Catedral de Cuenca, Castilla la Mancha. Photo : T. Guinhut.
J. G. Ballard, les Nouvelles complètes
d'un artiste de la science fiction :
anticipations
technologiques et psychiques.
J. G. Ballard :Nouvelles complètes 1956-1996,
sous la direction de Bernard Sigaud, divers traducteurs de l’anglais,
Tristram,
Volume I : 704 p, 29 €.
Volume II : 706 p, 29 €.
Volume III : 508 p, 29 €.
Parmi la « forêt de cristal » de l'œuvre protéiforme de J.G. Ballard romancier, le translucide chatoiement de ses narrations inquiétantes n’a jamais fait mieux que dans ses nouvelles. Au sommet de son art, mêlant anticipation psychique et présent visionnaire, Ballard nouvelliste fouille de nouvelles tyrannies. Certes, quelques-unes d’entre elles répondent aux canons de la science-fiction. Planètes, vaisseaux spatiaux et « tombes du temps » comptent cependant moins que la dimension d’infini qui déstabilise le voyageur. Ainsi l’on frôle le fantastique borgésien, avec l’inversion temporelle, les rêves géologiques ou l’audition « Du fond des âges ». Mieux vaut alors parler d’anticipation psychique. Car il s’agit d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses industries, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles délicieuses, des terreurs inconnues. Parmi ces trois fascinants volumes, bellement publiés par Tristram, et rassemblant la totalité des cent trois nouvelles de l'anglais J. G. Ballard, les mystères de la psyché sont alors aussi fascinants que ceux du futur.
La meilleure science-fiction est peut-être celle qui n’en est pas. Depuis La Machine à explorer le temps de Wells jusqu’à Hypérion de Simmons, des technologies irréalisables ont survolé guerres des étoiles et space opéra en d’indiscutables réussites. Mais Ballard ne pratique guère le culte monothéiste des vaisseaux spatiaux. Il repoussa tellement les limites que des lecteurs des magazines où il publiait se sont plaint de ce crime de lèse-genre. En effet, au-delà de la seule anticipation technologique, il aine explorer autant une biologie poétique qu'un transhumanisme de la psyché.
Certaines de ses nouvelles ressortissent pourtant à une science-fiction traditionnelle. Sur une planète volcanique, « Les terrains d’attente » sont des stèles de pierre gravées de langues venues des « quatre races stellaires », en l’attente d’une révélation du temps cyclique. Mais dans « Le sourire de Vénus », une sculpture de métal se met à chanter au cours de sa croissance. Une fois détruite, son métal fondu et refaçonné fait chanter tout un immeuble grâce au talent de la revancharde sculptrice. De nouveaux matériaux, mais aussi une nouvelle branche de l’art sont postulés par la fiction. D’autres nouvelles sont ouvertement fantastiques, ou borgésiennes, comme lors de l’infini de « La ville concentrationnaire », entre image paranoïaque et réalité palpable de notre urbanisme.
Car il s’agit surtout d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles dangereuses, des terreurs inconnues, à la limite de l’anti-utopie. Le Docteur Neill revoie le fonctionnement du cerveau et libère ses patients du sommeil : vingt ans de vie gagnés. Hélas, la réalité devient un « trou d’homme » ; sans rêves, la « régression vers la grande matrice du sommeil » est définitive. L’amour se dénature au point de préférer aux hommes le mensonge mystique des « Statues qui chantent ». Le futur sera-t-il le lieu d’une multiplication du corps et de l’intellect humain, ou un avilissement, un dessèchement de l’humanité ?
Ballard nouvelliste a su inventer un espace fétiche et récurrent où loger les développements de son imaginaire technologique et « psychopathologique » : « Vermillon Sands », sorte de Californie ou de Nouveau Mexique, parfois en déshérence, où les lumière du désert favorisent une vision à la fois hallucinatoire et particulièrement nette d’une architecture et d’une robotique qui, au-delà de la mécanique, est œuvre d’art. Au point de produire elle-même des œuvres d’art, semblant ainsi dépasser et rejeter l’homme, pourtant leur créateur originel. Les nouvelles ici situées sont habitées par des starlettes, des déjantés, des artistes excentriques, des « sculptures soniques », et voient les ordinateurs produire des poèmes, les orchidées chanter, les mythologies se réactiver. Ainsi, au hasard des recueils, l’esprit humain se déglingue, bourgeonne, le corps se déchire ou se reconstruit avec masochisme. Au-delà du surréalisme, Ballard fait de la science-fiction avec les émotions de notre cerveau : la peur et le désir, de l’érotisme des corps et des personnalités à celui des machines, en passant pas la chirurgie et l’accidentologie, comme dans son roman Crash[1]. Les personnages tentent de maîtriser la beauté fascinante des créations picturales ou musicales inouïes et des apparitions souvent féminines, terriblement émerveillantes.
Cependant l’anticipation de Ballard est également une satire des mœurs, un « présent visionnaire ». Les nouvelles donnes sociales, urbaines et environnementales conduisent à des violences inédites, dans le cadre d’anti-utopies inquiétantes. La société industrielle, souvent laide, oscille entre psychose, paranoïa et béton postnucléaire. Surpopulation inculte, « embrigadement social », urbanisation et trafic exponentiels, surproduction et surconsommation, surveillance technicienne et kafkaïenne amoindrissent l’homme, fondamentalement dérangé. Phobies, inquiétudes morbides et autres pulsions amoureuses détournées le rendent étranger à lui-même. Notre écrivain, autant anthropologue que scientifique, sinon psychiatre, entre Lovecraft[2], Max Ernst et Einstein, interroge notre temps, notre futur, constituant à sa manière l’équivalent d’un vaste essai politique, sorte de Léviathan post hobbesien, menacé par une tyrannie diffuse, virtuelle et soudain violente. Ou par une perversion de la nature et de l’art, comme ce « tragique assaut d’insectes incrustés de gemmes ».
Le deuxième volume de la trilogie de nouvelles, plus encore que les romans, est tout simplement époustouflant. Au-delà du laboratoire romanesque, un puzzle introuvable se construit sous nos yeux : le monde de Ballard vient remplacer le notre. La concision, qui n’est pas toujours son romanesque péché mignon, est ici d’une redoutable efficacité. L’aisance narrative côtoie le flamboiement des allusions cultivées. L’écriture cristallise poésie colorée et précision hallucinatoire du merveilleux, de l’aphorisme au rêve éveillé, jusqu’à la critique sociétale aiguisée, comme si le temps du dernier homme nietzschéen était advenu, dans la dégénérescence de la civilisation et l’excroissance d’une nature et d’un mental terrifiants. Mort il y a peu, Ballard nous a laissé ses mémoires, indispensables à l’aficionado : La vie, et rien d’autre[3]. Nous serions pourtant tentés de dire : l’œuvre, ces nouvelles toujours surprenantes, et rien d’autre. Sommes-nous encore les mêmes après ces ballardiennes possibilités poétiques et monstrueuses des technologies et de la psyché ?
Ainsi, une société technologisée à outrance laisse aux ordinateurs le soin d’écrire les poèmes dont elle aurait besoin pour ajouter un supplément d’âme à la sécurisation absolue d’une vie étouffée. « Numéro 5, les étoiles » est en effet une nouvelle splendide, associant une allégorie de la poésie retravaillée depuis la mythologie grecque à un « verséthiseur » qui produit des banderoles de citations, à moins qu’il s’agisse de l’inspiration démente d’Aurora Day qui les écrirait encore à la main. Lorsque l’élite s’abandonne à la sophistication technologique, plantes chantantes, sculptures sonores, machines à poèmes, nos créations deviennent nos rivales. Pire, une société anxiogène et en déliquescence oblige l’homme devenu virtuel à retourner in utero, ou à se changer en peinture abstraite. Là sont les textes les plus somptueux de l’écrivain britannique.
« Présent visionnaire » encore lorsque le futurisme de Ballard est également une radicale critique sociale. Sauvagerie[4], longue nouvelle ou bref roman si l’on veut, reste une anticipation plausible dans les limites réalistes de notre contemporain. L’assassinat mystérieux des adultes d’une cité résidentielle de luxe nous laisse imaginer qu’à trop protéger des chérubins nous en faisons des monstres, en qui le meurtre est indéracinable de la nature humaine, y compris dans notre condition aisée et policée. La fulgurance de Sauvagerie diffuse une inquiétude empoisonnée sur le devenir de nos sociétés opulentes où informatique et surveillance vidéo traquent et déshumanisent, en une douce tyrannie où la violence ne demande qu’à ressurgir, y compris où on ne l’attend pas.
Ce n’est pas par présomption que Ballard vante l’art de la nouvelle au détriment de romans trop longuement délayés -comme son Super-Cannes[5]qui aurait gagné à cultiver la concision. Mais dans la belle et dangereuse Forêt de cristal[6], quoique également ce roman semble devenu le caoutchouc trop étiré d’une nouvelle originellement brillante, la jungle et les corps se cristallisent avec une redoutable efficacité romanesque : l’effrayant merveilleux (ou l’hallucination collective) dénonce la dureté cristalline de nos âmes.
« Bizarrement, il y a beaucoup de nouvelles parfaites, mais pas de romans parfaits », confie, avec un rien de mea culpa, Ballard en son introduction. Parfaites en leur surexotique divertissement, parfaites en ce qui concerne leurs qualités politiques et philosophiques. Une nouvelle de 1972 imagine une « Télévision Transtemporelle », qui va filmer dans le passé les conflits, les grands assassinats, et surtout la Seconde Guerre mondiale. Se tournant vers le XIX° siècle, les réalisateurs sont surpris par le peu de combattants de Waterloo. Pour augmenter l’audience télévisuelle, il faut donc guérir par antibiotiques et à leur insu les soldats malades, ajouter des mercenaires, « refaire l’Histoire pour la rendre plus attrayante au public ». Hannibal bénéficia de deux cents éléphants de plus. Dommage, « tous les événements entourant la vie du Christ furent déclarés tabous ». On se console avec le passage de la Mer rouge par les Israélites, qui réserve une surprise immense : outre les Egyptiens, « sous une lumière surnaturelle […] la quasi-totalité du matériel TVT mondial avait été détruite, les meilleurs producteurs et techniciens avaient disparu pour toujours ». Voilà qui signa la fin des « safaris dans le passé ». On appréciera avec délectation la chute offerte par « un prêtre doté d’un sens de l’humour particulièrement ironique : « Cette grande chaîne là-haut dans le ciel a elle aussi ses idées sur la valeur des émissions » ».
La plupart des nouvelles de notre Ballard préféré sont de la stupéfiante qualité de ce « plus grand spectacle télévisé du monde ». Pensons encore à une nouvelle de 1992, dans laquelle « une planète obscure » (entendez la terre) voit ses habitants « s’adonner au jeu ultime -l’exploration de leur propre psychopathologie », au point que leurs ordinateurs les aient expédiés dans une « caverne de l’illusion » pour rester en sécurité. Les potentialités infinies de l’avenir, les mutations du présent, technologiques ou biologiques, pourtant riches de nouvelles libertés, et parfois grosses de menaces, portent un sérieux coup à notre moi, à notre univers, ainsi qu’à l’éthique traditionnelle. Jusqu’à menacer l’humanité d’une sournoise entropie, d’apocalypses inédites. Ballard, ce fabuleux visionnaire, serait-il séduit par ces perspectives ou au contraire saisi d’un effroi réactionnaire ? À moins que le feu d’artifice de son invention soit le masque de la prudence…
Thierry Guinhut
À partir d'articles parus dans Le Matricule des anges, ici augmentés.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.