Alain Laurent et Vincent Valentin : Les Penseurs libéraux,
Les Belles Lettres, 2012, 928 p, 29 €.
Antonio Escohotado : Los Enemigos del comercio. Una historia moral de la propriedad,
Espasa, 2014-2023, I, 614 p, 24,95 € ; II, 750 p, 34,90 € ; III, 684 p, 34,90 €.
D’où vient-il que nous puissions être libres ? A moins qu’il s’agisse d’une erreur de perception et de jugement, si l’on tente de considérer tour à tour liberté biologique, géologique, morale, intellectuelle, économique et politique… Reste, à moins d’avoir peur de la liberté, et de son insécurité constitutive, qu’elle est notre meilleure chance de développement. C’est ainsi qu’au cours de notre histoire les philosophes politiques réunis sous l’égide des Penseurs libéraux ont pu venir à notre secours pour assoir non seulement notre entendement et notre réalité libres, mais aussi notre enrichissement et notre bien-être. Le marxisme, constatant l’injustice des conditions, imaginait en une démarche théorique et utopique le remède communiste pour aboutir au totalitarisme couplé avec la sanglante répression et la pénurie, hors pour les privilégiés de la nomenklatura. A contrario, la démarche libérale, au premier chef Adam Smith, se demandait au XVIII° siècle pourquoi la richesse et la prospérité abreuvaient le Royaume-Uni, observant que la division du travail, la liberté du commerce et la « main invisible[1] » du marché en étaient la cause, entraînant une croissante prospérité des nations et des individus. Pragmatique et réaliste, le libéralisme observe les faits et leurs bienfaits pour les favoriser au service des conditions humaines, alors que socialisme et communisme imposent un désastreux fantasme de fer. Ils sont les « ennemis du commerce », pour reprendre le titre percutant de l'essayiste espagnol Antonio Escohotado…
Ai-je la liberté d’avoir ce corps, ce patrimoine génétique issu de la loterie des êtres et d’une évolution darwinienne, ces forces et ces faiblesses, ces prédispositions à la santé ou aux maladies, d’avoir cette psychologie et ce tempérament, sans compter ce quotient intellectuel et affectif, quelque chose entre don des dieux et Némésis, entre cette grâce et ce libre-arbitre discutés par Saint-Augustin… Et d’être né sous cette condition matérielle, organique, parmi cette ère géologique, sur tel continent et pays, dans tel moment historique, plus ou moins favorisé de famine ou d’abondance, de génocide ou de liberté ? De plus, la psychanalyse a douté de l’autonomie de la raison, empêchée par le contenu parfois monstrueux de l’inconscient ; sans compter, de manière plus pertinente, le goût pour l’irrationnel, la tyrannie (qu’elle soit fasciste, théocratique ou communiste) et le mal de nombre de nos frères trop humains. Ce serait tomber dans un angélisme suicidaire que de nier ces nombreuses pierres d’achoppement sur le chemin d’une constitution du soi libre et d’une société des libertés.
Chez les Grecs, est libre celui qui n’est pas esclave, qui est citoyen, délivré de la tyrannie par le soin de la démocratie. Grâce à la Réforme protestante, un pas est franchi vers la liberté individuelle lorsqu’à chaque croyant est licite de lire le texte sacré de la Bible, au point que cette liberté de lecture et d’interprétation ne soit pas étrangère à l’éthique économique protestante constitutive de l’esprit du capitalisme[2]. De même, la séparation de l’église et de l’état, dès le « Rendez à César ce qui est à César » de l’Evangile, caractéristique de la tradition gréco-romaine et du christianisme, en passant par le libre-arbitre de Saint Thomas d’Aquin, contribue à la liberté en tant qu’il s’agit de récuser non seulement la théocratie, mais aussi, implicitement, une idée théocratique de l’Etat, hélas infuse dans le concept de « volonté générale » présent dans le principe du socialisme, a fortiori dans celui du communisme, et tel qu’énoncé par Rousseau : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui.[3] »
Cependant, lors de la révolution anglaise, en passant par Milton et sa « liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » -dans laquelle il exige : « Par-dessus toute autres libertés, donnez-moi celle de connaître, de m’exprimer, de discuter librement selon ma conscience[4] »-, puis par les Lumières, l’idée de liberté ira plus loin encore dans la séparation des inséparables. La séparation des pouvoirs, de Locke à Montesquieu, permet de fragmenter et d’individualiser les décisions, qu’elles soient publiques ou personnelles. De plus en plus, l’émergence de la volonté individuelle fonde le rejet du souverain absolu, puis de l’Etat omnipotent. Le laisser-faire économique, anti-colbertiste puis anti-keynésien, devient également un laisser penser, un laisser vivre en paix. L’homme parvient alors à être le législateur de la société, au contraire d’une société législatrice de l’homme, y compris au moyen de sa subjectivité, au point que Shelley puisse aller jusqu’à écrire : « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde[5]».
Depuis les sociétés holistes traditionnelles, jusqu’à l’individualisme contemporain, un progrès indéniable s’est fait jour, non seulement en matière d’autonomie de la personne humaine, mais aussi de reconnaissance de sa sécurité et de son bonheur, ce dernier terme étant inscrit dans la constitution des Etats-Unis. Lorsque la société civile permet que nous n’appartenions plus à un tyran ou à un Dieu, elle n’empêche pas pour autant la dimension sociale de l’individu, non au sens d’une captation obligée par le social mais au sens des interactions entre individus libres. La capacité à prendre des décisions personnelles et leur adéquation avec les événements et les faits sont les ressorts et les fins de la liberté. En toute logique, il y a cohérence sine qua non entre la liberté de conscience et des mœurs d’une part et la liberté économique, fondée sur la propriété et le capitalisme de concurrence et de contrat d’autre part.
À l’encontre des caricatures, cet individualisme n’est pas incompatible avec les sentiments moraux[6], l’empathie, l’amour, l’altruisme, étant entendu qu’individualisme s’oppose à collectivisme, quand altruisme s’oppose à égoïsme, quoique ce dernier soit, en sa capacité à contribuer à l’émergence de richesses privées et d’échanges profitant à la société entière, redoré par des auteurs comme Mandeville[7], Adam Smith ou Ayn Rand[8]. L’agapè, la charité, qu’elle soit personnelle ou associative n’est pas persona non grata dans le cadre ouvert du libéralisme. La seule acceptation de l’individualisme d’autrui suffit à assurer une indispensable tolérance, une réciprocité, un équilibre enfin. Ce pourquoi le libéralisme moral, intellectuel et politique n’est pas dénué de règle assurant sa légitimité. En ce sens l’autonomie et l’indépendance de l’individu ne sont pleinement possibles que dans le cercle souple et polymorphe d’une société des libertés et de la croissance des possibilités, munis cependant de garde-fous : la liberté ne peut se passer d’un Etat assurant la sécurité des biens, des contrats et des personnes, au moyen de la justice, de la police et de la défense, qui sont ses fonctions régaliennes. De surcroit, jusqu’où doit-elle se munir d’un rempart répressif contre ce qui doit avoir la liberté de se dire, quoique en menaçant par sa prochaine tyrannie, idéologique puis factuelle, cette même liberté ? La question du voile intégral est à cet égard cruciale : liberté de conscience et de comportement, ou bien prosélytisme de l’oppression de l’individu et plus particulièrement de la femme…
Qu’est-ce qu’un libéral ? La réponse nous est donnée par Jean-François Revel : « un libéral est celui qui révère la démocratie politique, j’entends celle qui impose des limites à la toute-puissance de l’Etat sur le peuple, non celle qui la favorise. C’est en économie, un partisan de la libre entreprise et du marché, bref du capitalisme. C’est enfin un défenseur des droits de l’individu. Il croit à la supériorité des sociétés ouvertes et tolérantes » (p 744). En ce sens, Jean-François Revel est cohérent avec le Karl Popper de La Société ouverte et ses ennemis[9]qui voit, de Platon à Marx, en passant par Hegel, la menace philosophique de l’absolutisme d’Etat ossifier nos civilisations…
Ne faut-il pas rétablir l’évidente solution de continuité entre la liberté de conduire sa vie et celle d’entreprendre, par le biais de la propriété individuelle et du capitalisme ? N’en doutons pas, l’histoire et la géographie économiques parlent assez en faveur de cette thèse. En effet, plus les économies sont administrées par l’Etat, soumises à une suradministration, au matraquage fiscal qui se veut redistributeur et égalisateur, de l’Etat-providence pré-thatchérien au communisme soviétique, en passant par le socialisme français des quatre dernières décennies, plus elles ont vu s’affirmer leur échec, s’appauvrir leur population, stagner et péricliter leur croissance. Ludwig von Mises, dès 1920, avant que l’Union soviétique ait montré de manière éclatante son impéritie, « démontra qu’il est impossible de construire un système économique viable sans concurrence libre et sans propriété sur le capital. » (p 633). Il répond également à ceux qui rejettent le darwinisme social du libéralisme en objectant que « par la division du travail et l’échange, le libéralisme pacifie la société, alors que le marxisme, à travers la lutte des classes, valorise l’idée de lutte pour la vie qui fait l’essentiel du darwinisme sociologique » (p 634). Sans compter que la redistribution confiscatoire du socialisme, décourageant les initiatives, parvient à généraliser la tyrannie, la médiocrité et la pauvreté.
Néanmoins, pour tout penseur rationnel, sans compter ses abondants détracteurs, sinon calomniateurs, le libéralisme n’est pas une panacée absolue aux maux de l’humanité, en particulier économiques. Reste ouverte en effet la question de l’égalité d’accès aux richesses. Que le développement soit possible et souhaitable pour ceux qui sont entreprenants ne suffit pas toujours à assurer l’essentiel à ceux qui ont de bien moindres qualités, aux démunis. Récompensant le travail, le mérite et la responsabilité, doit-il – et jusqu’où doit-il ? – pratiquer la redistribution en faveur des défavorisés, de façon à établir cette justice sociale qu’Hayek[10] sait illusoire, mensongère et tyrannique ?
N’y-a-t-il pas à cet égard une actualité de Tocqueville : « L’Ancien Régime professait cette opinion, que la sagesse seule est dans l’état, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu’il faut toujours tenir par la main, de peur qu’ils ne tombent ou ne se blessent ; qu’il est bon de gêner, de contrarier, de comprimer sans cesse les libertés individuelles ; qu’il est nécessaire de réglementer l’industrie, d’assurer la bonté des produits, d’empêcher la libre concurrence. L’Ancien Régime pensait sur ce point, précisément comme les socialistes d’aujourd’hui ». (p 425). Ou encore : « la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et la servitude ». (p 426). Pensons qu’il s’agissait là d’un « Discours contre le droit au travail » prononcé en 1848. Devant l’avalanche du « droit à » et de la dictature du besoin dénoncée par Ayn Rand[11], que sont devenus devoir, mérite, liberté, et responsabilité ?
Ce sont tous ces auteurs que l’on trouve dans ce fort volume : Les Penseurs libéraux. Voltaire et son éloge du commerce, Adam Smith et la main invisible du marché, depuis La Boétie et son Discours de la servitude volontaire, en passant par le Traité de tolérance universelle de Pierre Bayle, les Français font jeu égal avec les Anglo-saxons, de Milton et Locke, en passant par John Stuart Mill et La désobéissance civile de Thoreau, jusqu’à l’école de Chicago et Milton Friedman… Les grands du libéralisme classique sont ici à l’honneur : Kant bien sûr, Hayek et sa Route de la servitude, qui établissait en 1942 la congruence du national-socialisme allemand et du communisme, Mario Vargas Llosa ironisant contre « l’exception culturelle », ou Pareto dénonçant « le péril socialiste »… Mais connaissez-vous, en des textes parfois jusque-là indisponibles, Ortega y Gasset, Jurieu, Laboulaye, ou Lysander Spooner qui affirme que « le vote ne fonde aucune légitimité » et qui s’insurge contre « l’Etat bandit » ?
L’ouvrage d’Alain Laurent et Vincent Valentin remplace alors, in nucleo, une bibliothèque entière, luttant par ailleurs à armes plus nombreuses avec un précédent de Pierre Manent : Les Libéraux[12]. Son abondante anthologie ordonnée est à la fois un vadémécum, un résumé fort réussi de l’histoire de la pensée, une constitution philosophique libérale portative, mais aussi une invitation à former une plus intégrale collection des nombreux ouvrages fondamentaux. Du « libéralisme renouvelé par l’acceptation partielle de la critique socialiste » (p 746) de Raymond Aron à l’anarchocapitalisme de Murray Rothbard dont « le laissez-faire intégral » ne peut s’accoutumer de l’Etat « ennemi naturel de la liberté » (p 802), tout le spectre libéral est couvert.
Plaidant non seulement la cause du libéralisme, mais encore celle de l’équité qui réclame que l’on rende à cet immense courant de pensée et de regard sur le réel toute sa dignité humaine et philosophique contre ses détracteurs, le plus souvent ignorants et aveugles, à moins de considérer qu’ils veulent garder les places acquises qui leurs permettent de vivre au-dépens de tout le monde, ce livre ambitieux, certes pas d’un accès simplissime, n’est jamais démagogique. Pour ce faire, il se présente en trois parties : une vaste introduction, « L’idée libérale et ses interprètes » ; une plus vaste encore « Anthologie », thématique et chronologique, de « L’émergence du libéralisme contre l’absolutisme », jusqu’à l’actuel « courant libertarien » ; de nombreuses annexes enfin, de la complexe « généalogie d’un mot : libéralisme », en passant par un dictionnaire, jusqu’à une bibliographie. Livre savant, livre de chevet, aux argumentations beaucoup plus accessibles et claires que ce que le méfiant lecteur aurait pu craindre…
À l’heure française, trop française, où la séparation des pouvoirs, en particulier politique et économique, devient de plus en plus un vain mot, où la liberté d’entreprendre, voire de conscience et d’expression, est fragilisées, il manque à nous tous une fondamentale porte de liberté : elle s’ouvre alors en osant le courage d’affronter les idées roboratives et dynamiques contenues dans Les Penseurs libéraux. Ses 900 pages, généreuses, encyclopédiques, comblent une lacune d’importance devant la pléthore d’ouvrages d’inspiration marxiste exigeant l’interventionnisme et la régulation économique qui formatent sans discernement les esprits. Faut-il espérer qu’en la noble compagnie d’initiatives comme le Dictionnaire du libéralisme[13] et le collectif Libres[14], cet opus magnus qu’est Les Penseurs libéraux soit le signe d’un juste infléchissement de la pensée contemporaine et à venir ? Car il n’y a pas de philosophie politique sans libéralisme.
Pourtant, les « ennemis du commerce » ne cessent leurs coups de boutoir contre les libertés économiques. C’est ce que déplie pour nous Antonio Escohotado, dans son immense fresque de plus de deux mille pages, Los Enemigos del comercio. Una historia moral de la propriedad, hélas non traduite en français, quoiqu’achevée en 2016. Cet essai fondamental, incroyablement documenté, plonge dans les racines liberticides de l’anticapitalisme, depuis La République de Platon qui prône un « communisme aristocratique », jusqu’aux plus récentes manipulations de l’écologisme politique qui, dans une vaste esbroufe, prétend qu’un réchauffement climatique dû aux activités humaines et à l’exploitation capitaliste mène à une catastrophe que seules la décroissance et une gestion centralisée planétaire peuvent espérer évacuer. Plus récemment encore, n’est-ce pas Kamala Harris, candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine de 2024, qui proclame que c’est à l’Etat de fixer les prix, pas au marché !
La litanie des arguments spécieux selon lesquels « la propriété privée constitue un vol, et le commerce est son instrument[15] » est une constante de l’histoire politique, quoiqu’elle soit invalidée par l’histoire du développement économique. À cet égard le christianisme est comptable de l’ambiguïté du message évangélique : si le Christ chasse les marchands du temple, mais seulement du temple, séparant également le politique et le religieux, l’éloge de la pauvreté, voire de l’érémitisme, ne favorise pas l’extension de la richesse. Heureusement la parabole des talents[16] valorise celui qui investit et fait travailler son argent.
Le ressentiment contre les riches conjugue antisémitisme et marxisme, ce dernier prétendant à la planification totale. Le troisième volume d’Antonio Escohotado expose le développement communiste, non seulement bolchevique et soviétique, mais aussi maoïste et cubain, tout en montrant enfin de plus récents avatars, comme le philosophe Jean-Paul Sartre et l’anticolonialiste Frans Fanon, le sous-commandant Marcos au Mexique avec sa théologie de la libération, le Vénézuélien Chavez, les islamistes, les altermondialistes, les post-féministes, la délirante Américaine Naomi Klein, succès de librairie, qui postule un « capitalisme du désastre » dans sa Stratégie du choc[17], son capitalisme versus climat[18], qui prétend enfreindre toutes les règles du libre marché, toute une brochette de zélateurs du vol institutionnel. Comme quoi le communisme est un « oiseau phénix[19] », qui renait sans cesse de ses illusions et de ses échecs. La pulsion totalitaire préférant l’oppression de l’incompétence au travail de la liberté.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.