Philippe Jaccottet : Le Denier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, 48 p, 9 €.
Philippe Jaccottet : La Clarté Notre-Dame,
Gallimard, 2021, 48 p, 10 €.
La disparition de l’homme est encore l’apparition du poème. D’abord parce que le 24 février dernier Philippe Jaccottet a rejoint la tombe, ensuite parce que deux recueils posthumes viennent nous enchanter, et surtout parce que la poésie garde sans cesse, à chaque fois qu’une page ouvre, son « cahier de verdure », et le pouvoir de vivre dans ses mots. De La Clarté Notre-Dame au Dernier livre des madrigaux, l’écriture conserve sa finesse translucide, non sans ombres orphiques.
Inactuelle, intemporelle, la poésie de Philippe Jaccottet trouve refuge dans la lecture, et son corollaire la traduction, dans la musique et dans une nature qui ne se range sous aucun drapeau, qu’il soit romantique ou écologiste. De modestes éblouissements, comme des aquarelles verbales, parcourent le Cahier de verdure ou Le Verger, ce depuis son premier recueil d’importance, L’Effraie, paru en 1953.
La conscience de l’impuissance de la littérature n’empêche pas son développement, comme celui d’un enfant destiné à grandir. Pourtant, dès son Requiem de 1947, dont il condamnait l’emphase et qu’il consentit néanmoins à voir publier en appendice du volume de La Pléiade[1], face à des photographies de maquisards abattus par les Nazis, il n’a pu que pleurer ceux qui n’ont pu atteindre la maturité, fauchés par la violence du monde, par les balles du totalitarisme.
Reste en dépit du mal une « lumière terrestre » à célébrer. Ainsi La Clarté Notre-Dame confronte une délicieuse promenade et l’évocation d’un journaliste emprisonné à Damas qui entend les cris des torturés : « J’ai pensé aussitôt que je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit, et qu’elle était de nature à saper tout ce que j’avais pu et pourrais encore essayer d’édifier à la gloire de cette lumière terrestre que j’avais eu la chance, indue, sûrement indue, de recevoir en partage ». L’écriture est alors une conjuration, un exorcisme, comme celle exercée par la « clarté » de l’école de Notre-Dame, cette esthétique musicale de la fin du XI° siècle, dans laquelle s’illustrèrent les voix religieuses et transcendantes et résonantes du « Viderunt omnes » de Perotin.
Si l’on ne sait dans quelle mesure Philippe Jaccottet fait allusion à cette dernière musique, c’est de toute évidence plus explicitement qu’il titre un recueil Le Dernier livre de Madrigaux, nommant en outre Monteverdi (1567-1643) en ces vers. Il fut en effet le génial madrigaliste qui inventa le « stilo concitato » (agité) en ces neuf livres de madrigaux, dont le célèbre « Combat de Tancrède et Clorinde », sans omettre les opéras, en particulier Orfeo, auquel notre poète fait écho, en évoquant l’inéluctable disparition d’Eurydice :
« On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre
qu’il aurait entrevue un jour dans une forêt
et qu’il faudrait fût-ce au prix de son âme, retenir :
c’est par urgence que sa voix prend feu ».
Tout prodige de la lyre est en effet un Orphée qui poursuit l’ombre de son Eurydice que les enfers retiennent. L’on devine également les reflets mouvants des lectures qui accompagnèrent longtemps Philippe Jaccottet : Ovide, Dante, mais surtout Hölderlin, révéré à la fin de La Clarté Notre-Dame…
Une voix orphique chante « la lampe » des « cerisiers blancs », puis « le chariot » des étoiles. Le vin offert « À la beauté du monde » se voit couplé « À la douleur du monde ». Rêvant autour des jeunes filles de Dante et de Cavalcanti, il voit ses « mains tachées par l’âge », alors que menacent de sombres barques.
C’est alors qu’une mince trentaine de poèmes devient aussi vaste que les mythes et que le ciel aux constellations éparses. Le royaume des ombres est traversé en empruntant les traces d’Orphée, d’Ulysse et Pénélope, qui retisse « le tissu bleu du ciel » ; les saisons sont chargées de lumière, ce thème récurrent depuis des décennies. Tout cela illuminé par une intense musicalité, par l’afflux des couleurs : « vert cru, rose angélique et bleu d’iris ». Peut-être faut-il lire en cette esthétique une conception platonicienne : « Il est une beauté que les yeux et les mains touchent / et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant ». Elle s’élève dans le feu diurne des moissons, mais aussi dans l’immensité des nocturnes constellations. Elle est quelque sorte une transcendance sans dieu : « comme si / le Cygne insaisissable entrait enfin dans notre chambre / et qu’il nous eût frôlé de son regard ou de ses plumes… ».
Il ne s’agit pas cependant d’une écriture néo-classique, mais plutôt d’effluves baroques, comme lorsque celui qui pourrait être Eros apparait en un « archer noir aux trop froides flèches ». C’est à la recherche de la beauté, la beauté poignante d’une écriture : « Mais la lumière de ma vie, oiseaux cruels, / laissez-la-moi pour éclairer novembre ».
Clocher de Saint-André, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Aux vers libres du Dernier livre de Madrigaux, répondent, comme en un miroir biaisé, les proses de La Clarté Notre-Dame, écrites entre 2015 et 2020. Lors d’une promenade, une mince cloche des vêpres « à la Clarté Notre-Dame », éveille l’affut des sens et de l’intellect. Quel est ce signal précieux de l’existence qu’il faut « garder vivant comme un oiseau dans la paume de la main », en une rare synesthésie ? Est-ce « figurer le silence », une « sorte de parole » ?
Se remémorant son Requiem de 1946, c’est en son « grand âge » que « si peu de signes du monde » l’atteignent encore, comme une évidence dont il faudrait tirer, qui sait, une résolution salvatrice. Les souvenirs affluent, depuis les montagnes de Sils-Maria et la chambre de Rainer Maria Rilke à Soglio. Nature et poésie vont la main dans la main ; cependant, bien que cette cloche soit venue d’un couvent, elle est « sans résonnance religieuse ». Reste ce qui légitime l’éphémère existence : « beauté surnaturelle », « joie ». Quoiqu’en un mouvement pendulaire ces dernières soient toujours menacées par les « plus bas cercles de l’enfer ». De surcroit viendrait-on à composer le plus beau poème « pour écran à la mort […] rien n’y ferait »…
Poétiques, ces proses crépusculaires le sont sans nul doute, malgré la méfiance envers les comparaisons, les métaphores, « le recours au « comme », l’outil presque trop empressé et quelquefois machinal des poètes ». La difficile cristallisation de l’émotion au moyen des mots et de la syntaxe, sans aucune grandiloquence, trouve une fragile acmé face à une désolante métaphysique.
Si le premier recueil vient des années quatre-vingts, son jumeau est un nouveau-né. Voilà bien une volonté délibérée de la part du poète de les livrer au dernier soir de sa vie, voire de manière posthume, en guise de mélancolique et testamentaire poétique, à tout le moins une quintessence en héritage, soit « des essaims d’anges très frêles ».
Le moins que l’on puisse est que le sentiment de finitude inéluctable traverse l’œuvre entière, comme l’ombre des orages empêche la lumière du jour, dès le recueil L’Effraie[3], en quelque sorte inaugural :
« Sois tranquille, cela viendra!
Tu te rapproches, tu brûles!
Car le mot qui sera à la fin du poème, plus que le premier sera proche de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche la pire soif, la douce bouche avec ses cris doux, même quand tu serres avec force le nœud de vos quatre bras pour être bien immobiles dans la brûlante obscurité de vos cheveux elle vient,
Dieu sait par quels détours, vers vous deux, de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille, elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux ».
Repensons à ce bouquet de textes critiques consacrés à la poésie française du XX° siècle, L’Entretien des muses[2]: « Jamais un livre de poèmes n'aura été pour moi objet de connaissance pure : plutôt une porte ouverte, ou entrouverte, quelquefois trop vite refermée sur plus de réalité. Tout simplement, je n'ai commencé d'écrire des chroniques que pour avoir été attiré, éclairé, nourri, par certaines œuvres ; pour m'être attristé ou indigné de les voir méconnues ; pour avoir espéré leur gagner quelques lecteurs. Aussi s'agissait-il moins, pour moi, de bâtir une œuvre critique à leur propos, que d'essayer d'ouvrir un chemin dans leur direction ; en souhaitant que ce chemin, une fois l'œuvre atteinte, fût oublié ». Or, au-delà de cette ascèse qui sait se disposer au service d’autrui, ce « plus de réalité », si il a son plus grâce la parole poétique, ne peut plus se satisfaire, malgré la nostalgie qu’elle en a, des mythes orphiques, des consolations de l’au-delà. Ainsi écrivait-il dans cet incisif recueil, À la lumière d’hiver[4]:
« Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux
pareilles à la corne de la lune.
Aujourd’hui je ne crois plus que l’âme en ait l’usage,
ni d’aucun baume, ni d’aucune carte des Enfers ».
Repensons également à la façon dont en 1990 Philippe Jaccottet évoque, dans les proses poétiques de son Cahier de verdure[5], les pivoines : « Non qu’elles soient farouches, ou moqueuses, ou coquettes ! Elles ne veulent pas qu’on parle à leur place. Ni qu’on les couvre d’éloges, ou les compare à tout et à rien. (…) Elles habitent un autre monde en même temps que celui d’ici ; c’est pourquoi justement elles vous échappent, vous obsèdent. Comme une porte qui serait à la fois, inexplicablement, entrouverte et verrouillée ». Et, ajouterons-nous, comme celle du « blason vert et blanc » d’un petit verger de cognassiers en fleurs. Au-delà de la dévoration du temps et de la contingence, il y a une nécessité inhérente à la condition de l’homme dans le monde : « j’en viens à me demander si la chose « la plus belle », ressentie instinctivement comme telle, n’est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu’on croirait parfois lancé dans l’air jusqu’à nous ; ou, si l’on veut, l’ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement, sur cette sorte d’espace où l’on ne peut entrer mais qu’elle dévoile un instant ». Est-ce un écho du mythe de l’âge d’or ? De l’idylle et de la pastorale qui ont marqué l’histoire littéraire ? Ou plus exactement la responsabilité de toujours qui incombe au poète de dire l’ineffable beauté…
Peu après Yves Bonnefoy[6], décédé en 2016, un autre grand confiant en la tradition de la poésie nous quitte discrètement, alors qu’il semble avoir choisi pour ultimes recueils de livrer avec ceux-ci la clef labile de son esthétique, et ainsi entrouvrir une porte vers la clarté inquiète de son œuvre entière. « Ainsi ma vie, si près de s’achever, se découvrirait-elle enfin comme une apparence de sens », conclue-t-il dans La Clarté Notre-Dame, tout en observant un conditionnel. Né en 1925 en Suisse romande, vivant le plus souvent à Grignan dans la Drôme, à l’ombre séculaire de Madame de Sévigné, il avait traversé presque un siècle, dont les convulsions l’ont paradoxalement amené à l’essentiel. Il fut un traducteur scrupuleux et sensible, rien moins que du grec l’Odyssée d’Homère, en vers libres, de l’allemand L’Homme sans qualités de Robert Musil, ou La Mort à Venise de Thomas Mann, de l’italien Giuseppe Ungaretti, du russe Ossip Mandelstam[7]… Savait-il que pour bon nombre d’entre nous ses recueils ne nous quitteraient pas, qu’ils auraient un nid secret dans nos bibliothèques, qu’ils sauraient témoigner de la beauté métaphysiquement menacée du monde sensible ?
Merveilleux article. Je suis triste de la disparition de Philippe Jaccottet mais, vous avez raison, le poète disparaît, la poésie reste. Je viens d'aller lire les quelques lignes sur les pivoines à celles qui sont en bouquet sur la table. J'ai eu le sentiment qu'elles acquiesçaient.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.