Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, qu’il fut créé par celle des Muses que l’on appelle Calliope. Et qu’Hésiode, le poète de la Théogonie, de la Création, la regarde comme supérieure à toutes les autres Muses, que Diodore de Sicile dit qu’elle est la plus savante d’entre elles, que la beauté de sa voix lui a permis ce nom, comme le sait notre historien ici présent de ses yeux feux, à moi farouchement, gracieusement abandonnés. Ce pourquoi, amies et concurrentes, vous allez devoir, en plus d’entendre mon récit, bientôt intervenir dans le Jeu. Jeu qui est à la fois la surface neuronale de mon moi, un logiciel complexe et un tableau polyplanétaire. Sans compter qu’il va révéler, s’il en était besoin, la véritable nature de chacune des Muses ici présentes. Mais n’imaginez pas un instant de vous sentir offensés et de vouloir vous venger de moi, comme lorsque Vénus a fait tuer Orphée. Je n’ai pas de fils, pas même l’historien ici présent, dont il serait vain, dans votre fureur rentrée, d’imaginer la peau brisée par des thyrses de base-ball, les membres arrachés par vos mains de boxeurs, les chairs déchirés par vos dents redessinées par la chirurgie esthétique. Suffit ! Que je lève la langue du récit, comme ceci, voyez, et vous êtes l’immobilité même, statufiés, avec seule la tendresse dans l’oreille. Clios, l’Historien, est mon immortel protégé, dont le talent va plus loin pour transcrire nos voix qu’un simple appareil enregistreur, magnétophone ou puce espionne, aussi loin que le peut la complicité de l’émotion, la sensualité des voyelles, la musicalité des consonnes, l’implicite des intentions et l’animation de cette éloquence qui m’est native, mais qui pour lui être totalement offerte mérite encore la chaleur de sa pédagogue. Regardez comme il brûle, dans ses yeux couleurs de fauve duveteux, dans ses empreintes digitales si douces et cependant nervurées comme l’intensité du plaisir, que je lui fasse l’amour. Peut-être, ne serait-ce, chers auditeurs, que pour vous voir rosir, verdir, bouillir et vomir, et s’il se conduit bien, le satisferais-je. Mais trêve de préambules mythologiques, j’en viens enfin aux labyrinthes imagés de mon nouveau jeu vidéo…
Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, comment j’ai créé et fait vivre, en passant par sa vaste expansion, jusqu’à l’imminence de sa destruction et jusqu’à son triomphe enfin, le Jeu vidéo bien connu qui embrasa et pacifia les passions. Dès l’instant de sa conception, je l’appelai « Civilisation ».
Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, que « Civilisation » n’est d’abord qu’un logiciel téléchargeable gratuitement, la première case individuelle d’un immense damier en réseau où chaque joueur se voit offrir, de manière aléatoire, un enfant vide. Car il n’a ni ADN ni éducation. Chaque action positive qu’impulse pour lui le joueur, qu’il s’agisse de manger, boire, jouer, mais surtout d’apprendre quelque chose sur lui-même et sur le monde, donne à cet enfant des points de gestation et de connaissance qui lui permettent de s’agréger avec un programme génétique dont les séquences sont péchées de manière aléatoire. Ensuite de se construire un programme éducatif qui enrichit ses possibilités. Quoiqu’en quelque sorte il hérite du patrimoine psychogénétique du joueur qui l’anime.
Autant dans une sorte de magasin géant où l’on ne paie qu’avec la connaissance et des actions positives -autrement dit des points de Civilisation-, que par l’inventivité du joueur qui peut créer, vêtir et intelligir son enfançon, vont se mettre à vivre et à grandir sur le webjeu mille et un personnages. Au cours de divers apprentissages et épreuves initiatiques, comme apprendre à lire, résoudre des problèmes, sentir des émotions, passer des galops d’essai et des grands oraux, conceptualiser la beauté, produire des ressources agricoles et technologiques, commercer, construire des monuments…, peu à peu ils acquièrent expérience et se mettent à créer, multipliant ainsi leurs points de Civilisation, d’autant plus importants que l’on acquiert connaissances et compétences ; plus importants encore si l’on fonde des institutions démocratiques, si l’on contribue au bien être et à la prospérité du plus grande nombre, si l’on anime des sociétés non exclusives et originales, si l’on ouvre et remplit des bibliothèques, si l’on multiplie les œuvres d’art jusque dans le quotidien.
Photo : Alexis Legayet.
Une fois devenu Aube de Civilisation, chaque enfant choisit parmi les neuf planètes celle où investir son capital de Civilisation et sur laquelle, devenu Être de Civilisation, il peut engendrer d’autres enfants et constituer, ou reconstituer, un groupe de travail, une société. Ainsi, sur Uranus, il intégrera la Civilisation des architectes et astronomes, sur Terpsichora, celle de la danse, sur Clio, l’Histoire, sur Thalius, le cinéma, sur Euterpa, la musique, sur Eratora, la peinture, sur Polumnia, l’éloquence, sur Melpomus, le théâtre, sur Calliope, les jeux. Etant entendu que cette dernière planète est centrale et fournit l’énergie qui fait tourner les huit autres autour d’elle, se nourrissant en retour des arts et des sciences que vous animez et enrichissez pour mon curieux appétit de savoir. Bien sûr, en conséquence, chacune de ces neuf planètes est une cité de la Vertu, du bonheur et de la liberté…
Sur quelque planète que ce soit, on a la possibilité autant de ressusciter une civilisation disparue que d’inventer de nouvelles, la seule condition étant que le loisir favori de ces sociétés soit en accord avec la destination artistique de chacune des planètes. Néanmoins, il est permis de migrer au gré de ses désirs et plaisirs d’une planète à l’autre, sachant qu’en partant on laisse en héritage la moitié de ses points de Civilisation. Une saine émulation conduira ainsi à décerner au cours de jeux floraux une couronne de Civilisation autant à la planète qui aura le plus brillé parmi ses concurrentes qu’aux individus qui auront le plus bellement fait prospérer sa société et son être de Civilisation, que ce soit dans la collectivité de l’économie ou dans la solitude de son art, sans que l’un empêche l’autre y compris au sein d’un même et individualiste joueur. La concurrence et l’émulation -donc la liberté- règnent de fait dans « Civilisation ».
La pose des pierres architecturales vaut à chaque joueur un point de Civilisation par pierre, une caresse du regard vaut un point, un sonnet vingt points, une amitié trente points, une technologie innovante et positive, qu’il s’agisse d’usinage, d’organisme génétiquement modifié, de nanotechnologie ou d’informatique, vaut cinquante points, un amour soixante points, l’éros accompli quatre-vingts, la création d’une œuvre d’art réussie vaut cent points, deux cents s’il s’agit sur Calliopa d’une œuvre d’art totale, sans compter dans les deux cas précédents l’immortalité muséale conférée à son joueur-auteur. Une religion paisible aux transcendances puissantes vaut également deux cents points. Une constitution équilibrée, tolérante et effective vaut trois cent points, en tant qu’œuvre d’art politique…
Chaque société étant libre de prospérer et d’inventer, déjà l’on voit se mettre en place, depuis le solitaire ordinateur d’un rêveur entreprenant, la fondation de la Cité céleste et ses voix d’anges exaltées sur Euterpa, à laquelle d’autres joueurs, voire un collectif de joueurs, peuvent apporter leur partition, leur logiciel et leurs fonctionnalités si le fondateur y consent. Plus loin, l’un imagine de faire revivre et réussir les communautés anarchistes agricoles du XIX°, l’autre de mettre en scène sur Thalius la bourgeoisie commerçante hanséatique. Ainsi, sur Eratora, les Anasazi du Nouveau Mexique peignent de nouveau sur le sable, les condottières de la Renaissance italienne, le livre de Machiavel à la main, établissent la paix autour de la prospérité florentine, les quakers de la Nouvelle Angleterre concourent aux brouillons et à l’achèvement de la constitution américaine à la fin du XVIII°. Cependant, les civilisations conceptuelles et utopiques ont autant de réalités que les autres. Sur Terpsichora, nait le ballet Alice, développé à partir du livre de Lewis Carroll. Un joueur restitue l’Ile d’utopie de Thomas More avec ses habitants, ses structures économiques et sociales, un autre donne vie à la société communiste idéale telle que l’a rêvée Marx à la fin du Manifeste du parti Communiste… D’autres réécrivent l’histoire en célébrant la réalité des plus belles uchronies. Un joueur spécialiste de l’antiquité romaine imagine d’engager Auguste à libérer tous les esclaves, préparant la première démocratie constitutionnelle alliée avec un tolérant polythéisme, évitant ainsi les succès planétaires d’un obscur prophète appelé Jésus et cantonnant par la suite dans les sables brûlants de l’Arabie un Islam à jamais resté embryonnaire et desséché. Un autre fait intervenir militairement l’Angleterre et la France lors de la remilitarisation de la Rhénanie puis de la prise avortée des Sudètes empêchant ainsi Hitler d’être autre chose qu’un médiocre tyran bientôt affaibli par la prospérité des démocraties environnantes et chassé sous les huées du peuple allemand.
Joan Blaeu : Atlas Maior, 1655.
Mais, me direz-vous, la violence, le crime, le mensonge, en un mot le mal, n’existaient pas dans « Civilisation » ? Eh bien non ! Comment aurait-il pu y prospérer puisque je n’avais fourni que des briques vertueuses et heureuses à chaque joueur en réseau pour construire et s’échanger la sensation unanime de l’amour.
Quand apparut soudain, comme une tache en fond d’œil, un virus, un site malade, qui gangréna « Civilisation ». Sur Terpsichora en effet, un accident malheureux, quelque fuite de gaz peut-être, endommagea gravement une pâtisserie d’art, en tuant deux danseuses gourmandes… Quoi ! On égorgea bientôt là-bas de manière atroce quelques jeunes chevreuils de ballet, ces garçons un peu chiens fous mais ravissants. Avais-je commis quelque erreur ou mauvaise vue dans un coin égaré de « Civilisation » ? Etait-ce d’avoir laissé vivre les émotions et l’affect dans toute leur splendeur ? Des joueurs, me semble-t-il, s’étaient sentis frustrés de ne pas engranger autant de points de Civilisation que d’autres, s’étaient aigris de ressentiment au point de laisser pourrir leur jalousie et de jeter des éclaboussures de haine. Ils s’étaient donc désintéressés du bonheur de construire et de la suavité des œuvres d’art parfaites ! Auquel cas peut-être devais-je, non sans châtier là-bas les crimes, faire preuve de tolérance envers ce sentiment d’abandon qui animait des joueurs de Civilisation moins favorisés… A moins que les utopies collectivistes et anarchistes aient révélé leur impossibilité native… Etait-ce la liberté que j’avais posée en dogme qui d’elle-même s’était égarée ? Ce libre-arbitre là incluait-il le possible choix du mal ?
Le Jeu raconte en effet, mais Calliope est plus savante, qu’un disque dur s’est installé dans « Civilisation » au point de rapidement prospérer comme un Jeu concurrent, dont on apprend bientôt que le créateur est Melpomus par son prière d’insérer qui se veut un addenda à « Civilisation » : « Sur notre planète Melpomus, les points de Civilisation sont trop chichement répartis. Pourquoi ? Parce qu’un théâtre sans tragédie, ou du moins qui ne repose que sur la fadeur de la fiction et sur aucune tragédie réellement vécue et ressentie par les joueurs, n’est d’aucune créativité, d’aucune force esthétique et morale. Toutes les œuvres de « Civilisation » sont lénifiantes et niaises comme l’ennui du bonheur : en un mot médiocres. Pas de bonne tragédie sans le mal, son influence, sa douleur et son vécu. La fadeur d’une vie bonne ne vaut pas la puissance d’une vie excitée par le mal et vécue dans la tragédie. Ce pourquoi je propose à ceux qui voudront me rejoindre un théâtre où s’épanouira et s’épanouit déjà l’intensité immarcescible du tragique : j’ai nommé « Barbarie », le Jeu magnifiquement concurrent, le Jeu où les points de barbarie s’acquièrent en clin d’œil. Au lieu de longues journées et années de Jeu pour accumuler un maigre panier de points de Civilisation, il suffit d’un coup de hache dans un corps -et non dans un arbre dans le but fastidieux de construire une maison- d’un jet d’essence et de flamme sur un musée ou sur un théâtre aussi trompeur que le fatigant labeur de la fiction pour voir régner autour de soi les pleurs et le sang, le vice et la mort, pour aussitôt donc amplement moissonner les points de Barbarie qui vous sacrent instantanément barbare de choc. Qu’importe si vous-même êtes fauché dans la moisson de tripes et d’écorchés, vous voilà auréolé, dans d’éternelles représentations, sur le théâtre de Melpomus, du titre de Grand Héros Tragique dont les exploits seront sans cesse joués sur les scènes de la mémoire. » On ne s’étonnera pas si, parmi les neuf planètes, la contagion de cette exaltation virale et l’extension du conflit avec « Civilisation » s’envenimèrent comme une traînée de sida…
Le Jeu raconte, mais Calliope est plus savante, que dans « Barbarie », des joueurs pervers se liguent pour installer la victoire des Nazis et des Japonais sur les terres des Etats-Unis, comme dans Le Maître du haut château de Philip K. Dick. D’autres généralisent le succès des plus cruels jeux du cirque romains, ou reprennent les recettes éprouvées des guerres tribales primitives qui tuèrent jusqu’à quatre-vingt pour cent de la population des jeunes hommes, ou encore font revivre les surabondants sacrifices de jeunes filles nubiles pratiqués par les couteaux d’onyx des anciens Aztèques…
C’est ainsi que jusque dans « Civilisation », les communautés agricoles anarchistes se mirent d’abord à dégénérer dans la procrastination, l’impéritie, les vols, dans les luttes intestines pour le pouvoir, les crimes politiques et les famines. Que la réalisation apparemment parfaite du communisme marxiste originel se gangréna aussitôt de la conception de tyrannies échevelées où fumèrent dans le froid les archipels des goulags, où gelèrent les cadavres que le permafrost sibérien et les sables volatiles du Gobi chinois ne permettaient plus d’enterrer, où les yeux des mères et des fiancées tombaient comme des billes putréfiées, leurs larmes évaporées sur un sol inhumain… La planète Polumnia se révéla soudain totalement gagnée par « Barbarie ». Comment la terre de l’éloquence avait-elle pu faire allégeance à celle qui semblait être par nature la terre du mal ? On peut supposer que pour elle, être juge éloquente était plus excitant dans « Barbarie » que dans la forme précédente du Jeu, où elle animait de démocratiques, nuancés et courtois débats. Que la copulation récurrente qui occupait les héros de Melpomus et de Polumnia était une copulation de combat, barbare et sadomasochiste… Sans qu’on sache qui était le sado et qui était le maso. Les viols de prédateurs et de prédatrices devenaient monnaie courante, monnaie de points de Barbarie qui déboulait comme jackpot sur deux planètes enfiévrées.
Les Jeux racontent, mais Calliope est plus savante, que le combat de Calliope et de « Civilisation » contre Melpomus et « Barbarie » essaima parmi toutes les joueurs et devint la guerre des neuf planètes. Terpsichora est soudain détruite en guise de déclaration de guerre. Un sombre ballet de linges noircis et ensanglantés n’y danse plus que parmi les ruines de la schizophrénie suicidaire.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.