par les historiens Alain Corbin et Jean-Louis Hue.
Suivi par Terra incognita.
Alain Corbin : Histoire buissonnière de la pluie, Champs Flammarion 112 p, 5 €.
Alain Corbin : La Fraîcheur de l’herbe, Pluriel Fayard, 240 p, 8 €.
Jean-Louis Hue : Histoire de la pluie, Grasset, 2019, 304 p, 20 €.
Alain Corbin : Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance,
Albin Michel, 2020, 284 p, 21,90 €.
Qui ne saurait voir dans la rondeur et la lumière des gouttes de pluie, dans le graphisme et l'ondoiement des graminées, une délicatesse de la nature, une poétique beauté ? Aussi, pour oublier les fureurs du monde, faut-il trouver refuge auprès de la fraîcheur de l’herbe et de la pluie. C’est également auprès de la paix des livres qu’il faut venir rencontrer Alain Corbin, historien des causes minuscules, qui, paisiblement, prend le temps de l’heureuse érudition pour écrire une Histoire buissonnière de la pluie, nantie de son indubitable complice : La Fraîcheur de l’herbe, alors qu’autre complice, Jean-Louis Hue, conte également la pluie, mais en 40 épisodes. Causes minuscules, qui, à y regarder d’un peu plus près, se révèlent riches d’enseignements, bien entendu historiques, mais aussi sociologiques, psychologiques et poétiques, dégageant des Histoires de mentalités, comme il l’a fait à l’occasion de ses investigations autour du corps, de la virilité, du silence et des odeurs, par exemple dans Le Miasme et la jonquille[1]. Et comme il le fait encore, tout sous-entendant modestement son ignorance, face aux éléments qui font notre planète, dans Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance.
L'on ne confrontera pas cette Histoire de la pluie avec une Histoire du climat, comme la dressa un autre historien, Emanuel Le Roy Ladurie, auteur d’une belle Histoire du climat depuis l’an mil[2]. Il s’agit plus exactement de sensibilité à cet événement météorologique heureusement récurrent. Sauf que trop abondante, ou désespérément absente, la pluviométrie devient la mesure des catastrophes, bibliques ou écologiques.
Ennuyeux comme la pluie, dit-on. Alain Corbin vient nous prouver qu’il n’en est rien. L’historien y découvre un bruissement littéraire et historique sans nombre. L’essai est l’air de rien fort bien ordonné. Il commence par les couleurs politiques de la pluie, continue par sa « tristesse épouvantable », pour prendre de la hauteur avec la « Politique du mauvais temps » et s’achever sur les saints « pleurards » et les invocations adressées à leur générosité humide, qui, n’en doutons-pas, ont trouvé leur avatar dans la météorologie contemporaine, son besoin et son culte des prévisions.
La « météo-sensibilité » s’exacerbe à l’époque du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre associe la pluie à la mélancolie, puis aux larmes féminines, donc à l’éros. Pourtant, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois, Thoreau[3], la « magnifie » ; bienveillante, elle est un « globe de cristal ». Hélas, elle est plus souvent un désagrément ; en témoigne Madame de Sévigné qui se plaint en ses lettres des bourbiers et des « abîmes d’eau » qui empêchent sa promenade, et au point que Stendhal l’exècre. Elle est un cataclysme, comme ce Déluge qui hante la Bible et la peinture, une permanente occasion de spleen pluvieux pour Baudelaire et Verlaine.
Un évènement politique peut-être noyé sous les rafales : ainsi la Fête de la Fédération en 1790, ou la parade d’un Président de la République, ce que l’on ne manque pas d’interpréter comme un signe défavorable. Quoique depuis le roi Louis-Philippe, les Présidents font montre de stoïcisme sous l’averse, à l’égal des soldats et de la foule, non sans un certain orgueil et certainement une part de démagogie.
Le pire restant la boue des tranchées pour les poilus de la Première Guerre mondiale, transis jusqu’aux os, comme si la mitraille n’y suffisait pas. Ou les « pluies acides » de la pollution portées par les vents et venues des industries de l’ex bloc communiste. Heureusement, il reste le « petit coin de parapluie » qui se fait « paradis » chez Brassens. Qui se change en enfer si la sécheresse appelle en vain la pluie du ciel sur les récoltes menacées. Y pourvoiront des prières, des fontaines sacrées, des saints, car jusqu’au XX° siècle encore, « la pluie, la grêle, les orages étaient entre les mains de Dieu »…
Sur une idée originale, Alain Corbin a réalisé un ouvrage attachant. On regrette seulement, même si elle se termine sur une petite anthologie (de Shakespeare à Verhaeren, en passant par Verne et Zola) que cette pluie de connaissances évocatrices soit si brève : le temps d’une averse estivale au soleil, loin des quarante jours d’un sombre déluge…
Il pleut également depuis la Bible chez Jean-Louis Hue, des plus terribles aux plus voluptueuses, entre bénédictions propices aux cultures et catastrophes. Et puisque le biblique déluge est censé avoir duré quarante jours, c’est en autant d’épisodes que l’auteur de L’Apprentissage de la marche[4]a œuvré pour ses lecteurs, qui ont la sagesse de ne pas oublier leur parapluie. Certes, bien avant Pluviose, éphémère mois du calendrier révolutionnaire, les gouttes ont conservé le souvenir de leurs impacts dans des roches qui les ont fossilisés.
Elles sont « intimes », musicales et mélancoliques, « vagabondes » de par le monde, « religieuses », du châtiment divin à l’apocalypse, « célèbres », entre Waterloo et la boue des poilus de 14-18, ou les « Cent ans de grisaille » de la guerre du même nom, « savantes » quand la pluviométrie les mesure, « annoncées » enfin, ou imprévisibles lorsque la météorologie répugne à prédire le beau temps. Elles sont pluies d’informations, documentées, rassurantes, pittoresques, effrayantes et eschatologiques. Les poètes, comme Verlaine, les pleurent et les chantent, alors que les peintres mouillent leur chemise pour les représenter, et particulièrement les impressionnistes, entre Claude Monet à Belle Île et Gustave Caillebotte dans les rues de Paris.
Plus impressionniste, moins littéraire et plus encyclopédique qu’Alain Corbin, Jean-Louis Hue louvoie entre poésie et documentation historique. Si ces deux essayistes se recoupent et se complètent, le premier a la primeur, incontestablement ; ce qui n’enlève guère de charme au second. Car ce dernier aime les gargouilles, invoque les dieux du ciel et ne néglige pas d’observer les animaux « qui s’agitent quand la pluie s’annonce », quoiqu’il soit plus sérieux de consulter le baromètre et le pluviomètre. Voire de se fier au « Rain Business » qui fait payer ses services de probabilités météorologiques et concerne les compagnies d’assurances.
Le précédent essai d'Henri Corbin se fermait en citant une page de L’Herbe, un roman de Claude Simon, publié en 1958. Ce dernier y montre un personnage, Louise, qui associe l’ondée nocturne à la liquéfaction de son amour : « comme si la nuit toute entière, le monde tout entier se liquéfiaient lentement dans les ténèbres humides »… Aussi, de la pluie à l’herbe, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par notre historien. Sous-titrant son essai « Histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours », il propose en sa Fraîcheur de l’herbe une pérégrination à la fois temporelle et géographique, qui est un hommage appuyé et sensible à cette habitante des prairies que philosophes, chroniqueurs, et surtout poètes, ont exaltée.
Dès l’Antiquité, l’idylle pastorale chante, avec la voix de Théocrite, les bergers et les troupeaux, l’herbe et les prairies. Bonne ou mauvaise, comme le chiendent et l’ivraie biblique, apaisante ou urticante, elle est le bonheur ou le cauchemar des jardiniers, l’alliée ou l’ennemi des pelouses urbaines. « Porteuse d’origine », elle est un berceau de l’humanité, le siège des déjeuners sur l’herbe (dont celui du peintre Manet), pourquoi pas d’un érotisme champêtre, voire celle qui recouvrira nos tombes…
L’on devine que les poètes antiques, comme Virgile dans ses Géorgiques, ont célébré « la tendre verdure » ; qu’à la suite du « vert enclos » du jardin d’Eden, et de l’« hortus conclusus » médiéval, Ronsard n’est pas en reste. En outre, l’on peut être certain que les romantiques, de Lamartine à Hugo, qui, renversant l’usage, fait l’éloge de la mauvaise herbe, jusqu’à Walt Whitman[5], l’ont chérie. En effet lui sont attribuées des « valeurs morales » : son énergie, son silence, sa fécondité. Le XX° siècle ne boude pas la prairie, au point que Philippe Jaccottet la décrive et la chante sans lassitude. Pensons de plus au disert poème en prose de Francis Ponge, La Fabrique du Pré, imprimé non sans raison sur un papier tour à tour brun puis vert, dans lequel il note : « l’herbe exprime la résurrection universelle sous la forme la plus élémentaire ».
Il faut évoquer « l’herbe-mémoire », dont les propriétés sensorielles raniment un souvenir d’enfance, comme d’ailleurs le foin coupé, mais aussi les soins consacrés par Rousseau à « herboriser », dans ses Rêveries du promeneur solitaire ; ce qui nous amène au versant scientifique choyé par les naturalistes et leurs herbiers. Les romanciers ne sont pas en reste, qu’ils s’appellent Colette ou Herman Hesse. De manière récurrente, l’habitante des prés est « asile », « plénitude heureuse », participant de toute évidence d’une idéalisation de la nature.
Cependant cette nature herbeuse réclame également un travail : nourricière, elle passe par la fenaison, joyeux et labeur, parfois caniculaire, spectacle rural apprécié, associé à l’été, choyé par les peintres. N’oublions pas qu’elle se fait parfois un allié de la séduction féminine : « deux pieds de marbre blanc brillent sur l’herbe », poétisait Lamartine. La sensualité plus qu’érotique, des nymphes, des faunes et satyres, n’est pas loin, ce que Zola, comme à son habitude gourmand de grivoiserie, appelle l’espace d’une « grande fornication ». Hélas, à l’antithèse, l’allégorie de la mort, quant à elle, est « la grande faucheuse », certainement pas par hasard, de même que l’herbe des ruines pousse parmi les débris des civilisations, jusqu’à les occulter, alors que « le gazon des cimetières » cèle la paix éternelle. Ainsi, Whitman apprécie-t-il « la splendide chevelure inculte des tombes ».
Plus curieusement, l’on apprend qu’outre l’agriculture, le brin de verdure est un enjeu économique, à l’occasion de « l’herbe des golfs exportée dans les pays du Sud » ! Aussi, de même que le feuillage, elle prête sa couleur aux mouvements écologistes, terrain sur lequel Alain Corbin ne s’aventure pas : oserons-nous dire qu’il manque ici un chapitre ?
La promenade d’Alain Corbin est plus qu’agréable, notablement encyclopédique, en particulier dans le champ (la métaphore n’est ici pas vaine) de l’histoire littéraire, et un peu moins d’une histoire civilisationnelle ; même si un esprit un brin tatillon pourrait penser lui reprocher de céder à l’énumération, au syndrome du catalogue (quoique, malgré l’absence d’un index, les notes soient à cet égard précieuses), au « vertige de la liste », pour reprendre le titre d’Umberto Eco[6].
Plus grand que le brin d’herbe, l’arbre fut également l’occasion d’une investigation historique sous la plume d’Alain Corbin, avec La douceur de l'ombre. L'arbre, source d'émotions, de l'Antiquité à nos jours[7].
Une fois de plus, au-delà d’une conception de l’Histoire venue de l’Antiquité, volontiers adonnée aux « vies des hommes illustres », pour reprendre le Grec Plutarque, aux batailles et aux empires, l’on y préfère une Histoire des mentalités et de la sensibilité. Le champ embrassé par l’historien Alain Corbin fureteur est vaste. Outre ces volumes qui s’intéressent au regard porté sur la nature et sur la sensibilité qui en découle, il n’a pas manqué de s’intéresser à l’être humain. Or, loin de se focaliser sur son Histoire de la virilité[8], il a oscillé des Filles de rêves[9] aux Filles de noces[10], ces dernières, quoique le titre laisse imaginer, étant celles de la « misère sexuelle et prostitution aux XIX° et XX° siècles ». Plus vaste encore, Le triptyque de l’Histoire des émotions[11], de l’Antiquité à nos jours, outre la direction de Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, est également animé par Alain Corbin, qui a plus particulièrement dirigé le second volume, consacré à la période qui va « des Lumières à la fin du XIX° siècle », donc celle de la montée en puissance de la sensibilité, plus précisément du romantisme. Pour répondre à la pluie et l’herbe, il s’agit d’une époque nouvelle où se fait jour une attention accrue, de plus en plus émue au paysage, où fleurit un « moi météorologique ». De la colère révolutionnaire, à la tendresse et à la passion romantiques, jusqu’à l’éblouissement impressionniste, en passant par la mélancolie, toutes ces émotions trouvent alors leur figuration dans la peinture de paysage, comme chez William Turner et Caspar-David Friedrich, tour à tour délicatement paisible et violemment tempétueuse.
Il suffit à Alain Corbin de penser à élargir le propos pour que son ardeur se mette en branle. Non seulement les eaux, mais la terre, les airs, mais aussi le feu, sont les éléments de Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance. Car de longtemps nos cartes géographiques puis nos connaissances du monde ont regorgé de vides et d’erreurs. Ce sont des lieux où il n’y a ni herbe ni pluie, à peine un plateau blanc, comme un livre qui n’aurait jamais été écrit, lieux dangereux autant par l’ignorance que nous en avons, que par les abîmes d’erreur où avec eux nous sombrons.
En un volume qui pourrait être géographique, l’historien, comme son habitus le lui permet, entreprend une investigation historique, du siècle des Lumières à l’aube du XX° siècle. Auparavant nous ne savions pas grand-chose de notre terre. Seules les grandes découvertes, initiées par Christophe Colomb et Vasco de Gama, purent donner l’illusion d’une connaissance globale. Pourtant, et de longtemps, les cartes gardèrent des espaces vierges, où l’on inscrivait, au cœur de l’Afrique, de l’Asie, de l’Océanie, des pôles : « Terra incognita ». Et même si les voyages de découvertes progressèrent jusqu’à par exemple découvrir imparfaitement les sources du Nil en 1858, l’on traquait l’inconnu sur terre alors que les fonds marins restaient mystérieux, tout en pensant, jusqu’en 1870, que la mer recouvrait les pôles, quoique l’Atlas de Mercator de 1596 dessinât une terre circulaire et nantie de fleuves au pôle nord. Quant à la stratosphère, elle restait encore longtemps hors d’atteinte.
Pour Alain Corbin, le déclencheur de son travail de « feuilletage des ignorances » est un événement fondateur qui fit le sujet d’un poème de Voltaire : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Car, outre sa gravité, il fut le premier à être, dans toute l’Europe, médiatisé, pour employer un terme anachronique. La « mode tellurique » cherchait à comprendre les mécanismes d’un phénomène jusque-là le plus souvent attribué à la colère divine. Le soudain désir de savoir, ou « libido sciendi », marque un recul progressif de l’ignorance. Les discours mythiques et littéraires sont peu à peu remplacés par les connaissances expérimentales. Par exemple, le mythe du déluge permit longtemps de décrire la formation du monde après la création divine. Alors que la « théorie de la terre » de Buffon postulait bien plus que les 4000 ans attribués par une chronologie biblique, bientôt obsolète.
Le romantisme, pictural et littéraire, affamé de paysages sublimes, précéda, sinon accompagna, les développements scientifiques du XIX° siècle. Ce n’est que peu à peu que l’on mesura des profondeurs marines de plus en plus abyssales, que Luke Howard catalogua les nuages entre cirrus, cumulus et stratus, que l’échelle de Beaufort mesura les vents, que l’on compris d’où venaient et comment circulaient les glaciers : la glaciologie était née ; mais aussi l’hydrographie… Les effets sur le climat des éruptions du Laki en 1783 puis du Tambora en 1815, affreusement visibles avec des années sans soleil, froides et génératrices de famines, étaient connus, mais non leurs causes. Les prévisions météorologiques étaient encore à venir, soutenues cependant par une meilleure connaissance des mouvements atmosphériques dans les années 1880, des dépressions et des anticyclones ; non sans affronter la résistance des croyances populaires et des almanachs. L’écrivain Jules Verne, au-travers de 20 000 lieues sous les mers ou Voyage au centre de la terre, témoigne de la vulgarisation scientifique inhérente à son siècle.
Sans déroger à son habitude, notre historien distribue une impressionnante galerie d’informations ; tout juste si l’on pourrait lui reprocher ici des redites, un manque de concision parfois dommageable. Finalement l’essai d’Alain Corbin invite à la modestie. Même si les connaissances scientifiques, terriennes, aériennes et marines ont fait un bond considérable à partir du XIX° siècle jusqu’à nos jours, la prétention humaine se heurte toujours à des inconnaissances, en particulier dans le domaine de la physique quantique, de l’histoire de l’univers.
Il a moins d’un demi-siècle, Internet était une terra incognita. Autrement dit l’abîme de notre ignorance est aussi celui de phénomènes liés à de futures découvertes qui ne manqueront pas de bouleverser notre monde. Ainsi peut-être maîtriserons nous l’herbe et la pluie ; pour le meilleur ou pour le pire…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.