Marché de La-Couarde-sur-mer, Île de Ré, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Anges nocturnes, oiseaux, rêves, figures
& autres pollens romanesques
par Antonio Tabucchi.
Antonio Tabucchi : Récits avec figures,
traduit de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2021, 290 p, 24 €.
Antonio Tabucchi : Les Oiseaux de Fra Angelico,
traduit par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, 94 p, 50 F.
Antonio Tabucchi : Rêves de rêves,
traduit par Bernard Comment, Folio, 2007, 128 p, 7,60 €.
Antonio Tabucchi : L’Ange noir,
traduit de l’italien par Lise Chapuis, Folio, 2008, 208 p, 7,60 €.
Antonio Tabucchi : Nocturne indien, traduit par Bernard Comment,
Folio, 2015, 144 p, 6,50 €.
Antonio Tabucchi : Pereira prétend, traduit par Bernard Comment,
Folio, 2010, 219 p, 7,60 €.
Longtemps l’on a cru que peinture et poésie étaient semblables, selon la fameuse formule d’Horace : « Ut pictura poesis ». Cependant, Lessing, dans son Laocoon[1], montra qu’elles n’avaient ni les mêmes moyens ni le même langage. Ce qui n’empêche bien entendu pas les écrivains de s’aventurer dans le territoire des arts visuels, comme l’Italien Antonio Tabucchi (1943-2012), dont quelques-uns des livres sont suscités par Les Ménines de Vélasquez, dans Le Jeu de l’envers, ou deviennent des Oiseaux de Fra Angelico. Ainsi dans ses Récits avec figures, est-il une fois de plus inspiré par les plasticiens, peintres le plus souvent, photographes parfois, dont les œuvres illustrent avec soin ce volume. Parmi au moins une bonne trentaine de volumes, remontons le temps de l’écriture tabuchienne pour flirter avec son fameux Nocturne indien ou son Ange noir, mais aussi ses Rêves de rêves, qui, eux préfèrent s’emparer d’écrivains. En un puzzle mi-pictural, mi-poétique, les écrits d’Antonio Tabucchi emportent les ailes de l’imagination. Peut-on à cet égard considérer ces concaténations de brefs récits comme des pollens romanesques ?
L’on devine qu’aux Récits avec figures, notre auteur ne se contente pas d’une évocation, si subtile soit-elle, comme l’est le genre de l’ekphrasis, soit la description d’une œuvre d’art en rhétorique. Très vite, grâce à « la transitivité de l’art », il se laisse entraîner dans le souffle de l’inspiration, les replis de la mémoire, le continuum de la narration : « l’écriture à son tour a conduit ces images ailleurs ». Le voyage visuel est également géographique et temporel, avec Robert-Louis Stevenson en partance pour « l’île d’Utopie », la Crête et son labyrinthe parmi les ruines, « les cafés parisiens » abritant l’ombre de Verlaine, ou encore Lisbonne où l’on voit méditer le poète Pessoa, dont les lunettes reflètent les bateaux en partance, poète qui le fascina longtemps. Mais aussi musical puisque que les chapitres se nomment « Adagios », « Andanti con brio » et « Ariettes ». L’ambition d’une œuvre d’art totale s’ouvre donc sous les yeux, avec le concours des cinq sens du lecteur.
Ce sont des rencontres et des échanges légèrement insolites, un jeune vendeur de glaces, une femme retrouvée lors d’une exposition consacrée à Van Gogh, rencontres propices à l’envol de la rêverie, à la lisière de la fuite du temps et de sa rédemption. D’autres personnages se contentent de se réjouir d’une ouverture salutaire vers le paysage. Cependant l’envol vers l’étrange, voire le surnaturel est récurrent. Un aquarelliste convoque des « créatures » venues de « galaxies lointaines » en un récit fantastique. L’un est plus loin un « émigré austral » en même temps qu’un « clown normal » ; l’autre entre dans un tableau où il croise un « ange gardien » et goutte « un plat qui anciennement se cuisinait ici, dans l’Atlantide disparue ». Un conte philosophique frappant nous amène auprès du lit d’agonie d’Empédocle qui se change en feu.
Valerio Adami, le peintre au graphisme tranché et aux aplats de couleurs vives, est un pivot en ce recueil où bruissent « Les céphalées du Minotaure », belle réécriture mythologique et métaphysique. Plus loin le genre du poème en prose est caressé dans vingt esquisses autour des couleurs de Vieira da Silva. Voire des haïkus parsemant les paragraphes.
Peut-être la vérité de ce livre est-elle ici : « Dans la réalité les utopies sont fragiles, mais si elles deviennent art elles ne craignent pas le temps, y gagnant une éternité bien à elles et une beauté qui n’a pas peur des modes et des vents qui la portent ».
Jonglant d’un genre littéraire à l’autre, d’un monde mental à l’autre, Antonio Tabucchi nous emporte dans une gamme de correspondances baudelairiennes entre les images et l’écriture qui tient du tourbillon. Ces textes originellement publiés lors de diverses expositions sont ici réunis sans laisser la moindre impression de fourre-tout, de raccord arbitraire, même si le rapport entre les récits et les figures est par moments très étroit, d’autres fois fort lâche. Qu’importe, à chaque fois il s’agit d’un nouvel embarquement suggestif et délicieusement poétique, sans mièvrerie aucune. Publié en 2011 en Italie, c’est un archipel testamentaire de rêves, qui « prend son envol dans le bleu céruléum ».
En suivant l’envol des Oiseaux de Fra Angelico, notre Italien volète entre les genres : des nouvelles, trois lettres, des récits primesautiers, des essais, des méditations aériennes, d’autres plombées… Si les fresques de Fra Angelico suscitent l’adhésion de la sa sensibilité, il en est de même pour les tableaux de « La Bataille de San Romano », où Paolo Ucello (ce qui signifie en italien « oiseau ») fait s’entrechoquer chevaux et armures. Ces artistes fondateurs de la prime Renaissance italienne ont évidemment une fonction dynamique, au sens où ils enclenchent l’ébullition de la rêverie et de l’écriture. Autour d’eux s’agrègent des pensées « larvaires » qui n’ont pas revêtu les ailes de papillons romanesques. Qu’importe ! nous les goûtons telles qu’elles sont, y compris mélancoliques : « Anxiétés, insomnies, afflictions et allergies sont les muses boiteuses de ces courtes pages ».
L’arrivée des oiseaux dans l’abbaye est tout un mystère pour Fra Giovanni qui est appelé par une boule de plumes. Plus loin, le prosateur confie l’histoire de son « roman absent », dont il ne fut guère sûr de la valeur littéraire et qui ne gît plus que dans l’oubli. L’écrivain oscille entre promesse peut-être divine et aporie de la création.
Douze nouvelles ou bribes littéraires au souffle parfois léger, parfois plus lourd chantent. Et même si elles sont lacunaires, interrogatives en somme, elles touchent, elles émeuvent, comme le balbutiement de l’essence de la vie. Les bricoles négligeables et par là même lumineuses du quotidien, leurs inquiétudes plus profondes, se projettent à la surface de la langue. Là encore, le lecteur pourrait être le disciple d’Antonio Tabucchi, et, de tous ces pollens romanesques, faire croître une demi-douzaine de romans…
Donnons un exemple un peu étendu de l’écriture soyeuse, voyageuse, aérienne d’Antonio Tabucchi, dans sa « Lettre de Don Sébastien de Aviz, roi du Portugal, à Francisco Goya, peintre » : « Dans l'axe central du tableau et bien en hauteur, entre les nuages et le ciel, vous ferez un vaisseau. Celui-ci ne sera pas un vaisseau représenté d'après la réalité, mais quelque chose comme un rêve, une apparition ou une chimère. Parce qu'il sera à la fois tous les vaisseaux qui emportèrent mes gens par des mers inconnues vers des côtes lointaines ou dans les abysses infinis des océans ; et en même temps il sera tous les rêves que mes gens ont formés depuis les falaises de mon pays tourné vers l'eau ; et les monstres qu'ils ont créés dans leur imagination, et les fables, les poissons, les oiseaux merveilleux, les deuils, et les mirages. Et en même temps il sera aussi mes propres rêves que j'ai hérités de mes ancêtres, et ma silencieuse folie. À la figure de proue de ce vaisseau, qui aura une apparence humaine, vous donnerez un aspect vivant qui puisse rappeler lointainement mon visage. Sur celui-ci flottera un sourire, mais un sourire incertain ou vaguement ineffable, comme la nostalgie irrémédiable et subtile de celui qui sait que tout est vain et que les vents gonflant les voiles des rêves ne sont rien d'autre que de l'air, de l'air, de l'air ».
Les lettres d’une cartomancienne à Dolores Ibarruri, la révolutionnaire espagnole, et de Calypso à Ulysse sont plus menaçantes. La « vengeance sanguinaire » du roi Dom Pedro est elle aussi un « message de la pénombre ». Et s’il est question de la mort dans une lettre que l’écrivain s’adresse à lui-même à propos de son roman Nocturne indien, il s’agit d’une naissance à venir dans « Les gens heureux ». Enfin, parmi ces « oiseaux » angéliques, flotte une « Dernière invitation », sorte de poème en prose où il est question des « pulsions de mort » de l’humanité, y compris nazie, et d’un catalogue de suicides. C’est la clôture du recueil, et elle préconise « la mort par saudade », cette mélancolie toute portugaise.
Photo : T. Guinhut.
Une telle prose onirique fait indubitablement écho, dans le continuum tabucchien, au titre d’un autre volume : Rêves de rêves : « Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves d'artistes que j'ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit. La tentation d'y remédier est grande, en appelant la littérature à remplacer ce qui est perdu. Je me rends pourtant compte que ces récits de substitution, imaginés par un nostalgique de rêves ignorés, ne sont que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d'improbables prothèses. Qu'ils soient lus comme tels, et que les âmes de mes personnages, qui à présent rêvent de l'Autre Côté, soient indulgentes avec le pauvre représentant de leur postérité ». C’est par ses lignes qu’Antonio Tabucchi substitue aux lacunes du passé un présent nocturne, en se plaçant dans la perspective, presque dans la voix, des vingt figures mythiques, écrivains, peintres qu’il affectionne : Dédale, Ovide, Apulée, Rabelais, Villon, le Caravage, Coleridge, Stevenson, Rimbaud, Pessoa, Freud... L’hommage est tout en révérence, facétieux cependant.
Notre prosateur capteur de songes s’arroge avec élégance le rôle du dieu du sommeil Hypnos, de ses collaborateurs, Morphée pour l’apparition des êtres animés, Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, toutes allégories que l’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, ce dernier se changeant d’ailleurs en papillon, insecte récurrent dans les œuvres de notre Italien. Et si Ovide est « poète et courtisan », Cecco Agiolieri est « poète et blasphémateur ». Un « écrivain et moine défroqué », où l’on a reconnu Rabelais, passablement affamé, voit défiler un gigantesque festin, en compagnie de sa créature, Pantagruel en personne, puis se repait d’oies farcies, de chapons à l'eau-de-vie et de pintades au roquefort ! Quant au « poète et malfaiteur », François Villon lui-même, il perçoit aux profondeurs de la nuit, une ballade chantée par un lépreux puis s’égare dans un bois où les branches regorgent de pendus. « Opiomane », Coleridge est emprisonné dans le vaisseau glacé de son Dit du vieux marin. Leopardi voit sa Silvia, tout argentée, en sélénite…
Autre façon de saisir le rêve, lorsque prémonitoire et inspirant il intime par la voix du Christ de peindre « La vocation de Saint-Matthieu ». Ce « peintre et homme irascible » n’est autre que le Caravage, dont le chef-d’œuvre n’attend plus que sa réalisation. Chacun passe en quelque sorte de l’autre côté du miroir de son œuvre. Ainsi Robert-Louis Stevenson aborde au rivage de son île au trésor promise, Federico Garcia Lorca entend couler de sa bouche ses chansons gitanes, Pessoa fait la connaissance de l’un ses hétéroymes, Goya sombre dans des visions plus que crépusculaires. Non sans oublier Sigmund Freud, « le découvreur de la symbolique onirique» - quoique l’oniromancien Artémidore l’ait précédé dans l’Antiquité - qui décide d’être l’une de ses patientes, Dora, dont il a cru déchiffrer l’inconscient, ce qui termine en toute ironie un recueil aussi divertissant que créatif.
L’on ne peut alors s’empêcher de se demander si la création littéraire et artistique trouve son origine dans le creuset de nos songes nocturnes, ou si notre auteur a puisé dans les œuvres pour engendrer des réécritures qui en sont des doubles malicieux.
Mais à la rencontre d’un ange étrangement augural, l’étonnement conduisit Antonio Tabucchi à rédiger son Ange noir. Roman de l’incertitude, comme celle du chat de Schrödinger, L’Ange noir déplie des histoires dont la fin est ou n’est pas suspendue. D’ailleurs est-ce un roman ou un sextuor de nouvelles ? Le déclencheur est un ange insolite, puisqu’il a les ailes noires. Ange ou démon, d’apocalypse ou d’enfer ? « Les anges sont des êtres fatigants, surtout ceux de la race dont il est question dans ce livre. Ils n'ont pas des plumes caressantes, ils ont un pelage ras, qui pique. Suffit. Qu'ils s'en aillent comme ils sont venus », prévient l’auteur, empruntant son titre au poète Eugenio Montale, à son recueil intitulé Satura[2].
Dans un banal café non loin de l’Arno, apparait la voix d’un mystérieux « Tadeus ». Comme pour corroborer l’affirmation « Il se trouve déjà avec les maudits », un orage diluvien éclate. Voilà tout ou rien pour le premier fragment. Il faut ensuite creuser le puits des souvenirs, vers le Portugal. Il est alors question d’une fille jeune « qui voulait croire en la vie et la poésie », d’un recueil imprimé par Tadeus et d’un toast « à la poésie ». L’on pourrait penser aux amitiés menacées par le fascisme des jeunes poètes du Chilien Roberto Bolaño[3]. Une étrange « police politique » menace le groupe avec un pistolet avant de de se vanter de ses viols et meurtres de jeunes noires : « Il faut la haine. La haine pour défendre notre civilisation et notre race ». Tout cela en présence d’un fantasmatique « mérou » mourant. Ensuite un livre à quatre mains sur les jeux littéraires fait d’une jeune femme une spécialiste comblée, qui dans une chambre d’hôtel voit un « ange gardien », dont « les ailes n’avaient pas de plumes, mais un pelage sombre et dru comme un rat ». La confession de « Monsieur Papillon » est celle du ressentiment face au « Docteur Conscience » ; celle d’un « pauvre type » qui fut le chauffeur de l’assassin croisé quelques pages plus tôt. Battant des ailes, ce « papillon » provoquerait des catastrophes jusqu’à Pékin, selon « la théorie des fractales ». Un poète vieillissant brasse ses souvenirs et s’aperçoit que « la poésie et une erreur »… Comment lier ses plus ou moins maigres notules, sinon au cours d’un enchaînement combinatoire et contradictoire entre poésie et graves tourmentes politiques ? Comment agréger ce qui ne s’est pas cristallisé en roman ?
« Toute l’écriture est un péché contre soi-même, avez-vous compris ? », lance un personnage à son confesseur. Le narrateur s’interroge : « De quelle profondeur de sa mémoire montait une voix qui criait : « Le souterrain » ? » Probablement est-ce celui du mal. Car ces six récits trouvent leur fil constrictor à l’unisson du Mal. Les demeures obscures de l’existence ont ici une présence onirique, voire psychanalytique, certainement métaphysique. Les souvenirs sont lourds, la velléité de changer les choses reste légère. L’atmosphère souvent morbide permet de croiser un fantomatique Capitaine Nemo, venu de Jules Verne, qui exhibe au narrateur sa mère, perle d’une huitre géante. Passe aussi un « ange Duccio », une conscience habillée d’azur, comme l’impossible fiction du Bien…
Rappelons-nous de Nocturne indien, dont l’errance n’est guère touristique, malgré les potentialités immenses des paysages et des cultures. Parmi douze lieux (notre auteur aime décidément le chiffre douze), de Bombay à Goa, un drôle de bonhomme, « Roux », est à la recherche de son ami Xavier dont nous ne saurons pas grand-chose, hors que, malade, il écrivait des histoires. La quête possiblement initiatique passe par d’autres protagonistes plus ou moins utiles, plus ou moins prolixes : un chauffeur de taxi Sikh, une prostituée, un médecin, une reporter qui photographie les miséreux de Calcutta, une voleuse, un prophète jain, sans exclusive. Roux trouvera-t-il son alter ego fantasmatique ? Car si le narrateur se nomme Roux, les uns et les autres l'appellent le rossignol italien, en portugais « Rouximol », alors qu’à l'avant-dernier chapitre l’anti-héros « Roux » appelle l’objet de son enquête : « Mister Nightingale ».
Cependant sous la surface de l’Inde, le Portugal dont Antonio Tabucchi était un spécialiste, puisqu’il traduisit en italien l’œuvre du poète Pessoa[4], est évoqué à plusieurs reprises : Xavier est de nationalité portugaise, Pessoa est un leitmotiv, l’on découvre des chroniques de la Compagnie de Jésus du XVII° siècle en portugais, un rêve encore, plus exactement un cauchemar dans lequel Alfonso de Albuquerque se signale par une apparition un peu tonitruante. Car le protagoniste cherche « des rats morts », soit des « chroniques anciennes, des choses englouties par le temps ».
À moins qu’il s’agisse d’une tentative pour déterminer en un miroir « nocturne » sa propre identité, non sans un sentiment de déception et d’acceptation d’un destin que rien ne sauvera, à la lisière de l’absurde. Si inaboutissement il y a, la quête est moins essentielle que le cheminement. Les avatars du roman policier et d’introspection se délitent parmi les reflets et les ombres. « Je trouve que c’est une fin un peu plate », conclue Christine. Mais, au mieux, Nocturne indien est un roman attachant fragmentaire, lacunaire. Comme nos vies ?
Bien moins fragmentaire est Pereira prétend, dont le titre italien est plus précisément : Sostiene Pereira. Una testimonianza, publié en 1994. Nous sommes encore au Portugal, à Lisbonne, cette fois en 1938, lorsqu’un homme de l'Alentejo est massacré sur sa charrette. Car les grèves grondent et il faut bien à Pereira, le héros peu brillant de ce roman, le journaliste peu inspiré, prendre conscience du monde qui l'entoure. Le déclencheur est pour lui la lecture d'un article passablement philosophique commis par le jeune Francesco Monteiro Rossi. La rencontre est déterminante pour Pereira tant il s’avère que son auteur est un ardent révolutionnaire, un antifasciste résolu, qui écrit avec le soutien de Pereira des éloges impubliables de Federico Garcia Lorca, de Vladimir Maïakovski, tant la censure est étouffante. Sans nul doute le terne Pereira au cœur malade, veuf plutôt reclus, en chemin vers l’obésité, suant sous la chaleur, amateur de littérature française, catholique assommé par son inertie, voit, malgré l'oppression ambiante du régime de Salazar et la montée des fascismes européens, sa vie bouleversée, au point de la secrètement consacrer au combat contre le despotisme. Le jeune homme n’est-il pas de mèche avec des recruteurs clandestins au service des brigades internationales destinées à intervenir contre l’encombrant voisin espagnol, Franco ? Nous, pauvre lecteur, avons peur pour le pauvre Pereira, quoique nous soutenions son idéal en gestation. La dimension historique se double d’une veine psychologique, et surtout d’un vibrant engagement politique, en un roman plus classique dont la fluide lecture emporte la conviction.
Oiseaux, anges, sont-ils une marque de la transcendance, une allégorie de l’écriture pour Antonio Tabucchi, cet anarchiste toscan qui vécut entre Sienne et Lisbonne ? Si ses histoires ont quelque chose du non finito pictural, de pollens romanesques qui n’écloront peut-être pas en roman, il en émane néanmoins une rémanence, un indéfinissable parfum, un charme enfin, quoique souvent vénéneux, que nous aimons renouveler.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.