Le combat contre le démon dans le monachisme des origines,
Spiritualité orientale n°49, Abbaye de Bellefontaine, 1990.
Photo : T. Guinhut.
La Bibliothèque du meurtrier.
Roman. II
Première semaine :
Enquête et pièges au labyrinthe.
Je refermai d’un claquement sec cet infâme Artiste en maigreur. Dans le matelassage chaleureux, que j'aurais pu croire étouffant, de ce vaste nid labyrinthique de livres précieux, l’air paraissait pourtant renouvelé par une mystérieuse fraîcheur au service de laquelle la technicité d’une machinerie insonore fleurait l’invisible perfection. Je m’étonnai que le seul écho de ce claquement, que j’avais voulu impétueux, soit le battement de ma pompe sanguine en émoi inquiet. J’avais trouvé là une presque agonisante dont les doigts amaigris m’avaient en dernier recours confié le maroquin d’une histoire passablement sadique ; d’autant plus étrange que la mise en scène de cette remise en mains propres paraissait minutée à l’aiguille d’une seconde près. Je venais de lire une infamie, dans laquelle un écrivain tuait un de ses personnages et révélait la nature calculatrice et perverse de quelques autres parmi son engeance. Diable, la morbidité de cet Allan Maladetta n’allait pas en s’arrangeant lors que l’on approchait son antre et les méandres de sa psychotique psyché ! Comment lutter contre ce fantôme, cet incube assassin et écrivain? Que faire pour contrebalancer cette morbidité que j'avais également vue sous la forme reconnaissable du crâne des vanités sous la peau fragile du visage de sa prisonnière ? J’aimais la vie ; et au sang des victimes efflanquées, je préférais celui des magrets de canard aux airelles… J’aurais aimé offrir à ce criminel le compotier d’endives amères de la vérité et non celui du sang qu’il avait versé. Et à sa victime, que le seul hasard - et non ma compétence - avait permis de sauver, la douce salade de fruits et de framboises du rétablissement que, je n’en doutais pas, l’hôpital d’Annecy vers lequel on l’avait emmenée, était déjà en train de lui offrir. Bon, certes, sous la forme moins gastronomique et moins poétique de la transfusion et de l’intraveineuse, mais je me jurai d’être bientôt son maître d’hôtel et cuisinier, ne serait-ce qu’une fois, au nom de la pitié et de la justice. En tout état de cause, ce n’était pas une mince victoire pour cette martyre que d’avoir trouvé le livre - ou le premier d’une série ? - d’Allan Maladeta, dont le nom, ou le pseudonyme, fleurait bon le Mal !
Cependant, resté seul dans ce temple maladetesque, les murs de livres et leurs dos alignés, aux cuirs lisses et grenus, aux teintes unies et parfois bariolées, aux ors faiblement luisants et fortement lisibles, me parurent alors menaçants, prêts à s’ouvrir avec abondance sur autre chose que leurs titres classiques ou à moi inconnus. S’ouvrir sur une collection inimaginable de récits cruels et morbides découplés par la plume aiguisée et farcis par l’imagination morbide de leur infect propriétaire… Avant d’imaginer ouvrir ces milliers de livres dont la lecture entière me prendrait des décennies, des vies entières que je n’avais pas à ma disposition, ne devais-je pas explorer, au risque de me perdre, ce labyrinthe…
Reste que cet Artiste en maigreur n’était pas dans mes mains par hasard, ni n’avait chu dans celles de la jeune affamée par l’opération d’un saint esprit. Elle avait su trouver une œuvrette du Malin. Certes nous avions là le premier - car je subodorais qu’il y en aurait d’autres - témoin de la créativité du monstre, mais aussi quelque probable indice vers la livraison du meurtrier ex machina. Lequel ?
Il me fallait trouver un livre maigre, pensai-je. Mais en tournicotant parmi les salles, les recoins, les allées, où devait trôner au bas mot plusieurs dizaines de milliers de volumes, il y avait pléthore de livres maigres, fort peu épais, voire minces comme des langues de colibris. Je me trouvai dans une pièce à mezzanine, visiblement consacrée à la théologie. Des Bibles in folio pesant le poids d’un bœuf de la crèche menaçaient de faire ployer les étagères, des théories de tomaisons interminables égrenaient des Histoires des Papes, quand des opuscules étroits chuchotaient de subtils conciliabules sur le sexe des anges parmi les trompettes de Jéricho de ces mastodontes. Une reliure rouge-sang attira mon attention, quoiqu’elle ne fût qu’un mince filet coincé entre les deux volumes pesants d’un Dictionnaire des religions, reliés, comme tous ses voisins d’étagères en cette salle ne nuançant que les beiges, les crèmes et les blancs, de vélin. Visiblement l’ordre était erratique : à part les salles thématiques, l’ordre alphabétique n’était pas le péché mignon du propriétaire.
La reliure sang de bœuf était incrustée de diables tentateurs harcelant un moine en prières. Bien que lui présentant les mets de la Gourmandise, l’argent de l’Avarice et la couronne de l’Orgueil, sur le second plat ce moine expulsait d’un vigoureux coup de pied au derrière un diablotin crachant des flammes. Il s’agissait d’un opuscule de l’illustre inconnu Dom Anselm Grün : Aux Prises avec le mal, sous-titré Le combat contre les démons dans le monachisme des origines, publié en 1990 à l’Abbaye de Bellefontaine. J’eus beau le parcourir, non sans mal, je n’y trouvais rien qui me conduise, sauf la coïncidence de la première syllabe, vers le mégalomaniaque Allan Maladeta. La fausse piste avait été hasardeuse.
Paul Morand : Chroniques de l'homme maigre, Bernard Grasset, 1941.
Reliure : Sandrine Salières Gangloff.
Photo : T. Guinhut.
À moins qu’un titre avec le mot « maigreur » ou « maigre », parce qu’« artiste » serait trop courant ? Mais en l’absence de catalogue, ou du moins introuvable en l’état de mes recherches, l’indice, si c’en était un, était bien maigre. Sauf la coïncidence parfaitement orchestrée avec celle qu’il assassinait au moyen de la maigreur…
Je dus sortir dans la prairie, sous l’ironique regard des montagnes, pour effectuer une recherche sur mon IPhone. La moisson était maigre, surtout en cuisine et carême, ce qui paraissait faciliter l’entreprise, ou la rendre rapidement vaine. Je supposai qu’il y avait un tel rayon sous mes pieds, puisque l’on devait y trouver un reflet du monde en son entier. En imaginant qu’ « homme maigre » puisse être une possibilité, je ne tombai que sur les Chroniques de l’homme maigre de Paul Morand, qui n’était pas son œuvre la plus considérable. Mais qui sait.
Malgré la faim qui commençait à me tenailler, je redescendis, en prenant la précaution de caler un fauteuil entre le chambranle et l’accès à la bibliothèque. Et de consigner un maigre plan dans mon carnet en notant les salles, recoins et couloirs en fonction de leurs thématiques et rubriques. Je mis bien une demi-heure à trouver le rayon gastronomie et cultures alimentaires, au moins trois cents volumes. Un seul titre correspondait à mon attente : Cuisiner et manger maigre à l’âge médiéval, d’un certain Athénor Para, bizarrement relié de deux fines planchettes à cageot. Je ne le saisis qu’avec précaution, ganté, après avoir dégagé ses voisins : Les Interdits alimentaires dans la culture juive, par Gershom Schlonin, et Bonne bouffe et belle gueule, anonyme publié aux Editions rabelaisiennes en 1932. Mais la plaquette incriminée n’avait rien de particulier, à part les échardes de sa reliure ; ce n’étaient que recettes peu affriolantes, avec des bettes cardes, des racines et des arêtes de poisson. Je me demandai un instant s’il s’agissait d’un canular. Je préférai son voisin, qui parlait de porc aux truffes, de pâté de cerf en croute, de « tripailles à la gorette »… J’avais fait chou blanc.
Je pensai à ma pauvre bibliothécaire qui, je l’espérais, n’était pas tombée sur une telle littérature, en furetant à la recherche de Paul Morand. Après l’Allemagne et l’Amérique latine, y compris dans les langues originales, cela va de soi, j’accédai à ne salle démesurée : visiblement la littérature française était ici pléthorique. Je parcourus les siècles aussi vite que je le pus, pour rester coi devant le mur du XX° siècle. Rien que pour Proust, il y avait au moins dix mètres ! Comment avais-je pu croire que la bibliothèque n’était qu’un salon, alors qu’elle semblait étendre son labyrinthe au fur et à mesure que je découvrais une nouvelle allée, un nouveau recoin, une nouvelle porte, un nouveau vestibule, une nouvelle chapelle, et au-dessous de moi, voire au-dessus de moi, une galerie, tous peuplés de milliers de volumes, comme si c’était ma perception, ma découverte qui agrandissait ses proportions et ses rendez-vous circulaires où confluaient de nouvelles entrées…
Trois mètres enfin de Paul Morand. Et ses Chroniques de l’homme maigre ! Une reliure havane soignée aux papiers fleuris… Je me demandai comment elle allait me conduire à mon gibier. Un volume passablement rare, puisqu’en édition originale, dédicacée de surcroit : « À l’écrivain voleur de vies », sans plus de mention du destinataire. Mais bon sang c’était bien sûr ! Si mon criminel n’était probablement pas le dédicataire, ce n’était pas pour rien qu’il me faisait passer par ce jalon. Il n’y avait pas pléthore de livres, quoique souvent policiers, comportant le mot « voleur » dans le titre... Ma réflexion fut interrompue par un feulement amical.
Un chat me glissa contre les jambes, un angora superbement noir ! Je le caressais avec un plaisir mitigé : quoiqu’aimant ces animaux, il m’apparaissait comme une substance maladetesque de son probable maître. Il appréciait visiblement mon attention. D’où venait-il ? Certainement avait-il un itinéraire, une chatière dissimulée, des fauteuils préférés, une nourriture et une fontaine assurées, sans compter les malheureux souriceaux qui s’entêteraient à tisser leurs nids parmi les cuirs et les papiers. Ce chat, sans le moindre collier, parfaitement agile, visiblement bien nourri, n’était-il pas la preuve qu’Allan Maladetta était tapi quelque part, que la filature bibliophilique devrait à lui me mener ? Soudain il eut assez de sa ration de caresses et de ronronnements et fila derrière un recoin, dans une allée où je tentais de le suivre… Peine perdue. Le félidé était souple et furtif.
Je trouvai non loin du Paul Morand, de Georges Darien, Le Voleur, avec un paraphe à l’encre noir : « Mieux encore, être un voleur de vies ! ». Les indices étaient concordants. Et contre lui un opuscule relié en un cuir aussi noir que la fourrure du beau noiraud, apparemment peu remarquable. Et cependant un œil attentif lisait sur le dos, gravé d’un discret gris souris, le nom et le titre attendus.
Le voilà, m’écriai-je, en faisant résonner les salles alentour ! L’Ecrivain voleur de vie du Sieur Maladeta soi-même. Au moment exact où j’achevai de retirer avec une infinie précaution la reliure en peau de je ne sais quoi, un glissement étrange se fit entendre : je n’étais plus dans un des nombreux recoins de la bibliothèque, mais enclos entre quatre murs de livres ! Un secret mécanisme avait fait glisser sur d’imperceptibles rails une lourde étagère. Ne restait-il plus qu’un fauteuil et de la lecture pour ici vivre mes dernières heures, sans même le secours de mon IPhone, sourd et muet ? Le perfide Maladeta avait résolu d’être le voleur de ma vie ! Au sein d’une minute de silence, une voix sépulcrale, parfaitement posée, prononça distinctement la phrase suivante :
- Qui que vous soyez, veuillez prononcer le sésame, pour lequel vous n’avez que trois essais.
Diable, me dis-je, les tempes battantes. Ne soyons pas fébriles. La solution doit être à ma portée. Si j’échoue, personne avant des siècles, sinon jamais, n’aura l’occasion de reprendre la chaîne, ni de retrouver mon squelette empaqueté de son costume. Les souris que le chat n’aura pas mangées nettoieront mes os. Il ne me semble pas que cela soit ce que ce bouquinophile veuille, attaché au soin d’être pleinement découvert et ainsi satisfait dans son orgueil ; du moins je préférais le supposer. Dans ce satané livre certainement. L’ouvrant, je trouvai sur le rabat, car le relieur avait eu soin de conserver la couverture, une phrase qui devait flatter l’ego du Maître.
D’une voix plus assurée que je l’étais intérieurement, je me lançais :
- Allan Maladeta est un écrivain d’une rare précision stylistique et d’une plus rare encore adéquation avec la métaphysique du mal.
- Merci, répondit la voix que l’on pouvait imaginer être celle du prince noir du dédale, bientôt suivie du délicieux chuintement attendu.
J’étais vigoureusement soulagé, me décidant à ne pas me séparer d’une forte mallette à outils, ainsi que d’un planton qui me suivrait de loin en loin. Et de retirer au préalable, et avec moult précautions, les volumes qui jouxteraient le ou les prochains corps du délit. Quoique je me demandai si je n’aurais pas dû examiner ce que recelait cette étagère, maintenant absolument invisible, illisible. Je n’étais même plus sûr de désigner avec exactitude le pan de bibliothèque concerné, s’il s’agissait de celui consacré à Léon Bloy, et d’un autre à aux auteurs décadents de la seconde moitié du XIX° siècle. Ce devait être un surplus de rayonnage consacré à l’édification des médecins légistes…
À moitié rassuré, car le plan que je dessinais augmentait en confusion, sans avoir pris la précaution d’un fil d’Ariane ou des cailloux du Petit Poucet, j’allai m’assoir dans un canapé rouge un peu passé, apparemment inoffensif, au milieu d’une salle circulaire, salle dallée de motifs en étoiles noirs et blancs, entourée de couloirs rayonnants séparés par des étages de nouvelles Bibles monstrueuses, de mythologies baroques, de traités bouddhistes abscons et autres Corans dangereusement illuminés, et seulement habitée de trois échelles de bois montées sur roulettes. J’allais lire, non sans appréhension, relié en ce qui aurait pu ressembler, avec le M de l’intérieur des paumes, à de la noire peau humaine, L’Ecrivain voleur de vie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.