Anne Varichon : Nuanciers. Eloge du subtil, Seuil, 2023, 284 p, 59 €.
« Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, / l’espace d’un matin[1] ». Au commun trépas, la fille de Monsieur du Perier n’a pas échappé, en l’an de grâce 1607. Ainsi le poète François Malherbe lui offre-t-il une élégiaque « Consolation », qui est restée parmi les plus beaux vers de cet auteur classique néanmoins passablement oublié, associant la beauté des pétales à celle également éphémère de la jeune enfant. Mais cette rose, qui est la reine des bouquets et le péché mignon des clichés, d’où vient-elle, qui est-elle ? Certainement Alain Baraton, fameux jardinier du château de Versailles, saura nous le conter. Et pour jouer sur le mot, n’assistons-nous pas à la montée en puissance d’une couleur, comme en revanche de la puissance du rouge, dont l’invention est l’objet à la fois de l’album de Michel Pastoureau et de l’essai de Pierre-William Fregonese, japonisant épris de rose kawaii. Ne doutons pas que de telles nuances végétales et pigmentées soient les reines des plus délicats nuanciers, tels qu’Anne Varichon nous les présente avec amour. Sans nul doute l’on y verra les bouleversements des mentalités, des sensibilités, les variations de l’Histoire…
Du latin « rosa », qui désigne autant la fleur que l’arbuste, son essence, « eau de rose », pourtant parfaitement distillée, devint l’équivalent du fade et du mièvre, comme ces romans sentimentaux qui font florès. De l’homérique « Aurore aux doigts de rose », à celle qui n’est jamais sans épine, le vocabulaire qui en est issu nous fait rosir de délectation…
En botaniste émérite, Alain Baraton aborde la rose sous les espèces de son climat, de sa culture et de ses variétés. L’on y apprend que les épines (ou plutôt « aiguillons) permettent de dissuader les herbivores, qu’après la fleur, « aplatie, arrondie, turbinée, en coupe ou en quartier, en rosette, en pompon ou urcéolée », vient le fruit, ou cynorrhodon ; l’ouvrage présentant d’ailleurs un lexique conclusif. L’on se doute qu’une rose sans parfum ne serait pas une rose : « Lorsqu’un rosier est en fleur, vous ne pouvez pas vous empêcher d’en humer le parfum. La rose, on va la voir d’instinct. Et puis, lorsque vous parlez d’une rose, vous donnez son nom, ce qui n’est pas le cas d’une pivoine, d’un camélia… » Ainsi parmi les dames aux pétales veloutés, aux fragrances inimaginables, sauf grâce au musical pouvoir d’évocation du seul mot « rose », que l’on ne peut prononcer qu’avec volupté, rêverie et désir de l’offrir à la douce carnation de l’aimée, l’on décline : La Blue girl, la Delbard, la Princesse de Galles, la Pierre de Ronsard… Seraient-elles innombrables ? N’y a-t-il pas de surcroit une « rose Baraton », au point que ce dernier s’exclame : « J'ai reçu pas mal de décorations mais lorsque je dis qu'une rose porte mon nom, c'est un autre effet. La rose, c'est un peu la Légion d'honneur du jardinier ».
Les roses parlent d’amour, qu’il s’agisse des clichés à l’eau de rose ou de la passion enflammée. Elles sont également le symbole des jours heureux, de la sortie de l’hiver avec l’apparition des premiers boutons printaniers. Leur fragilité ne les dessert pas. Au contraire : « Elle ne dure qu’un instant mais c’est ce côté éphémère qui la rend si belle ». Qu’elle soit solitaire ou d’un bouquet nombreux, sans un mot de plus elle est tout entière déclaration d’amour, mais dont les conventions disent qu’il faut les offrir par nombre impair, blanche pour le charme, l’innocence et l’amour timide, rose pour la tendresse, orange pour le désir et rouge pour la volupté et les déclarations les plus sensuelles et torrides. Quant à celle qui serait jaune, pourtant séduisante, l’on dit qu’elle signifie un emballement volage, trop volage, voire qu’elle dissimulerait quelque trahison à redouter…
Les contes et légendes s’emparent d’elle, depuis celle qui considère que les filles naissent dans les roses ; et l’un d’entre eux touche particulièrement notre essayiste, évoquant les aventures un peu malheureuses de Marion, fille de jardinier. L’Histoire cependant se rappelle à nous à l’occasion de la vaine résistance d’Hans et Sophie Scholl créant le mouvement de la Rose Blanche en 1942 contre le nazisme, mouvement éphémère et tragique l’on s’en doute, puis de la rose rouge brandie par François Mitterrand élu en 1982. Hélas, oserons-nous dire que le socialisme n’est pas aussi éphémère que la promesse des pétales…
Photo : T. Guinhut.
Au-delà des jardins et des bouquets, elle se révèle au travers de la société toute entière, de la littérature, la peinture, le cinéma, la chanson… Du poétique et médiéval Dit de la rose de Christine de Pizan[2], en passant par Le Jardin des roses du Persan Saadi, jusqu’au magnifiquement romanesque Nom de la rose d’Umberto Eco, peut-on imaginer un écrivain qui échapperait à cette fleur, à moins qu’il soit un peu aveugle, comme le dangereux bibliothécaire Jorge de notre regretté Umberto ? La romancière Amélie Nothomb, qui n’a jamais obtenu le prix Goncourt, a reçu un bien plus beau cadeau : un rose à son nom…
Délicieusement didactique, la prose d’Alain Baraton exhale les parfums attendus, sans la moindre épine. En forme de déclaration d’amour, sa prose n’en est pas moins une histoire culturelle raisonnée, entre poètes, musiciens qui ont chanté cette rose, et peintres, coloristes, comme Boucher et Redouté. Hélas jusqu’aux guerres, comme celle anglaise des Deux roses. Et de même la gastronomie s’en est emparée. Que diriez-vous d’un délicieux thé à la rose ?
Reine des fleurs aux cent pétales, celle qui est parfois un prénom règne depuis l’Antiquité, depuis la Perse ancienne, sur les jardins et sur les cœurs, comme pour confirmer la réputation d’Alain Baraton, « rosiériste » et jardinier en chef du Domaine national du Trianon et du Grand Parc de Versailles, sur lesquels il a publié maints ouvrages[3]. Gageons qu’il ne néglige jamais d’offrir cette chair végétale et rose à l’élue de ses sentiments. Pour paraphraser Ronsard, « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », en même temps que ce beau livre, nourri de science botanique, d’Histoire et autres pimpantes anecdotes.
Charles d'Orbigny : Atlas du Dictionnaire universel d'Histoire naturelle,
Renard & Martinet, 1849.
Photo : T. Guinhut.
Dans son volume consacré au rouge, Michel Pastoureau[4]n’avait pu que frôler le rose. D’autant qu’en ses histoires des couleurs il restait sagement dans une perspective occidentale. Visiblement cette nuance n’est plus guère la couleur de la mièvrerie, d’une acception genrée[5] uniquement féminine, d’un seul état d’âme ou d’un bonbon[6], ou encore d’un étendard de l’homosexualité masculine. Son histoire se révèle plus vaste que l’on eut cru.
Avec la publication de l’album Rose, Michel Pastoureau doit en convenir : au-delà de sa surabondance naturelle, car florale, minérale et céleste, cette couleur, qui n’en est pas vraiment une à part entière, en tant que succédané du rouge, ne fut que tardivement création et usage humains. C’est à l’occasion de l’ère médiévale, et en particulier au XIV° siècle, qu’il put fleurir. Et s’il paraît aujourd’hui assez courant, ce sont le XVIII° siècle puis le romantisme qui permirent sa vogue étonnante. Ambigu, « insaisissable », il voit la vie en rose autant qu’il est à l’eau de rose. Néanmoins, notre historien, depuis l’Antiquité à la veille de demain, déplie les usages et les sensibilités du rose, avec le goût et avec le talent qu’on lui connait.
Curieusement, lors du néolithique, ce sont quelques « rouge-rosés » sur les parois d’Altamira. Quant aux premiers pigments roses, ils apparaissent sur une coupe attique, vers 500 avant Jésus Christ, pour nuancer un corps nu, puis dans les tesselles de marbre d’une mosaïque au cerf, et bien entendu pour figurer la vénusté de la déesse de l’amour. C’est aussi le cas de quelque parure ecclésiastique sur une enluminure de la première chrétienté. Cependant un étrange corbeau rose orne le vitrail de Noé dans la cathédrale de Chartres. Exceptionnellement ainsi vêtu, un Christ d’une miniature du XVI° siècle témoigne de la mode nouvelle de cette séduisante nuance fabriquée à partir de bois de brésil. Et parce qu’instable, elle est l’apanage de la Fortune aux multiples bras. En fait la vague rosée submerge l’enluminure depuis les années 1400, voire un papier ainsi coloré, parant bien d’élégantes damoiselles, y compris grâce au talent de nombreuses « enlumineresses ». Le Romant de la rose se prêtant à de tels raffinements, conjointement aux illustrations botaniques.
Ensuite les Vénitiens et les peintres maniéristes sont de fervents usagers du rose. Rubens en fait la carnation sensuelle des « filles de Leucippe ». Les teinturiers, quant à eux, usent de la garance. Le sommet étant peut-être atteint avec le « rose Pompadour », du nom de la favorite de Louis XV, dont les robes de soie fleuries sont à mourir de volupté. Ce goût n’a rien de spécifiquement féminin, puisque le Prince de Ligue arborait l’éclatante livrée qui lui valut le surnom de « prince rose ». À l’heure du préromantisme, la Charlotte du Werther de Goethe orne sa robe blanche de plus discrets rubans roses. Ensuite, impressionnistes et fauves en sont friands. Ce meilleur goût côtoie plus secrètement la débauche et la pornographie, telle qu’un Félicien Rops le représente en son porc allégorique tenu en laisse par une dame nue replète, quoique munie de bas et gants noirs : elle se nomme, en 1878, Pornokratès. Mais, après la « période rose » de Picasso, cette couleur devient « triangle d’infamie » dans le système concentrationnaire nazi. Fort heureusement après le « rose Barbie », le tailleur de Jackie Kennedy et la célèbre « Panthère rose » du film de Blake Edwards, ce sont jusqu’aux rugbymen qui en parent leurs maillots. Un beau retour en grâce, n’est-ce pas ?
Il pourtant est permis de regretter que la période contemporaine, avec les éblouissantes abstractions de Rothko, soit plutôt survolée par notre historien, tant sa néanmoins vaste période de prédilection va de l’Antiquité au siècle des Lumières.
Ne se limitant pas aux enjeux de l’histoire de l’art, Michel Pastoureau étudie la couleur « du lexique aux symboles, en passant par la vie quotidienne, les pratiques sociales, les savoirs scientifiques, les applications techniques, les morales religieuses, les créations artistiques, le monde des emblèmes et des représentations ». Une fois de plus, l’iconographie de cette série des couleurs, dont il s’agit là du septième volume au cours d’un quart de siècle de recherches, est somptueuse. L’on ne cesse de s’extasier devant une intaille romaine de cornaline rose orangé, un tableau d’Alma-Tadema, dont la pluie de roses étouffe les convives de l’empereur romain Héliogabale, en une douloureuse ambigüité…
Michel Pastoureau reste en ses histoires des couleurs sagement dans une perspective occidentale. Avec Pierre-William Fregonese, nous ouvrons les yeux en même temps que les fleurs de cerisiers japonaises. Car l’archipel nippon a développé un goût outrecuidant du rose, cultivant sa mignonnerie, que l’on appelle là-bas le « kawaii ».
Cela dit, « phénomène culturel » irrésistible, le rose contemporain est désormais bien mondialisé, bien plus identifié qu’un intermédiaire consensuel entre le rouge historique et le violet, ce dernier trop vigoureux et transgressif, il est définitivement devenu un emblème de la modernité, voire l’un de ses stigmates.
Etat d’âme ou convention ? Une telle tonalité suggère la bonne humeur de « la vie en rose », comme lorsque ce « Think pink », dont le film Funny Face de Stanley Donen, en 1957, en fit une réplique fameuse, dans la bouche de la journaliste de mode vedette, influenceuse avant l’heure.Des longueurs infinies de tissus framboise, fraise, saumon sont alors étalées sous ses yeux. Cependant le rose « shocking » concocté par la couturière Elsa Schiaparelli lors des années 1930, n’est pas celui de la friandise pour fillettes et ingénues.Autrement dit, entre puérilité sans façons et affirmation d’une esthétique, il y a tout un monde lointain.
Rien ne prouve que le rose soit exclusivement féminin. Certes ce que l’on appela joliment le « rose Pompadour », au XVIII° siècle, parait convenir à la carnation des dames, quand l’austère XIX° préfère le réserver aux bourgeoises de bon ton, au temps triste où les Messieurs affectent d’arborer le noir. Ainsi « le rose d’un côté érotise la femme et de l’autre l’infantilise ». Pourtant la layette des bébés ne sépare le rose et le bleu que lorsque des teintures impeccables et de doux lavages permettent de les voir ainsi éclore au XX° siècle. En 2016, l’exposition Barbie du Musée des arts décoratifs parisien confirmait un rosissement culturel, venu des Etats-Unis.
Aujourd’hui, la poupée Barbie devient une héroïne de cinéma, en chair et en écran, vedette absolue lorsque son film encaisse plus d’un milliard de dollars. Depuis 1959, date de lancement de cette poupée élancée, moderne, bientôt inconsidérément féministe, les petites filles se les arrachent, les collectionnent, les font vivre, bouger, parler, rêver, lors de séances de jeu sans cesse renouvelées. Cependant« Barbie ne devient l’incarnation du rose qu’à la charnière des années 1970 et 1980, le modèle emblématique étant « Superstar Barbie » de 1977, où la péronelle est vêtue d’une rose du soir et d’une étole rose ». S’agissait-il d’un conservatisme bien américain réduisant la femme au rose, comme pour écarter un féminisme dangereux ? Alors que l’on vit des garçons arborer des chemises de cette teinte pétulante !
Ainsi, à l’instar d’Alain Baraton, Pierre-William Fregonese se fait historien, au point que le lecteur curieux en rosisse de plaisir. Il fouille les dictionnaires, les filmographies, la peinture, les cosmétiques, les séries, les jeux vidéo, les accessoires et les jouets, à la recherche de son tendre fétiche, « chimère de chair et de plastique »….
Mais le rose des Japonais, c’est une autre histoire, bien plus profuse. Il est celui traditionnel des fleurs de cerisiers ornementaux, ou « sakura », et celui plus récent, de l’envahissante culture du mignon, ou « kawaii », sans cesse en évolution, en expansion, au point parfois d’écœurer les yeux délicats, ou coincés, selon. Lorsque la société japonaise arbore une vie sociale souvent contraignante, fortement réglée, le rose fait office d’antidote, d’échappatoire et de part du rêve. Les mangas, surtout de romance, les animés sont à cet égard généreux. La mode du cosplay, le succès fulgurant de la culture manga[7], et particulièrement en France, de « Sailor Moon », tout conspire à un « soft power », plus encore à un « rose-pouvoir », à la japonaise, soit un charmant colonialisme, sentimental et intellectuel, que notre auteur qualifie de « self-orientalism ».
Voilà qui donne ses lettres de noblesse à ces « Little Pinks », ces « Hello Kitty » de notre enfance ou de celle de nos filles. Les femmes enfants japonaises, à la fois puériles et innocentes, mais aussi un brin érotiques, voire perverses, ne peuvent qu’exhiber, voire laisser découvrir le rose de leurs parures, de leur corps…
Il n’en reste pas moins que tous les roses ne sont pas des antichambres du rêve. En son avant-dernier chapitre, la vision matinale des nettoyeuses des gares japonaises laisse notre essayiste un peu tristement ému. En ces stations à la propreté légendaire, ces dames discrètes et efficaces vêtues de rose remplissent soigneusement leur office, mais personne ne les regarde ni ne les voit : « Leur rose est délicat, pétillant, anonyme, il est invisible pour nos yeux comme pour nos imaginaires ». Tout n’est pas rose pour elles, mais lui seul les a observées avec tendresse.
L’essayiste Pierre-William Fregonese, professeur à l’Université de Kobe et chercheur auprès de l’Institut des arts contemporains à l’Université des arts de Kyoto, nous offre un ouvrage curieux, ouvrant des fenêtres sur le monde, lointaines, exubérantes. Il est sous-titré « Couleur Japon, histoire monde ». Fascinant, original, l’essai est une mine d’étonnements, un « balcon sur aujourd’hui ». S’il ne présente aucune illustration, comme un beau livre qu’il mériterait d’être, il se veut sans cesse susciter des « réminiscences ». Et tout empruntant parfois le tour autobiographique, d’un Auvergnat venu s’installer au Japon, il permet d’entretenir avec son lecteur une complicité bienvenue.
Rose-thé, saumon ou vieux-rose, fleur ou couleur, elle a son nuancier. Et si l’on pense aux vins rosés de Provence, combien de nuances charment-elles, sinon toujours le palais, toujours les yeux au travers du verre lumineux de leurs bouteilles. C’est non sans un certain humour qu’Anne Varichon ajoute une touche vineuse à son beau livre, combien original et inattendu, intitulé sobrement, mystérieusement, Nuanciers. Eloge du subtil. Outre le répertoire des collections, ce volume est celui encyclopédique des textures, des variations et déclinaisons chromatiques.
Depuis au moins le XV° siècle, nombre d’artisans, d’industriels et d’artistes ont eu le goût en même temps que la nécessité d’élaborer méticuleusement ces nuanciers. Ils sont médecins, peintres, teinturiers, naturalistes, chimistes, commerçants. Il fallait répertorier, disposer une grande variété d’échantillons colorés pour communiquer et s’entendre précisément. L’ingéniosité et le raffinement de ces échantillonnages sont confondantes, tant elles font montre des connaissances scientifiques, techniques et artistiques disponibles au moment où ils émergent. Si la délicate beauté n’était pas forcément le but initialement recherché par les créateurs de ces nuanciers, leur intérêt esthétique n’est pas le moindre.
Bien entendu, outre leur valeur intrinsèque, ces nuanciers témoignent de l’évolution des techniques, des besoins, des désirs et des goûts, en un tableau sociétal où l’abondance des matières est le reflet de la pluralité des affects humains, qui ainsi savent découvrir et s’approprier de nouvelles nuances, d’inédites harmonies. Choisir, nuancer, classer, ordonner, nommer, n’est-ce pas apprendre à penser la couleur, donc la multiplicité du monde, et, partant, du moi...
Parmi un éblouissant défilé, ce ne sont pas moins de cent-cinquante exemples que nous propose Anne Varichon. Tous plus insolites et séduisants les uns que les autres, ils ont été puisés dans des collections publiques et privées, de surcroit le plus souvent inédits. Cahiers manuscrits et délicatement peints, rappelant les boites aux généreuses pastilles d’aquarelles, aux tubes de gouaches pléthoriques, ils révèlent au XIX° siècle « la nomenclature de Werner-Syme » (le premier nom étant celui du naturaliste et le second celui du peintre), véritable « poème chromatique ». Aussitôt l’industrie s’en empare, la chimie allemande par exemple avec BASF, au secours des colorants textiles. Bientôt, les fils de soie sont soigneusement et joliment attachés en rangs de jaunes et de violets, de bleutés et de verts… Non, il ne s’agit pas de pétales de roses, mais de pétales de soie, rangées comme à la parade, le tout du plus délicat effet. La peinture, du Ripolin d’ameublement aux loisirs de l’aquarelliste, s’empare du couvercle des bidons, les cuirs déplient leurs brillances, les papiers s’irisent, les rouges à lèvres et les fonds de teint pétillent, en une sorte de chromogonie !
« Nuancier icône », « nuancier idole », tel apparait ce volume émouvant et encyclopédique, en quelque sorte proustien, tant il réveille les souvenirs des bleutés perdus, des rouges et des ocres oubliés, en une toujours nouvelle floraison. À qui sait voir, apprécier, aimer, cette progressive démocratisation des couleurs offre la « jubilation chromatique ». Au risque de devoir le conserver pieusement, si la numérisation et l’intelligence artificielle deviennent l’ultime réceptacle.
Ainsi pouvons-nous voir la vie non seulement en roses et en rose, mais en nuances intelligemment ordonnées, comme un accord entre les dons colorés de la nature et le système peut-être platonicien qui saurait en expliciter le nuancier parfait…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.