Wolfgang Sofsky : Citoyens sous surveillance,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, L’Herne, 2021, 272 p, 16 €.
Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel,
Zulma, 2022, 864 p, 13,50 €.
Armés de tous leurs saints idéologues et de tous leurs anges policiers, ces dieux que sont devenus l’Etat complotent comme de sombres aigles aux regards aiguisés plantés dans les neurones des citoyens, des consommateurs et des individus que l’on eût cru libres. Wolfgang Sofsky, que nous connaissions pour ses vigoureux essais sur les vices et la violence[1], produit un pamphlet particulièrement affuté, Citoyens sous surveillance, d’abord publié en allemand en 2007, puis amendé jusqu’en 2021 ; car, n’en doutons pas, il y a sans cesse matière. Cependant, au-delà des tentacules de l’Etat radiographiées par notre essayiste, ne faut-il pas penser à celles de ces puissantes entreprises qui, bien plus que collectionneuses d’informations, entreprennent elles aussi de se faire conseillères, propagandistes, censeures…
Premièrement intitulé Le Citoyen de verre. Entre surveillance et exhibition[2], cet essai du sociologue et philosophe allemand d’aujourd’hui (peut-être le plus pertinent avec Peter Sloterdijk, qui d’ailleurs fit la critique de l’impôt[3]) devient en son édition augmentée Citoyens sous surveillance, en un titre plus ramassé, plus inquiétant. Comme en un apologue, notre essayiste allemand commence par rapporter la petite histoire de la « famille B », qui, ainsi nommée, parait anonyme. Sauf que tout conspire à ce que rien ne soit ignoré : consommations et horaires d’électricité, caméras urbaines, ponctions fiscales, achats en ligne, communications téléphoniques, courriels, comportement de l’enfant à l’école, tout concourt à notre sécurité et notre confort. Sauf que si « l’atmosphère est à la coercition tolérante », voici, pour reprendre le sous-titre : « la fin de la vie privée ». Les traces de nos pas, de nos désirs, de nos pensées même s’accumulent dans les boites noires du renseignement étatique et commercial. L’inventaire de l’espionnage plus ou moins consenti, par indifférence, complicité ou contrainte devient vite pour le moins problématique, voire terrifiant.
Les totalitarismes du XX° siècle ne nous auraient donc pas servi de leçon ? Aussi est-il urgemment nécessaire, avec Wolfgang Sofsky, de mettre en œuvre des « retours sur le passé ». Depuis les Romains qui opéraient « une distinction claire et nette entre le public et le privé », en passant par la Renaissance beaucoup moins libérale avec le concours des religieux, puis la Révolution française très intrusive, hors l’éphémère liberté du divorce. De longtemps, « être socialement intégré c’est porter des chaines sociales ». L’Histoire de la vie privée, pour reprendre le titre de Philippe Ariès et Georges Duby[4] n’est pas un champ de roses mais plutôt une couronne d’épines. Ce fut anonymat des villes qui permit l’irruption d’une vie détaché du groupe obligé, ainsi que la possibilité de trouver un espace propre à chacun. Et seul le vingtième siècle, malgré ses Léviathans nazis et communistes aux yeux meurtriers, permit à chaque individu ou presque de disposer d’une « chambre à soi », pour reprendre le titre de Virginia Woolf[5].
Il s’agissait d’échapper aux tyrannies, familiale, professionnelle, confessionnelle, et caetera. Au-delà pourtant « tout pouvoir qu’il soit de nature démocratique ou autocratique, menace la liberté de l’individu ». Or l’Etat, « institution destinée à dominer les citoyens », « n’est ni un havre de moralité ni une institution morale ». Cependant il réclame de plus en plus de lois, d’agents de la fonction publique, d’argent du contribuable, au détriment de « l’unique mission qui lui revient : garantir la liberté ». En ce sens, Wolfgang Sofsky a toute sa place dans la tradition du libéralisme politique.
S’interrogeant sur la peau et le corps, sur le sexe et ses penchants, voire sur la honte, espaces intimes du sentiment de privauté, notre essayiste montre combien ils exigent d’être protégés, alors que, ajouterons-nous, ils peuvent être les objets favoris de l’exhibition glorieuse et de la victimisation revendicatrice. Cependant, lorsque le coupable cèle crimes et délits, « le droit à la vie privé atteint sa limite là où la liberté de l’individu est menacée ». Reste « l’espace enténébré de la vie privée », celui de l’agonie et de la mort, plus encore du suicide.
La propriété privée risque elle aussi d’être l’objet d’une surveillance orwellienne : « pour bloquer toute nouvelle inégalité dès son apparition, il faudrait en permanence surveiller la propriété de tous ». En conséquence, extirpant la liberté économique, « la manie de l’inégalité mène tout droit à la tyrannie ». En conséquence encore, l’impôt pour lequel nous travaillons la moitié de notre vie, est à la fois le fait d’un voleur légal, l’Etat, et l’objet d’une utilisation inconsidérée, bien au-delà des bornes régaliennes de ce même Etat. En authentique libéral classique, notre essayiste professe avec justesse : « ce n’est pas l’assistance qui justifie l’existence d’un Etat, mais la garantie de ces droits à la protection et à la liberté qui évitent à l’individu d’être victime d’agressions extérieures ». Hélas, non seulement le citoyen n’obtient pas la contrepartie attendue de l’avalanche fiscale qui se glisse dans tous les interstices de l’activité publique et privée, avec les yeux d’Argus et les serres de rapace du pouvoir bureaucratique, mais de surcroît sa sécurité est plus que faillible, la misère matérielle l’attend au tournant, la prospérité économique et les systèmes d’éducation se délabrent. Tout cela au prix d’un « travail forcé camouflé » et d’une régulière ponction des informations afférentes. Entre saisie et redistribution, l’Etat est une hydre aux cent bras de plus en plus lourds. Et encore Wolfgang Sosfky parait d’abord s’adresser à son pays, l’Allemagne. Que dirait-il s’il fixait sa perspicacité sur la France…
L’espionnage certes est un mal nécessaire aux mains d’un Etat garant de la sécurité de ses citoyens, à condition de ne pas épier l’innocent au détriment du coupable, ce qui est un art pour le moins délicat, de ne pas préférer certains coupables à d’autres, là pour des raisons idéologiques. Le Léviathan est capable du pire s’il n’est pas lui-même surveillé. Par exemple de vouloir être le « gardien de la moralité », armé d’une légion toujours croissante de surveillants. Le Surveiller et punir de Michel Foucault[6] trouvant ici une nouvelle métastase.
Loin de rester une politesse indispensable la discrétion protectrice se voit battue en brèche : « l’indiscrétion est pratiquement considérée comme une vertu démocratique ». C’est une forme moderne du commérage, du voyeurisme graveleux, dans laquelle le harcèlement pointe le bout insistant de son museau fétide.
Nous sommes tous des « citoyens de verre », fragiles et au travers desquels tout est de notre moi lisible, mais aussi livrés aux écrans qui, télévisuels, veulent nous hypnotiser, ou depuis Internet qui nous piste et nous balise, tout en nous permettant de déposer les témoignages du narcissisme et de la peur, tout autant que de capter et influencer ceux d’autrui. Or « la culture médiatique de l’indiscrétion » chamboule le terrain de la propriété de soi. En même temps, l’apparente bonne volonté de la transparence se change en imposition de l’impudeur et en inquisition.
Les malheureux citoyens de verre pourraient se voir brisés menu, car la destruction de la vie privée va la main dans la main avec l’érosion de la liberté politique. Quand il s’agit de « leur inculquer ce qu’ils ont le droit de penser », ne leur reste-t-il que « la possibilité de se retirer dans son monde intérieur » ? De fait « la politique de l’esprit […] fait tomber les hommes dans les cages de la captivité intérieure ». Il en est de même pour « la politique de la mémoire » qui trimballe sa cargaison d’idéologie historique, dans laquelle le dogmatisme et le conformisme, y compris religieux, ne tolèrent pas la subversion de la pensée libre. C’est ainsi que « certains partisans d’un relativisme culturel sont pourtant disposés à renoncer à la liberté et à la vérité », note avec pénétration notre essayiste. Alors que « Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur », disait Figaro[7].
La biopolitique dispose de sa propre « supervision morale », y compris lors de la récente pandémie, dénie le droit à une mort supportable. Le droit de léguer à ses enfants est bafoué par des limitations et autres taxations. De même les modes de procréation font l’objet de contrôles, voire d’interdictions, qui sait si bientôt elle fera « du patrimoine génétique le critère de répartition des droits civiques et des droits aux prestations »… Au point que, pour reprendre Wolfgang Sofsky, « héritier du clergé, l’Etat moderne s’est donné pour mission de veiller sur les bonnes mœurs et d’assurer la production d’individus vertueux ». Vertu d’ailleurs hypocrite, si l’on songe combien la délinquance, la criminalité, le prosélytisme du terrorisme ont les coudées franches.
Gardons-nous d’être naïf et confiant ; ce pourquoi il faut lire Wolfgang Sofsky. Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce n’est pas seulement la Chine qui est à même d’épier de manière panoptique nos rues et nos reins, mais tout pays pour lequel « liberté » est un mot gênant, un vain mot. Certes la criminalité et la délinquance méritent d’être scannées, à condition de savoir délimiter clairement leur cercle, qui doit être celui des atteintes aux personnes et aux biens ; et non celle du crime par la pensée, exprimée ou non.
La réflexion de Wolfgang Sofsky est incisive, rude, la charge contre l’impôt et l’Etat décapante et revigorante, la satire morale contre les vices publics, contre la « mise en réseau » des information fiscales, sociales, médicales, judiciaires, scolaires (etc.) qui s’exercent au dépend de l’individu est éclairante, sans oublier la suite logique : l’endoctrinement et son corollaire, la censure. Ce qui n’empêche en rien cet essai d’être d’une clarté sans mélange.
Ne serait-ce pas l’orwellien Ministère de la vérité du gouvernement français qui étend un tentacule de plus en installant une commission pour lutter contre les fake news et le complotisme, au doux nom de « Les Lumières à l’ère numérique » ? Ainsi la liberté du scepticisme, de se tromper, d’une analyse divergente et efficace se voit menacée, rognée, bientôt arasée par une surveillance insidieuse, glissant par tous les canaux d’Internet et des réseaux sociaux, de la sécurité policière et du biopouvoir. Car si le passe sanitaire peut être défendu au travers d’une non-prolifération du virus, il n’en porte pas moins le risque d’une extension du domaine du traçage des individus.
Certes, l’on pourrait imaginer que les caméras équipés de la reconnaissance faciale ne s’appliquent qu’aux récidivistes de la délinquance et qu’à ceux pour lesquels on a de bonnes raisons de penser qu’ils fomentent un acte terroriste. Mais rien ne prouverait que l’Etat résisterait à la tentation chinoise, c’est à dire la surveillance omnisciente de chaque citoyen, doté de points de citoyenneté menacés d’être effacés au moindre écart, au gré des doxas et autres lubies politiques et morales.
Malgré les qualités intrinsèques de son essai, Wolfgang Sofsky s’aventure trop peu au-delà du rayon d’action de l’Etat. Pourtant d’autres prérogatives et menaces d’une proliférante surveillance viennent d’entreprises privées. En particuliers des GAFA, soit Google, Apple, Facebook et Amazon, sans compter leurs imitateurs qui nous courent sur le râble comme chasseurs sur le gibier. Alors que de l’Etat nous sommes les proies trop inconscientes et à notre corps défendant, nous nous précipitons volontairement et naïvement à bras ouverts dans la nasse de ces entreprises de communication et de consommation. Nous y disséminons nos goûts, nos choix, nos opinions. Car à chaque fois que l’on use des smartphones et d’Internet, des algorithmes nous conduisent par concaténation vers les domaines, les produits, les opinions déjà enregistrés, nous enfermant dans ce que l’on appelle des bulles de filtres, qui ont l’inconvénient de nous clouer dans le préconçu, sans compter des directions induites par une doxa économique et politique, au risque de nous couper de découvertes, d’analyses divergentes, salutaires peut-être, désastreuses, voire incorrectes, émondant notre libre arbitre. Le libre marché concurrentiel est écorné dans sa capacité à concourir à la liberté, d’autant plus que des entreprises spécialisées font commerce de nos informations qui devraient être confidentielles. Et si l’on commet l’erreur de financer la Chine au travers de l’achat de l’une de leurs technologies numériques, ne doit-on pas craindre de lui livrer notre capital informationnel, qui serait ainsi fichable, flicable…
Tout cela peut être abondamment vérifié dans l'essai, la somme, de plus de huit cent pages, sous la surveillance de Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance. La documentation est considérable, l'acuité redoutable, comme si l'essayiste allait concurrencer Google lui-même, ce « pionnier du capitalisme de surveillance ». Enquêtes, notes, index, tout concourt à radiographier notre « futur numérique ». Capter nos informations, notre intimité, nos opinions politiques est leur credo, de façon à les exploiter dans un vaste marché publicitaire, dont les géants et les nains du web revendent les données que nous ne leur avons pas données. Ce ne serait presque rien s'il ne s'agissait pas d'orienter, voire de censurer notre expression, notre pensée, faisant fi d'un libre arbitre presque impossible. Voyez comment Facebook par exemple vous somme de lire des informations climatiquement correctes, traque les complotismes et autres scepticismes, qui sont pourtant, du moins pour ces derniers, la condition sine qua non de la démarche scientifique et philosophique.
Les réseaux sociaux sont une caméra perpétuellement braquée sur qui veut l’endurer, et Facebook au premier chef. Ce dernier, non content de bombarder ses affidés de publicités ciblées en fonction de leurs centres d’intérêts affichés et induits, réels ou imaginaires, traque la moindre nudité, le moindre bout de sein ou galbe fessier, fût-il celui d’une statue de marbre de Canova photographié par votre modeste critique. De plus il se prétend juge sanitaire, politique et moral, in fine juge des enfers, en prévenant des dérives discutables contre la doxa vaccinale, en bannissant tel homme politique (Donald Trump par exemple), en favorisant ce qui est nanti d’un potentiel d’intérêt populaire et de « buzz », donc en orientant la pensée, ou du moins le ressenti et la capacité d’action d’un public, comme lorsque l’on apprend qu’il aurait donné plus de voix qu’il n’en n’aura fallu aux envahisseur du Capitole de Washington. Même si, se prenant pour un Léviathan étatique et ivre d’hubris, Facebook conserve encore un potentiel considérable d’informations et d’interactions, mieux vaut alors partir en quête de réseaux sociaux neutres et soucieux de la liberté d’expression, non intrusifs et sans publicité, comme le semble être MeWe. L’ère de la propagande et du prosélytisme au moyen de la galaxie Internet, qui a succédé à celle de Gutenberg, n’en est peut-être qu’à ses balbutiements : filtrer l’information, celer les unes, grossir les autres, vise bien autant à générer un consommateur captif qu’à faire advenir une conscience politique engagée dans les objurgations d’une messe écologiste, communautariste, non genrée, religieuse, ou encore d’une tolérance à l’intolérable, en fonction des éoliennes de la persuasion. En ce sens, si l’Etat est un « Big Brother » orwellien, nombre de Little Brother risquent de devenir grands.
Ainsi Etat et entreprises économiques, surtout si elles frisent la dimension monopolistique, s’affairent sans trêve d’appétit pour rogner les libertés économiques, de pensée et d’expression, finalement les plus infimes recoins de la vie privée et de la vie intellectuelle. Car au duo à la fois ennemi et complice de l’Etat post-hégélien et des entreprises en cette affaire de surveillance omnisciente s’ajoute le citoyen lui-même - est-il en ce sens citoyen ? - qui, s’érigeant en procureur et juge, seul derrière son écran, ou sous le blanc-seing d’associations, de partis politiques, s’indigne, dénonce, avec la vigueur vengeresse du délateur et fournisseur de piloris, les incorrects, les non-écologistes, les mécréants, les fascistes vrais ou faux, les capitalistes, les racistes vrais ou faux[8], ad nauseam. En un bric-à-brac pléthorique de l’orwellisation sociétale[9], ils sont les hérauts de la cancel culture[10], de la ségrégation des propos plus ou moins haineux[11], de la chape de plomb idéologique sous laquelle s’écharpent les idéologies entre elles, aux fins de broyer l’individu. Ce qui prouve bien que l’humanité a son lot perpétuel, se renouvelant sous le masque de telle ou telle mode et fureur idéologiques au gré des vents, de tyrans individuels et collectifs, autant que de ceux qui n’ont de cesse de se soumettre à leurs propres diktats, ou à ceux d’autrui, en une servitude volontaire digne de celle de La Boétie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.