Photo : T. Guinhut.
Histoire des livres censurés et des colères morales.
Avec le secours d’Emmanuel Pierrat
Bruno Nassim Aboudrar & Michel Onfray.
Emmanuel Pierrat : 100 livres censurés, Chêne, 2010, 192 p, 39,90 €.
Emmanuel Pierrat : Censurés, IMEC, 2021, 160 p, 28 €.
Emmanuel Pierrat : Nouvelles morales, nouvelles censures,
Gallimard, 2018, 176 p, 15 €.
Bruno Nassim Aboudrar :
Les Dessins de la colère, Flammarion, 2021, 192 p, 18 €.
Michel Onfray : Autodafés. L’art de détruire les livres,
Les Presses de la Cité, 2021, 208 p, 19 €.
« Ce petit livre se trouve rempli de termes indiscrets et malhonnêtes et dont la lecture ne peut avoir d’autre effet que celui de corrompre les bonnes mœurs et d’inspirer le libertinage[1] », fulminait Nicolas de la Reynie, Lieutenant de Police de Louis XIV à propos des Contes de La Fontaine. Il n’était qu’un de ces trop nombreux avatars du procureur Pinard attaquant Baudelaire, Flaubert, et qui s’enchaînèrent en un filet visqueux depuis les contempteurs bibliques du blasphème[2] jusqu’à notre contemporain et notre demain. Sexe, religion et politique sont la trinité de la censure, qui alla trop souvent de pair avec le cachot et le bûcher, voire la décapitation. Si nous l’avions déjà abordée sous l’angle philosophique du requiem pour la liberté d’expression[3], croisons le chemin d’Emmanuel Pierrat, grand amateur de censure, mais pour en dire les ridicules, en énumérer les victimes, finalement juchées sur un piédestal plutôt que sur le brasier qui aimait à se nourrir de livres interdits. Et si l’on croyait naïvement la censure reléguée au magasin des indignes vieilleries, il suffirait pour se détromper d’observer combien au détour de « nouvelles morales », elle se multiplie, comme elle voit ses remugles resurgir de religions bilieuses entichées de ces « dessins de la colère » dont Bruno Nassim Aboudar tente d’analyser les causes. Sans compter que cette censure a l’habileté de dissimuler ses couteaux et ses bûchers en manœuvrant de manière détournée, en passant sous silence, en calomniant un livre, comme le montre avec un talent inédit Michel Onfray, contempteur des colères idéologiques. Le feuilleton de la censure ne s'arrête jamais : une chaine de télévision russe, jusqu'aux œuvres de Dostoïevski et de Soljenitsyne, comme si les spectateurs et les lecteurs n'étaient pas capables d'exercer leur libre arbitre, face aux exactions guerrières commises par un autocrate russe...
Sous la main experte d’Emmanuel Pierrat, une énumération commentée et illustrée de près de quatre-vingts auteurs parcourt le manuel didactique 100 livres censurés. D’Aristote à Simone Beauvoir, si l’on imagine l’ordre chronologique, alors que l’auteur a préféré, pour une commodité discutable, celui alphabétique, d’Henri Alleg, dont La Question, en 1958, relate son emprisonnement et sa torture à Alger pour avoir milité contre la colonisation algérienne, à Oscar Wilde, dont la danse de Salomé parut plus sensuelle que biblique.
À moins que l’on puisse imaginer un classement thématique, en défaveur des pudeurs religieuses, puis des pudibonderies sexuelles, des violences politiques, enfin des mauvaises volontés scientifiques, voire afférentes aux drogues et au suicide, puisque Suicide mode d’emploi, de Claude Guillon et Yves Le Bonniec, fut définitivement interdit en 1995.
Hérésie et non-conformité avec la doctrine de l’Eglise ou du judaïsme envoient les fauteurs de trouble dans les bouges de la relégation morale et physique, de Descartes à Voltaire, en passant par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; tel Spinoza, dont la liberté de pensée lui valut d’être excommunié de sa communauté juive, sans compter qu’en 1670, son Traité théologico-politique fut jugé blasphématoire par les autorités hollandaises.
L’on devine que le marquis de Sade, quoique goûtant le sacrifice de ses victimes, fut régulièrement chassé, réprouvé depuis la fin du XVIII° siècle. Légions sont les opuscules libres et licencieux, publiés sous le manteau, sous l'égide d'éditeurs et de villes fantaisistes, qui bénéficièrent des foudres du ministère public, comme Le Trophée des vulves légendaires que Pierre Louys fit paraître sous couvert d’anonymat, comme Les Couilles enragées de Benjamin Péret en 1928, dont les épreuves furent saisies par la police. Et la si jeune Lolita de Vladimir Nabokov outragea également les mœurs dans les années cinquante au point d’être fermement interdite en France en 1956 pour être ensuite pardonnée, Violette Leduc dut attendre l’an 2000 pour rendre public le saphisme épicé et surtout intégral de Thérèse et Isabelle.
Pour la raison politique, les contrevenants à l’absolutisme furent nombreux : Helvétius, avec De l’esprit en 1758, prônant le matérialisme et dénonçant le despotisme, Chateaubriand, avec Les Aventures du dernier Abencerage écrit en 1811, en faveur des insurgés espagnols, sans compter sa contemporaine Madame de Staël réfugiée en Suisse pour avoir elle aussi déplu à Napoléon Ier. Hier encore, Alexandre Soljénitsyne, publiant en 1973 et en France L’Archipel du goulag, se vit destitué de sa nationalité russe et banni, sa notoriété le protégeant du pire.
Quant à Copernic et son héliocentrisme daté de 1543, et surtout Galilée, dont le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde le corroborait, les voici se heurtant au géocentrisme établi depuis au moins Aristote. La science n’est exacte que pour ceux qui lui imposent une exactitude d’habitude ou d’idéologie. Charles Darwin n’échappa pas en 1859 à l’opprobre qui jaillit sur son Origine des espèces du fait des théologiens anglicans outrés par sa théorie de l’évolution. Aujourd’hui encore, en Turquie, une « offensive anti-darwinienne » émane de l’action conjuguée du pouvoir nationaliste conservateur et des groupes islamistes.
Même si l’on occulte, oublie, ignore et efface l’immense masse de tous ceux qui ont été censurés au cours de l’Histoire des idées, ce sont, pour reprendre les mots d’Emmanuel Pierrat, « des chefs-d’œuvre romanesques, des essais de génie, des théories novatrices » qui ont fait l’objet de condamnations et d’anathèmes, d’autodafés et de mises à l’index. Le fond de l’humanité est hélas bien rétif au changement, peu décidé à quitter, fût-il de plomb, l’habit de la doxa.
De surprise en surprise et concoctant d’incongrus voisinages au travers des siècles et des genres jetés les jambes en l’air, l’on y découvre des ouvrages aussi sérieux et humanistes que les Adages d’Erasme voisinant avec des coquineries affriolantes, telle À la feuille de rose, maison turque de Maupassant. Généreusement illustré de couvertures, gravures et dessins aux cuisses lestes, l’album d’Emmanuel Pierrat, gage de bibliophilie précieuse, est-il à précieusement conserver, même si sa triste et sage jaquette ne risque guère d’allécher les papilles, de peur de le voir un jour lui-même tomber sous le couperet de la censure ?
Plus contemporain est son recueil lapidairement intitulé Censurés. Face à la radicalité médiévale du feu et des cendres, plus discrète parait la censure, pouvoir occulte qui veut empêcher les livres de paraître et tient à biffer leurs paragraphes indus, comme parmi les pages du Sexus d’Henry Miller, caviardées de blancs ridicules. Les gouvernements en usent à l’envi au cours de l’Histoire, y compris lors de notre dernier siècle.
Paradoxalement, ce qui devait disparaître se voit conservé, consulté dans un lieu solennel : l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine, sis en Normandie, dans l’abbaye d’Ardenne, réhabilitée de façon que les bâtiments conventuels du XII° siècle deviennent une bibliothèque de recherche. L’on y découvre, né en 1968, l’avocat spécialisé dans le droit d’auteur Emmanuel Pierrat, qui défendit entre autres l’écrivain Michel Houellebecq lors d’une insane convocation pour islamophobie. Essayiste, on le connait grâce à ses ouvrages sur les procès qui assaillirent Charles Baudelaire, Gustave Flaubert et Eugène Sue. Aussi était-il justifié que l’IMEC ouvre ses archives à un tel expert sommé d’y exercer sa sagacité. La cave aux trésors de la censure y est dévoilée par un juriste et collectionneur. Nul doute qu’il dût se trouver face à des choix cornéliens en privilégiant ou non tel auteur, tel événement.
Dès le seuil de ce titre lapidaire, Censurés, il confronte les nouvelles braises inquisitoriales qui se jettent sur les livres, les films et les musées à des œuvres anciennes qui valurent bien des avanies à leur auteur, comme le baroque Théophile de Viau écrivant des sonnets sur la vérole et la sodomie. Mais au cours du XX° siècle cette française censure eut autant d’appétit pour l’érotisme que pour la politique, au travers d’épisodes tragiques et controversés, tels que guerres et colonisation.
Les documents ici présentés et commentés vont de la correspondance échangée entre deux érotomanes distingués, Georges Bataille et Hans Bellmer, aux couvertures envisagées pour Les Versets sataniques de Salman Rushdie[4], poursuivi par une abjecte fatwa. L’on ne s’étonnera pas d’y trouver Sade, à la croisée de Jean-Jacques Pauvert et de son avocat Maurice Garçon, en 1956. D’autres sulfureux éditeurs, Claude Tchou et Eric Losfeld, eurent affaire aux tracasseries de la police des mœurs, alors que planait encore le spectre ecclésiastique de l’Index librorum prohibitorum, où le bibliophile trouve paradoxalement bien des titres alléchants. Le « droit au blasphème » est évoqué au travers d’Arrabal qui « chie sur Dieu, la patrie et tout le reste », et faillit en 1960 moisir dans les prisons franquistes, mais gracié avec le concours de bien des écrivains. Plus près de nous encore, Jacques Laurent eut maille à partir avec le Général de Gaulle pour « Offenses au chef de l’Etat », délit qui ne fut abrogé qu’en 2013.
Volontiers misogyne, la censure, à force d’exercice, se change insidieusement en autocensure, chez Violette Leduc ou Christine Angot, adepte de l’homosexualité pour l’une et d’une autofiction impliquant autrui pour l’autre. Elle devient hélas la règle avec les services juridiques des éditeurs qui se font scrupule d’éviter toute offense, au risque d’émasculer la littérature.
Les pages « caviardées » de « placards blancs » parmi les pages paraissent si risibles ; pourtant Henry Miller vit son Sexus couvert de feuilles de vigne. En sorte que « le censeur est à son insu un incitateur à la publication de livres séditieux ». C’est ainsi qu’avec une délicieuse malice, Emmanuel Pierrat poursuit les attentats contre la liberté d’expression, tout en étant depuis 2019 président du PEN International, tentant de contribuer à la libération d’écrivains et de journalistes sur toutes les faces du monde.
À l’heure où de nouveaux censeurs, au nom d’une religion aussi politique que théocratique et d’une racialiste cancel culture assistée par l’autocensure, exercent leurs ciseaux acérés, un tel ouvrage est un précieux avertisseur, au secours de la liberté d’expression et de la création littéraire ouverte sur le monde, non fermée par une clé définitive, comme sur la couverture ces livres libertins qui rougissent d’être encagés.
Hancarville : Monumens de la vie privée des douze Césars, À Rome, 1785.
Index librorum prohibitorum, Romae, 1841.
Photo : T. Guinhut.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir ;
Par de pareils objets les âmes sont blessées »
Et cela fait venir de coupables pensées.[5] »
Ainsi vitupérait le Tartuffe de Molière en 1667, pièce d’ailleurs interdite dès le lendemain de sa première représentation. Ce à quoi, par la bouche d’Elmire, répond le dramaturge :
« Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ?[6] »
Collectionneur de tartufferies et de cache-sexes, Emmanuel Pierrat égrène une quinzaine de « Cachez » en autant de chapitres, parmi son essai Nouvelles morales, nouvelles censures. Cédons, en pensant à Umberto Eco, au Vertige de la liste[7]de ces injonctions venues de moralités hautaines et imbéciles. « Ligues de vertus » soudaines, elles s’alignent sur un antiracisme sélectif, sur la souffrance animale, la pudeur féministe et les ardeurs du genre, sur un antifascisme orienté, sur un antiesclavagisme borgne pour prôner une « cancel culture[8] » et prétendre annuler toutes sortes de statues, de films, de livres et de tableaux qui leur déplairaient à force d’exhiber des réalités indignes d’être vues.
Ainsi faudrait-il cacher ces cinéastes et ces artistes coupables ou prétendus coupables d’agressions sexuelles, Roman Polannski ou Woody Allen, sans plus tenir compte de la valeur de leurs œuvres. Cacher la couleur, si elle n’est pas celle des Noirs qu’il s’agisse de peinture ou traduction, interdisant à tout Blanc de représenter tout ce qui serait noir, au motif que celui-là méconnaitrait le « racisme systémique » qui lui est génétique, en un racisme inversé. « C’est donc un mécanisme opposé aux principes mêmes de tolérance et de liberté d’expression qui est mis en œuvre », quand seul les gays, lesbiennes, handicapés, gros, etc. peuvent se représenter eux-mêmes, invalidant les principes de l’art, de la littérature et de l’éthique politique qui sont échanges et compréhensions des identités et des histoires d’autrui.
Quant aux « personnages immoraux », les voici priés de dégager. L’on ne peut plus tuer en scène Carmen, la malheureuse héroïne de l’opéra de Bizet, sans être complice d’un féminicide. Ni poser clope au bec, Lucky Luke et André Malraux ayant perdu leur cigarette, en un retour au petit pied (pour l’instant ?) des personnalités politiques effacées des photographies et de l’Histoire par le totalitarisme soviétique. « Même fictifs, les personnages doivent respecter la loi et la morale » ! Les mots eux-mêmes méritent le bâillon : « nègre » ou « négresse » semblent le sommet de l’opprobre au côté du « blackface », grimant les blancs au cirage. Aussi faudrait-il réécrire toute l’Histoire, abattre les statues incorrectes[9] effacer Mein Kampf[10] et passer au lustre anti-haine la littérature universelle, de Shakespeare à La Case de l’oncle Tom, et au premier chef les livres pour enfants.
Le retour des seins que l’on ne saurait voir effraie le pudibond Facebook ; y compris s’il s’agit de La liberté guidant le peuple de Delacroix. Quelques musées décrochent des nudités trop soyeuses, n’en vendent plus les cartes postales, à la Manchester Art Gallery par exemple. Et si l’on peut concevoir que des œuvres volées puissent être rendues à leurs pays d’origine, les musées devraient peut-être se garder de risquer de devenir exclusivement des dépôts d’œuvres nationales, au risque de voir d’autres œuvres dilapidées, voire détruite dans leurs contrées sans sécurité ; et au risque de l’agonie de la curiosité du monde pour le monde entier.
En forme d’énumération conceptuelle, bienvenue et précisément documentée, l’essai est à lire comme un bréviaire des iniquités, une satire d’un torrent de bêtises contemporaines et une déclaration d’amour à la liberté d’expression. Alors que l’édition, sous le regard armé des « Sensitivity Readers » et de ses juristes tend à veiller à ce qu’aucune minorité soit offensée par le moindre passage allusif. Une littérature émasculée, où la réalité aurait disparue, serait-elle la seule à perdurer ? D’autant que « les nouveaux censeurs » ont pour nom Google et Facebook, plus globalisants qu’un Etat.
Efficace censeur des censeurs, Emmanuel Pierrat dispose d’une bibliographie impressionnante : une bonne centaine de titres s’aligne sur son palmarès. L’on se demande comment il peut concilier toutes ses activités, voire des dizaines bras, de plumes et de claviers. Osons dire avec un humour dont il ne se fâchera pas qu’il vaudrait mieux qu’il ne fasse pas travailler de nègre, car il se trouverait bien une ligue sans humour pour lui reprocher de faire noircir du papier à une petite main néanmoins talentueuse…
Non seulement les plumes en leurs livres, mais les coups de crayon sont les victimes désignés par la vindicte fanatique, au travers de ce qu’appelle justement Bruno Nassim Aboudar en son titre Les Dessins de la colère. Maître mondial du jeu, « l’iconoclasme musulman » érige le moindre croquis, le moindre crabouillis, la caricature et l’image en insulte suprême réservée au plus irascible des prophètes, au plus totalitaire des dieux imaginés par la soif de soumission sadomasochiste de l’humanité.
Car l’on tue pour des images. Pour tenter de mieux comprendre une telle aberration, Bruno Nassim Aboudar va un peu plus loin qu’opposer un Islam iconoclaste et les libertés de l’Occident laïque. Mais, comme trop souvent, l’on pense ici que « le fanatisme c’est l’oubli de Dieu », alors que son prophète ne commande pas grand-chose d’autre que ce fanatisme même[11]. Il est vrai que le Christianisme est une religion qui s’est faite image, alors que la chose est impensable en Islam. Notre essayiste rapproche ces exactions contre les caricatures du prophète, leurs auteurs, leurs propagandistes et leurs relayeurs (tel le malheureux Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie égorgé pour les avoir montrées) des destructions de sites historiques, tels que ceux des Bouddhas sculptés de Bamiyan et de la cité antique de Palmyre. Pourtant en ce dernier cas il ne s’agit pas d’images, mais de civilisations païennes trop honorées. Car, au-delà des destructions barbares dont l’Histoire antique fut coutumière, l’Islam rigoriste n’honore rien d’autre que soi-même. La censure est au centuple, par rapport à celles qui ont marqué l’Histoire de l’Occident. Mais s’il s’agit encore d’iconoclasme, Bruno Nassim Aboudar, qui avoue être « athée », insiste avec raison sur sa dimension non théologique et plus exactement sur un « vandalisme » qui s’en donne à cœur joie.
Le prophète sans image est-il une invention occidentale ? De fait, il y a bien des représentations dans les manuscrits enluminés, en Perse et dans l’Empire ottoman, du XIII° au XVIII° siècle. En cet essai, une brève histoire de la caricature enseigne par ailleurs que Jésus fut bien portraituré à charge, surtout au XIX° siècle. Alors qu’il fut de tradition de décrire de manière idéale et conventionnelle le prophète au travers des textes de la tradition, mais aussi de substituer à toute représentation la parole, par le biais de la calligraphie omniprésente. S’il n’existe pas de portrait réaliste de Mahomet, toute caricature en est impossible. Ainsi les dessins de Charlie Hebdo sont de pures fictions, quoiqu’il y ait bien une intention de représentation en nommant Mahomet dans la légende, et surtout de raillerie, ce qu’interdit le prophète dans le Coran : « Les criminels se moquaient des croyants. Quand ils passaient auprès d’eux, ils se faisaient avec les yeux des signes ironiques. De retour dans leurs maisons, ils les prenaient pour l’objet de leurs rires[12] ». C’est ce que ne dit guère notre essayiste qui préfère user de l’argutie de « l’iconographie caricaturale raciste », en guise de « thèse ». En fait, la susceptibilité musulmane est constitutive de la sacralité absolue de son dieu à vocation totalitaire, terrain sur lequel ne s’aventure pas Bruno Nassim Aboudrar, qui titrant Les Dessins de la colère, traite plus largement des iconoclasmes comparés. Les iconoclastes byzantins perdirent rapidement la partie, les commandements d’Islam (inspirés par l’aniconisme hébraïque) récusent dans le Coran les idoles et prétendent dans les hadiths châtier « les fabricateurs d’images ». Reste que les autodafés de Daech (à la bibliothèque de Mossoul ou à Tombouctou) relèvent d’une « scénographie directement inspirée des autodafés nazis de 1933 » moins qu’à une habitude musulmane ; même si notre trop prudent essayiste oublie les musulmanes destructions de la bibliothèque d’Alexandrie et celles des manuscrits lors de la prise de Constantinople, qui fut d’ailleurs auparavant mise à sac par les Croisés et les Vénitiens.
Au-delà de la plus que suffisante censure universelle prétendue les armes à la main par les islamistes, l’indignation morale des censeurs autoproclamés balaie à géométrie variable les sales poussières pour laver plus noir en laissant briller bien des auras discutables. La Commune de Paris, en 1871, se voit parée d’éloges, en omettant la dimension communiste de la chose, que Karl Marx qualifiait de « répétition générale pour les révolutions à venir ». Les écrivains de droite traditionaliste sinon fascisants, tel Charles Maurras ou Louis-Ferdinand Céline, ne peuvent imaginer la moindre commémoration ; ceux de l’extrême-gauche sont pain béni. Les modes politiques et le goût de la tyrannie ont la vie dure, tant elles s’arment du couperet de la censure. La si jeune Lolita aux petits pieds de douze ans, dansant sous la plume de Vladimir Nabokov, serait aujourd’hui, n’en doutons hélas pas un instant, prohibée pour pédophilie, alors que bien évidemment l’intention de l’auteur n’est pas d’en faire l’apologie. Seule l’histoire littéraire la protège encore, peut-être provisoirement.
Faut-il penser Michel Onfray ? nous demandions-nous en apportant une réponse dubitative[13]. Quoiqu’encore une fois avec bien de la prudence, il faut se résoudre à penser avec lui et son essai Autodafés. L’art de détruire les livres. Eliminons d’emblée le problème du titre. Il ne s’agit en rien d’autodafés, de livres brûlés en place publique, mais de livres qui ont réussi à trouver un éditeur (ce qui n’est pas gagné si l’on frise l’incorrection idéologique), mais ont subi la conspiration du silence ou les foudres de la critique de mauvaise foi, de la calomnie la plus répugnante afin de les enterrer symboliquement, de les effacer du paysage intellectuel. Certes l’on peut penser que ce titre est une hyperbole nécessaire, mais elle semble plus ronflante qu’efficace. Passons de plus une préface conceptuellement confuse au cours de laquelle il s’agit pourtant de dénoncer ceux dont le fascisme rouge fait profession de conspuer la « fachosphère ». Il est vrai qu’il s’agit, en un juste retour du bâton, de « la fachosphère de gauche ».
En six volets, Michel Onfray ranime des essais qui n’ont cessé de subir les foudres du gauchisme culturel (sans doute un oxymore). Rangés chronologiquement, ils peuvent être classés en deux catégories, l’une a trait au communisme, l’autre au couple immigration Islam. À l’exception d’un seul, Le Livre noir de la psychanalyse[14], affirmant à qui mieux mieux et le plus raisonnablement du monde que cette discipline n’est qu’une grande fiction, sans aucune réalité thérapeutique ni qualité scientifique. Evidemment ceux qui vivent de ce commerce et de sa chaire intellectuelle n’ont pas manqué de s’étrangler et de déconsidérer les auteurs qui ont osé abattre la forteresse d’une psychanalyse institutionnelle.
Mais revenons aux axes essentiels de l’ouvrage. Dénoncer ceux qui œuvrent au service du communisme et de l’immigration islamique. Car l’on a défendu « la révolution culturelle maoïste que Simon Leys démontait dans Les habits neufs du président Mao (1971) ; le marxisme-léninisme inspirateur du communisme occidental qu’effondrait pourtant L’Archipel du goulag (1973) de Soljenitsyne ; le retour du racisme sous couvert de l’antiracisme qu’analysait le sociologie Paul Yonnet dans son Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national (1993) ; le bellicisme islamiste dont Samuel Huntington racontait la puissance dans Le Choc des civilisations (1996) ; […] et le mythe d’un Islam civilisateur que décomposait Aristote au Mont Saint-Michel (2008) de Sylvain Gouguenheim ».
L’essai polémique en diable est imparablement documenté : outre la lecture des livres controversés, Michel Onfray convoque les thuriféraires du maoïsme et du communisme pour dévoiler leurs attaques et leurs bassesses. Les massacres innombrables et la religiosité adressée à Mao sont pointés par Simon Leys, qui se voit vilipendé par les universitaires et les intellectuels médiatiques. Autre totalitarisme, celui révélé dans toute son ampleur par Soljenitsyne dans les mille cinq cents pages de son « investigation littéraire » : l’Union soviétique n’est qu’un enfer, un « système concentrationnaire » où « point n’est besoin d’être coupable pour être une victime ». Le Trio Lénine, Staline, Trotski est tout autant responsable de cette extermination par le travail et le froid. Et pourtant Sollers, Barthes, Bernard-Henri Lévy font les dégoûtés devant l’auteur de L’Archipel du goulag. Paul Yonnet montre comment l’antiracisme « en célébrant la préférence ethnique, la discrimination racialiste, l’essentialisation des races - la blanche toujours du côté du crime », proclame sa vertu, tout en prétendant que l’immigration est une chance pour la France, que cette dernière est traditionnellement une terre d’immigration. Et si l’on conteste ces positions, l’on est « pétainisé », « nazifié », ce qui fut bien le sort de Paul Yonnet. Quant à l’huntingtonnien « choc des civilisations », qui n’est pas sans réalisme, il est vu comme un crime de lèse-majesté par ceux qui ne veulent pas voir le choc entre le bloc chrétien et le bloc musulman (dont « l’inassimilabilité » repose sur ses sourates belliqueuses), sans oublier la puissance chinoise. La géopolitique s’en trouve bouleversée après la chute de l’URSS, déniant ainsi la possibilité d’un gouvernement mondial. Vingt-cinq ans plus tard, Samuel Huntington voit sa thèse hélas confortée par les faits. Dernier crime par la pensée (pour employer un vocabulaire orwellien) : montrer que l’islam n’a guère transmis les textes des scientifiques et philosophes grecs et n’a donc pas été à la source de l’Occident, qui possédait bien mieux ces textes à Byzance et jusque dans le monastère du Mont Saint-Michel où à peu de choses près tout Aristote fut traduit du grec en latin, bien mieux que De l’Âme approximativement traduit d’une traduction en arabe et qui pouvait ne pas contredire la religion musulmane. Ce sont en fait des Arabes chrétiens, des Syriaques qui ont traduit quelques textes de références pour Haroun al Rachid, rare parenthèse peu islamique, alors que l’on fait d’al Andalous le mythe de la coexistence pacifique des cultures. L’Occident et son développement scientifique et philosophique ne doivent donc à peu près rien au monde islamique qui n’aimait rien tant que brûler les livres impies, c’est même le contraire si l’on sait que l’écriture coufique arabe fut créée au VI° siècle par des missionnaires chrétiens, que tous les mots philosophiques de la langue arabe viennent du grec. La thèse du prétendu islamophobe Sylvain Gouguenheim a le tort de contrevenir au vivre ensemble et se voit accueillie à boulets rouges et verts…
Malgré quelques approximations conceptuelles, malgré sa nostalgie du socialisme, l’essai de Michel Onfray est d’une efficace concision (une fois n’est pas coutume). Voici une lecture salubre, hautement nécessaire, d’une verve stimulante, face à ce qu’il appelle « la matrice nihiliste », tant il dévoile combien une intelligentsia use de son magistère pour protéger les mythes, soit la pureté d’intention du communisme, l’irénisme de l’immigration et l’innocuité de l’Islam. Victimes de la colère idéologique venue de la gauche post-communiste et de l’islamogauchisme (concept analysé par Pierre-André Taguieff[15]), les penseurs politiques et civilisationnels attachés à la liberté et à la recherche de la vérité ont décidément fort à faire face aux masques de la censure, et doivent se barder de détermination.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Amélie Sourget : Livres et manuscrits, Printemps 2016, p 76.
[5] Molière : Le Tartuffe, Théâtre II, Club des Libraires de France, p 450.
[6] Molière : Le Tartuffe, ibidem, p 473.
[7] Umberto Eco : Vertige de la liste, Flammarion, 2009.
[12] Coran, LXXXIII "La fausse mesure, 29-31.
[14] Collectif : Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005.
[15] Pierre-André Taguieff : La Nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2002.
Autodafé des livres de Iean Wiclef.
Jaques Lenfant : Histoire du concile de Constance, Pierre Humbert, 1714.
Photo : T. Guinhut.