Lézard vert, Dorsino, Trentino Alto-Adige. Photo : T. Guinhut.
Les monstres de Croatoan
et de la mort de Dieu par José Carlos Somoza :
Le Mystère Croatoan ; La Clé de l’abîme.
José Carlos Somoza : Le Mystère Croatoan,
traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 416 p, 23 €.
José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme,
traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 384 p, 22,50 €.
Fasciné par les virtualités les plus étranges et les plus terrifiantes du fantastique, José Carlos Somoza a, qui sait, l’ambition de devenir le Stephen King de la péninsule ibérique. Est-ce chose faite avecLe Mystère Croatoan ? Le récit s’enclenche sur le rythme d’un thriller d’apparence commune pour, peu à peu, prendre une ampleur croissante et troublante. Du comportement animal au comportement humain, les ravages du fantastique emportent tout sur leur passage. Est-ce la faute de la mort de Dieu ? C’est ce qui avait été postulé par notre romancier espagnol dans La Clé de l’abîme, où science-fiction, fantasy et religion font un ménage d’enfer.
Nous sommes auprès de Madrid, dans un laboratoire forestier où Carmela étudie le comportement animal, plus exactement l’éthologie. Un courriel étonnant et posthume de Mandel, son maître de thèse, l’affole. Il est mort depuis deux ans, dans des circonstances psychiatriques troubles, et lui écrit un seul mot : «Croatoan ». Vocable étrange qui fut signalé lorsque les colons d’un village américain disparurent en 1590 sans suite ni explication. L’enquête scientifique monte en puissance lorsque se croisent d’anciens fidèles du maître, Sergi, fol inoffensif qui veille sur Fatima, une droguée crispée sur ses poèmes (« Je suis cette longue mort topaze »), Logan, le fils sauvage de Mandel...
Soudain, apparaissent des comportements alarmants : des files, des processions, non seulement d’animaux, mais d’humains, d’hybrides et d’humanoïdes porcs, lézards et autres bêtes indéterminées parcourent les routes, les forêts, sans que rien les arrête, dévastant tout sur leur passage. Ainsi, l’homme agit en espèce animale, détruisant les villes, mourant par cargaisons, signant la faillite de toute civilisation, affectant la planète entière. Il s’agit d’« un sinistre ordre des suicides », dans lequel les individus se disloquent, se mordent, s’entredéchirent, s’entretuent ; « Mais le tout en silence. Sans langage, sans expression ». D’autres, en foules, entrent dans la mer, alors que la contagion « a parcouru la gamme des vertébrés » Bientôt il en est de même pour les papillons, errant dans le ciel par millions : « une sorte de dieu aztèque, un Quetzalcoatl silencieux et confiant qui tordrait ses anneaux pourpres vers le ciel ».
Pire, les cloisons entre vertébrés et invertébrés, jusqu’aux lombrics et bactéries, s’affaissent, affectant monstrueusement l’humanité, où chacun peut « se transformer en temple mobile d’être aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Ce pourrait ridiculement granguignolesque, mais, ô prodige, l’écrivain parvient à nous rendre complice de l’enfer de son épouvantable merveilleux !
Le « tsunami de bestioles » s’abat jusqu’à menacer nos personnages, qu’ils soient soldats de l’Etat bientôt dangereusement révoltés, ou peu fiables complices de Carmela, elle-même harcelée par son amant, ce pour épicer une intrigue déjà prolixe, et comme pour dire qu’à la racine de l’humain est déjà ce comportement prédateur. Notre poignée de survivants immunes se réfugie dans le laboratoire isolé, subit d’éprouvantes, traumatisantes et sanglantes attaques, y compris entre ses propres membres. Il semble que « tout est mort, pas seulement amis, familles, personnes : règles, normes, raisons, causes aussi. Ce n’est pas seulement la fin du monde. C’est la fin des lois de la nature ». Le thriller philosophique virulent épuise ses personnages, tient son lecteur en haleine, l’étrangle...
Qui sommes-nous sinon nos comportements ? Le libre arbitre en prend un sale coup lorsque mille animalités nous changent en migrateurs et prédateurs. La nature devient, pour Logan, le délinquant homosexuel et revenant de cette métamorphose plus que kafkaïenne, la « Grande Mère », celle « qui se venge », alimentant les peurs afférentes aux crises écologiques. L’aventure signe une apocalypse inimaginable par Saint-Jean l’évangéliste. « Virus », « transe » ? Plus exactement, selon Mandel, des « pics de comportement », des « pics de migration ». À tel point que l’on peut « se transformer en temple mobile d’êtres aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Le désordre génétique conduit à la démultiplication anarchique : « Personne n’est constitué d’un seul être. Sur le corps de Logan abondent d’autres bestioles ». Aussi n’est-il pas étonnant que le nom du professeur Mandel, peut-être à l’origine de cette catastrophe évolutive, soit si proche de Mendel, ce moine botaniste et fondateur de la génétique. Sans compter l’éducation pour le moins risquée qu’il offre à son fils : « Logan était l’expérience vivante de Mandel : androgyne et violent, forcé à être libre ».
Jouant avec habileté d’un narrateur omniscient, alternant les groupes de personnages dans leur progression vers la catastrophe, ou la sauvegarde d’une mince humanité capable d’y surseoir, José Carlos Somoza nous enserre le corps et l’esprit avec les barbelés de son récit à suspense, sans que l’on puisse s’en défaire tant que le livre ne s’est pas refermé. En outre, en son roman d’action, sa biofiction, dont on tirera sûrement un film à grand spectacle, en son « machin éco-punk », il nous pousse à des interrogations plus que troublantes. Que l’humanité puisse être mortelle, soit ; mais que les barrières génétiques entre les animaux et les hommes s’effacent, que la monstruosité physique et comportementale puisse affecter l’animal politique reste une hypothèse complètement folle, bien digne d’un écrivain virtuose du fantastique, mais aussi une potentialité de la nature qui permettrait de douter de la supériorité de la spécificité et de l’intelligence humaine : « notre cerveau nous a fait croire que nous étions le centre de l’univers, l’image et la ressemblance de Dieu ». En ce sens, Le Mystère Croatoan est bien digne de ces écofictions exponentielles qu’analyse Christian Chelebourg : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire et cinématographique, mais une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin[1] ».
Si l’on peut lire en ce Croatoan l’émergence d’une peur panique devant l’avenir des manipulations génétiques et d’un transhumanisme[2] devenus incontrôlables, il n’est peut-être pas indifférent d’accéder à un autre niveau de lecture et une autre inquiétude : au-delà de l’écofiction, qui sait s’il faut y voir la métaphore de l’émergence soudaine d’une invasive barbarie gangrenant notre civilisation. Auquel cas l’apologue serait plus encore à méditer qu’il n’y parait…
Etrange parcours pour l’écrivain qui s’aventure sur la ligne immense qui séparait science-fiction et religion, même si un Dan Simmons[3] a su s’y glisser avec son vaste cycle Hypérion… Il faudra au moins une aventure planétaire pour trouver la cité de la mort de Dieu, ce dans un précédent roman de José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme. Car c’est la religion qui est ici dépeinte avec force figures et images pour être mise en question dans le cadre d’un fantastique pour le moins échevelé.
D’abord l’on ne comprend guère que l’on a changé d’époque. Un subalterne employé du « Grand train » est confronté à un terroriste dont la poitrine est harnachée de sang et d’une bombe complexe. Ce dernier confie un lourd secret dans l’oreille de l’innocent Daniel Kean, à son insu devenu le messager d’une révélation. On se doute que sa banale destinée de sceptique jeune homme marié à la croyante Bijou et père d’une petite Yun de six ans va subir bien des bouleversements. Entraîné par une bande armée, il parcourt les souterrains qui innervent l’Allemagne jusqu’à ce que, à cause de son incapacité à délivrer la révélation, l’on tue devant lui sa chère Bijou. Yun lui est enlevée. Une bande rivale l’emmène alors au Japon. Fin de la première partie où les humains se divisent entre « corps conçus » et « corps biologiques ». Un nouveau livre en « Quatorze Chapitres » domine le monde : « La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art »… Nous sommes après « la chute de la couleur », sur une planète terre de science-fiction où le fantastique se mue en un merveilleux d’héroïc-fantasy.
Les deux parties suivantes, Japon, Nouvelle Zélande, s’opposent en se complétant. Il s’agit d’escalader une tour en une quête délirante et kaléidoscopique des mots de la révélation puis de pénétrer de telluriques profondeurs. La partie finale, « Abîme », accède à « la ville-cadavre de cauchemar » et à un vaisseau enfoui sous le Pacifique qui fut le refuge d’une humanité aux pouvoirs génétiques étendus (une arche de Noé futuriste), là où la « Clé » ou « Cité de Dieu » (pour faire allusion à l’opus de Saint-Augustin) n’est rien moins que le décodage de la Sainte Bible, pour en montrer l’inanité : l’Histoire et la science remplacent enfin les textes cryptiques qui régissent les croyants parmi leurs peurs et leurs luttes de pouvoir obscurantistes. Le sort du Dieu fantasmatique est réglé : définitivement mort, en une nietzschéenne évidence. Peu à peu, le lecteur averti a deviné un infra texte, comme le confirme la « Note de l’auteur » : les mythes de Cthulhu et l’œuvre de Lovecraft[4] nourrissent les créatures et le Dieu postulés par les croyants.
Il y aura des passionnés de trépidante héroïc-fantasy pour adorer ce roman. Ses détracteurs y dénonceront l’accumulation (surtout aux deux parties centrales) de péripéties un peu ridicules qui font les clichés des films d’action et des romans merveilleux pour adolescents. Force est pourtant de constater l’étonnante capacité de Somoza à phagocyter les genres, depuis le policier dans de précédents titres, sans parler du fantastique, jusqu’à l’initiation mystique et sa déconstruction. Il y a dans cet apologue une remarquable réflexion sur les pouvoirs de manipulation et de fabulation des religions qui utilisent l’ignorance et la peur pour masquer le réel et l’Histoire, pour assurer leur tyrannie : « discuter avec un croyant revenait à perdre d’emblée » constate Daniel. Ou encore : « La Vérité est un mercenaire engagé par le Maître» ; « La Vérité est une grande menteuse ». En ce sens, « détruire Dieu » est salutaire ; reste cependant ce besoin de transcendance, ce mystère de la création auxquels Somoza n’apporte guère de réponse. Car il n’y en a peut-être pas. « Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient », se lamente un des personnages de ce roman ébouriffant, peut-être moins efficacement construit que La dame n°13 ou Clara et la pénombre, ou encore le plus récent Mystère Croatoan, peut-être cédant encore une fois aux démons du manque de concision, néanmoins fascinant.
Une cohérence secrète parcourt l’œuvre de José Carlos Somoza, celle de l’attrait des mystères universels de l’humanité et de la création, divine et artistique. En effet La Dame n° 13 s’interrogeait sur le pouvoir des Muses et des vers[5], sur ces grandes inspiratrices qui ont confié des formules fabuleuses et dangereuses aux poètes. Clara et la pénombre mettait en scène des corps peints en se demandant jusqu’où l’on pouvait les utiliser pour la richesse de l’art. La Théorie des cordes jouait à confronter les plus abstruses spéculations de la physique théorique et cosmologique à de menaçantes aventures temporelles. La Clé de l’abîme parut parachever cette quête en ajoutant aux mystères de l’art et de la science ceux de la religion. Enfin, du moins provisoirement, ce sont les sciences comportementale et génétique qui le poussent aujourd’hui vers les plus sombres inquiétudes sur le sort à venir de l’humanité.
Or, le plus souvent, une intrigue criminelle anime le récit somozien en une sorte de thriller. Or, du thriller à l’horror show, notre romancier espagnol maitrise avec brio les ressorts du roman gothique, tels que poussés à son acmé par Mary Shelley dans Frankenstein[6], puis par Lovecraft. Il avait brillé avec Daphné disparue, où la stature de l’écrivain était mise à mal par les prismes du fantastique. Il avait failli en s’embourbant dans de lourdes et pâteuses fictions comme lors de La Théorie des cordes. Il tentait un érotisme troublant avec des donzelles formées par une police peu scrupuleuse, dans L’Appât, identifiant les désirs les plus secrets des suspects pour les faire succomber à une overdose de plaisir. Il intriguait avec le coffret d’histoires de son Tétraméron… Il devient, avec La Clé de l’abîme et Le Mystère Croatoan, une planète romanesque non négligeable dans le cosmos de la science-fiction. Mais aussi un prestidigitateur du fantastique, de l’épouvante, du genre policier et de la métaphysique, jusqu’à la dimension de l’apologue, en fait un homme-orchestre, brillant, quoique un brin clinquant, du roman contemporain.
traduit de l’anglais et de l’allemand par Denis-Armand Canal,
Actes Sud, 450 p, 29 €.
Vladimir Jankélévitch : L’Enchantement musical,
Albin Michel, 304 p, 21,50 €.
Les pas du voyageur crissent dans la neige, le vent se glace et tournoie, le ciel se charge de nuées parmi les montagnes. Les solitudes d’un voyage d’hiver empruntent une musicalité sauvage, alors qu’une mélodieuse mélancolie s’empare des Lieder de Schubert. Musique à programme, musique illustrative, acmé de l’émotion poignante, et cependant enchanteresse, tel est Le Voyage d’hiver de Franz Schubert, composé en 1827, un an avant sa mort. Non seulement le ténor Ian Bostridge le chante avec ardeur, mais il nous en offre une bible, sous-titrée « Anatomie d’une obsession ». À moins de préférer le baryton Matthias Goerne, qui, au-delà du seul Voyage d’hiver, chante à merveille tous les lieder de Schubert. D’où un « enchantement musical », dont Vladimir Jankélévitch a tenté inlassablement de nous délivrer les secrets.
Au départ, naît un recueil de poèmes de Wilhelm Müller : Winterreise. Outre ses Griechenlieder, vaste ensemble de majestueux alexandrins célébrant la Grèce antique, le poète, né en 1794 et mort en 1827, publie ses chants dans la revue Urania, douze d’abord, puis dix, enfin douze ; les premiers marqués par la tonalité amoureuse, les autres plus intensément métaphysiques, inlassablement tragiques. Les vingt-quatre chants sont intégralement retenus dans le recueil pianistique et vocal de Franz Schubert. Il n’est pas indifférent de noter que le dernier, « Le joueur de vielle », fait justement allusion à la musique.
Le ténor Ian Bostridge éprouve pour ce Winterreise une passion sans cesse renouvelée, obsessionnelle, ce qu’avoue le sous-titre « Anatomie d’une obsession ». Il le chante avec un entrain, une intensité lyrique et pathétique, des contrastes marqués et remarquables. Curieusement, il officie souvent tête baissée, comme pour en accentuer l’intériorité.
Son livre, modestement intitulé Le Voyage d’hiver de Schubert, n’est pas réellement un essai, mais plus exactement un guide, un compagnon de voyage, en autant d’étapes, de chapitres, que de lieder, dont les textes sont ici reproduits dans l’original allemand et traduits en français. Il s’agit de « situer le morceau dans son contexte historique, mais aussi de trouver des connexions nouvelles et inattendues - à la fois contemporaines et mortes depuis longtemps : littéraires, visuelles, psychologiques, scientifiques et politiques », quoique il ne s’agisse guère d’une analyse strictement musicologique. On peut d’ailleurs regretter à cet égard que le volume offre trop peu de fragments de partitions.
Pourtant, que de plaisir à cette lecture en hivernale contrée romantique ! Plaisir amer que le vagabond tire de son « Gute Nacht », aux croches répétées et angoissantes. Pourquoi, malgré un amour, part-il, par le « chemin enseveli sous la neige » ? Il ne lui reste que des « Larmes gelées », au « Rêve de printemps » succèdent la « Solitude », « Le Matin de tempête », l’« Illusion » et « Les Faux soleils », pour reprendre quelques titres des lieder successifs. À la musique pianistique et vocale ne revient pas seulement l’assignation illustrative, mais la dimension atmosphérique, psychologique et métaphysique.
Le personnage de Müller et de Schubert, ce « poète fugitif », auquel ce dernier s’identifie, n’est pas sans faire penser à Lenz, dont « l’existence est un fardeau inévitable », marchant sans relâche parmi les montagnes, la pluie et la neige dans l’œuvre de Büchner[1]. Un romantisme inquiet, une mélancolie forcenée, une errance philosophique, comme si Dieu était, avant Nietzsche, déjà mort. Car même si Schubert avait composé bien des œuvres religieuses, dont six messes, son lied « Courage » ne chante-t-il pas en ses derniers vers (« un paroxysme d’hystérie au piano ») : « Si nul Dieu ne veut être sur la terre, / Nous sommes nous-mêmes des dieux ».
L’on devine alors la passion du poète pour les héros tragiques de Lord Byron, comme Manfred, ou pour le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Faut-il lire la marche harassante et cependant mélodieuse de ce recueil avec la concours d’une autre tragédie, celle de la syphilis de Schubert, diagnostiquée en 1823 ? Ce qui signifierait un adieu à l’amour, d’autant que ses ressources insuffisantes lui interdisaient le mariage, lui qui avait aimé sans réciprocité une chanteuse, Therese, et une Comtesse, Karoline, voire un adieu à la vie. À moins de penser au moment historique, c’est-à-dire l’abrutissante politique autrichienne qui ne laisse guère place à la liberté ; car au-delà « le lied schubertien a accompagné triomphes et désastres allemands tout au long de la période troublée allant de 1813 à 1945 ».
Si, à une oreille distraite, les sentiments peuvent paraître retenus, voire stylisés par l’art, Ian Bostridge y voit parfois, en particulier dans « Engourdissement », des « cris déchirants », « une pulsion sexuelle évidente, une tempête priapique d’urgence et le désir d’assouvissement mal réprimés ». Pourquoi pas… Cependant interpréter les « Faux soleils » du vingt-troisième lied (qui sont « trois dans le ciel ») comme un phénomène de parhélie au travers des cristaux de glace dans le ciel est nettement plus scientifique.
Le plus triste est sans nul doute le dernier autoportrait du compositeur : ce « joueur de vielle » et « vieillard », sans nul doute proche de la mort, que personne, sauf les chiens qui grognent, ne veut entendre, la vielle pouvant être comprise comme une pitoyable caricature de la lyre du poète… Or, la fascination pour la mort, comme cette « Corneille » qui en est la métaphore, sensible dans nombre de lieder de Schubert (pensons à « La jeune fille et la mort », d’ailleurs repris en un prodigieux quatuor à cordes, et au « Roi des aulnes »), permet peut-être de « faire le lien avec la catastrophe nazie - si conscient que j’ai été de la dégradation morale induite par le culte de Wagner ». Notre interprète a conscience de la qualité « tendancieuse » de l’analyse, quoiqu’elle n’en reste pas moins intellectuellement stimulante. De même, il sait garder ses distances vis-à-vis d’une lecture trop uniment biographique de l’œuvre.
Non loin de l’immense « Wanderer fantasie » pour piano seul, l’art de Schubert est inséparable des tableaux de Caspar-David Friedrich. Le voyageur au dessus de la mer de nuages est celui qui arpente vallées et montagnes, mais aussi l’étranger au monde des hommes, à moins qu’il soit une métaphore de l’impossible unité allemande à cette époque…
Combien un tel recueil a-t-il influencé la musique allemande, voire au-delà, combien a-t-il nourri les écrivains, à l’instar de Thomas Mann ! Car le jeune héros du romancier, « enfant gâté de la vie », chante en sa dernière page le « repos » sous le « Tilleul » du cinquième lied, son lied favori, alors qu’il trébuche dans la boue des tranchées de cette « fête de la mort[2] » qu’est la Première Guerre mondiale. Ce qui n’empêche pas notre essayiste de penser à l’infusion de tilleul qui rencontre la « madeleine » de Proust.
À cet égard Ian Bostridge ose des rapprochements insolites et cependant parlants, par exemple avec l’existentialisme, avec l’absurde, Beckett aimant beaucoup ce Voyage d’hiver. Pensons au lied d’après Schiller, « Beau monde, où es-tu ? », qui serait une métaphore de la déréliction qui frappe tout autant le romantique que celui qui attend absurdement un Godot[3] qui ne touchera jamais le sol de la réalité.
Didactique avec empathie, et consacrant une vingtaine de pages à chaque lied, Ian Bostridge allie une vaste culture à une réelle sensibilité personnelle. On saura tout sur le symbolisme du tilleul, cet arbre de l’amour, tout ou presque sur les émotions de l’interprète lors de divers concerts, voire sur celles de son public. D’où la capacité de ce beau livre d’être lu beaucoup plus que par des spécialistes, des mélomanes. Hélas, comme ces lieder qui ont pu être fort populaires, « ce genre de culture musicale commune a largement disparu à la fin du XX° siècle, pour être remplacé par les équivalents marchandisés du rock et de la pop ». Ce qui laisse ouvert le débat entre musique populaire et musique savante[4].
Schubert est considéré comme le fondateur du lied. Il en écrira la quantité colossale, et cependant toujours subtile, de six cent trois, à partir de 1811, à quatorze ans. Il griffonnait ses géniales et troublantes mélodies sur des poèmes de Schiller, de Goethe, comme lors de l’impressionnant, tragique et justement célébrissime « Roi des aulnes », auquel Ian Bostridge ne manque pas de faire allusion. Mais à l’occasion de plus modestes poètes, comme Wilhelm Müller, il les anime en les dépassant, et, grâce à l’éloquence pianistique et vocale, les enveloppe d’une aura plus dramatique et romantique encore. Le cycle de « La belle meunière » (également d’après des vers de Müller) chanté avec feu par le ténor Christophe Prégardien, d’un lyrisme charmeur et plus naïf, le dispute en réputation avec « Le Voyage d’hiver ». Robert Schumann, Hugo Wolf et Richard Strauss enrichiront le genre du lied, devenu incontournable.
On ne saurait assez louer les éditions Actes Sud pour la réalisation d’un tel beau livre intelligent : cartonné, relié avec soin, illustré avec un goût parfait, il assure autant une agréable tenue en main qu’une appétence intellectuelle, poétique et musicale rare. C’est ainsi que le même éditeur avait par exemple présenté son indispensable Dictionnaire de la Méditerranée[5]. C’est également grâce à ce soin éditorial que le livre papier ne peut être absorbé par le livre numérique, entre Ebook glacial et PDF étique, ce que plaidait Umberto Eco dans N’espérez pas vous débarrasser des livres[6]. Non seulement nous nous reposerons les yeux sur des papiers aux typographies clairement lisibles et aux somptueuses couleurs, mais nous conserverons pour nous et nos descendants des objets pensants enchanteurs.
Il n’est pas indifférent de choisir un ténor ou un baryton pour interpréter ces lieder. Forcément une tonalité plus sombre imprègne l’interprétation du second, peut-être, moins viennoise que celle d’Ian Bostridge. Or Matthias Goerne, avec le concours d’une demie douzaine de pianistes, parvient à nous livrer, en onze disques, rien moins que la totalité des lieder de Schubert, de « Sehnsurcht » au « Winterreise », en passant par « An mein Herz », « Die Schöne Müllerin », « Heliopolis », « Nacht und Träume », « Schwanengesang », « Erlkönig », « Wanderers Nachtlied »[7]. Le travail, colossal, ne mine en rien la subtilité et l’émotion de l’interprétation. Le sens des nuances psychologiques s’allie à la musicalité, tour à tour confidentielle, lyrique, tempétueuse: une beauté à pleurer…
La modicité du prix d’un tel coffret de lieder est proprement miraculeuse, quoique l’on ait hélas sacrifié la présence des textes des poètes, qui étaient pourtant publiés avec les disques en éditions séparées.
Bien que Vladimir Jankélévitch ne nous parle guère de Schubert -et c’est certainement dommage-, sauf une brève mention de sa VIIIème symphonie inachevée, il faut ouvrir son Enchantement musical, tout entier fait d’inédits, et qui fait suite à La Musique et l’ineffable[8]. Certes l’on peut se retourner sur l’infamie qui voulut que l’on jouât Schubert pendant que les SS pendaient des Juifs dans les camps de concentrations nazis, ce que le philosophe et musicologue rappelle avec indignation dans son L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité[9]. À cet égard, la puissance incantatoire de la musique peut-elle se passer d’une interrogation morale ?
Aussi, dans ces éclairantes chroniques écrites dès 1930 jusqu’en 1972, entre Prague et Paris, réunies sous le titre de L’Enchantement musical, la musique, cette « temporalité enchantée » (car « le temps est l’objet par excellence de la philosophie[10] »), est d’abord russe et française, en particulier avec « le monde ensorcelé de Maurice Ravel ». Mais notre chroniqueur ne s’interdit en rien celle allemande, comme si l’on devait craindre que le nazisme ait pollué toute la musique, comme il a pollué Wagner[11], comme il a envenimé la langue de Goethe, avec laquelle le poète d’ascendance juive Paul Celan[12] a dû batailler. Franz Liszt, dont le « pianisme révolutionnaire » l’enchante, est rangé sous la bannière du « cosmopolitisme musical » par notre mélomane ainsi heureusement politique, recueillant son enthousiasme récurrent. Car ses « Préludes obéissent encore à la loi romantico-manichéenne de l’antithèse » tandis que sa Faust-Symphonie a « entièrement repensé le drame goethéen ». Cependant, pour les Russes, Tchaïkovski est taxé d’ « intarissable pathos sans force et sans couleurs ». Or Jankélévitch préfère « l’orage métaphysique » de Mahler. Dans une veine voisine, le Requiem de Gabriel Fauré se voit qualifier de « poème du legato et de l’extrême intensité spirituelle ». Chez ce compositeur, « la mort est immanente, non pas comme une angoisse vertigineuse du néant et du vide, mais comme tendance décorporéisante ; elle n’est pas ce qui fait la vanité de tout effort, mais ce qui allège et sublime l’être sensible ».
Faut-il regretter qu’entre musique romantique et post-romantique, le philosophe ne se soit pas aventuré vers le baroque ou vers un XX° siècle plus ardemment contemporain, comme celui de Messiean ? Que de belles pages aurions-nous lues…
Pratiquant sans cesse l’ekphrasis, cette figure de rhétorique qui est la description de l’œuvre d’art, Vladimir Jankélévitch use avec bonheur de la synesthésie, dont on sait, après Baudelaire et Rimbaud qu’elle associe plusieurs sens, qualifiant la musique par des termes venus des couleurs (mot qui fait lui-même partie du vocabulaire obligé du musicologue) et la comparant à d’autres arts. C’est tout le moins pour un art invisible, bien au-delà de l’architecture de la partition.
« Il y a des choses que seule la voix de l’homme peut exprimer », note Vladimir Jankélévitch. C’est un peu Le Je ne sais quoi et le presque rien, qui fonde le la de son œuvre philosophique, cette quête métaphysique dont l’inatteignable est un sens perceptible dans la musique, labile et cependant éclatante, douée d’une indubitable présence temporelle et émotionnelle, et cependant produite à la lisière de l’inexprimable. Au-delà des poèmes de Wilhelm Müller, le chant schubertien, pour lesquels Ian Bostridge offre un vaste et richissime commentaire littéraire littéraire et musical, sans qu’il faille minimiser son indispensable complice pianistique, trouve une parfaite adéquation entre sens linguistique et sens projeté par l’expressivité, la chaleur et la froidure des cordes vocables. Son Voyage d’hiver est paysage de l’âme prise dans l’éphéméride inconsolable du temps des mortels et du désamour ; et néanmoins seule île enchantée…
Gian Lorenzo Bernini : Fontana dei Quattro Fiumi, Il Gange, Roma.
Photo : T. Guinhut.
Eloge de l’art de la discrimination
par Umberto Eco :
Chroniques d’une société liquide
et autres questions morales.
Umberto Eco : Chroniques d’une société liquide,
traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 512 p, 23 €.
Umberto Eco : Cinq questions de morale,
traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 176 p, 12,50 €.
En une société liquide, naviguent de délicieuses fleurs de lotus, de balourds hippopotames, de dangereux crocodiles. Peut-on et à quoi sert de vivre, de penser, d’écrire, si l’on ne pratique pas « l’art de la discrimination » ? Venues du feu de l’esprit, ces Chroniques d’une société liquide ont pour sources des notes prises sur des « bustine », ces boites d’allumettes italiennes, par ailleurs bien trop grattées. Elles ont enflammé trois volumes successifs, Comment voyager avec un saumon, À reculons comme une écrevisse et le dernier hélas, puisque notre cher Umberto nous a quitté en 2017, que voici. En une « société liquide », concept venu du sociologue anglais Zygmunt Bauman[1], qui voit la faillite des grandes idéologies (ouf !) et des communautés, mais aussi l’exacerbation de l’individualisme et du subjectivisme, parmi un consumérisme dénigré, il est plus que jamais temps d’affuter sa pensée, de savoir discriminer, en un mot choisir. Ce à quoi s’exerce sans cesse, à propos du tout et des riens de nos sociétés, à propos d’un fascisme à reconnaître -un seul ?- l’auteur de L’œuvre ouverte et du Nom de la rose, capable de proposer à notre dangereux contemporain ses judicieuses Cinq questions de morale.
En-deçà des chroniques d’Umberto Eco, réfléchissons au sens du mot « discriminer », qu’il n’ignore évidemment pas. Il s’agit de distinguer en fonction de critères précis. Et non pas seulement, comme il l’est hélas devenu dans le sens courant, de séparer un groupe social en le traitant défavorablement. Pourtant il y a des discriminations judicieuses, et d’autres injustes. Embaucher un salarié en fonction de la couleur de la peau et non des compétences avérées est non seulement moralement stupide mais contre-productif ; choisir au nom de critères qualitatifs, économiques et moraux, tels que l’honnêteté, l’amabilité, la culture, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’inventivité et la productivité, est aussi juste que nécessaire. Il faudra donc pratiquer l’art de la discrimination entre le tolérable et l’intolérable. Or, si l’auteur de ces lignes ne tolérera pas le rap en fond sonore dans son bureau, il n’exigera pas une intolérance universelle, donc une interdiction à son égard. En revanche, tomberont en ce dernier cas de figure le nazisme, le communisme, le théocratisme. À la nuance près que devraient être libres la parole et l’écrit, mais pas leurs incitations au meurtre ni l’application de leurs principes totalitaires.
Aussi Umberto Eco nous convainc-t-il en ces Chroniques d’une société liquide de l’urgence permanente de « l’art de la discrimination » (p 95). Par exemple de « savoir distinguer les informations indispensables de celles plus ou moins délirantes ». Une fois de plus cette anthologie, quoique choisie par les soins de notre sémiologue préféré, ne prétend pas à l’unité thématique, à dégager et affuter une thèse, tel qu’un essai aurait pu l’envisager. Cependant un fil argumentatif semble percer, autour de cette diabolique « société liquide » ; puisque le titre italien était un intraduisible vers de la Divine comédie de Dante : « Pape Satan aleppe[2] », quelque chose comme « Satan prince des démons ». Sans repères et sans bords, nous nageons ou nous noyons sans boussole en ce monde moderne qui perd le sens d’une vérité inaliénable, et c’est à la fois une liberté et un dommage. D’autant que nombre d’entre nous ignorent les faits les plus flagrants de notre Histoire, quoique à cet égard, admet notre chroniqueur, les foules d’autrefois ne fussent guère mieux loties.
Notre société avançait grâce au progrès, scientifique et technique. Mais aujourd’hui, parfois, l’on avance « à reculons, comme une écrevisse ». Car « le progrès peut aussi signifier faire deux pas en arrière, comme revenir à l’énergie éolienne au lieu du pétrole ». C’est, de la part d’Umberto Eco, plus qu’un trait d’humour, une piquante satire, que l’on pourrait étendre au rêve de décroissance des écologistes radicaux, vieux luddistes excités par la nostalgie de la pureté fantasmée de l’agriculture biologique… Pourtant, assurer que « le progrès est une régression » fait plus que frôler le sophisme. Est-ce bien savoir discriminer entre le meilleur et le pire au service de l’humanité ?
Quant à choisir les meilleurs d’entre nous, qu’importe s’il ne s’agit plus que d’ « être vus ». Non pas « pour jouer du Shakespeare […] mais bien pour être promus assistantes potiches de jeux télévisés » ! La question du relativisme[3] n’est même plus à l’ordre du jour, lorsque la visibilité est la seule valeur, aux dépens de toute morale, de tout goût, lorsque « le concept de réputation a cédé le pas à celui de visibilité ». En outre, puisque nous anime toujours le désir de reconnaissance (le thymos cher à Platon), « à la place du village se substitue la scène quasi-planétaire de l’émission télévisée » et des réseaux sociaux internétisés, et non éternisés… Or, Dieu quittant son omniscience, nous ne pouvons plus être remarqués en notre médiocrité qu’à l’écran, qui est « l’unique succédané de la transcendance ».
En cette « société liquide où chacun connait une crise de l’identité et des valeurs et ne sait pas où chercher des références par rapport auxquelles se définir », où les enfants vivent dans un espace urbain et technologique sans réel contact avec la nature (« c’est là une des plus grandes révolutions anthropologiques depuis le néolithique »), et, ajouterons-nous, où chaque individu, chaque minorité, érige son identité en groupe de pression, plus rien ne peut prétendre atteindre à la dignité de l’universel.
C’est « en ligne » que discriminer devient une gageure, que se pose « le drame de l’impossibilité de sélectionner », quand les milliers de sites, blogs, nouvelles et fausses nouvelles pullulent sur Internet, au lieu qu’autrefois l’édition permettait de penser qu’une judicieuse sélection avait été faite, à la réserve des doxas idéologiques. Reste qu’en affirmant qu’ « avec Internet, il ne pourrait pas y avoir un nouvel Auschwitz, car tout se saurait aussitôt », il faudrait prouver que cette connaissance puisse l’empêcher, voire le culpabiliser, qu’elle ne contribue pas à son nouvel avènement…
Il ne faut cependant pas penser qu’Internet et sa pléthore d’informations rend le livre obsolète[4], au contraire : « Si les jeunes n’apprennent pas que la culture n’est pas accumulation, mais discrimination, il ne s’agit pas d’éducation, mais de désordre mental ». Il est donc vital pour l’esprit de se consacrer au « filtrage » et « à l’analyse des sites web ».
La satire s’étend aux téléphones portables, au « présentialisme d’un œil mécanique au détriment du cerveau », quoique avec exagération lorsque « les adultes, les yeux rivés à leurs mobiles, sont désormais perdus pour toujours ». La satire du portable est un peu convenue, facile. Avant lui comprenait-on et goûtait-on ce que l’on voyait, ne discutait-on dans les bars et les rues que d’Aristote et des Lumières ? Un flot de banalités et de vulgarité n’a changé que de média, certes en lui donnant un vernis d’essentialité. Vulgarité intellectuelle également que les « théories du complot », les émissions de téléréalité où le panoptique Big Brother observe le bocal de quelques individus, tandis que les big datas d’Internet et des réseaux sociaux nous pistent jusque dans nos désirs. Ici les chroniques, plus modestes, ont un goût de déjà lu, sans que s’élève une flamme dansante au-dessus du marais liquide de nos sociétés…
Mais elles reprennent du poil de la bête lorsqu’il s’agit de pointer la bêtise humaine et son cortège d’incivilités, de faire la satire du technologisme coupable de menacer le livre et la lecture avec la complicité passive de la servitude volontaire, d’invalider le politiquement correct, qui se veut antidiscriminatoire : « cette campagne pour la purification du langage a produit son propre fondamentalisme ». Mais aussi quand il s’agit de stigmatiser avec humour « la quatrième Rome », celle de la corruption et du « populisme médiatique » de l’ère berlusconienne, qui danse sur un volcan, comme la Rome ancienne lors des invasions de « grands Barbares blancs », tandis que la nouvelle Rome est « obsédée par l’invasion pacifique de petits Barbares colorés ». Il faut cependant se demander si cette obsession est irrationnelle[6], ou si au contraire elle se défie d’un réel raptus religieux et civilisationnel.
Sous ses apparences légères et ludiques, l’anthologie, écrite au hasard des sollicitations sociétales et médiatiques, a bien une dimension philosophique. Environ deux centaines de sujets sont effleurés, mais rarement sans pertinence, de la présence controversée des crucifix dans les lieux d’enseignement à l’évasion fiscale[7] qui voit l’intervention de Saint Thomas d’Aquin approuver la loi (nous serons sur ce point fort peu thomistes), en passant par Harry Potter ou l’idolâtrie et l’iconoclastie appliquées à notre présent… Toutefois l’on ne manquera pas de se moquer du racolage passablement éhonté de la quatrième de couverture, qui exhibe : « les réflexions sur la pantalonnade berlusconienne anticipent la post-vérité de Trump ». Certes l’on peut supposer qu’Umberto Eco ne l’eût pas démentie, mais le facile procédé trumpphobique[8] en diable n’est guère à l’honneur de l’éditeur.
En réel humaniste, Umberto Eco ne peut qu’avoir à cœur de défendre les écrivains persécutés, censurés. Ainsi Amos Oz, grand romancier israélien, se voit banni des écoles des extrémistes religieux juifs, en même temps que Sophocle, Anna Karénine de Tolstoï ! Mais il est de plus soumis à la vindicte de boycotteurs turinois quand on lui attribua le prix du Salon du Livre de Turin ! Le ridicule accole dans la même bauge les fondamentalistes juifs et les gauchistes antisémites et philopalestiniens…
Parfois, cependant, la perspicacité d’Umberto Eco est mise en défaut (mais l’art est difficile quand la critique est facile). « Monothéisme pour monothéisme, il s’agissait du même dieu », dit-il à propos des croisades entre Chrétiens et Musulmans. Non, l’Islam considère la sainte trinité chrétienne come un polythéisme, et le message est fort loin d’être le même. On lira pour s’en convaincre François Jourdan[9]. Reste qu’en effet « aucun polythéisme n’a jamais fomenté une guerre de grande envergure pour imposer ses propres dieux ». Autre bourde, lorsqu’il prétend que les Musulmans contre qui se battait le Cid Campeador lors de la Reconsquista espagnole « étaient Européens depuis des siècles ». C’est confondre la géographie envahie et opprimée avec la civilisation. Ce qui n’empêche pas l’auteur de Baudolino[10] de « condamner l’entreprise des terroristes qui, avec leurs alliés égorgeurs de l’Etat Islamiste, représente la nouvelle forme de nazisme ». Tout en prétendant que l’on ne « devrait pas caricaturer la Sainte Vierge » : « Si j’étais Charlie je ne brocarderais ni la sensibilité musulmane ni la catholique », dit-il. Si la caricature doit se taire en passant la porte de la mosquée ou de l’église, ce serait cependant abdiquer toute liberté de penser, de critique et de création ! Il y a là non seulement un défaut de raisonnement, mais également une trahison de la plume qu’il mania si bien en écrivant Le Nom de la rose. Ne se contredit il pas, en affirmant plus loin : « voici ce que nous devons affronter : la peur de parler. Rappelons que ces tabous ne sont pas tous imputables aux fondamentalistes musulmans, mais qu’ils sont nés avec l’idéologie du politicaly correct », « nés avec » étant pour le moins réducteur…
C’est alors en toute circonstance que « l’art de la discrimination », intellectuel et politique, devient plus que jamais nécessaire. Pour ce faire, il est en effet fondamental de « faire passer sur tout ce qui arrive aujourd’hui la lueur de l’Histoire ». Donc que « du point de vue le plus laïc du monde, il faut que les jeunes reçoivent à l’école une information de base sur les idées et les traditions des différentes religions » ; mais, ajouterons-nous, sans se voiler la face sur leurs différences, les violences génocidaires des unes[11], l’amour et le pardon des autres, si tant est qu’elles les aient bien appliqués. Aussi notre culture, plus modeste que celle d’Umberto Eco que nous taquinons ici pourtant, doit sans cesse lire les livres fondateurs, les théologiens, les historiens, les philosophes, pour savoir discriminer en le juste et l’injuste, le barbare violent et le civilisé, le fanatique et l’humaniste, l’obscurantisme et les Lumières.
C’est avec un opportunisme passablement discutable que l’éditeur français, mais aussi celui italien, propose sous forme de mince opuscule un texte d’abord publié dans Cinq leçons de morale, sous le titre de « Le fascisme éternel », parmi des réflexions hautement roboratives sur la guerre, la presse, l’autre et la tolérance aux migrations. Soyons rassurés, nous saurons avec lui Reconnaître le fascisme[12].
Il y a toujours quelque chose de risqué à extraire une citation, un texte de son contexte. Or, parmi ces Cinq questions de morale, il n’est pas indifférent de se pencher sur sa dernière leçon, donc conclusive, intitulée : « Les migrations, la tolérance et l’intolérable », sans nul doute la plus riche, la plus sensée et en ce sens celle qui nous accule à de vitales interrogations. « L’Europe sera un continent multiracial, ou si vous préférez, coloré », dit-il, ce qui n’est pas mystère. En conséquence, ajoute-t-il, « cette rencontre (ou ce heurt) de cultures risque d’avoir des issues sanglantes ». Ce serait affreux si cela se produisait au nom de l’intolérance envers les couleurs, noires, jaunes ou blanches. Cependant -question que par prudence ne pose pas Umberto Eco- serait-ce judicieux s’il s’agissait de légitime défense face à une coercition violente et totalitaire ?
Et si nous tombons dans la bifurcation erronée de la surinterprétation[13] qu’il a lui-même dénoncée, demandons humblement pardon à la mémoire d’Umberto Eco qui ne pourra plus nous répondre. Lorsqu’il affirme aux dernières phrases de ces questions de morale, que « cette capacité solidaire à définir l’intolérable s’est encore plus éloignée de nous », probablement faut-il lire entre les lignes une allusion à cette religion politique génocidaire que nous accueillons sans être capable dresser une barrière de juste intolérance universelle, au service des libertés et de l’humanité… Autrement dit, il s’agit de « construire l’ennemi[14] », pour reprendre un précédent titre de notre chroniqueur, car cet ennemi a depuis sa naissance et son essence construit son identité sur notre dévastation.
Afin de louvoyer parmi une « société liquide », et faute de se laisser embarquer sur les Titanics des grandes idéologies, rien ne vaut les « questions de morale ». Aussi faut-il s’appuyer sur des concepts, qui, bien que d’origine chrétienne, voire antique, ont pu faire et feront leurs preuves : « Et dans les conflits de foi, ce qui doit prévaloir c’est la Charité et la Prudence ».Ces dernières ne sont pas des grâces divines, mais sont la résultante d’une longue tradition de civilisation et de la raison libérale des Lumières. Or c’est par l’éducation que « l’intolérance sauvage », « la pure animalité sans pensée » peuvent être rédimées, mais à condition de les combattre dès la prime enfance, « avant qu’elles soient écrites dans un livre, et avant qu’elles deviennent une croûte comportementale trop épaisse et trop dure ». Est-ce répondre à Umberto Eco que de préconiser que les enfants sont arrachés aux conditionnements religieux et politiques délétères ? La sagesse qui présiderait à un tel arrachement reste encore à découvrir, faute d’imaginer un totalitarisme inédit…
Benjamin Péret : Les Arts primitifs et populaires du Brésil,
Editions du Sandre, 216 p, 35 €.
La Poésie du Brésil, Anthologie du XVI° au XX° siècle,
par Max de Carvalho, Chandeigne, 1512 p, 42 €
À la fois européen et profondément exotique, amazonien, le Brésil fascine. Ses multiples strates culturelles vont des plus secrètes tribus de l’enfer vert intérieur au raffinement de la langue portugaise, en passant par les contrées les plus étonnantes, des fleuves colossaux au Sertao semi-aride, sans compter un développement économique insolent, parfois fort inégal. Trois identités, indienne, africaine et européenne, forcément multiples, s’y croisent. Entre les arts primitifs et ceux populaires collectionnés dans l’ouvrage de Benjamin Péret, une inventivité polymorphe témoigne des personnalités diverses des populations, quand l’écriture poétique, du XVI° au XX° siècle, au service de laquelle Max de Carvalho nous offre une anthologie généreuse, emprunte des voies profondes et pétillantes.
Une fois de plus, après son magnifique Petrus Borel[1], c’est un livre rare que nous offrent les éditions du Sandre. Hélas, son auteur n’eut pas le bonheur de le voir publié. La carrière de Benjamin Péret (1899-1959) fut celle d’un poète surréaliste, fidèle à l’auteur du Poisson soluble, André Breton. Amateur goulu d’écriture automatique, d’érotisme et de rêves échevelés, humoriste fieffé ne dédaignant pas de s’attaquer aux plus sacrés fétiches, virtuose des images baroques, Benjamin Péret fomenta un titre en forme de contrepèterie, Les Rouilles encagées, qui eut bien du mal à être publié parmi les foudres de la censure. Volontiers pamphlétaire avec Le Déshonneur des poètes, il crut longtemps s’honorer d’être trotskiste et communisme, et partit se battre en Espagne contre le Franquisme. Plus loin, en épousant une cantatrice brésilienne, il découvrit -outre plus tard le Mexique- le Brésil d’où naquit un projet pourtant achevé qui faillit à jamais disparaitre.
Car à la poésie et ses nombreux recueils s’ajoute chez Benjamin Péret une passion toute exotique, dans le meilleur sens du terme : l’ethnographie, soutenue par la photographie, non loin de la démarche de Michel Leiris, dans L’Afrique fantôme. Il aimait s’aventurer par-delà la beauté classique, explorer les merveilleux et l’étrange, le caractère primitif et naïf des artistes villageois et oubliés. Ce pourquoi il fomentait ce livre, Les Arts primitifs et populaires du Brésil, qui était resté dans des cartons et partiellement publié dans quelques revues. Dommage qu’en son temps, car réalisé en 1955 et 1956, il n’ait pu paraître, car il eût pu se faire une modeste place auprès des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss[2], paru, rappelons-le, en 1955, et qui s’attache principalement aux naturels brésiliens.
Aujourd’hui le politiquement correct nous imposerait de dire « Arts premiers », comme au magnifique musée parisien du Quai Branly ; or l’éditeur a eu la décence de conserver le titre originel du poète, qui n’entendait évidemment pas mépriser les indigènes des forêts et des plateaux brésiliens. Au contraire, puisqu’il s’agit ici d’un impressionnant corpus photographique engrangé par Benjamin Péret, de façon à collectionner, comprendre et goûter des productions précolombiennes, indiennes et populaires, aussi bien urbaines que rurales. Sous la houlette de Jérôme Duwa et Leonor Lourenço de Abreu, ce soigneux et généreux cahier photographique est précédé de trois articles illustrés paru dans les revues d’art Marco Polo et L’œil, ici intelligemment reproduites en fac-simile.
« Des êtres d’une autre planète, en général d’une gaieté tout à fait enfantine » ; ce sont pour Péret ces premiers Brésiliens sans le savoir, dont il observe les productions dans une démarche plus poétique que scientifique. Ce sont évidemment des photographies noir et blanc, sauf lorsqu’il s’agit « d’art plumaire ». À cet égard la couverture de ce beau livre ne rend peut-être pas justice à la revigorante beauté des œuvres présentées. Voici d’abord, d’étranges figurines et vases aux décors animaliers, simiesques et schématiques, venus du Haut-Amazone, aux pieds des Andes, qui ressortissent de l’art précolombien. Puis des vestiges des « arts de fête et de cérémonie », c’est-à-dire des masques, bijoux et pendentifs, ornés de plumes aux intenses couleurs miroitantes, venus des Indiens des plaines et des forêts, qui sont à la fois festifs et sacrés.
Bien différents sont les objets de l’art populaire, métissés d’Indiens, de Blancs et de Noirs. La superstition anime les ex-voto et autres amulettes, l’humour colore les figurines humaines naïves, les jouets et les poupées, comme lorsque l’on voit un homme en blanc et casque colonial manier un appareil photo sur pieds devant un paysan ou un policier arrêter un ivrogne, en une amusante satire des mœurs et du quotidien. Et, bien sûr, maintes scènes agraires, avec du bétail et des chevaux montés, ou encore des animaux sauvages, des forêts et des eaux, jusqu’à une désopilante sirène. Et si l’on peut penser que certaines productions sont plus négligeables que d’autres, qu’importe, tout un monde lointain, dans le temps et l’espace, s’éveille, sans prétention au grand art académique, comme une métaphore poétique inattendue et cependant riche du sens des cultures.
Il n’est pas interdit de se demander si Benjamin Péret voyait tous ces objets comme des talismans surréalistes, tels que ceux que collectionnait compulsivement André Breton. Pensée mythique et magique, poésie ludique, tribale et anonyme, sont au rendez-vous des cultures. Ils restent également des témoignages des trois voyages de l’ethnologue qui enlacent presque le Brésil entier. Et en connaissance de cause un hommage à ces créateurs qui n’avaient pas conscience de faire œuvre d’art, à la lisière de ce que l’on appelle sur un autre continent l’Art brut[3], mais dont Benjamin Péret reconnait l’intention esthétique indéniable.
S’il faut signifier l’origine de la poésie, qui est universelle, elle vient, comme l’Eros platonicien, de Poros et Penia, l’abondance et le manque, qui sont constitutifs de notre humanité et de notre faculté créatrice. Or au Brésil elle ne parait commencer qu'au XVI° siècle, alors que les éditions Chandeigne en propose une anthologie profuse, jusqu'à nos jours. Ainsi, à l’égal des beautés immenses de la nature et des luxuriants jardins brésiliens, le Dialogue des splendeurs du Brésil, une prose poétique de la fin du XVI°, fait-il l’éloge d’ « un je-ne-sais-quoi de vert et de rafraîchissant qui font les grands paysages ». Le traditionnel éloge poétique de la nature répond à un autre suave cliché quand José Bonifacio chante au XVIII° le manque amoureux : « Et t’oubliant, je cherche à t’aimer davantage », cultivant le paradoxe… Les constantes, les réalismes et les folies et de la poésie s’épanouissent à mesure que le continent brésilien se peuple et se développe : voyage des sens, exubérance de l’intellect, interrogation métaphysique devant l’inconnu et indispensable déclaration d’indépendance esthétique. Comme sous la plume de Ronald de Carvalho (1893-1935), s’adressant à « L’Amérique toute entière » : « Tes poètes ne sont pas de cette race de serfs qui dansent aux cadences des Grecs et des Latins, / Tes poètes doivent avoir les mains sales de terre, de sève et de limon, les mains de la création ! »
C’est en quelque sorte à ces derniers versets que répond l’un des plus grands poètes brésiliens, Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) :
« Je ne suis qu’un homme.
Un petit homme au bord d’un fleuve.
Je vois les eaux qui coulent et je ne les comprends pas.
Je vois seulement qu’il fait nuit parce qu’on m’appelle de la maison.
J’ai vu que le jour se lève puisque les coqs ont chanté.
Comment pourrais-je te comprendre, Amérique ? »
Une grande béance se révèle à nous, feuilletant cet élégant volume : comment-avions-nous pu jusque-là ignorer une telle poésie d’outre-Atlantique ? Qui respecte d’abord les modèles portugais (avec une belle « Glose à un sonnet de Camoens », l’auteur des Lusiades, en quatorze strophes), tout en s’en émancipant jusqu’aux plus folles libertés de la modernité, jusqu’aux abîmes de l’identité. Ainsi Orides Fontela interroge son reflet : « le miroir dévore / la face » ; ou, cassant les dés du vers, l’inquiétante étrangeté de l’univers : « Voir / l’envers du soleil les / entrailles / du chaos les / os. / Voir. Se voir. / Ne rien dire. » Et pendant que Mario de Andrade propose dans son « Nocturne de Belo Horizonte » une ode au Brésil entier, Luis Aranha compose un délire autobiographique en vers libres intitulé « Poème giratoire »…
Une telle somme, sans compter préface et notices biographiques, heureusement bilingue, est continentale, à l’échelle de l’immensité du Brésil : cent-trente auteurs, mille cinq cents pages, cinq siècles et plus de mythes, de métaphores et de rimes, embrassant le récit des origines par les chamans indiens autant que l’importation du sonnet ou du poème en prose. L’arcadisme cultive les beautés naturelles, le romantisme s’exalte en son lyrisme, où « La poitrine aspire goulûment l’air de la vie » (Gonçalves Dias) parmi les grands espaces… Parnassiens et symbolistes précèdent les modernistes, parmi lesquels Ribeiro Couto est « ce révélateur tropical des tendances nouvelles ». L’amplitude des registres est en effet confondante : depuis le volontiers satiriste et sonnettiste baroque Gregorio de Matos qui se moque de Bahia en constatant que « La misère est le lot de quiconque ne vole pas », jusqu’à l’amateur de « bananes tachées de mort », l’auteur du vaste « Poème sale », Ferreira Gullar.
Si l’on peut conseiller des découvertes étonnantes, on ira à la recherche de « La psychanalyse du sucre » et de « La parole à hauteur d’homme du Sertao » confiées par Joao Cabral de Melo Neto. Ou à la rencontre de « L’Océan viril et ses testicules d’or », par Haroldo de Campos, et de « la douceamère plainte des sereines ». De même, on succombera à la beauté énigmatique d’Agbar Renault : « Vous, poètes, vous ne connaissez pas l’amertume d’être ou de n’être pas poète / lorsque le monde scintille en douleur et se concentre en eau pour scintiller ». Mais aussi au testament de Mario Quintana :
« Qu’on me laisse avec quelques poèmes tordus
que j’aurais cherché en vain à redresser…
Quelle belle chose que l’Eternité, mes chers morts,
pour les lentes tortures de l’Expression !... »
Plus loin, parmi les « deux millions d’habitants » de Rio, Carlos Drummond de Andrade conte sa solitude qui est la nôtre, et si aucune femme ne « reçoit cette tendresse », seul le poème « sauve de l’anéantissement / l’instant et la tendresse folle / que je brûle d’offrir ».
Offerts au détour de ces pages savantes et affectueuses, les poètes sont les « bucoliques arcadiens de la Pléiade ultramarine », en passant par les gongoristes, « l’Académie des Oubliés », les odes whitmaniennes, le métissage ethnique et l’école bahianaise, jusqu’au modernisme d’Haroldo de Campos, parfois hermétique et mallarméen, déroulant ses images et ses créations linguistiques inédites. Ainsi, la richesse de ces écritures poétiques est proprement stupéfiante, comme lorsqu’Adelia Prado qui est « un ténia dans l’épigastre de Dieu », annonce : « Je n’aurai pas cette sérénité des portraits ». Voilà de quoi inviter le lecteur à l’humilité : qui sait si, entre des pages encore infeuilletées au parfum d’exotisme tenace, ne réside pas le Génie du poème…
Peut-être est-il parmi les vers de Nauro Machado (né en 1935), en son lyrisme oraculaire et sombre :
« Après le coït de l’aurore et de la nuit,
après l’inceste de l’ange avec les ténèbres
pourquoi, mère, avoir engendré un visage humain,
lui donnant cette conscience d’être un loup
qui dévore les pâturages du silence ? »
C’est à un véritable sauvetage que ce sont livré nos deux éditeurs. D’œuvres menacées de disparition, qu’il s’agisse du travail de Benjamin Péret ou des productions de dizaines d’artistes anonymes, qui ne prétendaient pas faire art. Ces figurines, ces plumages sont des portes ouvertes sur tout l’univers des ethnies qui ont précédé la poésie venue d’Occident. Cependant n’avaient-elles pas leur poésie orale ? En effet l’anthologie, également ethnologue, et menée de main de maître par Max de Carvalho, commence par « Trois mythes des Indien du Xingu », par des « Chants et charmes d’amour indiens », avant que le XVI° siècle ne connaisse au Brésil la poésie écrite et imprimée en portugais. Même si Cecilia Meireles se demande « quels clairvoyants avertissements pourraient / donc bien lancer des voix mortelles », la clairvoyance de l’anthologiste, toujours susceptible d’oublier et de méconnaître, parait ici suffisamment généreuse. Au point que l’on imagine d’accoquiner ce volume, soudain devenu indispensable, avec les anthologies bilingues de poésie de la Pléiade…
Ganesh, Hôtel de Ville, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
L’Inde des Hijras et des romanciers engagés
par Arundhati Roy, Anosh Irani & Jeet Thayil :
Le Dieu des petits riens,
Le Ministère du bonheur suprême,
Le Colis, Narcopolis.
Arundhati Roy : Le Dieu des petits riens,
traduit de l’anglais (Inde) par Claude Demanelli, Folio, 448 p, 8,90 €.
Arundhati Roy : Le Ministère du bonheur suprême,
traduit de l’anglais (Inde) par Irène Margit, Gallimard, 544 p, 24 €.
Anosh Irani : Le Colis, traduit de l’anglais (Inde)
par Mélanie Basnel, Philippe Rey, 336 p, 21 €.
Jeet Thayil : Narcopolis,
traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle, L’Olivier, 304 p, 22 €.
Ganesh à tête d’éléphant est le dieu indien de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence. Fils de Shiva et de Parvati, il est incontestablement le plus vénéré. Il est de plus l’époux de Siddhi (le Succès), de Buddhi (l'Intellect) et de Rhiddhî (la Richesse). On est cependant en droit de douter qu’il favorise tous les Indiens, malgré une indubitable évolution du pays vers la prospérité, et encore moins les hijras, ces étrangetés sexuelles, ou troisième sexe. Trois romanciers, Arundhati Roy, Anosh Irani et Jeet Thayil, animent de tels personnages, méprisés, exploités à l’envi, jusqu’à la révolte, et peut-être la rédemption. Au-delà de leur quartier réservé, elles sont le reflet du sous-continent indien, de ses obscurantismes sociaux et de ses chaos politiques, espérant cependant rejoindre un jour un bonheur suprême.
C’est avec Le Dieu des petits riens que l’Indienne Arundhati Roy révéla son talent en 1997, un roman aussitôt récompensé par le Booker Prize, qui paraissait intouchable par une indienne, quoique contant l’amour impossible d’une femme pour un Intouchable. Née en 1961 d’une mère chrétienne au Kerala et d’un père hindouiste et bengali -deux religions et deux ethnies- elle fréquenta les Intouchables, ou Dalits, ces inférieurs affectés aux tâches les plus impures, comme la vidange ; et ce malgré l’inconstitutionnalité de cette injuste discrimination, combattue par Gandhi. Même si l’un d’eux devint juge de la cour suprême de New Delhi, ou Premier Ministre, les cloisons étanches des centaines de castes sont loin d’être abolies dans les faits. Ainsi, l’Intouchable aimé par la mère des jumeaux de huit ans, Rahel et Estha, et mis en scène par la romancière, figure le coupable idéal et honni en toute injustice.En ce roman semi-autobiographique, l’on côtoie leur grand-mère, Mammachi, qui fabrique en sa conserverie des confitures trop sucrées, l'oncle Chacko, coureur de jupons néanmoins romantique converti au marxisme pour servir son portefeuille, la grand-tante Baby Kochamma, mystiquement énamourée d’un prêtre irlandais. L’univers des jumeaux est ébranlé lorsqu’Ammu, leur mère abandonnée par son mari, aime passionnément Velutha, cet Intouchable qui est le pivot du roman engagé, ce qui vaut à l’auteure de la transgression une haine sociale indéfectible. C’est bien une gageure que de se laver, « comme d’une vieille peau de serpent », des oripeaux d’une culture obscurantiste et oppressive…
Fleuves et sucreries, rixes entre communistes et propriétaires, coureurs de jupons endiablés, amours mystiques et romantiques, voilà un roman immense, coloré, violent, tendre et sensuel, où le dieu repose dans les « petits riens », telle l’araignée « Sa Majesté des débris ». On entre en pays d’enchantement et de cauchemars, et l’on comprend aisément que la famille des jumeaux reflète dans son histoire celle de l’Inde entière. La construction savante est celle d’une architecture où les piliers du temple et les voûtes de l’espace sont distribués selon le bon vouloir de la romancière virtuose qui n’hésite pas à déconstruire le suspense en laissant deviner, dès les premières pages, le tragique dénouement. Les plans changeants du récit, la richesse des métaphores, des champs lexicaux et des allusions, du lyrique et du trivial, la sûreté de la poétique culminent lors du final, quand Ammu aime Velutha, lorsqu’une « langue d’intouchable toucha ce qu’il y avait de plus intime en elle ». C’est ainsi qu’Arundhati Roy -non sans polémiques- devint avec Le Dieu des petits riens une sorte de vitrine du féminisme indien.
L’engagement social de la romancière tint à cœur de défendre des populations rurales menacées par la construction d’un barrage gigantesque, mais cette fois dans un essai, Le Coût de la vie[1]. Son article « La fin de l’imagination », conspuant les essais nucléaires indiens, fit d’elle une incontournable conscience politique. « J’écrirai un autre livre si j’ai quelque chose à raconter » aurait-elle alors déclaré. Son premier roman, brillant au demeurant, fut en effet suivi -et ce fut peut-être dommage- par une carrière d’essayiste engagée, contre le capitalisme, contre le nationalisme hindou et en faveur de la cause écologiste ; selon ses convictions, le lecteur se résolut à devoir préférer l’un ou l’autre engagement. Plût cependant à l’éléphant Ganesh, dieu porte-bonheur et patron de la science, des arts et de la littérature, d’inspirer à nouveau une auteure aux beautés -du style et du visage- également confondantes…
Il est heureux qu’Arundhati Roy retrouve, vingt ans plus tard, le territoire de la fiction. Intrigant, généreux, tel apparait Le Ministère du bonheur suprême ; car cet océan d’histoires est une somme, peuplée d’une réelle abondance de personnages, reflétant la mosaïque ethnique, culturelle et religieuse de l’Inde moderne, issue de la partition, « tranchant la carotide de Dieu le long d’une nouvelle frontière entre l’Inde et le Pakistan », ce qui est une belle formule.
Suivant la destinée d’Anjum, nous voici parmi les Hijras, ces homme-femmes, eunuques et autres transgenres, confinés dans un quartier réservé, à New-Delhi. Qu’elles soient musulmanes ou hindouistes, leur sort est à la fois sacré et méprisable, un peu comme celui des Intouchables. La jeune mère d’Anjum voit à sa grande surprise apparaitre « niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin », comme dans l’histoire de Calliope, dans le roman de Jeffrey Eugenides, Middlesex[2]. Hermaphrodite bientôt rejetée par ses parents, elle est une prostituée qui se fait transsexuelle, quittant sa masculinité, mais aussi la jouissance. Hélas, elle ne vit pas au XVI° siècle, lorsque sous le règne de l’empereur moghol les hijras étaient éminemment respectées ; elles sont honteusement exploitées. Anjum a cependant pour consolation un « seul amour » : une enfant trouvée qu’elle adopte.
Tilo, un architecte, croise la route de notre malheureuse héroïne. Lui découvrit le sens de sa vie en devenant activiste politique ; et peut-être est-il l’acter ego de notre romancière et essayiste. De surcroît le sens du romanesque ne se fait pas faute d’oublier lui accoler trois hommes amoureux. Tilo et Anjum fondent enfin le « ministère du bonheur suprême » près d’un cimetière où elle vit en paria, avec piscine, zoo, école « pour le Peuple », entreprenant une utopie réalisable. Ce qui rend essentiellement nécessaire le personnage d’Arundhati Roy, romancière en ce sens judicieusement engagée au moyen de ses modèles, parias parmi les minorités, qu’elles soient hijras ou intouchables.
L’on croise dans Le Ministère du bonheur suprême des personnages hauts en couleurs, l’on bute sur le docteur Azad qui jeûne pour la cause révolutionnaire, l’on entend l’écho de l’explosion de l’usine de pesticides de Bhopal, du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan… Car à ces destinées individuelles s’ajoute celle du continent indien tout entier : Tilo devient « peu à peu tout le monde » et « peu à peu tout ». Au cours d’un voyage, notre héroïne, ou anti-héroïne, se trouve mêlée à un massacre de pèlerins hindous et à la répression gouvernementale sanglante contre les Musulmans. Le Cachemire et ses vallées sublimes sont alors le nouveau théâtre des opérations, tiraillé entre les velléités d’indépendance et les grandes puissances qui l’oppriment. Le bruit et la fureur des nationalismes et des fanatismes religieux résonnent. Reste que l’abondance des péripéties n’entraîne pas toujours l’adhésion du lecteur, faute peut-être de suspense.
L’univers mis en œuvre par Arundathi Roy est fourmillant, truculent, souvent sordide, sensuel et brutal, vigoureusement réaliste, et tenaillé par une palette d’émotions considérable : douleur, compassion, joies fugaces… Il est accusé par une écriture fouillée, attentive, coruscante. Si elle écrit en anglais, cette langue qui chapeaute les centaines de langues et dialectes indiens, elle sait autant briller par la couleur locale qu’en rendant ses personnages, dont au premier chef Anjum, très attachants.
Ce qui pourrait être une fresque émouvante, brûlante et vigoureusement contrastée, pâtit cependant d’une dynamique romanesque inégale : c’est de l’ordre du collage qu’apparaissent des éléments tirés de la presse et des médias, des publicités, des « infos », des lettres et des poèmes, des récits emboités, comme lorsqu’elle rapporte le lynchage de Musulmans dans l’Etat du Gujarat, ce à la façon de la technique initiée par John Dos Passos, dans 42° Parrallèle[3].
Le risque, de la part d’une auteure aux convictions politiques affirmées et qui pratique « le langage enfiévré de la Gauche », est de se confier à un manichéisme que d’aucuns trouveront dommageable. Le parti au pouvoir et ses « brutes » sont les « défenseurs de la foi hindoue », quand les Musulmans ne sont que victimes, alors que l’on connait l’atavique propension au jihad guerrier contre les infidèles[4]. La reductio ad hitlerum est pour le moins dommageable : « la vague safran du nationalisme hindou se lève dans notre pays comme le svastika dans un autre au siècle dernier ». L’utile dénonciation sociale assène une réflexion géopolitique qui frôle le prêchi-prêcha, handicapant les ressorts de la fiction. Au point de nous interroger : nous fait-elle le plaisir d’un roman qui ne soit pas lourdement à thèse ?
Nous ne pouvons que comprendre et soutenir l’indignation d’Arundhati Roy : « Comment pouvez-vous accepter qu'on mutile des centaines de gens au Cachemire ? Comment pouvez-vous accepter une société qui, depuis des milliers d'années, a décidé qu'une partie de sa population pouvait être appelée intouchable ? Comment pouvez-vous accepter une société qui brûle les maisons des populations tribales et les expulse de leurs foyers au nom du progrès ? » dit-elle dans un entretien paru dans Courrier International[5]. On ne la suivra cependant plus lorsque son anticapitalisme fait fi de ce que le capitalisme[6] apporta, apporte et apportera au bien-être d’une immense majorité de l’humanité, lorsque son écologisme[7] devient irrationnel, lorsque sa cécité idéologique lui fait baisser les paupières de son intelligence devant l’Islam…
Le souffle de la romancière Arundhati Roy nous pousse à nous demander s’il faut la comparer à Faulkner, à Garcia Marquez, à Dickens ou à Salman Rushdie. Si elle a probablement lu et relu ses illustres devanciers, en son roman de société ses yeux d’Argus savent voir parmi quelques-unes des facettes de l’Inde, dans une perspective humaniste, quoique trop partisane et souvent erronée. Ecrire est une éthique, que l’on soit romancière d’envergure internationale ou critique de plus modeste ampleur, au lecteur de savoir choisir, au-delà de l’argument d’autorité, mais de la connaissance des idéologies et des faits.
L’hijra d’Anosh Irani, quoique née dans un corps masculin, se vit à quatorze ans amputée de ses organes génitaux, pour avoir été suspecté d’homosexualité. Prostitution, puis l’âge venant, mendicité, sont le lot des hijras du quartier rouge de Bombay. Le « colis » du titre est celui d’une enfant, parmi celles que vendent les familles pauvres aux fins d’esclavage sexuel. Ainsi le « Monsieur-Femme » Madhu, qui fut un jour « au sommet de sa gloire sexuelle », est-elle contrainte d’éduquer une fillette de dix ans nommée Kinjal à sa future condition servile et misérable ; éduquer signifiant rendre malléable et passive le petit animal amené dans sa cage, y compris lors de sa défloration achetée à prix d’or par un client, puisqu’elle est destinée à une prostitution pléthorique. Ce faisant, Madhu se revoit en ce miroir, sentant « sur ses épaules tout le poids de l’histoire qui se répète », et ramenant à la surface de la conscience et du récit ses propres souvenirs, en un immense retour en arrière, alternant le présent et le passé.
Créatures tant vénérées que méprisées, les hijras sont le reflet de l’Inde traditionnelle. Pourtant Madhu a un amoureux, nommé Gajja : « Mon trou du cul est public, lui dit-elle un jour, mais mes lèvres sont privées », hommage d’apparence peu galant, mais réel, adressé à cet homme qu’elle bénit et qui la compare à la lune.
Entre détresse physique de la tuberculose et détresse morale de qui doit endurer sans piper mot, entre misère du trottoir et prostituées battues, balayées par le sida, le pathétique le dispute au réalisme cru, voire au naturalisme à la façon de Zola. Dans un roman sans fard, son auteur, Anosh Irani, mène jusqu’à son terme son regard compassionnel au moyen d’une écriture au scalpel, expressive : le lecteur se sent pris à la gorge devant ces destinées condamnées, devant cette cour des miracles où règne la saleté et la promiscuité, l’exploitation, l’abrutissement et la violence aveugle. Sociologue et psychologue à la fois, le romancier ne néglige pas pour autant l’intrigue, les péripéties sordides d’une vie à son automne, qui saura se sacrifier pour sauver sa jeune élève en une conflagration presque apocalyptique. Ainsi que le terrible roman d’éducation d’une fillette, qui, par chance, évolution des mœurs et concours de l’engagement de diverses Organisation Non Gouvernementales aidant, verra sa condition trouver sa rédemption et témoigner devant la caméra de télévision : « J’ai appris à lire et écrire l’anglais, c’est un vrai accomplissement ».
Ecrivain engagé, doué d’empathie, efficace, Anosh Irani sait user des images, « avec le culot d’un klaxon de camion ». Un cinéma porno s’appelle « Le Marchand de bites », à l’occasion duquel l’on apprend que des hommes sont persuadés que le Sida n’existe pas. Là où vivent les hijras, « le tiers-monde n’est pas un lieu, c’est un genre », dénonce-t-il.
Vous entrez encore ici dans un monde sordide. Au plus profond de Bombay, le marché de la drogue et de la prostitution prospèrent conjointement. L’Indien Jeet Thayil (né en 1959) met en scène un narrateur venu de New York, nommé Dom, qui vient découvrir l'inframonde de Narcopolis.
La narration, touffue, précise et onirique à la fois, n’est ni linéaire ni chronologique. Elle rassemble une poignée de personnages qui, tour à tour, nous font découvrir leurs destinées. Fossette tout d’abord, est un(e) eunuque castré dans son enfance, pourvoyeuse de pipes d’opium et de passes souvent brutales : « Quand on te coupe jeune, tu deviens une femme plus tôt », dit-elle. Rashid est l’irascible dealer de substances diverses, opiacés, coke, cannabis, héroïne, car « La vérité est héroïne, est beauté ». Quant à Monsieur Lee, c’est grâce à un vaste retour en arrière que l’on découvre les tragiques tribulations de sa famille en Chine maoïste, puis sa fuite, son lent naufrage dans l’oubli des fumées narcotiques, enfin sa mort et la pauvre fin de ses cendres. Mais aussi un peintre dévasté, un poète raté qui rêve de voir « synthétiser une version de la drogue qui ne procurerait que du plaisir, à savoir un plaisir sans un prix à payer »…
Entre « le sari et la burqa », entre hindouistes et musulmans, les conflits font rage, le machisme s’étale, la pauvreté côtoie l’argent sale. Ainsi la structure tournoyante et hallucinée du récit, sans euphémisme, permet une sorte d’étude sociologique réaliste et sans concession. Où la fumerie est l’épicentre de l’action, de l’addiction. Ces nouvelles confessions d’un fumeur d’opium, pour réécrire le fameux titre de Thomas de Quincey, feraient désespérer de l’humanité. Qu’il s’agisse de la veulerie des Indiens et Chinois devant la drogue ou de l’exotisme complaisant des touristes occidentaux à son égard, si le romancier ne prend pas explicitement parti, respectant le « libre arbitre » de ses personnages, le verdict reste sans appel.
Pour reprendre les mots d’Arundathi Roy, « Notre foi imbécile en des singes et des apparitions à tête d’éléphant ne nourrira pas nos masses affamées ». Certes, mais la foi en un communisme périmé ne fera pas mieux, ni même le nationalisme hindou, et moins encore l’Islam, autre « foi imbécile », plus dangereuse encore. Mieux vaut se confier au travail, comme son héroïne et aux Lumières du libéralisme économique, qui d’ailleurs permet que l’Inde aille mieux que lors de son socialisme décrété à l’occasion de l’indépendance. Plus modeste, Anosh Irani ne prétend pas embrasser le destin de l’Inde entière. Ses personnages ont néanmoins, au-delà de leur réalité accusatrice, une valeur allégorique : en un humanisme en marche, l’on espère que, fillettes, femmes, hermaphrodites ou homosexuels, quelques soient leur sexe ou leur genre, le progrès économique et de l’éducation leur rendra leur dignité.
Reliques de la guerre austro-italienne, 1915-1918.
Rifugio Bozzi, Ponte di Legno, Brescia, Italia. Photo : T. Guinhut.
Spectres du communisme I :
Karl Marx théoricien du totalitarisme.
Autour de Jonathan Sperber :
Karl Marx, homme du XIX° siècle.
Jonathan Sperber : Karl Marx, homme du XIX° siècle,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par David Tuaillon, Piranha, 576 p, 26,50 €.
Surgie des décombres de la Première guerre mondiale et de l’autocratie des tsars, la Révolution bolchevique d’octobre 1917 a un père spirituel : Karl Marx, tel qu’en lui-même. Aurore de l’humanité heureuse selon les uns, venin terrible selon les autres, est-il possible de présenter l’homme et l’œuvre de manière objective ? Ce que tente de faire son biographe attentif, Jonathan Sperber. La même question bute sur les cent-vingt millions de morts dus aux régimes communistes qui en sont la conséquence, dévoiement ou suite inéluctable… En fait Marx est le théoricien du totalitarisme, Lénine l’exécutant, Staline le continuateur impeccable.
Moins une icône intemporelle qu’un homme de son temps, voilà ce que se propose intelligemment de rétablir Jonathan Sperber, au sujet de Karl Marx (1818-1883). L’entreprise est évidemment louable, de surcroit documentée, digne de faire de l’ombre à une biographie canonique, celle de Boris Nicolaïevski par exemple, qui, en tant que socialiste russe ne pouvait que préférer en son icône l’homme politique et militant, même s’il commençait ainsi : « Démon ténébreux, ennemi mortel de la civilisation humaine, prince du chaos pour les uns, pour les autres chef aimé et clairvoyant qui mène le genre humain vers un avenir plus lumineux[1]». Aussi faut-il, selon Schumpeter, « apprendre à distinguer faits et raisonnement logique solide du mirage idéologique[2] ». Ce que ce dernier applique à la pensée de Marx, il faut également l’appliquer à l’homme et à sa vie. Ce à quoi s’attelle avec, semble-t-il, autant de sérieux que de succès Jonathan Sperber.
Ce dernier brosse d’abord un roboratif tableau historique de la ville de Trèves au début du XIX° siècle, du petit milieu juif où nait la future icône de la lutte des classes. Son père, adepte des Lumières, se convertit au protestantisme, de façon à exercer sa carrière d’avocat, florissante. Une éducation classique permit au jeune Karl de lire le latin et le grec, le français, puis l’anglais. Son teint basané lui valut à l’Université de Bonn, puis de Berlin, un surnom : « Le Maure ». Ce qui, avec son origine juive et son impécuniosité, ne favorisa guère ses fiançailles, puis son mariage avec Jenny.
Adorateur de Hegel et de « l’Esprit de l’histoire universelle », il fait partie des « jeunes hégéliens », critiques de la religion, jusqu’à l’athéisme, ce dans une Prusse conservatrice. Egalement influencé par Feuerbach, il écrira à son propos ses Thèses, dont la dernière restera célèbre : « Les philosophes ont jusqu’à présent seulement interprété le monde ; il convient à présent de le changer ». Après sa thèse sur Démocrite et Epicure, il se consacre au journalisme politique et polémique. Il défend la liberté de la presse, dans le cadre d’un « libéralisme allemand », ce que Le Manifeste communiste contredira, d’autant qu’il abattra les libertés économiques. C’est en 1842 qu’il découvrit le communisme, venu de Saint-Simon et Fourier, auquel il est d’abord opposé, dont il allait pourtant faire son cheval de bataille : « le prolétariat succède à l’Esprit absolu de Hegel » ; en une sorte de religiosité. Religiosité qui s’est totalement éloigné du judaïsme de ses ancêtres, puisqu’en 1842, dans À propos de la Question juive, il écrivit : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même ». Phrase visiblement antisémite, quoique les interprètes soient fort divisés sur la question, en particulier quelques marxolâtres préférant y voir un projet d’émancipation universelle du capitalisme, ce qui peut paraître passablement spécieux.
Après un séjour à Paris, où Marx rencontra Engels, 1848 vit ses positions révolutionnaires l’obliger à se réfugier en famille à Londres : c’est là qu’en 1848 il publie Le Manifeste communiste. Résolument opposé au capitalisme et la propriété privée des moyens de production, favorable au collectivisme, il associe « le capitalisme aux Juifs de manière désobligeante », au point que l’on doive se demander si son antisémitisme n’est qu’un effet d’esprit du temps, ou s’il participe des péchés capitaux de l’Envie et de la Colère. Il deviendra un forcené du travail en bibliothèque, au service de son œuvre-maîtresse, Le Capital, qui, bien heureusement, n’a pas réussi à abolir les péchés capitaux du capitalisme[3]…
Scrupuleux au point de retraduire ses citations de l’Adam du communisme, notre biographe n’évite pas, au-delà de la vie familiale et des années de formation, « la présentation des idées de Marx dans leur contexte ». Ambitieux, ses modèles sont une somme sur Martin Luther par Heiko Huberman et celle d’Ian Kershaw sur Adolf Hitler. Il en résulte une biographie factuelle et intellectuelle, perspicace et passionnante. Disons-le tout net avec Jonathan Sperber, qui parle en historien : « Marx était partisan d’une révolution violente, peut-être même terroriste, mais qui aurait plus à voir avec les actions de Robespierre, qu’avec celles de Staline ». Il est permis cependant de douter de son rapprochement entre Robespierre et Marx. Le révolutionnaire de la Terreur de 1793, certes abject, n’était pas l’auteur de l’idéologie totalitaire qui fit le succès de l’auteur du Capital.
L’objectivité nécessaire du biographe doit cependant passer la main au jugement de valeur, à l’argumentation, au-delà d’un procès ad hominem, en vue d’établir la part de culpabilité du théoricien révolutionnaire, non seulement dans les désastres économiques du communisme, mais dans ses génocides, de Lénine à Mao…
Si Marx mettait sur le même plan les travailleurs exploités des campagnes et ceux de l’industrie, il oubliait que les premiers devenant les seconds échappaient à un sort pire, celui de souvent crever de faim au sens littéral, avant de pouvoir, ou du moins leurs descendants, accéder peu à peu à la classe moyenne, grâce au développement économique et non grâce au socialisme qui ne permit pas, au cours du XX° siècle, d’égaler les succès, mêmes imparfaits, du capitalisme libéral. Car l’on est passé de l’accumulation du capital et de la propriété par la violence à la fructification de ses derniers par le travail.
On reste sceptique devant la récurrence du terme « scientifique », appliqué par Marx et ses suiveurs au socialisme, prélude du communisme. Le comparer à cet autre bouleversement intellectuel du XIX° siècle, le darwinisme, n’est-il pas un abus de langage et d’autorité ? Si les analyses du capital et de la plus-value, fourbies par l’auteur du Capital valent leur pesant d’analyse et de perspicacité économique, du moins pour son temps, ce que confirme avec révérence un libéral autorisé comme Raymond Aron[4], affubler d’une dimension scientifique l’échelle idéologique messianique qui doit passer du stade du capitalisme à celui du communisme au profit du prolétariat et de la disparition des classes sociales est une pure galéjade, de surcroit tragique. C’est bien le libéralisme économique et politique, même entravé, qui a tenu et dépassé les promesses de la richesse des nations et des individus, grâce à la « main invisible[5] » du marché selon Adam Smith en 1776, et non la lourde patte griffue, sanglante, du communisme tout droit hérité de son Manifeste de 1848.
Quant à ce dernier, il ne faut pas se gargariser de son célèbre incipit, dont la rhétorique doit tant à Rousseau : « Un spectre hante l’Europe, c’est le spectre du communisme », immédiatement suivi par la formule réductrice et guerrière : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ». Mais se reporter à sa conclusion terriblement logique et à ses « mesures » nécessaires : « Expropriation de la propriété foncière », « Impôt sur le revenu fortement progressif », « Abolition du droit d’héritage », « Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles », « Centralisation du crédit entre les mains de l’état […], de tous les moyens de transport et de communication », « plan décidé en commun », « Travail obligatoire pour tous, constitution d’armées industrielles[6] ».
Aussi devant ce projet éminemment totalitaire, quoique pas explicitement génocidaire, antiéconomique, et scrupuleusement réalisé par les régimes communistes du XX° siècle, sans compter la Commune de 1871, l’on se demande bien par quel miracle « l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre accomplissement de tous[6] » ! Il est évident que les « rebelles » au communisme se verront non seulement confisqués de leurs biens et de leurs libertés, mais, comme l’Histoire l’a montré[7], acculés à la balle dans la nuque, au goulag et au logaï[8]. À cet égard, si Jonathan Sperber note que les prédictions de Marx au sujet du capitalisme, « comme l’appauvrissement des masses laborieuses, ne sont pas vraiment réalisées comme prévues », alors que le communisme les a acculées au pire, il oublie de penser que la violence du programme, en effet inspirée par « le modèle de la Révolution française », est irréductiblement d’essence totalitaire.
Soyons iconoclastes en déboulonnant le mythe fondateur du marxisme : le patron oppresseur des prolétaires. Mais s’il n’y avait pas eu des entrepreneurs pour inventer, créer, qu’auraient ces maudits ouvriers sous un ciel sans Dieu ? Rien. Certes ils apportent leur force de travail indispensable, mais sans l’invention, la direction, l’innovation de ceux qui les dirigent peut-on imaginer qu’ils fussent parvenus au degré de confort, y compris dévolu aux plus modestes d’entre eux, que notre développement économique a permis ? La lutte des classes laisse alors place à leur collaboration, avant l’aspiration vers le haut des plus modestes d’entre elles…
La Commune de 1871 étant pour Marx une « répétition générale », on peut imaginer que le bolchevisme de Lénine et le soviétisme de Staline[9] auraient répondu à ses vœux… Certes l’on n’est pas forcément responsable de ce que l’on a commis en son nom, mais songeons, avec Jonathan Sperber, combien furent nombreux ceux qui s’en réclamèrent : « les dirigeants des mouvements ouvriers de masse de l’Europe du début du XX° siècle, les partisans d’un renversement violent de l’autorité du tsar, les cadres de la révolution communiste mondiale, les militants anti-impérialistes en Asie, en Afrique et en Amérique latine au milieu du XX° siècle, ou encore les jeunes intellectuels hostiles à la société de consommation des années 1960 en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, tous étaient marxistes ». Pourtant, Loin d’être une généreuse espérance, le diktat de Marx conduit tout droit à la tyrannie totalitaire de Lénine, de Staline et de Mao...
Arte mudéjar, Alcazar, Sevilla, Andalucia. Photo T.Guinhut.
Petite revue d’islamologie I :
l’Histoire de l’Islam, de Mahomet et du Coran
au mythe Al-Andalus.
Hela Ouardi : Les Derniers jours de Muhammad, Albin Michel, 366 p, 8,90 €.
Mathieu Guidère : Au Commencement était le Coran, Folio, Gallimard, 272 p, 7,80 €.
Serafin Fanjul : Al-Andalus, l’invention d’un mythe,
traduit de l’espagnol par Nicolas Klein et Laura Martinez, L’Artilleur, 720 p, 28 €.
Mortels sont les prophètes ; hélas, trois fois hélas, parfois trop immortelle est leur doctrine, d’autant qu’elle multiplie les morts. N’en déplaise aux esprits lénifiants, le cadavre de Mahomet ne cesse d’empuantir la planète, depuis ses « derniers jours », contés par Hela Ouardi. Son livre saint, depuis quatorze siècles, légitimant une sainte violence, nombre de penseurs musulmans en réclament une relecture contextualisée et surtout plus paisible, plus ouverte, selon Au Commencement était le Coran de Mathieu Guidère. Car, non content d’imposer le jihad guerrier, l’Islam veut nous faire croire en son irénisme. Reste à lever le voile sur les dessous du mythe Al-Andalus, à la manière de Serafin Fanjul. Les livres de ces nécessaires historiens des religions sont ouverts aux yeux qui veulent s’affranchir de l’ignorance, des préjugés, de l’obscurantisme : « Ose savoir », disait en effet Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?[1]
Que s’est-il vraiment passé, à Médine, en juin 623, quand le prophète expira son dernier souffle ? La Tunisienne Hela Ouarbi se livre à une rigoureuse -tant que faire se peut- enquête sur une mort mystérieuse dans son essai historique Les Derniers jours de Muhammad. Qu’on se le dise, rien ici de l’hagiographie, rien de l’idéologie close sur elle-même, mais la tentative d’approcher au plus près de l’historicité un homme cerné par les rivalités au sein de son clan, par les ennemis et jaloux que ses conquêtes ont suscités, et par une guérilla familiale de succession qui aboutira au schisme entre les sunnites et les chiites.
La bouche qui proféra les saintes sourates morte, on propage pourtant des versets jamais entendus. D’autres disparaissent opportunément. C’est entendu, le Coran, outre ses manuscrits sur des peaux et autres omoplates de chameaux plus tard détruites, est une fabrication a posteriori. Mais le plus étonnant n’est pas là : pourquoi laisse-t-on le corps pourrir deux jours, a-t-il été empoisonné, a-t-il été empêché de dicter son testament ? Voilà bien une histoire suspecte qu’environne « l’obsession du blasphème[2] ». « Roman familial », « complot », épouses diverses, dont Aïsha, « sémillante petite rougeaude » qui, à neuf ans, dut avoir des relations conjugales avec le prophète, mais sensuelle, intelligente, ce qui lui permet de conserver un grand prestige. Tout cela se déchire entre versions diverses, voire antagonistes, faisant du prophète un doux agneau ou, ce qui est plus historique, un cruel chef de guerre[3] : « Comment les musulmans peuvent-iles être édifiés par une vie censée être exemplaire, faite d’un aussi grand nombre de paradoxes ? », médite Hela Ouarbi.
Mahomet mort, en 632, la succession se partage en deux légitimités, de façon à prendre le contrôle de la communauté des croyants : Ali, gendre et fils spirituel, devient le chef des futurs chiites, quand Abû Bakr, le père d’Aïsha donnera naissance aux sunnites en devenant le premier calife. On connait la guerre perpétuelle qui s’en suivit et continue d’envenimer le Proche-Orient…
Sourcilleusement érudit et basé sur de nombreuses sources, hadiths, « Sirâ », exégèses et chroniques, l’essai se lit comme un feuilleton. Il montre comment une religion, de surcroît aussi politique que celle-ci, est dès sa naissance, un champ de lutte d’influences et de pouvoir. Les terroristes de quatorze siècles sont bien, selon Hela Ouardi « la partie visible de cet immense iceberg qu’est le conformisme religieux, complice silencieux du crime », ce que nous disions sous les termes d’une autre métaphore, l’arbre et la forêt[4].
Quoique le Coran, cette récitation, soit d’origine humaine, trop humaine, venu du pillage de l’Ancien et du Nouveau Testament, venu peut-être de manuscrits antéislamiques, car aucune œuvre n’existe ex nihilo, on est bien obligé de se référer au seul livre transmis avec vénération et fiel par la postérité, car Au commencement était le Coran, assure Mathieu Guidère. Ce dernier saisit le problème à bras le corps, dès son avant-propos : « la violence qui se réclame de l’Islam et qui puise sa légitimation dans le Coran même ». Ce dernier livre est non seulement un champ de « soumission » (c’est là le sens du mot du livre miraculeux) des Musulmans, et plus drastiquement contre les femmes, une objurgation continue à la violence contre les Juifs, les Chrétiens, « les « associateurs », les apostats, plus largement contre toutes les libertés, religieuses et politiques, mais aussi un livre prétendument révélé, incréé, éternel, ne varietur, donc fermé à toute interprétation contextualisée et ouverte. Ce livre (dont le kitsh répétitif et clinquant à désespérer des bibliothèques arabes inonde la couverture de l’essai de Mathieu Guidère) est « perçu comme un message anhistorique alors qu’il est devenu anachronique à bien des égards », ce qui est un doux euphémisme.
Mathieu Guidère met avec sûreté l’accent sur les rares manuscrits, la construction arbitraire du Coran, ses « versets sataniques » et « magiques », ses sourates rangées de la plus longue à la plus brève, venues de La Mecque et de Médine, les plus anciens versets, un peu plus conciliants, abrogés par les plus récents et plus radicalement cruels. Et, cerise sur le gâteau, « l’abrogeant universel », ce fameux « verset du sabre » (IX, 5)[5] : « Tuez les polythéistes partout où vous les trouvez », qui décrédibilise le trop souvent hypocrite « Nulle contrainte en religion » (II, 256). L’affaire est entendue, un fanatisme assassin[6] commande l’Islam. Jusque dans son au-delà, il est contradiction, car il fait couler le vin en son paradis et l’interdit sur terre. Et dire qu’une part énorme de l’humanité suit ou prétend suivre un tel tissu d’incohérences, de violences et d’obscurantisme…
Reste qu’en retrouvant le chemin de la lecture, de l’interprétation, on arrive par exemple à lire le voile coranique (ce en arabe classique), comme ne devant cacher que « les plis du corps, la fente sexuelle ou fessière, ou encore la poitrine, les seins, l’échancrure (l’espace entre les seins) » Rien du visage donc, rien de cet étendard politique, à la fois de la soumission féminine et de l’exhibition nationaliste et tyrannique de l’oumma (la communauté des croyants). Ce qui ne dédouane en rien le livre dit saint ni sa religion dont nous conseillons de jeter le voile qu’il jette sur les libertés aux orties…
Il faut alors réclamer une démarche de contextualisation du livre le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, passée voire à venir, une démarche critique. Mathieu Guidère s’est donné pour tâche de faire entendre les voix des penseurs musulmans qui veulent adapter ce livre et cette religion à notre monde contemporain, à son pluralisme, à ces libertés, aux droits de l’homme. « Ces penseurs invitent les croyants à vivre la religion comme une expérience individuelle, dans une relation directe à Dieu et sans prendre le verbe coranique au pied de la lettre ». Dénaturation ? Gageure ? Taqîya (dissimulation) ? À moins de penser, comme Aquila, que le meilleur service à rendre aux Musulmans et à l’humanité, soit « un monde sans Islam[7] ». Et si les Musulmans ne peuvent se passer de transcendance, de foi, de morale religieuse, ils trouveront mieux dans le Judaïsme et le Christianisme…
Car qu’est le vrai Islam sinon celui du Coran mais aussi des haddits et de la jurisprudence musulmane en la charia? Le désosser de ses versets génocidaires, violents, sexistes, tyranniques, comme le font mentalement ceux qui prétendent à un Islam de paix ou des Lumières, serait un salut qui en signerait la fin. Si le travail de Mathieu Guidère est plus qu’intéressant et nécessaire, il trouve là sa limite.
Voici un point d’histoire nodal : l’Andalousie, paradis de la coexistence des cultures, chrétienne, juive et musulmane. Tudieu, quelle billevesée ! Répandue au point que Tidiane N’Diaye lui-même nous parle des « Lumières » du XI° siècle arabe et andalou »… Au contraire du mythe islamophile et romantique, la réalité historique est beaucoup plus radicale, ce qui est cohérent avec nos précédentes lectures. Serafin Fanjul, philologue arabisant et historien espagnol, montre avec ampleur et précision que la coexistence pacifique des trois cultures n’est qu’un fantasme rétrospectif qui fait fi des razzias, des massacres récurrents appliqués avec constance par les envahisseurs maures, de l’infamant statut de dhimmi appliqué aux Chrétiens et aux Juifs, de l’oppression quotidienne, y compris vestimentaire, de l’obligation de se convertir ou d’émigrer vers le nord ou encore d’être déporté vers le Maroc : « un régime plus proche, mutatis mutandis, de l’apartheid sud-africain que de l’Arcadie idyllique ».
Pas un instant, Serafin Fanjul n’oublie les intolérances mutuelles entre les religions, particulièrement inhérente au Coran, pointant les illusions de ceux, comme Americo Castro, qui s’extasient à propos de « la doctrine coranique de la tolérance », faisant appel au : « Croyants ! Ne vous liez pas d’amitié avec les Juifs et les Chrétiens ! (Coran, V, 56) ». En la matière, Ibn ‘Abdun « compare Juifs et Chrétiens aux lépreux ». S’ils ne sont pas massacrés, comme à Cordoue en 850-57, à Grenade au XI° et XII° siècles, ils sont soumis à l’humiliation perpétuelle, à un impôt particulier, l’Islam ne supportant pas le métissage. Aussi, ils doivent, s’ils le peuvent, souvent fuir vers le nord, ou vers l’Orient, comme le savant Juif Maïmonide, qui cependant prescrivait la lapidation pour le « crime d’idolâtrie[8] ». N’omettons cependant pas que, moins violents, les Chrétiens de la Reconquista n’en pratiquaient pourtant pas moins une discrimination peu amène.
C’est bien ce que l’on découvre au travers de l’essai de Serafin Fanjul, quoique le lecteur qui y chercherait un développement chronologique stricto sensu, depuis les Romains et les royaumes Wisigoths chrétiens jusqu’à la Reconquista achevée en 1492, en passant par l’invasion et huit siècles d’occupation arabe, serait un peu déçu. Il s’agit là en effet de la réunion de deux volumes espagnols : Al-Andalus contre l’Espagne et La Chimère Al-Andalus. Une argumentation erratique et cependant imparable déplie les exactions maures et le peu d’influence des Morisques sur la civilisation espagnole, malgré les beaux restes de l’architecture arabe et mudéjar (c’est-à-dire de l’Islam en terre chrétienne). À cet égard, rappelons avec notre auteur les fallacieux exemples du figuier de barbarie (venu du Mexique) ou du flamenco profondément endémique, et de plus récent. Tout cela documenté et référencé avec le soin le plus pointilleux.
Il s’agit également de démonter les présupposés anti-espagnols (l’hispanité étant forcément un avatar du Franquisme) qui font saliver les yeux de Chimène de la Gauche au regard d’une idéalisation de l’ère arabo-andalouse. Ce dont témoigne l’islamophilie exacerbée de l’écrivain Juan Goytisolo[9], qui ne s’embarrasse guère de scrupules historiques et civilisationnels.
On reproche au roi Ferdinand d’Espagne d’avoir, après dix ans de mûre réflexion, consenti à l’expulsion des Morisques non convertis. Mais il s’agissait d’une « minorité non assimilable, qui se refusait à l’intégration et dont la connivence avec l’ennemi du moment n’était ni passive, ni méconnue » ; phrase à méditer...
À en croire les thuriféraires de l’Islam, la culture musulmane aurait brillé à l’époque médiévale et particulièrement entre Cordoue et Grenade, réactivant tout le patrimoine des Anciens qu’il aurait perpétré à lui seul, comme le soutint Sigrid Hunke[10], qui, en nazie bonne amie d’Himmler, méprisait la culture judéo-chrétienne et portait aux nues la civilisation arabo-musulmane. C’est faire peu de cas du monde hellénistique et romain, de la civilisation perse, des Byzantins, des Syriaques et des Arabes chrétiens, sans compter l’univers médiéval occidental. Certes Bagdad a pu faire traduire Aristote, Averroès le commenter, Al- Fârabî commenter Platon, mais ce ne sont que des textes compatibles avec la religion musulmane, et de surcroît des bribes d’œuvres que l’on trouvait entières dans les bibliothèques monastiques de Byzance et d’Europe, jusqu’au Mont Saint-Michel, comme le montre avec sûreté Sylvain Gouguenheim[11]. Certes encore, la poésie arabe, sur le sol andalou[12], s’épanouit avec une rare beauté qui ne manqua pas d’influencer nos troubadours. On ne manquera pas également de vanter la splendeur de l’architecture arabe à Séville, Cordoue et Grenade, mais où le renouveau intellectuel musulman ne dépassa guère ce qui contribuait à la science coranique (mais pas la science spéculative et rationnelle), à l’astronomie et à la médecine venue de Galien…
Quant à l’influence arabe en Espagne, elle est quasiment nulle, insiste Fanjul. Trois mille vocables certes, mais peu usités, rien dans l’architecture populaire, tout au contraire ayant sa source à Rome et chez les Wisigoths, puis en Amérique latine et en Europe ; songeons par exemple au vocabulaire venu du français qui pullule dans le castillan qui est une langue latine. Avec justesse, il ridiculise ceux qui prétendent que les Morisques étaient espagnols, qu’ils ont découvert l’Amérique, qu’Al-Andalous était un « paradis originel », sans jamais se départir de sa rigueur historiographique.
Le livre passionnant et profus de Fanjul ne fait évidemment pas l’unanimité. Tant des universitaires, écrivains et journalistes espagnols hallucinés honnissent la Reconquista (certes elle eut le tort insigne d’expulser les Juifs non convertis), honnissent l’Espagne, lui préférant un fantasme qui ne manquerait pas de décapiter leur liberté d’expression si le malheur voulait qu’il se rétablisse sur la péninsule ibérique. Il faut alors saluer le courage et la probité intellectuels de notre essayiste, par ailleurs modeste, s’appuyant sur des sources vérifiées, contrecarrant les falsifications de l’Histoire par des idéologues et autres ignorants. C’est ainsi, comme le souligne son préfacier, Arnaud Imatz, qu’il honore le nom d’Historien.
Nos trois premiers essayistes pourraient probablement faire leur ce constat désabusé de Serafin Fanjul : « L’observation des sociétés anciennes ou moderne nous pousse à des conclusions pessimistes, dès lors que des groupes humains aux différences marquées vivent sur le même territoire ». Nous serons bien moins pessimistes, sauf dans le cas de l’Islam. Car reprend-il, « L’Islam contemporain s’obstine d’ailleurs à reproduire des conduites, à tenir compte de sentences religieuses et à appliquer des notions ou des châtiments fort heureusement abandonnés dans le monde occidental ». Une telle religion ne mérite-t-elle pas de s’effondrer ? Il semblerait que devant le terrorisme, l’esclavagisme et les petites et grandes tyrannies quotidiennes, alimentaires, vestimentaires et comportementales, sans oublier le risque de la mort pour apostasie, bien des fidèles l’abandonnent pour l’athéisme, mais également pour le christianisme, jusqu’à dix millions, selon le Père Micht Paccaw du National Catholic Register, connaisseur émérite du Proche-Orient et co-auteur, avec Daniel Ali, lui-même converti, de Inside Islam : A Guide for Catholics[13]. Que ce Christianisme et cet athéisme soient tempérés par les Lumières de la raison et de la tolérance, c’est ce qu’il faut souhaiter.
[5] Traduction Chouraki : « combattez les associateurs où que vous les trouviez, saisissez-les, assiégez-les, piégez-les » ; traduction Savary : « mettez à mort les idolâtres partout où vous les rencontrerez ».
Massiccio della Presanella, Trentino Alto-Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
Zao Wou-Ki, peintre torrentiel
et passeur de poètes.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki et les poètes Albin Michel, 264 p, 49 €.
Dominique de Villepin : Zao Wou-Ki, Flammarion, 400 p, 50 €.
« Une tache gagne
Les horizons du monde
Du corps aux ailes déployées
Jusqu’au rêve immobile
Loin du sel de la mer »
Qui eût cru que ces vers soient de Dominique de Villepin, ancien premier ministre fort controversé ? S’il fut un homme politique aux talents de peu d’effets, il est un poète autant par ses strophes sensibles que par le regard qu’il porte sur l’œuvre du peintre Zao Wou-Ki, dont le talent a rejoint le ciel serein et coloré de la peinture en 2013. Ce dernier eût le bonheur et le privilège d’illustrer de nombreux poètes de son temps en de rares livres de bibliophilie, réservés aux happy few. Grâce à Dominique de Villepin, quelques pages aux élans magnifiques de ces rares recueils sont rassemblées en un bel ouvrage : Zao Wou-Ki et les poètes. Dont l’indispensable complément est le fort volume laconiquement intitulé Zao Wou-Ki, qui entreprend la traversée, de 1935 à 2010, d’une œuvre picturale torrentielle. Sait-on s’il s’agit d’abstraction lyrique ou de paysage ?
Il est hasardeux d'établir une relation d'identité entre les vers du poète et l’image du peintre. Faut-il d’ailleurs en imposer une ? « La poésie est comme la peinture », disait Horace en son fameux « Ut pictura poesis[1] », préjugeant d’une irréductible équivalence entre ces deux arts. Cette doctrine prévaudra jusqu’à l’époque classique, bien que Lessing, en son Laocoon[2] publié en 1766, fracture cette apparente évidence pour séparer deux medias aux moyens irréductibles. Il est alors évident qu’autant Zao Wou-Ki que les poètes qu’il choisit d’illustrer sachent combien il ne faut rien attendre d’une ressemblance entre les images du texte et celle de l’art plastique. Il s’agit bien plutôt pour les écrivains d’entrer dans une relation de confiance avec celui dont les formes et les couleurs vont interagir avec le mouvement poétique.
La carrière graphique et picturale de Zao Wou-Ki, né à Pékin en 1920, puis établi en France à partir de 1948, commence par une recherche de sa propre identité. Ce sont des graphismes de pins et de cabanes, quelques animaux et poissons, voire des silhouettes montagneuses, dans un espace indéfini, à la lisière du graphisme enfantin et de la peinture traditionnelle de paysage chinoise, de la calligraphie extrême-orientale et peut-être du trait de pinceau que jette en toute méditation créatrice la peinture zen. C’est en 1949 qu’Henri Michaux, qu’il ne connait pas encore, lui fait la surprise d’écrire sa « Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki», où les arbres sont « derniers compagnons / experts en l’art de reviviscence[3] ». Leur amitié devient alors indéfectible et contribue aux rencontres avec bien des écrivains. Tel André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, dont notre artiste illustre La Tentation de l’Occident. Et jusqu’à sa mort, en 2013, ce rapport intime avec les poètes ne se démentira pas.
Bientôt la rupture avec la figuration apparait définitive. De puissantes vagues de noir balaient une lave de rouge et de jaune pour l’Elégie de Léopold Sédar Senghor en 1978. Pour le Canto pisan LXXVI de l’américain Ezra Pound, c’est un sommet d’éblouissement coloré qui enflamme en 1972 la page où le jaune, le jade et le rose violacé exultent. Mais aussi « un tourment sombre » qui est peut-être le reflet de la tragédie qui frappe Zao Wou-Ki, en l’espèce la souffrance et la mort de son épouse May.
Aux toiles sans cesse soulevées par l’intensité lyrique répondent en 1980 les aquarelles pour illustrer les mots errants d’Effilage du sac de jute de René Char. La liste des poètes ainsi magnifiée est éblouissante : Yves Bonnefoy, Roger Caillois, Philippe Jaccottet (dont le Beauregard est exalté par une danse de couleurs aux nuances jamais vues), François Cheng (où les noirs retrouvent les atmosphères et les expressivités de la calligraphie chinoise), encore René Char, Henri Michaux encore ! Sans compter de moins connus : Roger Laporte, Jocelyne François, Jean Laude, Kenneth White… Et, seuls parmi les contemporains, de plus lointains : Shakespeare, Khalil Gibran et Rimbaud.
Avec l’art de Zao Wou-Ki, nous sommes dans la mouvance de ce que l’on appelle l’abstraction lyrique, vaste espace qui va des Américains Jackson Pollock et Marc Rothko aux Français Hans Hartung et Georges Mathieu. Tout élément d’ordre figuratif a disparu. Tout juste peut-on y déceler, plus exactement y imaginer, des ciels immenses, des plages et des mers, des mouvements de nuées ; mais ce serait là déjà abuser de ce qui fait d’abord image plastique. Si sont totalement abstraits les référents au réel figurable, c’est de toute évidence la possibilité des émotions qui fait loi : sérénité, indécision, agitation, tempête et passion, « mouvements lyriques de l’âme[4] », pour reprendre les mots de Baudelaire à propos du poème en prose. Mais surtout illumination, de la couleur, de la vision et de l’esprit, au sens du koan zen, des mystiques et du « château intérieur[5] » de Sainte Thérèse d’Avila. Ce pourquoi Zao Wou-Ki accompagna les proses flamboyantes, les « Aubes », « Marine » et « Mystique » des Illuminations d’Arthur Rimbaud[6], pour une édition plus largement accessible, puisqu’elle fut tirée à 5000 exemplaires, quoique évidemment fort recherchée. Ces « illuminations », icônes de lumière d’une mystique qui ne se préoccupe d’aucun dieu, sont de nouvelles enluminures pour le XXème siècle…
La « sagesse joyeuse », mais aussi « le deuil et l’angoisse », sont, selon Dominique de Villepin, les jalons du peintre et illustrateur de la contemplation, de l’émotion et de l’éclat de la vie parmi le cosmos, en résonance intime avec les vers et les proses des poètes élus. Ainsi vont les leçons de l’art de Zao Wou-Ki, lui qui « avait le don de l’amitié ». Mais aussi, comme le disait René Char, le don de l’« amitié admirative ».
Que voilà une initiative éditoriale judicieuse : en un beau livre, mettre à la portée du public amateur, qui sache aimer, de rares plaquettes pour bibliophiles, en reproduisant pour chacune au moins une double page, qui donne à lire et à contempler poèmes et estampes, couvertures et dédicaces, documents et photographies, tout en les accompagnant de plus vastes tableaux du maître au sourire flamboyant. Quoique les pages gravées de ces trente-sept livres ne soient pas qu’une réduction des grands tableaux, mais tout un jardin secret confié à l’amitié de la poésie et des poètes. Reste à espérer que ce livre, « vestige d’un monde disparu », pour reprendre les mots de Dominique de Villepin, relance le désir des artistes et des éditeurs pour ces bijoux de bibliophilie que notre futur nous reprochera de ne pas avoir su créer…
Une fois de plus Dominique de Villepin est le passeur du peintre en un album qui est une somme magnifique, sondant et exposant toutes les étapes de la création torrentielle de Zao Wou-Ki. Comme tout jeune peintre, il commence par des portraits, des paysages, des bouquets, des arbres. Rien de très original en ce travail figuratif. La peinture traditionnelle étudiée dans l’Empire du milieu est bouleversée, à l’occasion de son arrivée en Europe, par la découverte de Matisse, des villes d’Italie. Mais la rencontre de l’œuvre de Paul Klee, sensible à partir de 1951, l’initie à un nouveau monde pictural : le graphisme symbolique trotte sur la toile. Il ne s’agit cependant pas pour lui de rester un « sous-Klee ». En effet les signes arbustifs (dans « Paysage vert ») font le lien entre les prémices de l’abstraction occidentale et la calligraphie orientale. S’il travaille à Paris à partir de 1948, son origine chinoise se rappelle à lui grâce à des « fantômes d’idéogrammes », en un merveilleux syncrétisme.
Bientôt, dès 1955, le voici déployant son style propre : de vastes nappes colorées où reposent et dansent des signes qui n’en sont à peine, atteignant une assomption de l’abstraction lyrique, au-delà des peintres français d’alors, de Georges Mathieu à Pierre Soulages, en passant par Hans Hartung. Dès lors, cependant, ses toiles tumultueuses « sont des paysages », affirme Dominique de Villlepin. Reste à deviner, parmi ces épanchements d’émotion, ces calligraphies de la sensibilité, ces calmes explosifs, ces saveurs orchestrales, ces synesthésies de l’âme, des paysages marins et terrestres étoilés, mais absolument et secrètement allusifs, rarement titrés autrement que par une date, ou offerts en hommage à Henri Matisse, René Char ou Henri Michaux.
Qu’est-ce qui fait la sûreté et l’art de Zao Wou-Ki, alors qu’aux yeux du néophyte cela pourrait passer de pour un brutal épandage de couleur, un hasardeux gribouillage de pinceau survolté ? Il faut en effet une initiation du regard pour percevoir cet immense équilibre, cette sureté de la composition, ce dévoilement poétique de l’instant et de l’infini, à la lisière du vide et du plein du Tao. Ode à la couleur, immersion dans le torrent de la vie et de la présence, ce sont des rouges flamboyants, des jaunes chantants, des bleutés sereins, des noirs tragiques. Tous dansent dans l’équilibre spatial et cosmique d’immenses toiles, parfois jusqu’à cinq mètres de long. Et si l’on ne peut qu’imaginer ressentir l’immersion du modeste spectateur devant et dans ces formats surhumains, le format de l’album, les reproductions soignées et généreuses permettent un avant-goût à une exposition imaginaire impossible, tant ces toiles sont dispersées aux quatre coins du monde, entre Japon et Etats-Unis. Somptueusement illustré, l’album reçoit en outre une biographie, un choix généreux de la « fortune critique » du peintre, entre le poète Yves Bonnefoy et l’historien Georges Duby, une pléthore d’expositions personnelles et de collections publiques abritant ces nouveaux temples zen de l’art que sont les toiles de notre cher Zao.
On mesure avec modestie la difficulté de l’ekprhasis, cette figure de rhétorique qui désigne la description des œuvres d’art chez les Anciens, devant l’œuvre de Zao Wou Ki. Faut-il y voir un poème de Li Po, comme celui mis en épigraphe à ce maître volume des éditions Flammarion, et relire la poésie chinoise[7] ? Ou se confier aux poètes, comme Michaux, qu’il accompagna dans leurs éditions rares ? Ce serait peut-être tomber dans un littéralisme discutable. Y trouver un haïku de cinq mètres de long ? Y percevoir un torrent de nuées et de lumières, une métaphore des brûlures émotives et des sérénités humaines, une intense cosmologie ? À cet égard la belle prose poétique du préfacier, Dominique de Villepin, intitulée « Dans le labyrinthe des lumières », ne faillit pas à sa mission, même s’il s’agit d’une gageure. Il note un timide retour à la figuration dans un triptyque de 2004, « Le vent pousse la mer », dans lequel un mince graphisme signe la présence d’un bateau, donc d’un homme, parmi un souffle marin, non loin du romantique Turner, lui-même précurseur de l’abstraction. Est-ce à dire que le texte le plus proche du calme maelström de Zao Wou Ki serait celui de la béance et du chaos, sis dans les genèses des Métamorphoses d’Ovide et de L’Ancien testament, lumineux de toutes les potentialités des mondes ? À moins d’imaginer de regarder en écoutant Chronochromie d’Olivier Messiaen…
traduit de l’anglais par André Fayot, José Corti, 480 p, 22,40 €.
Tobias Smollett : L’Expédition de Humphry Clinker,
traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Phébus, 432 p, 22 €.
Georg Weerth : Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski,
traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, RN, 232 p, 23,90 €.
Comme de curieux cafards, les picaresques héros parcourent le monde, tentant de récolter quelques baies rouges de la fortune, nonobstant leurs échecs et rebonds. Qu’ils s’appellent Lazarillo de Tormes[1], le fondateur de l’espagnole lignée, en 1454, ou l’Allemand Simplicissimus en 1668, ils sont misérables, le restent, ne s’en sortent provisoirement que par leurs pirouettes, leurs coups fourrés, leurs arnaques et séductions burlesques. Cependant le Vaurien et Humphrey Clinker de Tobias Smollet ou Schenapahnski de Weerth en sont des avatars du XVIII° et du XIX°, passablement infidèles au modèle originel de l’anti-héros picaresque, dont Maurice Molho soulignait la condition de gueux misérable et mendiant, tout en notant qu’il « ne tarda guère à élargir sa signification originelle pour évoquer extensivement toutes sortes de personnages louches, sans feu ni lieu, que l’oisiveté, la paresse et le vice conduisent à la délinquance[2] ». En ce sens, les délinquants de Smollet et de Weerth, s’ils ne viennent plus d’un milieu sordide, sont indubitablement de vicieux délinquants, quoique burlesques à souhait.
Vaurien délibéré, noir scélérat et sans le moindre scrupule, tel est Ferdinand. Se prétendant, comte Fathom, son noble lignage usurpé ne l’empêche en rien d’être un gueux moral, mais l’empêche à peine de permettre que le roman de Smollet, publié en 1753, soit intrinsèquement considéré comme picaresque. Reste que, contant les aventures d’un salopard sensuel et révoltant, il s’agit d’animer de cent péripéties le récit de La Carrière d’un vaurien, qui alterne victoires et déboires avec un allant et une ironie inimitables.
Escroc, voleur, violeur, notre vaurien quitte un moment « le domaine de Vénus pour l’âpre champ de Mars », où l’on plonge bientôt parmi le registre héroïcomique. Il revient cependant aux intrigues du séducteur pour outrager la vertu de la belle Elenor, se voit ensuite fêté dans le grand monde, puis assailli par bien des revers de fortune, entre pauvreté crasse et richesse insolente acquise par de douteux moyens. C’est par les femmes qu’il exerce ses pires talents, jusqu’à un providentiel mariage et ce qui parait être une rédemption sentimentale et morale pour parachever le roman, bien que l’incrédulité du lecteur ne s’y laisse guère prendre. La satire est évidemment pleine de vigueur et de couleur, au service d’une dimension morale, par la vertu du contre-exemple. Quoique le romancier, et le lecteur avec lui, prenne un malin plaisir à ce tourbillon d’exploits et d’avanies d’un malfaiteur patenté.
On notera, non sans un frémissement de plaisir, à la fois de l’ordre de l’histoire littéraire et de « l’horrible épouvante qui anéantit peu à peu tous les secours de la raison et de la philosophie », que ce vaurien romanesque offre les prémices du roman gothique[3], avec une histoire de blanc fantôme féminin, et de « cadavre encore chaud d’un homme récemment poignardé », que notre piètre héros doit substituer à sa silhouette dans son lit pour éviter d’être poignardé à son tour, avant de s’échapper sous les yeux d’une « Hécate ratatinée »...
Au premier regard, L’Expédition de Humphry Clinker ne parait pas aussi palpitante que La Carrière d’un vaurien, dont le personnage de Fathom réapparait brièvement sous les traits d’un vertueux pharmacien de village. On aurait tort pourtant de s’arrêter au préambule entre le libraire-éditeur et l’auteur, ou par les premières pages qui semblent ne pas permettre que la mayonnaise prenne. Peut-être cela vient-il de la forme choisie, se dit-on. L’Expédition de Humphrey Clinker est en effet un roman épistolaire, genre fort en vogue à l’époque de l’Anglais Tobias Smollett, qui vécut de 1721 à 1771. Le roman par lettres nous ravit lors des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, mais il peut aussi, avec Richardson ou Rousseau, confiner à l’interminable…
Peu à peu pourtant, cette expédition acquiert sa vitesse de croisière. Dès que Lydia vient à s’amouracher d’un jeune inconnu, d’un acteur forain qui se déguise en vieux juif, dès que cette passion évidemment réprouvée par sa famille de bon aloi est pimentée par le mystère, nous voilà accrochés. S’agirait-il vraiment d’un aristocrate tout ce qu’il y a de comme il faut ? Même Mr Bramble, qui a le malheur d’être l’oncle de cette écervelée et d’un jeune homme terriblement raisonnable, de plus flanqué d’une sœur infailliblement vieille fille, nous devient sympathique malgré son esprit chagrin. Le progrès qui le cerne, sans compter ses ennuis de santé, font de ce gentleman campagnard, le type du râleur. Aux prises avec un « si méprisable monde de duperie et de fausseté », avec cette « énorme masse » londonienne qui n’est qu’un « grand déferlement du luxe et de la corruption » il est sans nul doute l’écho du caractère de l’auteur qui en voulut beaucoup de ses insuccès à ses contemporains. Conservateur -on dirait aujourd’hui réactionnaire- le bonhomme fait preuve néanmoins de charité et n’hésite pas à défendre les droits outragés. Il va se lancer dans un voyage à travers l’Angleterre et l’Ecosse, et parmi des stations balnéaires, escorté par le valet Humphrey Clinker, garçon d’écurie un rien philosophe ramassé au bord de la route, qui devient vite un personnage non moins picaresque que les autres protagonistes, parmi un roman bientôt totalement prenant. Serait-il le fils illégitime de Mr Bramble ?
Car la mauvaise humeur de Mr Bramble bascule bien souvent vers l’humour. Dénonçant la surabondance des vices anglais, le misanthrope, le mauvais coucheur en bute aux aléas d’un voyage semé d’embûches, de rencontres excentriques, est doué d’un esprit critique et caustique ; celui bien sûr de Smollet lui-même qui, après un voyage en Ecosse, s’en alla mourir à Pise avec le manuscrit de ce roman publié de manière posthume en 1770. On croise également bien des personnages hauts en couleurs. Outre le valet, c’est par exemple Lismahago, grand escogriffe à la gueule de violon, bourré de tics et qui se pique d’enseigner la phonétique… On laissera le lecteur imaginer quels retournements de situations et mariages inattendus vont animer un tel roman…
Moins que l’intrigue et cette histoire de fils naturel retrouvé, ce sont les tableaux de mœurs, les moments burlesques qui font le prix de ce récit de voyage. De curieuses pages émaillent le cours des péripéties et des chroniques parfois fastidieuses des coutumes locales. On remarquera la description de l’usine littéraire où travaillent maints paperassiers, à peine transposée de l’entreprise que fonda Smollett lui-même pour achever son Histoire de l’Angleterre. Ou la dissertation du médecin sur les pollutions et autres excréments… L’artifice du roman épistolaire n’est finalement pas sans intérêt. Les mêmes faits racontés par cinq personnages différents (y compris le franc parler à l’orthographe pittoresque de Madame Jenkins) prennent un relief saisissant et contribuent à montrer la relativité des opinions humaines : notre bourru Mr Bramble peut alors passer pour un apôtre de la tolérance et d’une liberté de la presse tempérée par la crainte de la diffamation.
Voici un sacré chenapan ! Il est digne de marquer d’une pierre bariolée l’histoire littéraire allemande. Il s’agit en effet, en 1848, l’année même du Manifeste communiste, du premier roman feuilleton d’outre-Rhin, publié dans la gazette de Marx et d’Engels.
Etymologiquement, Shenapahnski, signifie « voleur de poules ». Il faut prendre cette appellation dans tous les sens, y compris figuré. Notre héros, et plus exactement anti-héros, ploie sous le poids des dettes et s’approprie plus ou moins indûment l’argent d’autrui. Quant aux femmes, il ne se fait pas faute de les oublier, poursuivant une carrière accidentée de séducteur aux insuccès et succès divers, jusqu’à une laide et chauve duchesse, heureusement fort riche et au cœur accueillant. Ce qui le mènera jusqu’au Parlement de Frankfort.
Lecteur, tu t’amuseras beaucoup au cours de cette « rocambolesque épopée », de ces péripéties contées sur le mode héroïcomique et grivois. Une foule « d’amourettes », un duel, du « caviar de femme », des diamants achetés au nom de « Zeus» ; de Berlin à Rome, en passant par l’Espagne, les aventures burlesques s’entrechoquent avec un train d’enfer et une corrosive ironie. L’humour au galop cache cependant une satire insolente contre une classe de nobliaux plus préoccupée de ses aises et roublardises que du bonheur de ses concitoyens et du progrès de la société.
Auteur d’un seul livre, le chroniqueur social Georg Weerth ne bénéficia que d’une courte vie (1822-1856). Il s’en fut mourir à La Havane, laissant à la postérité un irremplaçable roman à clefs brocardant le chevalier Lichnowsky-Shenapahnski qui exista bel et bien, mais surtout un fleuron du récit picaresque, dans la lignée rabelaisienne et du Simplicissimus de Grimmelshausen[4].
Tobias Smollet et Georg Weerth fomentent de bien amusant anti-héros qui sont des avatars satiriques du genre picaresque, né avec Lazarillo de Tormes, cette confession anonyme parue dans l’Espagne de 1454. À cet égard la traduction des anonymes Aventures et espiègleries de Lazarillo de Tormes, publiée en 1801 et illustrée par des gravures de Ransonnette[5], est une belle infidèle puisque son deuxième volume, lui aussi anonyme, est un ajout postérieur dans lequel Lazarillo accède à une fortune sociale que sa condition aurait dû lui interdire : héritant d’un ermite, il se fait lui-même ermite, non sans avoir tenté de se marier et d’être roué de coups et volé par quatre femmes dont il se venge bientôt. Sa fin, passablement moralisatrice sera heureuse et pieuse. Or, ce qui n’était, de Lazarillo à Simplicissimus, qu’aventures de gueux picaresques condamnés à le rester, contamine avec Smollet et Weerth une bourgeoisie et une noblesse peu reluisantes. Il s’agit moins d’une évolution des mœurs que d’un renouvellement du regard des écrivains vers une satire sociale burlesque et endiablée qui n’épargne plus aucune classe sociale.
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Sola, J’ai lu, 798 p, 15,90 €.
George R.R. Martin : Dans la maison du ver,
traduit par Pierre-Paul Durastanti, Pygmalion, 144 p, 15 €.
George R.R. Martin : La Fleur de verre,
traduit par Eric Holstein, Actu SF Hélios, 296 p, 8,90 €.
George R.R. Martin : R.R.Etrospective, divers traducteurs,
Pygmalion, 1526 p, 32 €.
Pourquoi rêver de mondes qui n’existent pas, qui n’existerons jamais ? Il est évident que se projeter en toute sécurité dans les affres et les délices d’univers extrêmes est plus apaisant qu’un réel décevant, plus cathartique que le non-sens qui peut nous environner. Plutôt que de nous avachir devant l’humiliante vulgarité d’un écran, où les acteurs de Game of thrones sont des quidams endimanchés de vêtures clinquantes et alourdis de fourrures sales, de plus affligés d’assourdissants orchestres poussiéreux, préférons le silence de la lecture, qui permet le développement de l’imaginaire et de la pensée. Ornous ne nous assiérons jamais sur les pointes acérées d’un trône, ni ne changerons de corps, ni ne chasserons les « grouns » ; sauf en lisant un maestro de la fantasy : George R.R. Martin, tel qu’en lui-même son imaginaire le métamorphose. Car au-delà de l’énorme massif du Trône de fer, se cachent des romans, comme Dans la maison du ver, et des nouvelles, comme La Fleur de verre, où l’heroic fantasy le dispute à l’horreur et à la science-fiction. Et loin de laisser apparaître un stérile espace littéraire, il s’agit là d’un miroir, d’une grille de lecture de nos désarrois moraux et politiques, de notre cosmos, en un mot de notre psyché.
Faut-il encore gloser sur A Game of Trhones, improprement traduit par Le Trône de fer ? Il parait suffisamment connu, mais il s’agit là d’affirmer non seulement sa dimension, qui en fait une rare somme romanesque, mais aussi sa qualité littéraire, y compris dans le détail de l’écriture. Certes l’impétrant qui s’engagerait dans le premier tome de la saga, qui en compte cinq à ce jour, parmi sept prévus, pourrait d’abord avoir le tournis et déplorer de ne pas accrocher les wagons des séquences qui s’attachent à une poignée de personnages, puis les abandonnent, pour en installer d’autres, sans que les connexions apparaissent immédiatement. Il faut quelques centaines de pages à notre incompétent lecteur pour rassembler les tesselles apparemment dispersées en une mosaïque au vaste dessein, dont un narrateur omniscient anime tour à tour les affres et les désirs, les exploits et les tragédies d’un narrateur interne, bientôt remplacé par d’abondantes péripéties de concurrents dans une autre contrée de Westeros, parfois jusqu’à leur mort. Il y a évidemment ici quelque chose de la technique du roman-feuilleton, lorsqu’interrompu avec plus ou moins de brusquerie, un chapitre laisse baver la langue du suspense.
Dans un royaume partagé par de multiples factions et familles, une hantise domine toutes les autres : le mur du nord, au-delà duquel le froid, le noir, l’irrationnel et la plus mortelle barbarie de menaçantes créatures rôdent, au point de pouvoir déferler vers le sud. La « Garde de nuit » a pour redoutable mission de veiller aux intrusions et aux assassinats perpétrés par les « Autres », armés d’une « épée spectrale ». Aux terreurs glacées s’oppose plus tard le feu des dragons, ce qui explique que le titre du work in progress fut d’abord A Song of Ice and Fire.
Le royaume des Sept couronnes ne cesse d’être disputé entre diverses nobles familles, tandis que la dynastie des Targaryen, sur le continent oriental, intrigue pour retrouver le trône perdu, en la personne d’une héritière. Traité avec un apparent réalisme, et un zeste de fantastique, ce monde est richement médiéval, brutalement féodal. Mais outre qu’il ne correspond à aucune réalité historique connue, il apparaît peu à peu que le merveilleux, qui semblait appartenir à un passé révolu, resurgit. Des œufs de dragons, censés rester pétrifiés, éclos dans le brasier, tels des phénix, donnent de nouveau rejetons recueillis par Daenerys : « le dragon crème-et-or lui tétait le sein gauche, le vert-et-bronze le sein droit (I, p 785) ».
L’œuvre maîtresse de George R. R. Martin est évidemment redevable du Seigneur des anneaux de Tolkien, pour la fantasy, mais avec plus de puissance ; du roman historique de Maurice Druon, LesRois maudits, avec plus d’imagination; voire de l’Histoire de la chute et de la décadence de l’Empire romain de Gibbon, si l’on pense au mur d’Hadrien au nord de l’empire romain ; sinon des sanglants excès du théâtre élisabéthain, en particulier le Richard III de Shakespeare ; sans oublier l’Angleterre médiévale, en particulier la Guerre des deux Roses. Tout ce chaudron d’influences confluant dans le philtre épique et politique du Trône de fer.
Pour reprendre le titre du troisième volume, Le Trône de fer est une « tempête d’épées », mais aussi une tempête politique. Avec George R.R. Martin, la fantasy a définitivement quitté la niaiserie douceâtre de l’enfance et de l’adolescence, sa fade quincaillerie médiévale, ses elfes et sa magie. La violence guerrière, la perfidie confinant au sadisme, la sexualité aux multiples dards, où le viol et l’inceste sont monnaie courante, tout ceci nous interdit une lecture simplement pittoresque : il faut bientôt admettre que bien des « fleurs du mal » (pour reprendre le titre de Baudelaire), s’épanouissent bien saignantes, autant sur les champs de batailles que dans les geôles suspendues au-dessus du vide, que dans les tréfonds de la psyché de personnages que leur surmoi, miroir de nos bas instincts, n’encombre guère : « Comment veux-tu mourir, Tyrion, fils de Twin ? – Dans mon lit, le ventre plein de vin, ma queue dans la bouche d’une pucelle, et à quatre-vingts ans ». Le nain Tyrion Lannister, animé par une intelligence ductile, une fieffée rhétorique qui est sa meilleure arme, un sens avisé de l’humour et de la ruse politique, devient d’ailleurs celui qui manipule peu ou prou le destin des nations, non sans péripéties stupéfiantes : il use deux fois du duel judiciaire pour se disculper, est blessé jusqu’au coma, le nez arraché, lors d’une guerre qu’il remporte bien qu’on le fruste de sa victoire, tue son père qui couche avec sa maîtresse, voit une naine se faire à sa place décapiter, est réduit en esclavage… Laissons le romancier le mener encore où son sens de l’intrigue et des manipulations politiques l’entraîne.
Bien moins confortable que le fantasme de Tyrion, et pourtant infiniment convoité, est le trône de fer : « Immense, hérissé de pointes et de lames acérées, tordues, déchiquetés comme à plaisir, enchevêtrées de façon grotesque, il était aussi, conformément aux dires de Robert, d’une démoniaque incommodité. […] Entre chacun de ses doigts posés sur les bras du trône, émergeaient, crochues comme des serres, des pointes d’épées tordues, […] Cette énorme bête noire agrémentée de lames de rasoir, de barbelures et de faveurs de métal mortel, ce hideux fauteuil capable de tuer et qui, à en croire les chroniqueurs, ne s’en était pas privé ( I, p 457 et 460) » Comme pour signifier toute l’abjection cruelle du pouvoir absolu, y compris contre soi, donc mâtinée de sadisme et de masochisme, ce qui est l’intrinsèque récompense et châtiment de l’orgueil.
Qui sait alors, si ce jeu des trônes, en sus des fureurs shakespeariennes de Richard III, ne cache pas les ténèbres aveuglantes où gît le ballet de la succession entre Lénine, Trotsky et Staline, le second assassiné à coup de pic à glace. Au lecteur d’y lire d’autres jeux d’échecs aux pièces acérées de l’Histoire…
Autre grande saga aux multiples volets de la fantasy, Harry Potter déploie également un vaste univers, de surcroît aussi cohérent que détaillé. Cependant, malgré ses mille qualités, ce dernier pêche par la platitude du style et le peu d’imagination du vocabulaire, même si de volume en volume, la psyché devient plus sombre, les « détraqueurs » plus béants, le mystère du mal plus angoissant. Ce qui n’est assurément pas le cas du Trône de fer, au vocabulaire soigné, parfois rare, aux métaphores coruscantes, aux personnages complexes et fouillés, aux facettes parfois contradictoires, aux zones de noirceurs, d’innocence et de grisaille plus qu’intrigantes. La narration s’anime au moyen du sens de l’ironie, du sarcasme, rarement du lyrisme, souvent du pire pathétique, d’un tragique rapidement jeté aux orties, et, par-dessus tout d’une dynamique épique tonitruante. Au point que jeux de rôles et jeux vidéo de stratégie fleurissent aux pieds du trône de fer…
Harry Potter a une dimension morale positive : le Bien finit par triompher du Mal, à force de vertus, de combattivité. Le Trône de fer induit une morale bien différente : pour paraphraser La Fontaine, la raison du plus fort et du plus rusé triomphe, quoique provisoirement, sans respect pour la hauteur morale dont faisaient preuve les chevaliers de la Table ronde, opposés sans partage aux chevaliers félons. En ce sens Martin est plus fidèle à notre réalité, et en particulier à celle des empires : « Les dieux veulent ceci cela, par ici par là se situe la frontière entre le bien et le mal (I, p 755) ».
Les héros sont mâtinés d’anti-héros, les bons tout autant méchants, les méchants passagèrement séduisants, sans l’ombre d’un artificiel manichéisme. S’il en est un qui puisse passer pour l’incarnation du bien, il sera bientôt corrompu, ou renvoyé à ses ancêtres. Ainsi Ned Stark, l’un de ceux qui fut « La Main du Roi », et auquel nous pourrions nous attacher, étant donné son charisme, son intégrité morale kantienne, est-il sans pitié abattu, décapité avec sa propre épée, nommée « Glace » ; s’en suivra d’ailleurs la guerre des cinq royaumes. Car « Ce que le Roi chie, la Main essuie ». Lecteur, songe donc qu’il est imprudent de s’identifier à un personnage, tant il est sur la corde raide ; qui sait si le prochain chapitre le maintiendra en vie, le rendra gravement handicapé ou le maintiendra sur le trône de fer. L’enfant qui s’y juche un temps est par ailleurs un sale gosse, gâté pourri par sa mère, capable d’une tyrannie infecte, et que l’on rêve de voir bientôt empalé sur son propre trône. Car, selon la moralité au moins reprise deux fois (I, 483 et 503), « Lorsqu’on s’amuse au jeu des trônes, il faut vaincre ou périr, il n’y pas de moyen terme ». En ce sens l’archétype du combat du Bien contre le Mal en prend un sale coup.
Une lecture marxiste serait également inopérante : point de salut non plus pour les classes sociales les plus basses, dans une société stratifiée, qui associe un luxe exquis, outrageant, à de sordides cloaques, ce jusque dans l’âme (s’ils en ont une) des personnages. Un fil psychiatrique serait plus opérant, tant la folie du pouvoir, du sexe, de la violence, de l’humiliation danse parmi les loups humains ; seule Daenerys Targryen semble y échapper, paraissant incarner une reine conquérante et pacifique, digne des Lumières. Quant aux religions, elles sont plutôt officiellement polythéistes -ce qui est une forme de sagesse[1]-, même si viennent du Nord un animisme et de l’Est un monothéiste nanti d’un Dieu rouge moralement intraitable et coléreux. Faut-il y lire un reflet de notre Histoire et de notre contemporain ? Mais le phénomène religieux ne semble pas le principal levier parmi le jeu des trônes, d’autant que Tyrion se moque des superstitions, il ne semble avoir qu’une valeur allusive ; pensons par exemple au magnifique passage où l’on défile entre les statues et témoignages venus des dieux disparus et pris aux peuples vaincus. En tout état de cause, elle n’embarrasse pas Khaleesi lorsqu’elle choisit d’étouffer son époux, le beau barbare Khal Drogo, quand une opération menée par une vengeresse ensorceleuse prétendit le guérir pour faire de lui un légume ; ce qui est par ailleurs un choix éthique en terme d’euthanasie.
Aux qualités du roman populaire addictif et pas le moins du monde anorexique, s’ajoute une dimension que le philosophe de la nature humaine saura enchaîner avec les classiques de la philosophie politique ; au point qu’un Michel Weber y lut les reflets des enjeux cruciaux de notre époque[2]. Une éthique machiavelienne y retrouverait-elle ses petits, lorsque, surpris dans le lit incestueux de sa sœur, la reine Cersei, Jaime Lannister choisit de défenestrer Bran, dont le témoignage aurait pu générer une guerre civile ? Ce qu’analyse Marianne Chaillan[3] en parlant à son propos de « morale conséquentialiste à la Bentham. N’entend-on pas au Trône de fer ce « l’homme est un loup pour l’homme » qui fit de l’auteur du Léviathan, Hobbes, un contradicteur de l’homme naturellement bon de Rousseau ? Ne devine-t-on pas en Tywin Lannister un prince qui a failli incarner les qualités du Prince de Machiavel[4] ?
Nous ne prétendrons pas balayer l’œuvre entière et colossale de George R.R. Martin. Tentons cependant quelques coups de sonde vers un de ces romans courts, de plus joliment mis en page et en couverture noire, blanche et pailletée d’or. La Maison du ver, par exemple. Une première lecture pourrait tomber dans le piège du seul prisme de la fantasy simplette pour préadolescents, nantie de créatures passablement monstrueuses. « Ver blanc », « Viandard » et « grouns », voilà qui parait un conte puéril. Le jeune et bel Annelyn, passablement imbu de lui-même, se targue de descendre dans le terrier du Ver pour tuer le Viandard. Le nouveau Thésée descend dans une fosse, un « Sous-boyau », des tunnels, rencontrant le cadavre d’un ver géant, se heurtant à des pièges, des agressions, des « vers mangeurs », des « yaga-la-hai », un « groun » affreusement colossal, luttant contre la rouille, l’obscurité et l’humidité. Parviendra-t-il à honorer son défi ? Reste qu’il revient maigre et souillé…
Cependant, si l’on consent à une psychanalyse des contes[5], vers quels gouffres de l’inconscient descend le jeune Annelyn ? En ce sens, le récit exerce une fonction thérapeutique, figurant les peurs ataviques et animant un héros adolescent qui les défie. Quête, épreuves, combat du bien contre le mal, l’on reconnaît la fonction d’initiation. En cet apologue, et dans une prose intensément poétique (il faut remercier le traducteur), il s’agit de se demander comment et si l’on peut lutter contre l’entropie, et plus encore de l’accepter. Car le Ver blanc est « corruption », « mort » et « entropie » ; « Et ne pleurons pas quand bien même le cercle du vivant s’étrécit et toute chose périt », pourrait être la morale.
Le nouvelliste est également prolixe, sans galvauder son art. Choisissons quelques nouvelles, qui ne sont d’ailleurs pas indignes de celles de Ballard[6], parmi le recueil La Fleur de verre. Celle-ci a été offerte à une jeune fille qui se remémore « les mondes d’acier et de plastique où j’ai passé mes vies ». Il y a là « tant de mondes, tant de cultures différentes, tant de systèmes de valeurs et de niveaux de technologies », ce que l’on pourrait appliquer à l’œuvre entière du Maestro Martin. Un cyborg se propose de « tenter de gagner une nouvelle vie en jouant au jeu des esprits », alors que la maîtresse de ce dernier a plusieurs fois changé de corps, des plus immondes aux plus suaves. L’imaginaire dépasse alors nos perspectives de transhumanisme, de robotique et d’Intelligence Artificielle[7] : l’on connait « la maîtrise de la génétique aux sources de la beauté », il est possible de « retranscrire l’empreinte complète d’un esprit humain sur un cristal matrice »… Le lecteur avisé ne peut que s’interroger sur la caution éthique de telles avancées.
En cette « Fleur de verre » aux richissimes pétales d’idées, l’écriture est à la fois ciselée et métaphysique, convoquant le sens de la vie, s’il en est un. Interviennent « douze Judas Iscariote », une chambre dont le dôme « forme une gigantesque mosaïque de vie et de mort », car c’est là que se déroule le jeu ; un jeu cruel de gladiateurs science-fictionnels où le mal et la douleur atteignent des hauteurs surnaturelles, un jeu dont le sens moral est plus que suspect, quoiqu’il s’agisse d’illusions. Le duel psychique de la narratrice avec Kleronomas, riche de savoirs et de « souvenirs cristallisés », bouillonne d’invention expressive et poétique : « Au jeu des esprits, plus encore que dans la vraie vie, images et métaphores sont tout ». Il n’est pas risqué d’y voir un manuel de manipulation psychique, voire médiatique et politique…
Avec son Kenny Dorchester, dans « Le régime du singe », notre nouvelliste associe l’acuité psychologique qui travaille au scalpel un obèse et le fantastique le plus simiesque et horrifiant, avec une chute (dans les deux sens du terme) providentielle et désopilante. Et traversant ce recueil, sans le déflorer entièrement tant les surprises y sont sucrées comme une luxure effrayante, invitons le lecteur à découvrir les « déodandes » mort-vivants, un nécromant assassiné, une « Mémé Gombo » qui connait « les hommes aux aiguilles », une fin du monde où la « chair se mit à fondre sur ses os »…
On se fera une petite idée de l’envergure colossale de notre Balzac de la fantasy, en feuilletant R.R.étrospective, soit 1526 pages, rassemblant trente-deux nouvelles (où l’on retrouve quelques-unes venues de La Fleur de verre), deux scénarios inédits, un commentaire souvent éclairant de l’auteur lui-même sur chaque étape créatrice, une bibliographie, tout cela rangé de façon chronologique et thématique ; et encore ce n’est qu’un choix ! Même si peut-être doit-on déplorer que l’éditeur n’ait pas conservé (ou traduit) le titre original commençant par Dreamsongs, qu’il n’ait pas fait de ce malcommode pavé un ou deux tomes reliés et cartonnés, que l’on se rassure, les fans, les aficionados, n’en feront pas une indigestion, au contraire…
La marée des titres brasse notre appétence à l’imaginaire : « Le Volcryn », « Les héritiers du château des tortues », « Hybrides et horreurs » ou « Wild cards »… Aussi l’œuvre apparait bientôt dans toute sa polymorphie, du space opera science-fictionnel à l’horreur criarde des invasifs « Rois des sables » , en passant, last but not least, par la fantasy. Voici, outre nouvelliste et romancier, notre bonhomme Martin avec bésicles, casquette et barbe fournie, devenu scénariste, producteur, soit un véritable Protée de l’écriture. Qu’il s’agisse de vampires en un milieu historique, de SF horrifique, de magie, ou de fresques politiques galactiques, le minimalisme étique n’est pas son fétiche, pour notre plus grand plaisir. Passions et péchés capitaux, exotisme et sens de l’aventure, jeux de pouvoir, capacité à créer des personnages hauts en couleurs, en émotions et ambitions, mais aussi des cultures, à l’instar de Dan Simmons[8], rien ne nous est épargné.
Picorons en cette somme. Avec « Le Volcryn », qui a presque la dimension d’un roman, une novella en fait, une science-fiction largement cosmologique, dont les temps dépassent ceux de Jésus et des planètes, fait coexister en un étrange vaisseau spatial un hologramme et quelques voyageurs. Là il sera possible de tenir en ses mains « l’âme de cristal de l’Armageddon ». Mais gare à celui dont le crâne va bientôt exploser !
Peut-être faut-il être un fan forcené pour affronter les scénarios in extenso, même si Hollywood et le chant des sirènes est un titre affriolant. C’est avec le plaisir de goûter le parfum putréfié de l’horreur que nous lirons les « Extraits du journal de Xavier Desmond ». Affligé d’une trompe éléphantesque à la suite d’un « xénovirus », ce dernier est un « joker ». Ses congénères, atteints de difformités, d’excroissances et hybridations diverses, meurent de manière atroce. Est-il vrai, demande-t-il, que « nos corps reflèteraient plus ou moins notre âme », selon ce que maintes religions préconisent ?
Quelles que soient les nouvelles, les romans, George R.R. Martin a le sens de l’incipit tonnant in media res : « Au début, j’étais le seul public de mes histoires » (« Un fan de quadrichromie »), « Le Prophète s’en vint par le Sud, un drapeau dans la main droite, et un manche de pioche dans la gauche, afin de prêcher le credo de l’Américanisme » (« Et la mort est son héritage »). On croirait une allusion à La Guerre de la fin du monde de Mario Vargas Llosa[9]. Une autre nouvelle est un bijou épique où l’on sacrifie « le héros ». Le virtuose du clavier a également le sens affuté des allusions mythologiques, nombreuses ; ainsi lorsqu’un astronef nommé « Charon » vogue vers « Cerbère ». Et comme il n’y a pas de science-fiction de haut-vol si l’on n’invente pas les religions de ses planètes (comme chez Dan Simmons), on découvrira celle des Ch’kéens », qui se laissent dévorer vivants dans « Une chanson pour Lya ». Mieux, on prendra rendez-vous dans « La Cité de pierre », où « les Bâtisseurs ont noué les fils de l’espace-temps ». Georges R.R. Martin est bien l’un de ces bâtisseurs, qui, en outre, a su nouer les fils de l’heroic fantasy et de la science-fiction, à tel point que le lecteur n’aime rien tant qu’en découdre avec ses pages…
Comme La Fontaine[10] ou Perrault[11], qui fabulaient et contaient pour les enfants, George R.R. Martin n’écrit-il que pour les adolescents ? Ses apologues, qu’ils soient au format du conte, de la nouvelle ou de la monstrueuse fresque romanesque (que Dieu, s’il existe, lui prête vie pour achever son septième trône) divertissent en un magnifique tohu-bohu aux couleurs outrageantes et délicates, et donnent à penser, autant en termes de morale politique que d’éthique scientifique. Plaire et instruire était la devise des classiques, venue du « placere et docere » d’Horace ; ce peut être celle de notre écrivain, qui alimente également les canaux de la peur fascinante et ceux de l’intellect, en particulier de la philosophie politique, grâce à son Histoire fictive parallèle à celle de l’humanité, grâce à ses jeux des trônes et des esprits.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.