traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 2020, 256 p, 21,80 €.
Prolifique funambule entre l’être et le non-être, entre l’artiste et non-artiste, l’espagnol Enrique Vila-Matas, né à Barcelone en 1948, écrit depuis au moins l’âge de dix-huit ans. Ses entretiens en effet, avec des célébrités et alors publiées dans la revue Fotogramas, étaient en fait fictifs, jouant avec l’art controversé de s’approprier la parole d’autrui, ou d’en être le faussaire. Un demi-siècle plus tard, notre trublion un brin loufoque fournit au moyen de son personnage prénommé Simon des citations à des écrivains en mal de copie. C’est Cette brume insensée qui brouille une fois de plus les lisières de la vérité et de la fiction, de la réussite et de l’échec, de la création et de la citation, entre les doigts doués d’ironie d’un écrivain à nul autre pareil, même s’il aime à jouer avec autant de virtuosité que de désabusement parmi les pages et personnages de Melville ou de Kafka.
Les titres d'Enrique Vila-Matas, prolifique minimaliste postmoderne, aussi facétieux que tenté par la disparition, disent assez la direction passablement glauque de son esprit : Suicides exemplaires, Imposture… C'est avec une rare constance qu'il cultive la désespérance et l'absurde au point de se placer, avec les quarante et un textes brefs d’Enfants sans enfants[1], dans la filiation d'un Kafka[2] mort à quarante et un ans, filiation qui est depuis longtemps une tarte à la crème des écrivains sérieux. Mais ici la chose mérite réflexion : « On pourra toujours penser que m'être imposé tout au long de ce livre la règle qui consiste à combiner ma pâle biographie et un monde imaginaire d'enfants sans enfants avec une certaine atmosphère livresque, tchèque, et la couleur un peu délavée de quelques aperçus de l'histoire de l'Espagne des quarante et une dernières années est avoir, pour le moins, parié pour une association quelque peu arbitraire. Mais il me semble que de cette combinaison a surgi une réalité rigoureuse, cette grande vérité que racontent les mensonges, différente de l'officielle et probablement unique. Que sommes-nous après tout, qu'est chacun de nous, sinon une combinatoire, différente et unique, d'expériences, de lectures et de rêveries? »
Chez Vila-Matas, l'insignifiance est un objectif artistique. Fous, désœuvrés, « vampire amoureux », tous pourraient parvenir à cette conclusion amère : « la vie est une maladie de la matière […] La vieillesse et l'écriture sont les seuls médicaments contre cette maladie ». Un écrivain se protège « contre les situations trop littéraires » quand un médecin de campagne venu de son enfance vient déranger son sens de la réalité pour devenir son douzième enfant. Un électricien est « condamné à errer éternellement dans l'étroite tombe de ses parents ». Ecrire, est-ce trouver sa filiation ? Jeu vain ou humour dans le miroir ? Grincements agaçants d’un déçu de l’existence, d’un contempteur de la vie ? Il n’en reste pas moins que le dandysme de la déréliction, chez Vila-Matas, ne va pas sans un certain humour, une pointe d’autodérision. Comme lorsque l’éditeur qui s’achemine vers la faillite, dans Dublinesca, incapable de s’adapter aux nouveaux courants littéraires, préfère effectuer un pèlerinage sur les traces de James Joyce et d’un Beckett qui frôle l’aphasie. Plus ironique encore est cet alter ego qui, dans Impressions de Kassel,[3] accepte d’écrire en public dans un restaurant chinois de Kassel, pour offrir à la Documenta, cette célèbre foire d’art contemporain, la figurine vaine de l’homme de Lettres…
Notre funambule commet également des nouvelles, parmi lesquelles le recueil Explorateurs de l’abîme[4] dépasse bien évidement la banalité du genre. C’est aux lisières et limites de la condition humaine que divers personnages loufoques penchent dangereusement au-dessus de l’abîme du réel et de la métaphysique. Entre fantastique, science-fiction, voire utopie, l’humour tente d’apprivoiser le tragique. De nouvelle en nouvelle, les thématiques du vide et de la disparition, parfois de l’au-delà, creusent un questionnement impossible à résoudre et tissé avec une retorse aisance par l’atelier d’écriture de Vila-Matas, en perpétuels réitération et renouvellement.
C’est après avoir échoué à trouver le moindre éditeur à son roman que le narrateur de Cette brume insensée devient « artiste citeur », un bien grand titre compensatoire pour un intellectuel dont le travail est d’être pourvoyeur de citations sur commande. En particulier au service de Rainer Bros, ou « Grand Bros », un écrivain barcelonais passé à l’anglais et à New-York. Or il est le modèle de « l’auteur distant », qui avait su organiser sa rigoureuse disparition, son absence médiatique totale, malgré son aura et la « griffe Bros » de son style, à l’instar d’un Salinger ou d’un Pynchon, prétendant être en quelque sorte « le fils spectral de l’auteur de L’Arc-en-ciel de la gravité[5]. C’est avec un rien d’orgueil et une envie jusqu’à la « rage », que Simon attribue à son « aide discrète », à ses archives de citations » et à ses conseils en matière d’intertextualité, le succès considérable de son aîné aux « cinq romans rapides » et « fulgurants », dont le dernier est titré : « Platon est un squelette ». Il s’agit en cet opus de la tension « entre les précipices de l’écriture et la non-écriture ». Ce sont des « monologues dramatiques […] qui ironisaient sur la trivialité de notre ère ». L’on se demande alors dans quelle mesure cet écrivain fictif n’est pas un reflet de l’auteur lui-même, certes plus abondant, mais traduit en trente-six langues, autoportrait biaisé et farci d’auto-ironie, car son Bros volontiers alcoolique est comptable de « répugnantes pulsions réactionnaires »…
Bientôt, il s’avère que ce fameux Bros est le frère du narrateur et qu’une affaire d’héritage va les réunir dans la cité de l’indépendance catalane. Là où vit, au milieu d’une famille de « crétins », la tante Victoria, une réelle intellectuelle, qui juge son neveu comme « une honteuse imitation de Salinger ».
La confrontation entre le prodige comblé et le désespéré est un morceau d’anthologie : « Le passage du temps semblait avoir déposé sur lui des sortes de nids de poussière qui rendaient sa silhouette encore plus cendreuse ». Coups bas, reproches et rancœur tombent comme grêle. Pire encore, Rainer Bros n’est peut-être pas Rainer Bros, mais son chef de la sécurité », ou Thomas Pynchon en personne ! Ne prétend-il pas avoir intégralement écrit Vice caché[6], un « Pynchon raté », en y intégrant une part de son fournisseur de citations ? Et projeter une « non-fiction » présentant « un maniaque des citations, le dernier survivant de la littérature » ? L’on ne sait plus alors qui est qui, si Enrique Vila-Matas est Simon ou Bros : une sorte de Simon Bros, qui sait…
La mélancolie de Cadaquès, la déréliction de Simon abandonné par la belle Siboney, « la fatigue de vivre dans [son] esprit », une nuit tragique sous la pluie et sur la falaise, le tableau de Barcelone survolé d’hélicoptères comme dans Apocalypse now, tout cela confère à la prose d’Enrique Vila-Matas une aura hypnotique, quoique passablement létale, non sans ce constant saupoudrage d’ironie qui lui sied si bien. Et, comme avec un fantastique don d’ubiquité, le voici glissant de cette falaise vers le « jardin d’Amarante », où « la guigne, la déesse de la Fatalité », s’abattit sur lui. Néanmoins, peut-être vaut-il mieux entendre la confession désespéré de Simon, cette allégorie de l’échec, cette disparition du visage de son frère et sa propre mort dans la fiction de la non-fiction, ce monologue où l’on n’attendra guère d’action, comme Kafka lisait ses nouvelles à ses auditeurs : en riant.
Une interrogation assaille en sous-main le malheureux anti-héros, et le lecteur aussi bien : la littérature ne serait-elle qu’un amas, une concaténation de citations, plus ou moins perceptibles ? Il y a quelque chose de nihiliste en ce soupçon développé par le légèrement sadique Enrique Vila-Matas qui martyrise à plaisir son piètre héros et son célèbre repoussoir. Cependant, une esthétique littéraire, un art poétique, s’élèvent « où la littérature avait été établie comme une fin en soi - sans Dieu, sans justification externe, sans idéologie sur laquelle s’appuyer, comme un champ autonome ».
Allégorie biface du grand écrivain et de son médiocre alter ego finalement plus fin qu’il n’y parait, roman psychologique et pathétique, qui sait entretenir savamment le mystère et le suspense, Cette brume insensée se présente également comme une réussite du récit postmoderne et de l’intertextualité. Avec un art consommé des faux-semblants, Enrique Vila-Matas intègre, l’on s’en serait douté, des citations du célébrissime fauteur de livres dont le narrateur est le nègre commis dans l’ombre, sans compter celles de diverses sommités littéraires. De même, la vie du narrateur se retrouve presque telle quelle dans une nouvelle de Colm Toibin, « Erosion », comme pour signifier que nous copions ce qui est déjà écrit, et que, selon Oscar Wilde, « la vie imite l’Art beaucoup plus que l’Art n’imite la vie »[7]. Ce pourquoi le livre que nous avons entre les mains, et ses livres emboités, est par instants un essai consacré à « l’art des citations », de Walter Benjamin à Georges Pérec. N’y-a-t-il pas une ombre de Borges en cette phrase : « peu importe qu’il s’agisse de la chute d’une feuille, de la nuit ou d’un empire, ma distanciation pouvait en arriver à être absolue »…
Il écrit vite et publie tant et tant, soit une trentaine de titres en français, et pourtant Enrique Vila-Matas préfère Le Voyageur le plus lent[8], où ranger ses chroniques et « fictions critiques », toujours curieuses, souvent piquantes. Il joue en virtuose avec la mise en abyme de la littérature, à se dédoubler en critique littéraire qui balaie l’art romanesque entre Joyce et Simenon, comme parmi les pages de Chet Baker pense à son art[9], jazzman métaphorique. Nous nous en doutions, il prise fort autant Kafka que la figure de « Bartleby l’écrivain », ce personnage désenchanté d’Hermann Melville, auquel il a consacré un hommage, Bartleby et compagnie[10], dans lequel un commis aux écritures, déçu en amour, recense les écrivains négatifs, incapables ou impubliés. Ce n’est pas sans ironie qu’il réussit ses livres en pillant et rédimant les ratés…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.