ses études de droit, il subit une initiation à la densité de sa vocation de juriste, confronté bien moins à une justice subjective que chargée du poids de l’Histoire. Peut-être croyait-il naïvement que les Bienveillantes grecques, enclines à pardonner, avait remplacé les Euménides, plus exactement les Furies, plus à même de juger et de condamner l’impardonnable et l’imprescritible, pour reprendre les concepts de Jankélévitch[2]. Quoique dans la sécurité de son modeste rôle de stagiaire, même si le trouble, voire le traumatisme psychologique, est grand, il frôle les tourmentes du mal, incarnées dans un autre et puissant roman qui subjugue la Shoah : Les Bienveillantes de Jonathan Littell[3]. Comme à l’occasion de ce dernier ouvrage, celui-ci, plus modeste au premier regard, n’a pas manqué d’interroger les historiens, de générer des controverses, interrogeant le degré de fiction et de vérité de la chose, la légitimité de l’écrivain et l’aporie de l’identification inhérente à toute narration romanesque, inadéquate à l’objectivisation des faits, quoiqu’elle permette sa mise en vie, plaçant le lecteur devant une interrogation éthique plus intimement bouleversante. Il n’est pas sûr qu’une telle analyse, même si c’est celle du personnage et peut-être pas de l’écrivain, emporte l’adhésion : « Je pense aujourd’hui que le zèle que nous mettions à découvrir l’horreur et à la faire connaître aux autres avait effectivement quelque chose d’odieux. Plus les faits dont nous lisions ou entendions le récit étaient horribles, plus nous étions convaincus de notre mission d’élucidation et d’accusation. Même lorsque ces faits nous coupaient le souffle, nous les brandissions triomphalement. Regardez ! »

      Brusquement jeté dans les affres du droit et de l’Histoire, il ne semble pas que le narrateur ait pu se dégager de la gangue de son histoire sentimentale pour prendre la hauteur, certes difficilement atteignable, qui sied à l’objectivité du juriste, élevé presque au rang du Dieu de l’Histoire. Cette hauteur est-elle celle du romancier qui laisse habilement, voire avec un léger sadisme, le lecteur trancher le nœud gordien de l’amour intime et du crime contre l’humanité ? Il est à noter que l’un de ces premiers romans, passablement policier, intitulé Le Nœud gordien[4], présente un ancien procureur nazi devenu détective…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Avec Olga, Bernard Schlinck élargit les perspectives. La temporalité est plus vaste, d’une enfance à la fin du XIX° siècle jusqu’à la décennie de mai 1968. Mais alors que Le Liseur montrait une femme analphabète qui s’était laissée prendre la main et le sens moral dans la roue dentée du nazisme, a contrario Olga met en scène une femme qui tient à son éducation, à sa culture, et qui pense à l’encontre de l’hubris nationaliste et impérialiste qui gangrène l’Allemagne.

      Mêlant l’histoire individuelle, et plus précisément d’un couple, avec l’Histoire d’un siècle, Bernhard Schlink réussit à merveille une œuvre évocatrice et fluide, qui joint à l’intimité d’émotions retenues le sens du tragique et de l’épopée. L’une, Olga, devenue institutrice à une époque où l’éducation des filles est encore une ambition difficile, en particulier dans les milieux paysans, a pour ambition d’éduquer les enfants et plus particulièrement les fillettes, pour qu’elles puissent réaliser leurs potentialités ; l’autre, Herbert, se veut un héros aventureux, forgeur de grandes destinées nationales.

      Il est l’héritier d’un vaste domaine, elle n’est qu’une modeste orpheline ; pourtant une longue histoire d’amour les réunit, sans que le mariage, contraire aux conventions sociales parentales assises sur les préjugés de classe étroits, les unisse. En une première partie, le récit de Bernhard Schlink file une liaison souvent disjointe par les voyages d’Herbert, puis évanouie suite à la disparition de ce dernier dans les glaces arctiques. La seconde voit Olga se métamorphoser en vieille dame, devenue le sage mentor d’un jeune narrateur, après la deuxième guerre mondiale. Leur émouvante amitié ne s’achève qu’à sa mort, suite à un attentat contre la statue de Bismarck.

      Une fois de plus, après Le Liseur, son indépassable réussite, Bernhard Schlink anime un personnage féminin d’exception avec une écriture aussi fluide que séduisante. Malgré son apparente simplicité et des premiers chapitres empreints de tranquille réalisme, animés par une histoire d’amour sans grande originalité, Olga recueille la confiance du lecteur. Très vite cependant la griffe de velours du romancier dénonce les fantasmes d’Herbert, symbole de plus d’une génération qui marquera l’Histoire de son empreinte délétère : « Il décidait de devenir un surhomme, sans trêve ni repos, de rendre l’Allemagne grande et de devenir grand avec elle, même si cela devait exiger d’être cruel envers lui-même et envers autrui ». Les yeux indulgents de l’amour, ceux d’Olga - mais aussi de Michaël pour Hannah dans Le Liseur - ont-ils leur part de responsabilité ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Cependant Olga, qui n’approuve guère le militarisme et les pulsions d’explorateur de son amant à qui elle persiste à envoyer des lettres longtemps après sa disparition, mettra bien des années à tirer expérience et sagesse de sa longue existence hérissée de déceptions. L’élégiaque roman déplie avec tendresse le mystère des êtres tout en dénonçant dans le père explorateur et dans l’enfant dont elle s’occupe les fantasmes délétères du colonialisme et du nationalisme, sans oblitérer la responsabilité maternelle : « Elle présenta à Eik un Herbert héroïque ». Et l’enfant, devenu architecte de talent, « adhéra au NSDAP et entra dans les SS. Il tenait de grands discours enflammés sur l’espace vital allemand de la Memel à l’Oural […] Et la métamorphose de la misère slave en splendeur allemande, c’est lui qui la dirigerait du haut de son cheval ». La stupéfaction d’Olga précipite alors sa conscience politique. Elle ne deviendra pas pour autant une résistante anti-nazie (il eût fallu un courage démesuré et insensé, comme les héros d’Hans Fallada[5]), mais elle devient sourde, comme pour ne pas entendre les délires des aboyeurs politiques, car « avec les Nazis le monde était devenu bruyant », et comme pour répondre à l’analphabétisme d’Hannah dans Le Liseur.

      C’est après-guerre qu’Olga Rinke se fait couturière pour subsister et qu’elle devient la garde-malade puis la confidente de celui qui est le narrateur de la seconde partie. Devenu un homme mûr, le fils spirituel mènera sans relâche son enquête jusqu’à retrouver les lettres d’Olga, « la veuve d’une génération », que nous lirons avec étonnement tant les chemins de la filiation sont à la fois logiques et insondables… Le triptyque s’est refermé en glissant vers le genre épistolaire.

      Mais, répondant en quelque sorte au personnage d’Hannah, elle sait être un digne mentor, qui - car c’est une grande lectrice - frôle la pertinence philosophique. Elle sait admonester son jeune disciple et ami, empreint de grands idéaux politiques : « personne n’est aussi grand que son discours moralisant, et la morale n’est pas gentille ».

      Penser alors que Bismarck, avec son « trop de grandeur », fut l’un des responsables originels du siècle des totalitarismes n’est pas sans fondement, mais reste discutable. Le dernier acte d’Olga voudra le punir symboliquement. Mais que vaut alors la responsabilité individuelle si l’on se laisse comme Herbert illuminer par des rêves de grandeur, d’expansion nationale jusque dans les savanes de l’Afrique pour participer non à des entreprises de civilisation mais à des massacres racistes ? Si, comme Eik, le fils dissimulé d’Olga et d’Herbert, l’on se prend d’enthousiasme grégaire pour l’épopée nazie ? Reste à se demander ce qu’engendreront les idéaux de la social-démocratie, incarnés par Olga…

      Si Bernard Schlink n’écrit pas de romans à proprement parler historiques, il sait à merveille prendre en écharpe les générations du XX° siècle, avec cette touche intimiste qui permet d’éviter toute grandiloquence. Les filiations allemandes sont aussi des transmissions maternelles, parfois dévoyées, parfois par adoptions symboliques. Où il apparaît que l’écrivain veut œuvrer en vue de génération meilleures. Si les autres romans ou recueils de nouvelles, comme Le Retour[6], ou Amours en fuite[7], nous ont semblé plus négligeables - ou ont échappé à notre vigilance - le fil qui relie Le Liseur et Olga, le second répondant au premier, au travers de vingt-cinq ans d’écart, tend à faite de son auteur une conscience morale et politique, quoiqu’elle ne parvienne pas exactement à une pacification intérieure.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Essentiellement élégiaques, les neuf nouvelles de Couleurs de l’adieu ont la teinte des « taches de vieillesse », selon le titre émouvant et pertinent de l’une d’entre elles. Le deuil est-il l’oméga de toute intelligence, lorsque l’on croit comprendre autrui après sa disparition ? Ce n’est que l’une des nombreuses interrogations qui affluent en ces belles pages.

Quoique certaines soient plus négligeables, toutes ces intenses nouvelles mettent en avant ces sentiments qui perdurent au-delà des décennies : un camarade de classe part vers l’Amérique, abandonnant famille, ami handicapé, jeune fille désespérément aimée, un amour reste inabouti, un deuil brise des vies, une ex-femme ressurgit… La cohorte des regrets et des colères, sinon l’éloignement pur et simple, la mélancolie surtout, rognent ce qu’il reste du narrateur, ou de son plus ou moins alter ego dont il est question à la troisième personne.

Au creux de ces histoires personnelles, l’Histoire intervient pour bouleverser les meilleurs souvenirs. Comme lorsque que la Stasi, cette police politique de l’ex Allemagne de l’Est, fait irruption. Léna, fille d’un mathématicien défunt, veut à toute force consulter le dossier de son père : « C’est une chose étrange que ce désir actuel de se compter parmi les victimes de jadis ». Que découvrira-t-elle sur le rôle du narrateur ami, également mathématicien, et qui fut le plus honoré ? Seulement « un faux pas dans notre amitié » ? Cette nouvelle, intitulée « Intelligence artificielle », donne le ton en tant qu’elle est la première du recueil. Et peut-être eût elle mérité de devenir un roman entier, à moins que son auteur l’ait jugé un peu trop en écho de certaines thématiques du Liseur.

Plus loin, l’assassinat de la jeune et gaie Anna ranime la mémoire de celui qui en fut le mentor et qui dut constater le ratage de son éducation prometteuse. De ce « Pique-nique avec Anna » à « La musique d’une fratrie », ce sont des amours et des amitiés d’abord splendides, quoique impossibles, qui ont mal tourné. Lorsqu’un mari vous a trompée, vous a quittée, peut-on accéder à sa demande de vous revoir, lorsqu’il est atteint d’un cancer avancé ? Quelle « amulette », selon le titre de la nouvelle, peut vous protéger ? Le motif récurrent du mariage, y compris entre Mara et Sylvie (dans « Fille aimée »), est de toute évidence un pivot des existences : il brille, dure, se brise, disparait dans les limbes du passé… Mais lorsque Bastian couche avec sa fille Mara qui ainsi devient enceinte, une résonnance biblique apparait.

L’ensemble est le plus souvent amer : « Ma tristesse s'étend sur tout, elle m'épuise, c'est une eau noire, un lac noir où je me noie, je me noie sans cesse ». Même si la dernière nouvelle, « Un an tout juste », s’achève, malgré l’âge avancé qui sépare le couple, sur ces mots : « Je n’arrive pas à mesurer mon bonheur ». C’est un écho avec ce moment rare, éphémère bien entendu, dans « La musique d’une fratrie », où, par-delà les années, une étreinte longtemps rêvée a enfin lieu : « En plein amour, il lui sembla serrer entre ses bras la Suzanne de seize ans et avoir lui-même seize ans ».

Est-il possible de « rattraper notre amour de jeunesse que nous avions laissé passer » ? Quel choix avons-nous fait qu’il aurait été possible d’envisager autrement ? Ainsi bifurquent les vies, irrémédiablement. Une perspective morale s’empare du lecteur, amicalement sommé de réfléchir sur lui-même, sur ses chemins pris et délaissés. Surtout lorsqu’à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire l’on invite soixante-dix personnes, et que l’on convoque le ressassement des amours effacées, les « taches de vieillesse » se font de plus en plus visibles.

À la lisière du genre sentimental, policier par instants, du psychologique, ces nouvelles sont des confessions, formant une constellation de destins. L’on n’en ressortira pas emplis de joie et de vigueur, mais d’une certaine sagesse, d’une réelle tendresse pour ces vies dont le pivot est l’objet d’un regret, voire d’un remords, pour ces vies promises à l’effacement, sauf avec le secours de la littérature, celle qui sait écrire avec délicatesse.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[4] Bernard Schlink : Le Nœud gordien, Gallimard, Série noire, 2001.

[6] Bernard Schlink : Le Retour, Gallimard, 2006.

[7] Bernard Schlink : Amours en fuite, Gallimard, 2001.

 

Ferrol, Galicia. Photo : T. Guinhut

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12 mai 2019 7 12 /05 /mai /2019 09:37

 

Palazzo ducale, Venezia. Photo T. Guinhut.

 

 

 

Factualité, catastrophisme et post-vérité,
ou comment penser le monde avec esprit critique.

D'Hans Rosling à Karl Popper.

 

 

Hans Rosling : Factfulness, traduit de l’anglais par Pierre Vesperini,

Flammarion, 408 p, 23,90 €.

 

Luc Ferry, Nicolas Bouzou : Sagesse et folie du monde qui vient, XO, 440 p, 21,90 €.

 

Maurizio Ferraris : Postvérité et autres énigmes,

traduit de l’italien par Michel Orcel, PUF, 176 p, 15 €.

 

Sous la direction de Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée :

Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique, PUF, 288 p, 24 €.

 

Karl Popper : Les Sources de la connaissance et de l’ignorance,

Rivages poche, 160 p, 8,20 €.

 

 

 

 

      C’est avec un brin de provocation et d’exagération que Georges Duhamel dénonçait une trop commune naïveté de l’humanité : « Nul doute, l’erreur est la règle ; la vérité est l’accident de l’erreur.[1] » En effet, plus que jamais peut-être, fausses nouvelles et dénonciations catastrophistes pleuvent dans la bouche des gourous associatifs et politiques. Pourtant indubitables devraient être les faits. À condition de les percevoir, les établir, les penser. Or il faut déchanter de cette présomption au rationalisme. L’erreur couve sous le regard ; pire, l’idéologie, loin de se contenter d’œillères, voile et nie le réel en un syndrome que Jean-François Revel appelait « la connaissance inutile[2] ». La pensée devrait cependant préférer la factualité, mise en ordre par Hans Rosling. Ainsi hésiterons-nous un peu moins, et avec le secours de Luc Ferry et Nicolas Bouzou, entre « Sagesse et folie », et saurons-nous dénoncer la postvérité grâce à Maurizio Ferraris. Il est bien temps de réhabiliter l’esprit critique, tel que le défend l’essai à plusieurs mains intitulé Des Têtes bien faites ; et de penser ignorance et connaissance, grâce au regard affuté de Karl Popper interrogeant le statut de validité de la vérité.

 

      Roger Bacon, au XIII° siècle, exposait déjà les plus courantes et délétères causes de l’erreur : « Je dirai qu’il y a trois causes qui font obstacle à ce que devrait être la vision du vrai : les exemples dont l’autorité est fragile ou indigne de ce nom ; le poids des habitudes, le gros bon sens des foules sans expérience. Le premier conduit à l’erreur, le deuxième paralyse, le troisième rassure indûment.[3] » Même si Hans Rosling ne le cite pas, son ouvrage se situe dans la tradition de ce philosophe médiéval.

      En dépit de son clinquant titre anglais, Factfulness, - car le mot « factualité » existe dans la langue française depuis 1957 (nous enseigne le Robert) - voici un essai salutaire, empreint de clarté, efficace et judicieux. Car il s’agit là d’apprendre à penser. Non pas à penser selon une ligne idéologique, mais avec logique, rigueur et clarté. En d’autres termes, il est plus que nécessaire de « combattre l’ignorance en promouvant une vision du monde basée sur des faits », d’acquérir la « saine habitude de fonder son opinion sur des faits ».

      Hans Rosling, médecin, conseiller à l’Organisation Mondiale de la Santé, mais aussi étoile américaine des conférences TED (Technology, Entertainment and Design), dénonce une série d’instincts qui polluent notre vie intellectuelle, car « nous avons l’instinct dramatique », au détriment de la raison. Et, non sans humour, il le fait en relatant des anecdotes, des souvenirs, des erreurs dont il a tiré leçon, et surtout ses expériences  d’enseignant auprès d’étudiants interrogés sur l’état du monde, et dont les réponses sont presque invariablement fausses, entachées de préjugés, et en intégrant de nombreux graphiques utiles et probants. Ne s’est-il pas rendu « à Davos pour expliquer aux experts du monde entier que, sur les tendance mondiales de base, ils en savaient moins que les chimpanzés » !

      Premier « instinct » (parmi neuf autres), celui du « fossé », qui imagine trop aisément que le monde est divisé en deux extrémités irréductibles, entre les pays sous-développés et ceux développés, alors que la plupart des premiers rejoignent les seconds avec célérité, alors que cette distinction devient obsolète. Ainsi la mortalité infantile diminue, l’espérance de vie mondiale atteint les 72 ans, l’éducation s’accroit, le niveau de vie également, ridiculisant le manichéisme.

      Pire, voici « l’instinct négatif », selon lequel le monde va de plus en plus mal, antienne immensément partagée. Contrairement aux poncifs mensongers, car un mensonge ardemment et suffisamment répété devient une vérité sophistique, le monde va beaucoup mieux : « ces vingt dernières années, la proportion de la population mondiale vivant dans des situations d’extrême pauvreté a diminué de moitié ». Il s’agit de « notre tendance à repérer le mal plutôt que le bien », à idéaliser le passé : « On ne pense pas, on ressent ». L’on veut ignorer que les marées noires diminuent radicalement, comme la mortalité due aux cataclysmes, que, comme l’accès à l’eau potable, la protection de la nature croît : « en dix-sept ans, la planète s’est revégétalisée d’une surface équivalente à l’Amazonie[4] », grâce à l'augmentation du taux de gaz carbonique et surtout aux reboisements dus à l’Inde et la Chine.

      N’oublions pas celui de la « ligne droite », c’est-à-dire la propension à subodorer que les choses iront dans le sens d’une invariable continuité. Dénonçons « le méga-préjugé selon lequel la population mondiale est juste en train d’augmenter sans cesse » ! Car, n’en déplaise à Malthus, elle est en train d’achever sa transition démographique, et un plateau sera bientôt atteint. Ainsi la courbe est plus juste que la droite à laquelle nous étions tentés de céder en imaginant raisonner…

      La peur est également bien souvent mauvaise conseillère. La preuve avec les victimes de Fukushima : « ce n’est pas la radioactivité, mais la peur de la radioactivité qui les tuées ». Avec Tchernobyl, à la suite de quoi l’on n’a pu confirmer la moindre augmentation de la mortalité. Parfois la peur se trompe d’objet : le DDT, qui luttait efficacement contre la malaria, fut interdit au motif qu’il fragilisait les oiseaux, or la maladie reprit une vigueur mortelle. De même la peur des vaccins entraîne-t-elle le retour de la variole.  S’il faut lutter contre la pollution chimique, alors qu’il faudrait ingérer « des cargaisons » d’un produit chimique pour qu’il soit plus qu’un cancérigène « probable », il ne faut pas que la peur, somme toute humaine, devienne une paranoïa : une irrationnelle « chimiophobie » dicte ses lois et refuse la démarche et l’analyse scientifiques, comme, probablement, dans le cas du glyphosate. On objectera que les atteintes à l’environnement (par la pollution plastique par exemple) et à la biodiversité sont fort graves, même si ce même plastique pourra être recyclé de cent manières, même si l’on est en train de reboiser de par le monde… Moralité : « La peur peut s’avérer utile, mais seulement lorsqu’elle vise juste. »

      Ajoutons au raisonnement d’Hans Rosling que les démagogues, politiques, associatifs et médiatiques, aiment agiter les peurs, y compris millénaristes et apocalyptiques, pour se faire entendre, influencer, jeter le peuple qui veut bien boire leurs paroles sous leur coupe tyrannique, et ainsi en tirer argent, pouvoir…

      Méfions-nous également de « l’instinct de la taille ». Un gros chiffre isolé impressionne alors qu’il doit être comparé ; mieux vaut observer les taux. En Suède un ours tua un homme, ce qui fut « massivement couvert par les médias nationaux ». Pourtant « le meurtre d’une femme par son compagnon a lieu une fois par mois. C’est 1300 fois plus ». Et bien plus en France où une femme meurt ainsi tous les trois jours ; et réciproquement d’ailleurs un homme tous les quinze jours, sans compter les blessés… La grippe porcine tua et fit le tour des médias, alors que la tuberculose est bien plus meurtrière, même si les grippes nouvelles peuvent devenir des fléaux. Ayons conscience que le terrorisme tue bien moins que d’autres causes de morts ; quoique, oublie notre auteur, il soit, à la différence d’autres agents mortels, causé par la malignité humaine, et le plus souvent par la pulsion totalitaire. Autre réflexion sur les chiffres : il y a plus de chômeurs aux Etats-Unis qu’en France, mais rapportés à la population, le taux est presque trois fois moindre Outre-Atlantique.

      Autre tare : « l’instinct de généralisation ». S’il peut contribuer à catégoriser, la généralisation abusive peut entraîner à occulter les différences à l’intérieur des groupes, à ne considérer que la majorité, aux dépends des individualités et du libre-arbitre. « L’instinct de la destinée », quant à lui, oblige à penser en termes de déterminisme culturel, par exemple en partant du principe que l’Afrique ou l’Iran resteront ce qu’ils furent, c’est-à-dire une aire de sous-développement chronique et de démographie galopante, de navrante condition des femmes. Une telle erreur, en termes d’investissements, ou de géopolitique, peut être fatale. Les changements culturels et le développement peuvent être rapides, parfois pour le pire, le plus souvent pour le meilleur. Qui sait si Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’Union africaine voit juste : « ma vision du continent dans cinquante ans c’est que les Africains seront des touristes bienvenus en Europe, et non plus des réfugiés qu’on chasse »… Aussi faut-il non seulement étudier le passé pour comprendre le présent, et mettre sans cesse à jour ses connaissances si l’on veut un tant soit peu anticiper.

      De même, « la perspective unique » est désastreuse. « Ayez l’humilité de reconnaître que vous ne savez pas tout », que les explications monocausales, que les solutions dogmatiques font fausse route. Révisons nos jugements erronés et craignons l’idéologie. Y compris des experts et des médias, et surtout des militants de causes diverses.

      Pas brillant est notre « instinct du blâme ». « Chercher intuitivement un coupable », réagir par l’accusation sont des travers trop partagés, au lieu d’analyser le problème et d’aller en quête de solutions. Escorté par le manichéisme, le blâme est également armé d’outrecuidance et d’envie. Au méchant capitalisme, opposons plutôt un jugement informé et nuancé de ses bienfaits et méfaits, alors que trop souvent nous ne sommes capables que de pas grand-chose, ce pourquoi nous avons tendance à détester qui nous dépasse. Le syndrome du bouc émissaire a frappé. Alors que l’éloge permet de sélectionner et de valoriser les réussites, comme celle d’une simple machine à laver : « Merci industrialisation, merci aciérie, merci centrale électrique, merci industrie chimique, pour nous donner le temps de lire des livres ». Y compris, ô ironie, ceux prônant la décroissance et la nature originelle !

      Reste « l’instinct de l’urgence », d’ailleurs surabondant chez les alarmistes écologistes. Mieux vaut toujours observer, réfléchir avant d’agir à la va-vite et à coup d’actions drastiques. Méfiez-vous des prévisionnistes qui voient l’Arctique fondre alors qu’il se renforce, comme le désastreux Al Gore qui en 2007 et 2009 annonçait la fonte totale des glaces en 2013 ; observez plutôt les données venues de sources contradictoires. Ajoutons qu’il faut se demander à qui profite le crime : mais à ceux qui pompent les subventions, les taxes et les financements au profit de leur science de bateleur…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Nous aimons geindre et sonner l’alarme en répétant que la pauvreté et les inégalités s’accroissent, que les ressources s’épuisent, que la planète s’éteint… Et nous rechignons, voire n’y pensons même pas, à vérifier, à faire fonctionner notre intellect rationnel et notre imagination positive. Parce que les scénarios du pire attirent plus épidermiquement l’attention que toutes les améliorations de la condition humaine, voire de celle de la planète, car « les bonnes nouvelles ne font pas la Une » des journaux, des télévisions et des sites internet.

      La collapsologie, qui obtient un succès indécent, est la science de l’effondrement, du moins fausse science, puisqu’elle part d’un présupposé et sélectionne des faits à sa rescousse, et non de la réelle observation. Or les prédictions apocalyptiques, comme celles du Club de Rome, nous annonçant « The Limits to Growth », dans les années 70, l’inéluctable fin du gaz et du pétrole pour le début des années 90, comme celles d’économistes alors persuadés de l’imminence de la famine planétaire, n’ont jamais vu l’ombre d’une réalisation. Bien au contraire, les réserves énergétiques surabondent, la faim mondiale a décru du tiers au onzième de la population. Mais cela ne décille pas un instant des institutions dont le fonds de commerce se nourrit au catastrophisme de persister à consciencieusement asséner leurs prophéties alarmistes, ancrées sur des projections linéaires, alors qu’abondent les progrès techniques, les meilleures gestions des ressources, y compris de la biodiversité végétale et animale, sans compter les nouvelles et à venir...

      À cet égard interrogeons-nous : Hans Rosling a-t-il raison de souscrire à la thèse du réchauffement climatique d’origine anthropique à cause des gaz à effet de serre ; avons-nous tort de rejeter cette dernière en parlant, non sans s’appuyer sur des scientifiques, de « manipulation climatique[5] » ? Là encore les faits, des températures mondiales qui n’ont augmenté que de 0,2 degrés depuis 1975, qui n’augmentent pas depuis vingt ans, et l’opinion qui s’échauffe en imaginant avérée une augmentation en flèche…

      Il n’en reste pas moins que l’essai d’Hans Rosling, digne d’être lu dans tous les lycées et universités, doit nous forcer à l’humilité, y compris l’auteur de ces modestes lignes. Il est plus que probable que nos idées reçues, nos opinions, qui opinent à ce que les autres répandent, à ce qui nous flatte, jusqu’à ce que nous pensons être des convictions ancrées sur des faits, manquent de factualité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      S’il faut se convaincre de l’amélioration de l’état du monde, lisons une fois de plus Luc Ferry[6] et Nicolas Bouzou[7] en leur Sagesse et folie du monde qui vient. Le philosophe et l’économiste, dans leur essai à deux voix alternées, quoique dans une progression thématique, usent à peu de de choses près de la même démarche qu’Hans Rosling. Ils dénoncent cependant le pessimisme et le catastrophisme qui gangrènent la pensée politique et économique et qui se refuse à prendre en considération les progrès immenses accomplis par l’humanité. Santé, espérance de vie, loisirs, progrès scientifiques, tout va mieux sur la planète, hors les zones de guerre et de tyrannie, hors le front de la pollution dans les pays d’Asie et d’Afrique. Au-delà de l’analyse de la « joie mauvaise » du pessimisme, nos essayistes démontent les jérémiades sur la fin du travail en réhabilitant le concept de « destruction créatrice » initié par Schumpeter[8] ainsi que les bienfaits des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la robolution[9]. Ils démontent également « l’éternel fantasme utopiste » du socialisme, non sans alerter sur la concentration du capitalisme, donc en réhabilitant le libéralisme et en vantant l’innovation.

      À la question « Le capitalisme est-il incompatible avec l’écologie ? », Nicolas Bouzou répond avec justesse en listant les solutions proposées : « la décroissance, la planification et les incitations dans le cadre d’une économie libérale qui respecte la neutralité écologique. Seule la troisième est à la fois humaniste et efficace ».

      Dénonciation bienvenues également que celle du « mythe de la surpopulation », et que celle de la « post-vérité » par Luc Ferry. Elle est bien plus que la fausse nouvelle, ou « infox » plutôt que l’anglicisme « fake news », la désinformation ou le mensonge ; elle est un relativisme « post-soixante-huitard » et « postmoderne », inspiré par la fameuse thèse de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations[10] ». Certes un fait doit être interprété, mais pas au point de l’invalider. Cependant la multiplication et la vitesse des informations, secondées et précédées par les réseaux sociaux entraîne pléthore d’informations et « d’opinions peu fiables, voire absurdes ou mensongères ». Attention en conséquence à la reductio ad hitlerum (ou point Godwin), à l’entraînement grégaire vers la haine, le racisme, à la tendance à s’enfermer dans ses opinions en consultant ce que les algorithmes nous proposent, au complotisme qui imagine que les Juifs sont partout à l’origine des failles du monde, que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour dissimuler la nocivité des vaccins », que les attentats du 11 septembre 2001 eurent pour auteur l’administration américaine… Nous resterons avec Luc Ferry fort sceptiques à l’égard d’une correction par la loi, qui risquerait avant tout d’être liberticide. Tout ceci réclame de la part du citoyen d’autant plus de réserve, de réflexion et de vérification, sans omettre une éthique encore plus nécessaire de la part des médias, des journalistes et des philosophes…

      Une fois de plus, car nos deux compères ont à leur actif des livres aussi informés que de bon sens, ce Sagesse et folie du monde qui vient, écrit à deux mains complices qui savent ne pas se répéter, est animé avec une entraînante clarté autant qu’empreint d’une salutaire nécessité intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Un cas particulièrement flagrant de distorsion entre les faits et l’opinion est celui de Donald Trump[11]. On lui attribue une responsabilité bien exagérée en termes de post-vérité, étant donnée sa propension au tweet compulsif et parfois mensonger. À entendre les préjugés, les haines et les a priori accusatoires, il est sexiste, raciste, incompétent et forcément fascisant. Pourtant les ministres en son gouvernement sont aussi femmes et noirs, le chômage vient d’atteindre un plancher jamais vu depuis 1969, à 3,6 %, les salaires ont augmenté, surtout pour les plus modestes, la constitution américaine n’a en rien été mise à mal. Les faits sont indubitables, et pourtant l’opinion ne bascule que d’un demi-doigt, enferrée dans son hystérie, alors qu’adulés, caressés par l’indulgence, les Clinton et Obama ont sombré dans l’illégalité en faisant espionner la campagne du Président, en usant de calomnie dans le cadre d’une imaginaire collusion russe, qu’ils ont lamentablement échoué sur le front du chômage.

      À cet égard, il est dommage que l’essai de Maurizio Ferraris, Postvérité et autres énigmes, commence par une mise en balance entre Donald Trump et un linguiste et philosophe, ce qui paraîtrait évidemment au désavantage du premier, plus expert en communication tweetesque qu’en vérité platonicienne ou nietzschéenne. Mais il s’agit de Noam Chomski dont l’autorité politique se voit désavouée par son socialisme libertaire anarchiste, en face duquel les faits et bienfaits du Présidents à l’égard de l’économie et du bien-être de ses concitoyens sont avérés, même s’il reste du pain sur la planche, en termes de santé, d’éducation et d’islamisation.

      Alors que cet essai, assez pointu et cultivé, est plein de finesse. Pour Maurizio Ferraris, « la post-vérité nous aide à saisir l’essence de notre époque ». Sa thèse pertinente est la suivante : « que la postvérité est l’inflation, la diffusion et la libéralisation du postmoderne hors des amphithéâtres universitaires et des bibliothèques, et qu’elle a pour résultat l’absolutisme de la raison du plus fort », autrement dit de la pulsion de pouvoir tyrannique. Avaliser n’importe quelle proposition idéologique sous forme de vérité alternative revient à détruire le socle des faits d’une part et la possibilité de la vérité scientifique, voire morale, d’autre part, cette dernière hypothèse décriée par Nietzsche n’étant d’ailleurs pas prise en compte par l’essayiste. Ce qui était le nec plus ultra du postmodernisme philosophique de la déconstruction, de Derrida[12] et de ses épigones, devient, en traversant la foule des donneurs de tons politiques, universitaires et journalistiques, puis le public, postvérité, selon la « première dissertation » de Maurizio Ferraris. La seconde analyse la disponibilité accélérée de l’information et la capacité pour chacun de délivrer une opinion, une infox, au détriment des faits et de la conviction. Ainsi sont nées les filles du smartphone : « la postvérité et sa cause technique, la documédialité, sont le fardeau de la civilisation », cette « documédialité » étant le successeur du capital et de la « médialité » des deux précédents siècles, car la marchandise est remplacée par le document. Ce dernier point étant sujet à caution, tant il ne s’agit pas de remplacement, mais d’adjonction. Il faut enfin, en la « troisième dissertation », proposer « un remède à la postvérité ». Ainsi « la mésovérité est de fait une relation à trois éléments qui comprend : l’ontologie, l’épistémologie et la technologie », et qui permet d’obtenir des propositions vraies. Nous retombons en quelque sorte sur nos pattes : la factualité.

      Reste que nous souscrivons à cette dernière proposition du Turinois Maurizio Ferraris : « la vérité n’est en rien auto-évidente, et elle requiert un entraînement technique, sans compter une dose de bonne volonté, d’imagination, et parfois même de courage personnel ». Nous ajouterons que si aucun individu ne peut parvenir à vérifier toutes informations, opinions et vérités, la tâche est cependant celle qui va du scepticisme nécessaire à l’établissement des faits au secours des progrès de la science, de l’humanité et de la dignité humaine, en passant par la modestie.

 

      Aussi faut-il imaginer des « cours d’auto-défense intellectuelle », selon la proposition de Sophie Mazet, dans Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique. La démarche passe par quelques injonctions précieuses. En trois parties, l’ouvrage dirigé par Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée, donne des éléments d’explication « de notre propension à croire faux ou à prendre de fausses routes cognitives », en d’autres termes « l’attachement obstiné aux croyances fausses ». Indifférentes aux faits et à l’argumentation construite, nombre de faussetés restent indéracinablement ancrées dans l’esprit.

      La seconde énumère des croyances plus que répandues : « ovnis, vie après la mort, fin du monde » ; l’on y découvre le « soucoupisme » après le folklore féérique tombé en désuétude, mais qui visent tous deux à « réenchanter le monde », alors qu’il est temps de « fermer les portes du paradis », sans oublier le climatoscepticisme, qui lui, nous l’avons dit par ailleurs a de bons arguments en sa faveur[13]. La palme du délire étant attribuée au goût immodéré pour l’Apocalypse, voire pour les utopies qui s’en suivraient. Non loin figurent le bric-à-brac des conspirationnismes ; tout un ramassis agglomérant le fantasme et la conviction d’être parmi les élus de l’initiation, ensemencés par la peur et le désir…

      Enfin divers intervenants, dont des enseignants, montrent comment ils tentent de contribuer à la naissance de l’esprit critique, par exemple grâce à des sites comme « Conspiracy Watch » (2007-2018), à la revue Science et pseudo-sciences, à des démarches ludiques, à des vérifications de sources et des croisements d’informations, une attention aux sites confirmés et à ceux parodiques. Sans oublier, ô ironie, d’offrir des anecdotes à propos d’élèves et d’étudiants qui en savent plus, voire mieux, que leurs maîtres, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas toujours l’humilité de le reconnaître. Si la sociabilité enferre de telles inepties, elles sont renforcées par les groupes, parfois sectaires, qui s’agrègent sur les réseaux sociaux.

      Pensons à « l’effet-gourou » (selon Dan Sperber[14]), qui incite à adhérer à des énoncés obscurs et spécieux, sans vérité identifiable, comme ceux de Lacan ou de Derrida, au « biais de confirmation » qui incite à d’abord chercher les données qui confortent notre pensée, au repoussoir que peut paraître une publication scientifique complexe, sans que celle-ci puisse être absolument fiable, à « la mollesse du raisonnement humain ». L’animal social a bien du mal à se départir des influences normatives, préfère la « désindividuation » à la transgression, à moins qu’elle émane d’un groupe constitué. Rares sont les êtres vraiment libres, surtout si les structures sociales et politiques ne l’y encouragent guère, y compris les microstructures groupusculaires qui permettent de transférer son manque d’identité dans celle du groupe. De plus, Internet favorisant la crédulité et le zapping, auront-nous le courage et la constance d’aller vers un long développement ardu pour démonter nos attendus ? Le développement de l’esprit critique ne doit-il pas se nourrir de philosophie, de psychologie cognitive et des sciences de l’éducation ? En ce sens, la responsabilité de l’enseignant est immense. Ainsi nourri de nombreux exemples, rigoureux, cet ouvrage collectif complète à merveille notre boite à essais…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Restons méfiant, voire sceptique devant la vérité. Ainsi relisons Karl Popper, qui dans une conférence prononcée le 20 janvier 1960 à la British Academy, dénonçait une « épistémologie erronée » : « La doctrine qui affirme le caractère manifeste de la vérité - que celle-ci est visible pour chacun pour peu qu’on veille la voir - est au fondement de presque toutes les formes du fanatisme. Car seule la dépravation la plus perverse peut faire que l’on refuse de voir la vérité manifeste ; seuls ceux qui ont des raisons de craindre la vérité conspirent afin d’en empêcher la manifestation[15] ». La dimension politique de la balance entre la vérité et l’erreur est là explicite. Aussi faut-il examiner comment nombre de religieux, y compris au sens fasciste et communiste, de thuriféraires des causes climatique ou antispécistes et vegans, passent de la haine de l’erreur à la terreur, une seule lettre ayant changé…

 

      Parmi toutes leurs indispensables analyses et propositions, nos auteurs prennent le soin de nous avertir des plus courants motifs d’erreur et des déviations de nos contemporains plus ou moins patentés. Peine perdue ? La paresse intellectuelle s’allie au confort malodorant de rester ce que l’on est (ce que l’on nait également), de s’enferrer en une commode tradition, en un tout aussi commode conformisme, en toisant qui n’est pas comme soi, sans compter la peur de la solitude de celui qui pense à contre-courant. Le grégarisme est bien sûr une plaie qui va jusqu’à entraîner la foule erronée  vers les erreurs criminelles de certaines religions et des politiques tyranniques. La pulsion totalitaire est alors une sorte d’envers désiré (au prorata de la pulsion de mort) du catastrophisme millénarisme. Il s’agit de se sentir important en arguant de la nécessité et de l’urgence, voire de la majorité, pour perpétrer tant d’attentats contre la vérité. Comptons également le déni de réalité, qui peut conduire à se voir démenti, trop tard, par les événements. Le psychologue alors ne va pas sans le politologue. Mais qu’est-ce que j’en sais, moi, qui tente de réfléchir plus que les autres, qui n’est spécialiste de rien, et se prend peut-être les pieds dans des contre-vérités ? Ce qui ne signifie pas devoir abandonner la quête de la vérité, à  laquelle contribue cette précieuse factualité. Revenons à la précieuse conférence de Karl Popper, Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, dans laquelle il faisait preuve d’une semblable humilité : « Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d’essayer d’atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de portée[16]. »

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Georges Duhamel : Le Notaire du Havre, Avant-propos, Mercure de France, 1933.

[3] Roger Bacon : Compendium studii theologiae, I, 2, in Philosophes et philosophies, Nathan 1992, p 239.

[4] Sciences et Avenir, 15 02 2019.

[8]  Joseph Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1954, p 161-168.

[9] Voir : Transhumanisme, Intelligence Artificielle et robotique, entre effroi, enthousiasme et défi éthique

[10] Friedrich Nietzsche : Fragments  posthumes, fin 1886, printemps 1887, 7-60.

[13] Voir note 4.

[14] Dan Sperber : « The Guru Effect », Review of Philosophy and Psychology, 2010, I, 4, p 583-592.

[15] Karl Popper : Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, Rivages poche, 2018, p 43.

[16] Karl Popper : Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, ibidem, p 156.

 

 

"Dénonciations secrètes contre celui qui manquera aux grâces et aux devoirs

ou qui se livrera à des ententes frauduleuses pour cacher la véritable destination de ceux-ci".

Palazo ducale, Venezia. Photo : T. Guinhut.

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27 avril 2019 6 27 /04 /avril /2019 12:18

 

Forum et colonne de Trajan, Roma. Photo : T. Guinhut.

 

 

Causes et leçons de la chute de l’Empire romain :

 

Barbares, socialisme,
refroidissement climatique et épidémies.
 Gibbon, Heather, Fabry, Ward-Perkins, Harper.

 

Peter Heather : Rome et les barbares,
traduit de l’anglais par Jacques Dalarun, Alma, 2017, 640 p, 28 €.

 

Philippe Fabry : Rome du libéralisme au socialisme. Leçon antique pour notre temps,
Jean-Cyrille Godefroy, 2014, 160 p, 15 €.

 

Bryan Ward-Perkins : La Chute de Rome,
traduit de l’anglais par Frédéric Joly, Champs Flammarion, 2017, 368 p, 11 €.

 

Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre, La Découverte, 2019, 544 p, 25 €.

 

 

 

      À quoi attribuer la chute de l’Empire romain ? Les hypothèses se sont accumulées, querelles politiques intestines, amollissement dans les délices de Capoue, intoxication par les canalisations au plomb, poussées des barbares germains et des Huns, passivité des Chrétiens, tous arguments judicieux, mais sans assurer une totale pertinence. Voici enfin, après l’ouvrage monumental d’Edward Gibbon, une poignée de réponses particulièrement convaincantes, au-delà d’une explication monocausale. D’abord l’analyse de la relation entre Rome et les barbares, sous la plume de Peter Heather. Mais aussi une vision audacieuse, discutable, de Philippe Fabry : Rome aurait, après son libéralisme initial, succombé sous le poids de son propre socialisme. Enfin l’effondrement spectaculaire d’une civilisation est exposé par Bryan Ward-Perkins, jusqu’à une drastique baisse démographique, car pestes et refroidissement climatique furent concomitants et mortels, comme le montre Kyle Harper. Ce pourquoi il faudrait en tirer maintes leçons peu amènes pour notre contemporain.

 

      S’il faut allouer une date à la chute de l’empire romain, du moins de celui d’Occident, car celui de Byzance perdure jusqu’en 1453, adoptons après celles du saccage de Rome par les Goths en 410, puis par les Vandales en 455, celle de l’abdication du jeune empereur Romulus Augustule, le 4 septembre 476, aux pieds d’Odoacre, roi des Hérules.

      Montesquieu fit de l’Histoire un enchaînement causal, et vit en 1734, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, l’ouvrage de l’agrandissement démesuré de l’Empire, du droit de cité étendu à trop de peuples, de l’accroissement indu des richesses, et surtout de l’action continue des Barbares, Goths et Vandales, puis Huns d’Attila, tous leviers qui firent basculer la puissance romaine : « Rome fut détruite parce que toutes les nations l’attaquèrent à la fois et pénétrèrent partout[1] ».

      Edward Gibbons, qui écrivit entre 1764 et 1788 son vaste ouvrage classique, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, identifiait au premier chef parmi les causes de cette déroute militaire « l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur», mais aussi la division du gouvernement romain, les guerres civiles épuisantes, « la doctrine de la patience et de la pusillanimité » du Christianisme, car « les vertus actives qui soutiennent la société étaient découragées, et les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres[2]  ». Et, bien entendu, la poussée continue des Barbares ; qui, au regard d’historiens ultérieurs, comme Peter Brown, intervient non dans une ère de décadence, mais plutôt d’une transition politique et religieuse que l’on appelle Antiquité tardive[3]. Au point que l’on alla jusqu’à parler d’accommodation pacifique. Cependant, loin d’un tel irénisme, l’on verra qu’un véritable effondrement civilisationnel a bien eu lieu, même si, tant bien que mal, les centres religieux, les abbayes, surent conserver et recopier les textes antiques.

Edward Gibbon : Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain,

Ledentu, 1828. Photo : T. Guinhut.

 

      Pourtant « les Romains avaient le chauffage central, un système bancaire fondé sur le principe capitaliste, des fabriques d’armes et même des manipulateurs d’opinion, tandis que les Barbares étaient de simples paysans, dont le luxe se réduisait à d’aimables fibules ». Ainsi, armé d’un tel paradoxe, commence Peter Heather dans Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire. Cependant, selon Libanius et Edward Gibbon, les Francs étaient « les plus formidables des Barbares. Quoiqu’ils se laissassent aller volontiers à l’attrait du pillage, ils aimaient la guerre pour la guerre ; ils la regardaient comme l’honneur et la félicité suprême du genre humain[4] ». Face à de tels envahisseurs, l’Empire romain plia, se contracta, se fragmenta, disparut, du moins du côté d’Occident. Wisigoths en Espagne, Vandales jusqu’au Maghreb, Francs et Burgondes en Gaule, Ostrogoths en Italie, et par-dessus tout les Huns, ils sont l’objet du tableau, impressionnant et fouillé, offert par Peter Heather. Tous venus du nord et de l’est, de la Germanie, de la Scandinavie, de la Scythie et des steppes de l’Asie centrale, ils déferlent sur un empire au point de lui interdire « toute tentative de maintenir l’empire romain d’Occident en tant que structure politique englobante, suprarégionale ». L’ouvrage utilise les sources les plus fouillées, d’Ammien Marcellin à Sidoine Apollinaire, en passant par Priscus et Candidus, et bien sûr l’archéologie, pour comparer les Romains qui avaient à cœur d’imposer leur romanité militaire, politique et culturelle, y compris sur les marges de l’empire, auprès du Rhin et du Danube, et les peuples barbares, plus frustes, populeux et assoiffés de conquêtes et de pillages ; quoique ces derniers méritent ici d’être étudiés, sans tomber dans un travers qui en ferait des incompris aux cultures dignes d’une admiration relativiste, comme l’entendit un livre collectif, sous la direction de Bruno Dumézil[5]. N’oublions cependant pas les nombreux Barbares romanisés, qui accédèrent aux plus hautes fonctions de militaires et de l’Etat, et qui eurent à cœur de veiller à la perpétuation de la culture de l’Antiquité.

       L’enquête est autant historique que géographique (ce dont témoignent les cartes nombreuses et claires), s’intéressant avec talent aux personnalités tant romaines que barbares, aux tactiques contrastées des armées, subverties lorsque vint aux Barbares « la capacité à s’emparer de centres fortifiés importants », aux conséquences urbanistiques et démographiques. Songeons qu’« Attila le Hun », dont les troupes usaient d’arcs prodigieusement redoutables, ravagea plus de cent cités, ce dont témoignent les fouilles de Nicopolis : « le développement urbain imprimé par les Romains au nord des monts Hémus - un phénomène qui durait depuis quelque trois cents ans, depuis la romanisation des Balkans, aux I° et II° siècles après Jésus-Christ, fut brutalement interrompu par les Huns et ne redémarra jamais ». Songeons cependant que « l’empire hunnique » eut aussi sa chute, après la célèbre hémorragie qui mit fin aux jours d’Attila (et fit le dénouement de la tragédie éponyme de Corneille), à cause des conflits de succession et des coups d’autres Barbares : « un empire hunnique se délitant comme un oignon », écrit joliment Peter Heather.

      Redoutables également furent les Wisigoths, qui balayèrent la Gaule et l’Espagne, pour s’y installer, les Vandales, qui, outre leur saccage de Rome, conduisirent leur périple jusqu’en Afrique et Carthage, privant l’Empire de précieux greniers à blé. Eliminer ces derniers aurait pu permettre de sauvegarder la puissance romaine, conjecture Peter Heather. Las, en 461, la flotte offensive fut détruite par Genséric, signant l’arrêt de mort des espérances romaines. Une « armada de onze cents bateaux » envoyée en 468 par Constantinople permit de récupérer Sardaigne et Sicile, mais, devant Carthage, un vent défavorable bloqua la flotte que les Vandales purent incendier. Si sa civilisation n’agonisait pas encore, Rome si…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il faut avec Philippe Fabry passer sur un apparent anachronisme : en effet ni le terme de libéralisme, ni de socialisme, nés autour du XVIIIème et du XIXème siècle, n’existaient au temps de Cicéron. Reste que les concepts, ici explicités à l’aide d’Hayek, deviennent particulièrement opérants si l’on songe à la liberté civique et économique qui régnait au temps de la république romaine, puis à la monopolisation du pouvoir politique, militaire, fiscal et social par les Empereurs et leurs cohortes pyramidales de fonctionnaires, plus particulièrement à partir du règne d’Auguste. Car progressivement, et ce depuis le IIIème siècle avant Jésus Christ, « l’état de droit est effacé par le droit de l’Etat, » ce qui n’est pas sans dommage dans la perspective de la chute de l’Empire.

      Ne pensons pas un instant que Philippe Fabry n’obéit qu’au brillant de son hypothèse. Le sérieux de sa démonstration repose sur la connaissance de nombreux historiens antiques, de Polybe à Suétone, d’Ammien Marcellin à Zosime, puis modernes, de Montesquieu et Gibbons à Paul Veyne, mais aussi de juristes, comme Ulpien, s’appuyant sur de nombreuses, précises et édifiantes citations. Non sans omettre la précaution requise : le libéralisme de la République romaine n’en était un qu’à la réserve suivante : l’institution de l’esclavage, alors général sur la planète, et qui ne s’effaça qu’avec le christianisme.

      Autre réserve à imputer à l’essayiste : La République romaine est cependant assez loin de l’ultérieur libéralisme classique. L'existence de lois somptuaires, l'interdiction pour les sénateurs de pratiquer le grand commerce, la restriction des droits économiques pour les non-citoyens, dépourvus du jus commercium, la non reconnaissance du droit de propriété pour les provinciaux, l'encadrement du marché par les édiles, tout cela est absolument incompatible avec un libéralisme digne de ce nom. Il n’en reste pas moins qu’en forçant le trait, Philippe Fabry met en relief le passage à un socialisme impérial.

      Après la guerre civile romaine qui suivit l’assassinat de Jules César, « il n’y eut aucun compromis entre la pratique libérale républicaine traditionnelle et la pratique socialiste populiste du dernier siècle de la République, mais seulement un compromis entre le socialisme par le haut des oligarques et la socialisme par le bas de la plèbe, qui fusionnèrent dans le socialisme impérial, sorte de fascisme romain, le libéralisme républicain traditionnel étant purement et simplement exterminé ». Peu à peu, Rome, au moyen du culte impérial obligé, révulse Juifs et Chrétiens, étrangle la liberté de conscience et persécute ces derniers ; jusqu’à ce que le christianisme devienne religion officielle.

 

Création Andrès Rocès. Photo : T. Guinhut.

 

 

      D’Auguste à Dioclétien, l’Empire transforme le régime « de dictature autoritaire en dictature totalitaire avec culte universel, dirigisme économique et social étendu ». Ainsi, clientélisme, corruption, distribution de blé, thermes, théâtres, grands travaux, propagande et art officiel, jeux du cirque (« panem et circenses »), ne sont rien d’autre que « redistribution, emplois publics, subventions, toute la panoplie de l’Etat socialiste ». Le dirigisme économique, le contrôle des prix et la planification de la production deviennent la règle, les ouvriers étant marqués au fer des manufactures d’Etat, au nom de « l’utilitas publica ». Au point de refuser les innovations (comme une nouvelle méthode pour transporter des colonnes) afin de nourrir le peuple par des emplois. Ce qui ne manque pas, dans le cadre du « collectivisme philosophique flagrant chez Marc-Aurèle », de castrer tout esprit d’initiative et d’entreprise : « Produire quelque chose devient fiscalement si coûteux que beaucoup renoncent et abandonnent leurs champs ». De plus, « ceux qui recevaient les faveurs de l’Etat devenaient plus nombreux que les contribuables »…

      Comment s’en tirait donc la République ? Mais en étendant ses conquêtes territoriales sur tout le pourtour méditerranéen (ce à quoi la politique d’Auguste a mis fin), en pillant les nouvelles provinces et leurs mines d’or, en leur faisant payer le tribut, puis par des impôts toujours nouveaux. Jusqu’à ce que ces dernières, à leur tour étouffées par le dirigisme, ne suffisent plus à remplir les caisses impériales, à payer une armée pléthorique, dont on avait doublé la solde par démagogie, à nourrir les robinets assoiffés de la dépense publique et de l’inflation monétaire… Percevoir les impôts dans les provinces, de juteuse affaire, devint pour les décurions une charge ruineuse que l’on fuyait : « Le riche, ou l’enrichi, était destiné à être réquisitionné avec sa fortune pour le service exclusif de la collectivité ». Quant à la justice impériale, elle devint tyrannique et sanglante pour les moindres délits. Là-dessus, les Barbares, que l’on avait jusque-là repoussés sans peine, ne trouvèrent plus en face de leurs déprédations la cohésion romaine nécessaire, qu’une armée émiettée par les sécessions, que des généraux punis pour les victoires (de crainte de velléités d’usurpation du pouvoir), au point que les citoyens et le peuple aillent jusqu’à préférer le plus de liberté barbare à la tentaculaire tyrannie impériale. Quand Rome s’effondra, de pire façon encore que l’Union Soviétique qui reproduisit une grande part de ses abjectes tyrannies. Ainsi sont mortelles les civilisations. Quod erat demonstrandum.

      Sous-titrant son essai, d’Histoire et de philosophie politique, aussi entraînant que passionnant, « Leçon antique pour notre temps », Philippe Fabry, historien du droit et des idées politiques, par ailleurs auteur d’un ambitieux essai de philosophie de l’Histoire[6], ose un parallèle judicieux avec le destin des Etats-Unis. Depuis le libéralisme des fondateurs de la constitution américaine, cette superpuissance est en train de vaciller sur ses principes : le poids de l’Etat fédéral, de l’administration, particulièrement celle d’Obama, une fiscalité sournoisement omniprésente, le « Patriot Act » et ses conséquences sur les libertés, malgré la nécessité sécuritaire, pourraient laisser penser que l’Amérique se laisse glisser sur la pente socialiste et tyrannique qui fut fatale à l’Empire romain. À moins que l’inspiration des mouvements réellement libéraux du « Tea party », que l’effet Donald Trump[7], en particulier de par ses judicieuses baisses d’impôts, largement positif - quoique ce dernier soit irrationnellement haï - lui rende ses entières capacités d’innovation économique et intellectuelle…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Si nombre d’historiens ont préféré voir une lente transition, une chaotique continuité dans le passage entre Antiquité tardive et Haut Moyen-Âge, Bryan Ward-Perkins, avec La Chute de Rome, valide la thèse de la brusquerie d’un grave déclin civilisationnel, en montrant les « horreurs de la guerre » perpétrées par les Barbares, les pillages, meurtres et tortures, ce en consultant des sources du temps, quoique parfois lacunaires : le V° siècle fut en effet un « désastre », qui mit à mal les levées d’impôts, donc la financement de l’armée impériale et par contrecoup son affaiblissement ; auquel les guerres civiles entre empereurs et « usurpateurs » contribuèrent, sans compter les Barbares requis dans les légions pour finalement trahir, les révoltes d’esclaves qui rejoignaient ces Barbares.

      Mais par-dessus tout, il s’appuie sur une « histoire économique », qui, d’ailleurs, insiste-t-il, n’a rien de marxiste. L’étude des poteries, par exemple, mais aussi des tuiles, est une « mine d’informations », qui permet de constater un brusque coup d’arrêt dans les échanges commerciaux, « un déclin saisissant du niveau de vie » du V° au VI° siècle, là où une civilisation brillante a pu retomber « à l’âge du fer ». Ainsi « la violence permanente entrava la production, la distribution et la consommation ». En ce sens la spécialisation des compétences ne put plus concourir à la prospérité lorsque les voies d’acheminement furent privées de toute sécurité. Sans doute, « la production alimentaire s’écroula-t-elle, causant un effondrement démographique ». En conséquence, « un paysage romain jadis densément peuplé laissa place à un paysage post-romain à l’habitat clairsemé », voire à des « ville-fantômes », quoique la Méditerranée orientale fut moins exposée. Par ailleurs, l’historien n’ignore ni les pestes du VI° siècle, ni « l’affaiblissement du soleil » en 431 et 432.

      Notons que Bryan Ward-Perkins n’a pas de pudeur politiquement correcte, en affirmant la validité du concept de « civilisation[8] » ; en effet « certaines cultures s’avèrent bien plus évoluées que d’autres ». Certes d’une remarquable brutalité, la République et l’Empire ont fondé une ère plus remarquable encore de prospérité et de culture…

      Mais l’action conjuguée des Barbares, des guerres civiles et du socialisme impérial  ne suffit pas à expliquer l’effondrement d’une civilisation, car « la majorité des structures de base de la société perdurèrent sous la domination germanique ». La thèse de Bryan Ward-Perkins, trouve alors une confirmation inattendue dans l’étude de Kyle Harper : Comment l’empire romain s’est effondré. Aux sources classiques, historiennes et littéraires, ce dernier ajoute des sources archéologiques, la lecture des évolutions économiques, démographiques, climatiques et sanitaires enfin.

      Outre un déferlement des Barbares qui n’eût pas suffit à lui seul à ramener une civilisation brillante à l’âge du fer, le bouleversement climatique est un facteur aggravant et fatal : « Ainsi doit-on considérer la période qui va de 450 à 530 après Jésus Christ comme un prélude au petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive », qui dure jusque vers l’an 700. Ainsi Kyle Harper s’inscrit-il, en amplifiant cette perspective, dans la lignée d’Emmanuel Le Roy Ladurie, dont l’Histoire du climat depuis l’an mil[9] fit en 1967 boule de neige…

      L’étude des pollens, des cernes des arbres, des restes végétaux, des glaciers, permet d’avoir une idée des évolutions climatiques quand celle des sépultures et de leurs corps permettent de déduire les causes et le nombre des décès. Aussi l’optimum romain chaud et humide tout autour de la Méditerranée, qui permit la prospérité, vit lui succéder une décroissance des températures qui mit à mal les récoltes, l’approvisionnement. Aux famines s’ajoutèrent les épidémies, entraînant une mortalité considérable. Procope et Jean d’Ephèse nous transmirent au V° siècle leur sentiment d’horreur, devant cette peste « qui a presque balayé l’ensemble du genre humain », selon le premier, et qui, selon le second, était la conséquence de la colère divine, « comme un moissonneur récoltant le blé ».

      Ainsi, après une première épidémie qui perturba l’expansion démographique et économique sous Marc-Aurèle, le III° siècle a cumulé pestes, sécheresses et soubresauts politiques avant que l’empire se reconstruise autour du christianisme. Rappelons que la fin du IV° et le début du V° siècles virent les Barbares se jeter sur Rome, brisant la cohésion de l’Empire. Mais au cours du VI° siècle, s’établit le petit âge glaciaire, de plus affligé de lourdes éruptions volcaniques, dont en l’an 536, qui vit « l’obscurcissement du soleil » et « une année sans été », alors que les températures moyennes estivales baissèrent de 2,5°, ce qui est stupéfiant : selon Cassiodore, « les récoltes tournèrent à la catastrophe ». Même chose trois ans plus tard : « la décennie 536-545 a été la plus froide des 2000 dernières années ». Parallèlement, l’aridité s’installait au Moyen-Orient.

      La fin du VI° siècle vit arriver depuis l’ouest de la Chine, transmise par les puces et les rats, puis véhiculée par les réseaux de communication de l’empire, par les transports de céréales qu’accompagnaient ces rongeurs, yercina pestis, bénéficiant d’une effroyable modification génétique, autrement dit la peste bubonique : le taux de mortalité put alors atteindre 60 %, de l’Angleterre à l’Italie, de la Gaule à l’Espagne. Il n’est donc pas étonnant que des cités disparurent au point de ne laisser que des ruines, qui ne servirent que de carrières aux siècles suivants. Ainsi une ville gallo-romaine comme Sanxay, dans la Vienne, dont on ne découvre plus qu’un amphithéâtre, des thermes immenses, un temple probablement majestueux, mais arasés, dans une campagne vide…

      Voilà qui donna le coup de grâce à l’Occident : d’un million d’habitants, la ville de Rome chut à vingt mille ! Et les lambeaux de l’empire de subir les mêmes outrages, jusqu’en Grèce, en Anatolie, en Egypte. On ne s’étonne alors pas que les structures politiques et économiques, que le commerce, les technologies et les arts retombent en une brouillonne enfance. De plus, à partir du VII° siècle, l’Islam, lui-même en son Arabie natale favorisé par le refroidissement, put infliger de sévères pertes territoriales à l’Empire d’Orient, jusqu’à ce qu’en 1453 Constantinople tombe sous ses crocs barbares et incendiaires…

      Kyle Harper confirme en scientifique les observations d’Edward Gibbons, qui s’appuyait sur Procope et Agathias, Théophane et Heineccius. Il notait que l’apparition d’une comète, en la cinq cent trentième année de l’ère chrétienne, fut suivie « d’un affaiblissement remarquable dans les rayons du soleil », et de tremblements de terre : « cette fièvre de notre globe l’agita sous le règne de Justinien avec une violence peu commune […] On dit que deux cent cinquante mille personnes périrent lors du tremblement de terre d’Antioche ». Enfin, « Le triple fléau, de la guerre, de la peste et de la famine, accabla les sujets de Justinien ; son règne est marqué d’une manière funeste par une diminution très sensible de l’espèce humaine[10] ».

      Soigneusement informé, y compris sur l’hygiène des villes romaines, leurs aqueducs et leurs latrines, et en conséquence leur mortalité gastroentérologique, agrémenté de cartes et graphiques, l’essai de Kyle Harper est une mine d’informations percutante. Son « duo contrapuntique entre l’humanité et l’environnement naturel », force l’admiration autant que notre humilité au regard des contraintes imposées aux civilisations, toujours fragiles face aux chocs des pandémies et d’un intense refroidissement : « L’alliance de la guerre, de la peste et du changement climatique a conspiré pour mettre fin à un millénaire de progrès matériel, transformant l’Italie en un pays médiéval arriéré, comptant plus pour ses reliques de saints que pour ses prouesses économiques ou politiques ».

Amphithéâtre gallo-romain, Sanxay, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

      Depuis Edward Gibbon, en passant par Bryan Ward-Perkins, Peter Heather et Philippe Fabry, l’étude de Kyle Harper est la pièce qui couronne le puzzle ; et brillamment. Les premiers expliquaient la chute de Rome, seul le dernier montre comment une civilisation a pu s’effondrer. Certes, le risque de l’historien est de faire passer les préoccupations de son époque au premier plan de sa fondation des ressorts du passé. Qu’il s’agisse de pandémies, de climat ou de socialisme, sans omettre de nouveaux barbares, qui sait si les historiens du futur nous liront avec commisération. Cependant l’Histoire, assurément multicausale, ne peut que gagner en perspicacité grâce au concours des sciences, aussi bien politiques qu’exactes, de façon à mieux comprendre, voire envisager la mortalité des civilisations.

      Reste que Philippe Fabry eût pu aller plus loin dans son parallèle entre Rome et les Etats-Unis, ce d’ailleurs dans la tradition d’Edward Gibbon qui appliquait son étude à l’instruction de son siècle et de l’Europe, tout en suggérant que la sécurité de ces derniers pouvaient être menacée par un « peuple obscur », en prenant l’exemple des « Arabes ou Sarrasins[11] ». N’a-t-on pas en France, et dans trop de sociétés occidentales, un budget de l’Etat sans cesse en déficit, des dettes colossales, un recours excessif à la planche à billet, une économie corsetée par un capitalisme de connivence, par les normes, par une fiscalité confiscatoire, par une redistribution pléthorique ? Tout ceci décourageant la croissance, le travail, la création de richesses, l’innovation ; sans compter la liberté d’expression mise à mal. Pire, les barbares ne sont pas à nos portes, mais dans nos murs. Il ne s’agit plus seulement de Goths et autres Vandales qui pillèrent Rome en 412, mais d’immigrés venus de l’aire sahélienne et arabo-musulmane, voire de jeunes Français, à qui nous avons offert du travail (quand il y en avait) et à qui nous versons de généreuses allocations comme au tonneau des Danaïdes, parmi lesquels une croissante proportion ne pratique pas seulement le pillage délinquant, mais le prosélytisme et la tyrannie de l’Islam. Comme lorsque ce qui restait de l’Empire romain d’Orient, Byzance, s’écroula sans trop de peine au VIIIème siècle sous les coups du jihad musulman, parce que pas grand monde ne souhaitait défendre une si lourde structure fatiguée si peu propice aux libertés face à la violence de la foi alliée à celle de la guerre. Hélas les Chrétiens d’Orient[12] ne cessèrent de tomber de Charybde en Scylla. Nous y sommes. Faut-il attendre les prophéties de quelque Sybille dans les ruines, ou veiller à construire l’avenir d’une civilisation digne de ce nom…

 

      Reste que bien plus largement mondialisée que l’Empire romain, notre civilisation risque-t-elle de devoir affronter des pandémies imprévues, un refroidissement climatique, pire (et l’Histoire l’a montré) que les réchauffements[13], un socialisme généralisé (y compris écologiste), une barbarie islamique, voire des avatars encore dans l’œuf de ces derniers, et d’autant plus difficiles à parer. Concédons le : celui qui aurait une vision irénique du socialisme (historique et économique) et de l’Islam (rappelons-le, autant politique que religieux et totalitaire[14]) ne pourrait que se scandaliser de telles convictions. Mais au catastrophisme, il faut opposer la sagesse de la science et de la stratégie…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Montesquieu : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, XIX, Œuvres complètes, II, Pléiade, Gallimard, p 182.

[2] Edward Gibbon : Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain, Ledentu, 1828, tome VII, XVIII, p 117, 119.

[3] Peter Brown : La Toge et la Mitre. Le monde de l’Antiquité tardive, Thames and Hudson, 1995.

[4] Edward Gibbon : ibidem, tome IV, XIX, p 65.

[6] Philippe Fabry : La Structure de l’Histoire. Déterminisme historique et liberté individuelle, Jean-Cyrille Godefroy, 2018.

[9] Emmanuel Le Roy Ladurie : Histoire du climat depuis l’an mil, Champs Flammarion, 2009.

[10] Edward Gibbon : ibidem, tome VIII, XLIII, p 168, 170, 179.

[11] Edward Gibbon : ibidem, tome VII, XVIII, p 123.

 

Art gallo-romain, Musée Sainte-Croix, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

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