Montesquieu : Lettres persanes, Pierre Marteau, 1754.
Photo : T. Guinhut.
L’éloge des arts et du luxe
dans Les Lettres persanes de Montesquieu :
une éthique politique et économique
des Lumières.
Le trepalium était un instrument de torture chez les Romains : il a donné notre mot « travail ». L'on devine que de là vient notre peu d’appétit pour ce dernier. Pourtant un Philosophe des Lumières, Montesquieu, en fait un ardent éloge, couplé avec celui des richesses, dans l’une de ses Lettres persanes. Paru en 1721 de façon anonyme, ce roman épistolaire met en scène des Persans venus visiter l’Europe, échangeant une correspondance régulière entre Perse, Paris et Venise… C’est à l’occasion de la lettre CVI que l’auteur de L’Esprit des lois entreprend de nous convaincre de la nécessité des arts et du luxe. Comment l’écrivain des Lumières conduit-il son argumentation au service des richesses de tous et de l’Etat ? Etudions la posture épistolaire, puis les procédés de l’éloge, avant d’inscrire cette lettre dans le mouvement des Lumières et du libéralisme économique.
L'on connait la célèbre phrase de la lettre XXX : « Comment peut-on être Persan ? » L’étrangeté du personnage étonne le tout Paris par l’exotisme de son vêtement et son origine inusitée. La date elle-même de la lettre CVI, « le 14 de la lune de Chalval », témoigne d’un calendrier exotique, donc d’un espace divertissant. Si Montesquieu n’est pas l’inventeur de l’artifice persan et musulman (qui se ressent de l’influence de la traduction des Mille et une nuits[1] par Galland en 1704), il permet d’offrir à l’étonnement d’un regard neuf « la ville du monde la plus sensuelle » : Paris. Mais aussi de se livrer à une critique des mœurs que n’eût pas osé un Français, et que la naïveté d’un Persan excuse ; ce qui permet de ne guère risquer la censure. L’exercice moral est doublé d’une analyse politique, puisqu’il est question dans cette lettre CVI du « prince « et de l’Etat ». Mais en relation avec la question du développement économique, puisqu’il est question des « arts », au sens technique du terme, et pas seulement des « beaux-arts ».
Dans la lettre précédente, Rhédi déplorait que la science et les arts eussent conduit à la découverte des « bombes » et de la « poudre », dénonçant « les ravages de la chimie », ainsi à l’origine de tant de morts. Au point de s’exclamer : « Heureuse l’ignorance des enfants de Mahomet ! ». Cet angélisme faisait d’ailleurs l’impasse sur les guerres de conquête de ces derniers. Mais à une telle dépréciation des arts et des techniques, Usbek ne peut rester indifférent : c’est avec une vigoureuse contre-argumentation qu’il répond à son ami. Le procédé épistolaire permet alors d’incarner les personnages de cette fiction. L’échange est rendu vivant par le tutoiement observé par Usbek à l’égard de Rhédi, par l’insistance à répéter le « tu », à invoquer son nom à plusieurs reprises. Ce qui contribue à l’amicale persuasion, quand Usbek fait la leçon à Rhédi, employant le registre polémique puis didactique. Au point que le « je » employé par le premier permette l’identification du lecteur que nous sommes. La lettre nous est, in fine, destinée.
Elle est également destinée à contrecarrer les préjugés du destinataire, à lui montrer ses propres contradictions : « Tu as quitté ta patrie pour t’instruire, et tu méprises toute instruction. Tu viens pour te former dans un pays où l’on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. » Anaphores, parallélisme et antithèses contribuent à ridiculiser l’incohérence de Rhédi, dans le cadre d’une écriture polémique.
Ce pour nous convaincre du bienfait des arts. Là est la thèse, que Montesquieu, sous la plume d’Usbek, va assortir d’arguments et d’exemples, dans un registre didactique, puisqu’il vise à instruire son interlocuteur. Argument historique d’abord pour dénoncer l’idée selon laquelle « les arts amollissent les peuples et, par là, sont la cause de la chute des empires ». Les « Grecs », qui « cultivaient les arts », ont vaincu les Perses. Argument basé sur des faits reconnus, donc raisonnable et digne de convaincre. Montesquieu n’était pas ignorant en la matière puisqu’il écrivit des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.
Dire « que les arts rendent les hommes efféminés » (ce qui est un oxymore), est renvoyé à son illogisme, puisque pour jouir d’un art, il faut « en cultiver un autre », illustration de l’adage selon lequel on n’a rien sans rien, donc sans travail, sinon la pauvreté ainsi blâmée : « honteuse ». La conséquence logique est que « l’oisiveté et la mollesse [au sens de paresse] sont incompatibles avec les arts ».
Pour appuyer son éloge des arts, du travail, de la richesse et du luxe, Montesquieu use de l’exemple parisien : « la ville du monde la plus sensuelle ». Le champ lexical du bonheur (« plaisirs », « délicieusement ») vise à séduire et persuader. L’argument économique lui emboite le pas : « cent autres travaillent sans relâche », « cinquante artisans ne dorment plus ». Les chiffres, même exagérés, contribuent à l’éloge de l’industrie. Certes, l’on pourrait arguer qu’ « un homme », « une femme » commandent outrageusement pour profiter du luxe fourni par tant de travail. Un marxiste y verrait une outrageuse exploitation. Mais « l’intérêt est le plus grand monarque de la terre ». L’allégorie hyperbolique montre que les artisans exploitent le riche pour s’enrichir à leur tour à l’aide de leur art. Mieux, l’ « ardeur au travail », la « passion de s’enrichir » innervent toute la société, sauf la noblesse implicitement blâmée pour son mépris du travail. Même si Montesquieu, un brin satirique, et non sans ironie, se moque de celui qui travaille au point « d’accourcir ses jours », bien qu’il ait « de quoi vivre jusqu’au jour du jugement », il passe du particulier au général, par un raisonnement inductif, car « le même esprit gagne la nation : on n’y voit que travail et industrie ». Ce qui est mis en valeur par l’hypothèse à l’antithèse, selon laquelle un royaume sans arts « qui ne servent qu’à la volupté ou à la fantaisie », serait « un des plus misérables ».
Après avoir usé du registre judiciaire (en plaidant la cause des Grecs anciens), puis épidictique (en blâmant une femme et un homme, mais surtout en faisant un éloge nombreux des arts, des artisans, du travail et de la richesse), Montesquieu conclut la lettre d’Usbek par le registre délibératif en conseillant, exhortant le prince (donc le souverain, et bientôt Louis XV) à encourager ses sujets [pour qu’ils] vivent dans les délices » ; donc dans le luxe. L’anaphore « il faut » est bien au service d’un futur meilleur : « pour qu’un prince soit puissant […] il faut qu’il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités, avec autant d’attention que les nécessités de la vie ». Que nos princes d’aujourd’hui sachent entendre ces lumières !
Montesquieu : Oeuvres, Lequien, Paris, 1819. Photo : T. Guinhut.
Ce sont là en effet les valeurs du siècle des Lumières. Montesquieu, philosophe politique de L’Esprit des lois, met ici en avant la connaissance de l’Histoire ancienne, dans la tradition humaniste, mais surtout le « travail », « l’industrie », les « arts » (au sens technique du mot) et les « beaux-arts », tout ce que la future Encyclopédie - ce Dictionnaire raisonné des arts et des métiers - sous l’égide de Diderot et d’Alembert, publiera, de par sa vocation didactique, ne serait-ce qu’au moyen de ses volumes de planches, décrivant avec précision les techniques des artisans et des artistes, de l’imprimeur au mines de fer, en passant par les ruches et l’argenterie… Bien d’autres auteurs des Lumières défendront une thèse similaire. Voltaire, dans son poème « Le mondain », en 1736, revendique son goût pour le luxe : « J’aime le luxe, et même la mollesse [au sens de confort] / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce ». Il aime également « De voir ci l’abondance à la ronde, / Mère des arts et des heureux travaux ». L’Encyclopédie elle-même, par la voix de Saint-Lambert, consacrera en 1766, un article au « Luxe ». L’éloge de ce dernier se double alors d’une injonction à multiplier les « manufactures » qui « augmenteront encore l’aisance ». On voit augmenter « le nombre des propriétaires […] on y voit diminuer l’extrême distance et la vile dépendance du pauvre au riche », donc les inégalités. Pourquoi ? Parce le pauvre « vendra chèrement son travail au riche », dans le but de s’enrichir lui-même.
On comprendra que, de Montesquieu à Saint-Lambert, en passant par Voltaire, qui fit l’éloge du commerce dans ses Lettres philosophiques consacrées à l’Angleterre, nous sommes également dans le siècle du libéralisme économique. Adam Smith, dans La Richesse des nations, en 1776, étendra cette thèse en faveur du commerce, de l’industrie, du luxe, dont l’égoïsme profite bientôt à tous, dans ce qui est considéré comme le premier livre moderne d’économie politique. Pour Montesquieu, le « prince » et « l’Etat », devant veiller à ce que « ses sujets vivent dans les délices », travailler « à leur procurer toutes sortes de superfluités », on se doute qu’il n’attend pas d’eux qu’ils leur applique une fiscalité confiscatoire, de peur d’étrangler la croissance, mais qu’il encourage l’enrichissement du peuple…
Ne nous y trompons pas : l’artifice amusant du roman épistolaire exotique fait des Lettres persanes, certes une argumentation indirecte, à la manière d’un apologue, mais surtout, et particulièrement dans cette lettre CVI, une argumentation directe en faveur des arts au service des progrès de l’humanité. Auteur des Lumières et du libéralisme économique et politique, Montesquieu saura, dans L’Esprit des lois, défendre la monarchie parlementaire, donc la démocratie aux dépens de l’absolutisme, défendre la liberté, lorsqu’il use de l’ironie pour dénoncer l’esclavage. En digne écrivain engagé, défendant des valeurs universelles, il pourrait dire, comme Voltaire : « J’écris pour agir ».
Je ne suis pas d'accord concernant votre analyse concernant (la totalité de la pensée de) Montesquieu. Il écrit dans l'Esprit des loi, livre V ; 3 : "L'amour de la démocratie [dans une république] est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; choses qu'on ne peut atteindre que de la frugalité générale" et plus loin : "Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui ; car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus car elles choqueraient l'égalité." Il y a donc par rapport à la lettre CVI que vous citez un autre « versant » de sa pensée. Il y fait certes l'éloge des « superfluités », si commune en son siècle auxquelles seul Rousseau échappe vraiment dans sa vision finalement beaucoup humaine et naturelle. Montesquieu (et Voltaire) ont finalement tort aujourd'hui quand nous voyons notre planète détruite et les hommes exploités massivement par le luxe des puissants par l'entremise de lois édictées à leur profit. J'en veux également pour preuve une erreur de jugement de Montesquieu qui se trouve précisément dans cette même lettre CVI : « Tu crains, dis-tu, que l'on invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non. Si une fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens, et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point dans l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies... » Et la bombe atomique alors ? Elle reste comme une épée de Damoclès sur la tête de l'humanité depuis 70 ans après avoir conquis le Japon. Ce n'est pas la situation bien fragile de l'équilibre de la terreur atomique qui puisse nous rassurer. Non, la seule voie pour sortir de la folie du pouvoir voulant maîtriser la richesse et le luxe, est celle proposée par Rousseau et (le mature) Montesquieu dans l'Esprit des lois, livre V ; 3 Cela ne veut pas dire qu'il faut s'interdire la science et la technique, mais la contraindre à respecter le cadre spirituel et politique. A ce sujet, nous pouvons sans conteste suivre Simone Weil : Dans le cas exemplaire de la science « infidèle aux principes pythagoriciens »: « Ce sont les choses divines qui, par le refus de l'amour, prennent une efficacité diabolique. Il serait vain d'y remédier en maintenant la science dans le domaine de la simple nature. » Si vous souhaitez continuer le débat, vous êtes le bienvenu.
Merci Eberhardt de votre commentaire, que le lecteur saura apprécier dans le cadre du débat...
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