Ciudad romana de Santa Criz, Eslava, Navarra.
Photo : T. Guinhut.
Les Signets de l’Antiquité ;
ou l’Antiquité comme modèle ?
Imperator, Arma, Nuits antiques,
Cave canem, Ex Machina.
Imperator. Diriger en Grèce et à Rome,
Les Belles Lettres, 2017, 320 p, 13,90 €.
Arma. L’Antiquité en guerre, Les Belles Lettres, 2021, 288 p, 15 €.
Nuits antiques, Les Belles Lettres, 2013, 336 p, 14,50 €.
Cave canem. Hommes et bêtes dans l’Antiquité,
Les Belles Lettres, 2015, 422 p, 15 €.
Ex machina. Robots et machines de l’Antiquité,
Les Belles Lettres, 2020, 368 p, 15 €.
Plutôt que de s’épuiser à parcourir de lourds volumes historiques, une façon originale, voire ludique, en tout cas délicieusement instructive, d’appréhender l’Antiquité consiste en l’élaboration et la réception d’anthologies thématiques aux angles pertinents. Au sein de la collection « Signets », parmi ces Belles Lettres dont la réputation n’est plus à faire, des regards sont logiquement attendus sur l’Empereur, sur la guerre, l’armement. D’autres sont plus étonnants, insolites, comme ceux portés sur « Hommes et bêtes », sur les « Nuits antiques », ou, plus époustouflant encore avec les « Robots et machines » que rêvèrent et fabriquèrent Grecs et Romains. La méthode est à chaque fois la même, mais sans risque de répétition, puisqu’il s’agit d’aller puiser dans le fonds immenses des littératures anciennes de façon à dégager une exploration en coupe de civilisations que l’on sait fondatrices. Quel modèle, sinon quel repoussoir, pouvons-nous ainsi tirer de l’Antiquité ?
Rome ne serait pas Rome dans notre représentation et notre imaginaire sans un empereur à la tête des armées. « Comment devenir un chef », comment gouverner au moyen de « l’art de diriger », autant de pistes qui font d’Imperator un manuel à l’usage de l’homme d’Etat, et plus exactement d’exception. Quoique peu de femmes, Cléopâtre et Zénobie, puissent faire partie de ce club très fermé, ils ont nom, pour les Grecs Périclès et Alexandre, le Perse Cyrus et le barbare Attila, Jules César et Hadrien, pour les Romains…
Leaders (un mot venu du vieil anglais et du proto-germanique) et meneurs d’hommes, ils sont chez les Grecs des tyrans, despotes et basileus, quoique le sens en fût plus royal qu’aujourd’hui ; chez les Romains des potestas, princeps et rex. Leur dimension charismatique consiste, selon Xénophon, en un « don divin de se faire obéir de plein gré ».
Doués d’une volonté de fer, d’un travail incessant, d’une voix capable de soulever les foules, voire d’une ambition dévorante, ils bâtissent et l’empire et l’Histoire, en toute conscience de leur valeur, sinon de leur hubris, au point qu’Auguste voulut que les Césars, et lui au premier chef, soient divinisés.
Homme politique, juriste, rhétoricien et philosophe, Cicéron insiste sur les nécessaires qualités sine qua non : outre « une teinture des lettres », il estime « qu’un orateur, éloquent et vertueux ensemble, apporte gloire à une cité tout entière », tant les talents oratoires sont indispensables. Car l’élite romaine est solidement armée d’une formation à l’art de la parole. Ce qui n’est en rien contradictoire avec la valeur des armes. Le poète épique de La Pharsale, Lucain, fait à cet égard un éloge appuyé de Jules César, à la fois général et écrivain : « En César, il n’y avait pas seulement un nom et une gloire militaire, mais une valeur incapable de se tenir en place ; il n’a honte de rien, sauf de vaincre sans combattre ». Le même Jules César est loué par Pline l’Ancien pour « la vigueur de son esprit » et sa « rapidité prompte comme l’éclair ».
Le tout n’étant pas de se tenir au sommet du pouvoir, mais, selon Pline Jeune, de respecter l’autorité de ses subordonnés : « chacun conservait en ta présence la même autorité qu’en ton absence », dit-il respectueusement à l’empereur, dans son Panégyrique de Trajan.
Mais gare à celui qui s’arroge une gloire imméritée. Il est la proie des satiristes, comme Juvénal, qui ne pratique guère l’éloge (comme celui de Constance par Julien) et préfère blâmer avec un talentueux humour ceux qui « ont voulu s’assurer à tout prix la première place », se moquer avec férocité d’un favori déchu de l’empereur Tibère, dont « on tire les statues au câble ». Avec « le colossal Séjan, et demain avec cette face, la seconde de l’univers, on va fabriquer des cuvettes et des cruchons, des poêles à frire et des pots de chambre ! »
Thématique et non historique, l’ordonnancement du volume va d’un panorama des grands chefs, en passant par les écoles de rhétorique aux questions de succession, sans oublier l’incroyable énergie de ces surhommes avant l’heure, possédant en propre l’art de diriger, soit de juger et de décider, et enfin s’appuyant sur la nécessité de donner l’exemple.
Réunis par Charles Sénard, ce sont une centaine de textes en étoile autour du concept antique de l’Imperator, venus d’auteurs canoniques et attendus, mais aussi bien moins connus et à découvrir. Si l’on n’est pas surpris de lire quelques pages des empereurs eux-mêmes, Jules César qui ne put coiffer ce titre tant désiré, Auguste, Marc-Aurèle et Julien, les historiens sont de toute évidence convoqués : Tite Live pour Rome et Procope pour Byzance et à propos de Justinien. La personnalité politique exemplaire, quoique parfois idéalisée, est dessinée lors de cette Antiquité qui ne cesse pas de nous fournir encore aujourd’hui des modèles d’homme dont l’esprit unit la vertu et la décision.
Il n’y a pas d’imperator sans armée. Ce pourquoi le volume intitulé Arma est l’indispensable complément du premier. Ici la gloire et la terreur se partagent une centaine de textes, choisis par Estelle Debouy et Isabelle Warin. Du bouclier d’Achille magnifiquement orné aux légions impériales, en passant par les éléphants d’Hannibal. La guerre étant en quelque sorte l’état permanent de l’Antiquité, elle trouve ses théoriciens, comme Asclépiodote, un contemporain de Virgile, qui rédigea un Traité de tactique. Les éphèbes étant soumis, selon Aristote dans la Constitution des Athéniens, à un service militaire de deux ans, le courage ne doit jamais leur manquer. Quant aux légionnaires romains, robustes et braves, ils poussent leurs conquêtes à marches forcées et chargés comme des mules, prêts de surcroit à construire le castrum en peu d’heures. Selon Végèce, « les moyens qui assurèrent au peuple romain la soumission de l’univers ne sont autres évidemment que la pratique des armes, la science des campements, l’habitude de la guerre ». Ainsi commence-t-il son De l’art militaire. Pensant résolument que ce sont les hommes qui font l’Histoire, Plutarque et Tite-Live dressent les portraits élogieux du Grec Alcibiade et d’un Hannibal qui faillit avoir raison de Rome.
Cuirasses, casques, javelots et catapultes (inventées à Syracuse) sont l’objet des plus grands soins. Denys de Syracuse fait équiper ses armées en abondance, jusqu’à des « navires à quatre et cinq rangs de rameurs », comme le rapporte Diodore de Sicile. Camps fortifiés et logistique deviennent une science à part entière.
Mais gare à la défaite, à la déroute, comme face au Germain Arminius qui infligea des pertes sévères aux légions. Et gare à la victoire à la Pyrrhus, lorsque le succès tactique est ratifié par des bains de sang considérables, des déboires ruineux pour le vainqueur, tel que le rapporte Plutarque dans sa Vie de Pyrrhus. Gare également à « Babel dans l’armée » : Polybe rapporte que les Carthaginois, engageant des mercenaires de toutes origines, se virent menacés par la confusion des langues et des intérêts, un peu comme les armées romaines, engageant des Barbares, se virent effritées de l’intérieur, jusqu’à l’effondrement de l’empire[1].
Rigoureusement rangé en ordre de bataille, l’ouvrage progresse de manière logique. La revue des troupes engage des hommes le plus souvent d’exception, l’art de la guerre ne va pas sans le nerf de la guerre, soit l’or et l’argent, l’adage « dura lex sed lex » s’applique au combat et à ses rites, alors que, malgré les constantes victoires romaines, l’horreur et le sang disent combien l’injonction « Vae victis » (malheur aux vaincus) est implacable. Enfin, au-delà des guerres intestines et civiles, voire de la guerre juste, la paix prétend toujours être le but ultime. Et si Saint Augustin est le père de ce concept de « guerre juste », soit selon « les desseins de Dieu », nous resterons à cet égard sur notre faim.
La poésie épique est reine : elle est celle de l’Iliade, où les héros, animés par les dieux, Grecs ou Troyens, rivalisent de valeur pendant des années. Entre éloge et blâme, entre gloire et larmes, les poètes, d’Homère à Silius Italicus chantant les guerres puniques, se joignent aux historiens et aux auteurs de traités techniques pour honorer et servir la survie et l’expansion d’un peuple et d’une civilisation, placés sous l’égide d’Athéna et de Mars. Dans son Anabase, Xénophon raconte l’aventure des « Dix-Mille » au service de Cyrus le Jeune en vue de détrôner son frère Artaxerxès II. Tite-Live évoque les fleuves de sang de la bataille de Cannes. L’on se doute que le philosophe n’est pas en reste. Ainsi Cicéron avertit : « Que les armes le cèdent à la toge ». Les armes tranchantes cèdent alors le pas à l’arme argumentative, polémique et diplomatique. Voire au rire, lorsque Plaute se moque du « soldat fanfaron »…
Les auteurs grecs et latins ne cessent pas de conter des exploits et des défaites, mais aussi de réfléchir sur la guerre et la paix, sur le choc entre démocratie et barbares, entre l’empire et les marges (une réflexion que développera Ibn Kaldun au XIV° siècle) ; ce qui augure de la modernité et de l’actualité brûlante que peuvent receler leurs textes, jusqu’en notre contemporain, notre avenir…
Villa romana de Santa Cruz, Baños de Valdearados, Burgos.
Photo : T. Guinhut.
Repos du guerrier, la nuit est également antique. L’on sait que le sommeil est le dieu Hypnos. Il est nanti de ses trois aides : Phantasos, Morphée et Phobetor, qui animent nos rêves et nos cauchemars, et s’ils se rencontrent dans les Métamorphoses d’Ovide il est étonnant que l’avisée Virginie Leroux se soit endormie sur sa page en publiant ici celle de « la maison du sommeil », sans que s’y trouve la suivante présentant nos trois acolytes nocturnes[2]. Elle n’omet cependant pas « l’île des songes » où « les arbres sont de grands pavots et des mandragores », rêve du Grec Lucien dans ses Opuscules, ni la typologie des songes établie par Macrobe, ni l’Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, dans lequel Artémidore, ancêtre tout aussi talentueux et fumeux que Freud, interprète le rêve de calvitie : « cela signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence ».
Eveillée, la nuit est également celle des plaisirs et des ivresses, en particulier sexuelles. Erotiques elles sont chez les poètes : Properce et Ovide par exemple. Cependant l’historien Suétone ne jette pas le voile sur les débauches nocturnes de Néron, tandis que Lysias rapporte comment sous les flambeaux fut châtié Erastothène, qui séduisit la femme d’Euphilétos avec la complicité d’une petite esclave.
Pire encore, attention, elle peut être perfide : s’y trament des conspirations, l’on y perpètre des crimes. Plus secrètement, voici des initiations obscures, des cérémonies magiques, des cultes nocturnes inavouables, voire la nécromancie qui réveille et interroge les cadavres dans Les Ethiopiques d’Héliodore. Sans compter les esprits démoniaques et les « Haries » épouvantables de la Germanie, signalées par Tacite.
Bien sûr elle est propice à l’astronomie et l’astrologie qui sont pour les Anciens inséparables. Nuits antiques est donc une anthologie pleine de vie, de songe et de mort, ouverte tant sur l’obscurité de l’irrationnel que sur les savoirs du sacré et du cosmos. Car, se demandant d’où vient la nuit, Lucrèce imagine que le soleil poursuit sa course sous terre. Aratos, en ses Phénomènes, observe la lune pour en déduire des événements météorologiques.
Bêtes de la chasse ou du cirque, compagnons à quatre pattes, pensent-ils ? se demandent les Anciens. Dans le volume Cave canem, selon le célèbre avertissement de la maison du Poète tragique, à Pompéi, où une mosaïque illustrée prévient : « Prends garde au chien », l’on va des repas de « viande de singe » et de cochon de lait aux prodiges de la gent animale. Pour les Egyptiens ils sont des dieux, pour les Grecs et les Romains ils sont un élément essentiel du monde humain. Dans son Protagoras, Platon montre comment les Dieux assurent leur création. Les philosophes les classent non sans encyclopédisme, comme Aristote qui n’hésite pas à nous parler de poux, et Pline l’Ancien, dans son abondante Histoire naturelle, les décrit avec un rare luxe de détails. Et si l’on est sans pitié face aux nécessités de l’estomac, il y a parfois des auteurs, comme Plutarque, pour s’inquiéter de savoir s’il est loisible de se nourrir de viande, si l’on ne doit pas être végétarien. Sans pitié encore les jeux du cirque, où l’on exulte de voir le sang animal et humain éclabousser l’arène.
Zoologue, Jean-Louis Poirier essaime ce volume de mythologie et de « langues d’oiseaux », de bêtes exploitées et d’« art vétérinaire », convoquant bien entendu poètes et historiens, et goûtant fort le Grec Elien[3]. Avec La Personnalité des animaux, ce dernier compose une série de portraits qui sont ici sollicités à l’occasion du paon ou de la chasse à l’éléphant, alors que celles des fauves et du lièvre sont dévolues à Xénophon.
Il faut également exploiter le murex et la pourpre, deux coquillages, pour assurer la production de teinture, des mammifères pour leur lait et le fromage, les abeilles pour le miel. Pour la pêche il faut lire Ovide et ses Halieutiques, et pour ce qui concerne l’agriculture et ses animaux, l’on conseillera les Géorgiques de Virgile, très informé, par exemple sur les maladies des brebis. De même il conte une épouvantable épidémie d’épizootie qui frappa les porcs et les bœufs de Norique, dans les Alpes.
Parfois, d’un volume à l’autre de cette prodigieuse collection, les sujets se croisent. Ainsi l’animal de guerre. Car chevaux puis éléphants sont des alliés et des ennemis, des armes efficaces et dissuasives, quand les chiens montent la garde, voire les oies, à l’instar de celle du Capitole assailli par les Gaulois. Et si chaque volume offre un utile index par auteur, celui-ci ne manque à aucun de ses devoirs, avec un index des animaux…
Le « deus ex machina » était à l’ère baroque le dieu sorti des machineries du théâtre. « Robots et machines dans l’Antiquité », voici le sous-t-titre d’Ex machina. Certes le mot robot ne fut créé qu’au début du XX° siècle par le dramaturge tchèque Karel Capek dans sa pièce R.U.R[4]. Cependant les Grecs connaissaient déjà les automates et pouvaient concevoir des machines déjà sophistiquées, qui parsèment les mythes et les épopées, mais aussi le terrain des réalités concrètes.
Dans sa forge, le dieu Héphaïstos invente le premier robot. En son Iliade, Homère le montre en pleine création de servantes en or dotées non seulement de « corps de vierges », mais aussi de la parole et de l’intelligence : « par la grâce des Immortels, elles savent travailler ». C’est ainsi qu’il anticipe la science-fiction, jusqu’au Blade Runner de Ridley Scott ou la série Real Humans, voire de réels humanoïdes aujourd’hui en gestation.
Sophocle, parmi les répliques de son Antigone, célèbre l’homme comme « la plus grande des merveilles », capable d’inventer des « machines » pour se dépêtrer de toutes sortes de situations. Or les philosophes ne sont pas en reste : au travers du mythe de Prométhée, Platon conte le « don de la technè », dans son Protagoras, Aristote montre combien la main et l’outil font de l’homme un expert de « l’instrument de travail », imaginant de surcroit dans la Politique que chaque instrument puisse « accomplir son œuvre propre ». Parmi la même veine utopique, Athénée de Naucratis rapporte les mots de Cratès : « Je ferai en sorte que tous les objets marchent tout seuls ». Les mythes de Pandore, libérant les malheurs de sa boite, et de Pygmalion, animant sa statue, participent d’un imaginaire technologique troublant. Dédale est réputé pour être l’homme de la technè et de la mètis, ouvrant le regard des statues, adjoignant des ailes à Icare, comme d’aviaires prothèses.
Alexandrie fut un centre scientifique de renom. Héron d’Alexandrie écrivit d’ailleurs un traité : Les Mécaniques, dans lequel il décrit par exemple les treuils. Mais de surcroit Les Pneumatiques, dans lequel il est question d’une machine à vapeur. Aristote s’était, lui, interrogé en ses Problèmes mécaniques, sur les dispositifs à même de mouvoir des masses énormes au moyen de la seule action d’une faible force. L’on connait le mathématicien, physicien, ingénieur Archimède, son « principe » et sa « vis ». Pausanias nous présente « l’hysplex », un système destiné à assurer le départ décalé des coureurs et des chars. Quant au Romain Vitruve, à l’occasion de la troisième partie de son De l’architecture, il disserte de la « machinatio » : outre celles destinées à tracter et soulever, il s’agit de machines de guerre et de siège, balistes à l’assaut des remparts et corbeaux sur les navires, ou encore d’horloges à eau, comme de Ctésibios. L’on devine que pour amener l’obélisque de Karnak au Circus Maximus, les Romains ont su soulever et résoudre bien des problèmes. Les systèmes hydrauliques sont bien vite sophistiqués : en témoignent les aqueducs, les pompes à piston et d’ingénieux siphons. Suétone témoigne de « la Maison dorée » de Néron, égayée par le jeu des « orgues hydrauliques » dont la plus belle salle à manger « tournait continuellement sur elle-même ». Si l’on en croit Athénée et son Deipnosphitès, des « poupées mécaniques » amusaient les amateurs grecs du IV° siècle avant Jésus Christ, et, plus tard, des « théâtres d’automates » apparaissent dans les pages du prodigieux Héron d’Alexandrie. Ce dernier décrit dans Les Automates, le mouvement de dauphins artificiels et « comment la foudre tombera sur la scène ». Ausone nous présente la statue d’Arsinoé suspendue en l’air sous au plafond fait d’aimant. Aulu Gelle prétend qu’une « colombe artificielle en bois, faite par Archytas sur un principe rationnel et une mécanique, avait volé » ! Mieux encore peut-être, lorsqu’avec les fameux mécanismes d’Anticythère, l’on trouve les prémices de la mécanique de précision…
Il faut une belle sagacité à Bernadette Choppin-Lebedeff et Annie Collognat pour avoir sélectionné les textes de cette scientifique et stupéfiante anthologie, qui lève un rideau de plus sur l’intelligence et l’industrie antiques, non sans faire de judicieux rapprochements avec les grands classiques de la science-fiction aussi bien qu’avec les plus novatrices avancées de nos sciences…
Selon le même principe et le même ordonnancement, ce sont une trentaine de titres qui honorent cette collection « Signets » ou « L’Antiquité par les textes », dirigée avec savoir, talent et imagination par Laure de Chantal. L’on ne saurait assez conseiller l’amateur d’Antiquité de se constituer cette petite bibliothèque rouge dont chaque couverture présente un quatuor d’images signifiantes et symboliques en accord avec le sujet. En complément avec les anthologies des littératures gréco-romaines et de celle de la poésie latine en Pléiade[5], un savoir précieux et profus est à notre portée, dans un rayonnage à prix modique. Comment résister à des titres, comme Professionnelles de l’amour, Des lyres et des cithares, Minus (sur la petite enfance), Homosexualité, Monstres et merveilles, Hocus pocus, qui est cette formule latine des sorciers que n’a pas renié un Harry Potter, même si Torturer à l’antique est, quoique d’un intérêt historique indubitable, moins succulent. Quant À la table des Anciens, un volume aussi documenté qu’illustré, elle nous invite à goûter des mets que l’on retrouve dans un livre des Belles Lettres qui est une mise en bouche fort explicite : Rome côté cuisine[6]. Là, outre un tableau fouillé de l’alimentation, vous trouverez jusqu’à des recettes, comme les quenelles d’huitres (« Esicia ex sfondilis »), la sauce « hypotrimma », et le « garum », dont la composition reste sujette à conjectures, mais aussi du « placenta », qui, rassurons-nous, est un gâteau sacré au miel !
L’on sait que la démocratie tient sa source d’Athènes, mais moins que l’enclycopédisme était déjà puissamment à l’œuvre chez Aristote et Pline l’Ancien. Une telle question de la permanence de l’inspiration antique ne peut être évitée par cette collection « Signets ». En chacun de ses volumes, réclamant une préface originale, apparaissent, en forme de dialogues philosophiques, des conversations avec Michel Serres pour les Nuits antiques, avec Bruno Cabanes qui enseigne l’Histoire de la guerre, avec le mathématicien Cédric Villani pour Ex machina, ou encore avec Elisabeth de Fontenay, dont on sait qu’elle est l’auteure du Silence des bêtes[7], tous penseurs confrontant les textes des Anciens avec nos préoccupations contemporaines. Peut-on en conséquence lire les Anciens comme des modèles ? Si l’esclavage et les jeux du cirque (titres certainement à envisager en ces « Signets ») n’en sont évidemment pas, l’Antiquité fonda par exemple la pratique et la pensée sur la guerre, les mots stratégie et tactique y trouvant leur origine, et Machiavel[8] dans son Art de la Guerre s’appuyait sur Végèce, même si Clausewitz au XIX° est plus théorique, alors que les Anciens étaient plus empiriques. Aujourd’hui une sommité intellectuelle et historienne sur la guerre, John Keegan[9], ne peut lui-même ignorer l’expérience fondatrice antique. Mieux encore, parmi ce qui fut également un modèle d’inventivité scientifique, il y a bien des modèles de vertu humaine et politique chez les plus pacifiques Plutarque et Cicéron, qui devraient être encore des lectures classiques pour chacun de nous…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] Ovide : Métamorphoses, Livre XI.
[6] Martine Quinot Muracciole : Rome côté cuisines, Les Belles Lettres, 2019.
[7] Elisabeth de Fontenay : Le Silence des bêtes, Fayard, 1998.
Ciudad romana de Santa Criz, Eslava, Navarra.
Photo : T. Guinhut.