Hubert Haddad : Meurtre sur l’ile des marins fidèles,
Zulma poche, 2024, 224 p, 10,95 €.
Hubert Haddad : Les Coïncidences exagérées,
Mercure de France, 2016, 192 p, 19 €.
Voyageur certes parmi les continents, mais avant tout de la plume, Hubert Haddad, né en 1947 à Tunis, ne cesse de surprendre à chaque nouveau tour de sa barre littéraire. Sa nébuleuse romanesque parait presque inépuisable, entre essais, poèmes, et surtout romans et nouvelles. Historien d’art, il sait concocter une histoire de l’art jardinée[1]. D’origine judéo-chrétienne, il s’arroge une vaste culture ouverte. Romancier, il cultive l’art de l’observation, autour de l’espace méditerranéen, au travers de la revue Apulée, qu’il fonda et dirige, avec le fil conducteur de la liberté intellectuelle et politique. À la suite de Palestine[2], il embrasse des problématiques à l’actualité brûlante en écrivant Opium Poppy[3], qui narre l’histoire d’un enfant afghan, nommé Adam, pris dans l’étau de la guerre, ensuite exilé, enfin condamné au seul secours de la débrouillardise dans une banlieue parisienne désolée. Le tropisme poétique, y compris au moyen d’une fascination amoureuse, permet d’offrir à cette errance une dimension universelle. Par ailleurs, en un grand chambardement, il se tourne jusqu’au Japon, dont le raffinement des éventails le fascinent à juste titre. L’art de l’imaginaire ne lui échappe évidemment pas, entre autres dans le récit fantastique intitulé Corps désirable[4]. L’Histoire des civilisations et des tempêtes totalitaires lui fournit également une source d’inspiration, comme dans sa dernière Symphonie atlantique, bouleversante. Mais, toujours, sa navigation intérieure pointe sa boussole céleste vers la nécessité et la sauvegarde de l’art, aussi bien poétique que musical.
Chaque livre d’Hubert Haddad est un petit univers. Après nous avoir transportés en Palestine, au pays de l’opium, parmi les recueils des nouvelles insolites du jour et de la nuit[5], balancées ente réalisme et fantastique, il nous propulse, d’un coup d’éventail, au Japon, nous conviant à une entreprise de mémoire.
Revenant auprès d’un mourant qui bientôt pèse « moins que son poids de crémation », son élève Matabei se fait un devoir de raconter une histoire : de « celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins ».
Dans la pension où il s’était réfugié pour échapper au monde et à ses remords, il trouve l’amour silencieux de Dame Hison, sa logeuse et néanmoins ancienne courtisane. En lisière de forêt s’élève une cabane solitaire. Là, vit un jardinier et peintre discret, le vieux maître Osaki, auquel il s’attache, au point de devenir son disciple, puis de progressivement le remplacer, en une belle histoire de filiation. Des grues, des feuilles d’érables, des montagnes, le « secret du précieux labyrinthe végétal » vivent en ses éventails de papier et de soie amoureusement peints. La mort du vieillard, les étreintes d’un jeune couple qui vient cacher sa passion, l’arrivée d’un adolescent naïf, les amours concurrentes et contrariées pour la belle Enjon composent cette écume des vies qui n’est rien devant l’art du pinceau et sa « leçon d’équilibre ». Mais à l’irruption du séisme, du tsunami, de l’accident nucléaire, si les populations sont balayées, Matabei, en cet apologue sur la transmission des talents, parviendra-t-il à restaurer les éventails ?
Avec un rare talent de suggestion, en particulier à l’occasion des paysages et des émotions des personnages, qu’elles soient pour la nature humaine ou pour les œuvres d’art, une quête de sérénité se fait jour. L’exercice de style bien japonais, d’abord à la manière de Kawabata[6] et de Bashô[7], a su se métamorphoser en un conte philosophique, sensible et tragique, impeccablement évocateur ; que l’on complètera grâce aux Haïkus du peintre d’éventail, qui paraissent simultanément : « Peindre un éventail, n’était-ce pas sagement ramener l’art à du vent ? »
Manga XIX°. Photo : T. Guinhut.
Ainsi, comme le vol d’un éventail devenu papillon, le roman se double d’un recueil, d’une mise en abyme, où l’on croit lire le pinceau poétique du vieux peintre. Hubert Haddad se dédouble : qui eût cru, que disciple lui-même de Bashô, le romancier fut un haikiste aussi pur, capable d’aligner près de cinq cents haïkus ?
« Syllabes comptées
ô papillon de toi-même
guettant l’instant pur »
Crapauds, grenouilles, araignées d’eau, insectes, oiseaux parcourent ce recueil que son auteur semble avoir composé en marchant sur les pas de l’ermite zen, parmi les montagnes de la tradition japonaise, autant qu’en ayant sondé sa bibliothèque intérieure. Art poétique en action, son souffle est ainsi empreint de concision et d’envol :
« En dix-sept syllabes
l’essence même du rien
sans un mot de trop »
Le vœu d’Hubert Haddad était-il de briller en cet exercice de style, en cette vanité qui est aussi la nôtre ? S’il y a réussi, c’est en quelque sorte pour disparaitre dans une pureté poétique qu’il a su rendre cristalline :
« L’ultime haïku
te rendra-t-il invisible ?
jour de ta naissance »
En quoi nous sont donc nécessaires ce récit et ce recueil ? Ne sont-ils pas la justification éphémère, et cependant palpable, parmi l’art de la peinture et des mots, de nos existences, qu’un souffle, fût-il naturel ou d’humaine apocalypse, disperse…
Scrutateur du passé récent, Hubert Haddad veille sur la Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale, grâce à son roman, Un monstre et un chaos[8]. Il témoigne ainsi d’une culture terriblement menacée, grâce au parcours de gamins qui scandent des refrains yiddish. D’une manière voisine, l’on retrouve dans La Symphonie atlantique ce même affligeant.
Considérable est la dichotomie entre les tyrannies politiques et l’art, sauf si ce dernier devient un outil de propagande. Clemens en fait la douloureuse expérience, lui qui se voue à la musique allemande, alors qu’elle est dévoyée par le nazisme. Le jeune pianiste de La Symphonie atlantique opère sa « nymphose » parmi la Haute-Forêt-Noire, alors que bientôt c’est le violon qui l’enthousiasme, qui devient son âme menacée : heureusement l’officier de la Wehrmacht tonne : « Je vous exhorte de ne séparer en aucun cas la jeune Clemens de son violon ». Mais l’« uniforme noir », les « voyous des milices », les « agents de la police politique » ne cessent de rôder. Les auteurs juifs sont victimes d’autodafés, quand on prescrit à tous la lecture de Mein Kampf[9]. À la terreur nazie s’ajoutent à partir de 1942 les bombardements alliés par des « forteresses volantes », pour tous effrayants, mais aussi susceptibles de rompre les dialogues entre un violon et un piano. Probablement l’angoisse de voir son instrument détruit est-elle plus puissante que la crainte de la mort. Car « la musique reste sourde aux harangueurs »…
Elégiaque est le récit de la vocation de Clemens, que saccage un régime abject : « La musique habite un monde inaccessible, elle est comme l’âme des absents ». Entre la poésie de Goethe, d’Hölderlin, et les fureurs du Crépuscule des dieux wagnérien, le romancier compose une fugue néanmoins personnelle, aux accents psychologiques aiguisés autour des « anamorphoses de l’adolescence », une histoire d’amitié. Il est également permis de lire là un hommage aux artistes sacrifiés. Fidèle à sa vocation, la prose d’Hubert Haddad est une fois de plus, sans omettre des embardées diverses comme l'enchanteresse Sirène d’Isé[10], ample, lyrique et envoûtante, alternant les séquences inquiétantes, effrayantes, pathétiques, sombres, tragiques comme les temps aveugles de l’Histoire, et, par contraste, les extases de la perfection artistique.
Autre boussole, ce Meurtre sur l’ile des marins fidèles, opportunément réédité en poche, alors qu’il date de 1994. C’est en effet un roman d’aventures maritimes, réécriture et pastiche de L’Ile au trésor de Robert-Louis Stevenson, originellement publié en 1883, et transposé en notre monde contemporain. L’écrivain joue avec ses bonheurs de lectures enfantines, créant un héros adolescent, prénommé Rhys, qui reçoit un précieux viatique : soit ce volume du romancier anglais. Opportunément, un personnage s’appelle « Mémory ». Dans le cadre d’une adaptation filmique du roman du XIX° siècle, le jeune garçon se voit embarqué parmi une foule d’aventures oniriques, où pullulent acteurs et starlettes juchés sur des plateaux de tournage et sur des navires reconstitués pour l’occasion. Exercice de style bourré de péripéties, de clins d’œil, entre « nuit homicide », naufrage de l’assaillant et cargaison de chocolat, whisky, et bien entendu armes cachées, le suspense est garanti. Parmi les ingrédients, l’on découvre le calamiteux, effrayant « Gnomagre », mieux, « les seins de Laura », et, le plus beau peut-être, « un grand voilier de marbre » ! L'évasion du lecteur ne se passe ni de frissons ni des séductions de l'imaginaire.
S’il y a coïncidences entre l’art et la vie, ce sont souvent des « coïncidences exagérées », pour reprendre le titre du récit autobiographique, sous-titré « Traits et portraits », de notre conteur d’histoires. Une tentative de suicide à vingt ans n’aboutit heureusement pas, grâce à la sollicitude d’un ami. « Une journée essentielle pour moi seul » est cependant confiée au lecteur : « Par une coïncidence qu'un démiurge prodigue au petit bonheur – ou par quelle intuition d'aigle planant ! – Elie poussa ma porte sans y avoir été invité ce soir-là, l'allure d'un héros revenu du chaos primitif. J'étais dévêtu, les bras blessés, en proue des débris d'une tempête, guitare, tableaux, miroirs, et prêt à emprunter, comme on se jette au feu, la rampe d'air de la fenêtre ». L’on a compris que la beauté du style transfigure la vie.
Aussi cette journée inaugurale se diffracte-t-elle dans le livre sans que le récit s’embarrasse de la chronologie : « Je m'attendais au pire depuis toujours. Dès ma naissance, le plomb fondu de l'angoisse s'infiltra dans mes veines à l'ombre d'adultes miséreux, désemparés par l'exil, père et mère que torturaient alors la perte et le trouble. Mais il ne s'agit guère ici d'un récit d'enfance, cette fable narcissique plus ou moins doloriste en forme de roman familial. Il ne s'agit pas non plus de Dieu, ce mot de rien pour rire de tout, ni des inepties des vendangeurs de l'âme. »
Les deuils, en particulier de Chantal, une âme-sœur, les recherches littéraires tous azimuts, l’ascendance juive, tout participe de la formation d’une personnalité, et, plus essentiellement, de l’écrivain. Car « c’est l’utopie renouvelée de la fiction et de la poésie qui ouvre à l’espérance ».
Une iconographie variée participe à ce puzzle intime et créatif : peintures et dessins d'Hubert Haddad lui-même, fort travaillés et expressifs – en particulier autour du corps – de son frère disparu, photographies anciennes, œuvres d'autres artistes, tachant de ramener à la vie de l’écriture les êtres aimés et disparus. Tout cela pour aboutir à la catharsis d’un beau volume aux facettes sombres et chatoyantes.
L’écrivain Hubert Haddad a l’invention du diable[11], pour reprendre l’un de ses titres, tant il semble passer de nouveaux contrats faustiens avec l’âme humaine. L’ancrage dans l’histoire récente contemporaine s’allie avec un onirisme fabuleux. Une bonne vingtaine de romans jalonnent son parcours, sans oublier son premier roman-dictionnaire, en toute modestie titré L’Univers[12]. De surcroît, sa baroque inventivité n’empêchant en rien la fluidité, il est un prosateur prenant, envoûtant même. Comme le laissaient entendre ses haïkus, la poésie est aussi son terrain de jeu, depuis Le Charnier déductif[13], passablement post-surréaliste. Infatigable, il lui arriva de produire, comme en passant, une somme encyclopédique en deux volumes balayant la passion littéraire et la furia des techniques d'écriture. Venu d’une nourrissante expérience des ateliers d’écriture, c’est tout un magasin des Lettres et des curiosités[14], sans oublier L’Art et son miroir[15], mis à la disposition de l’apprenti écrivain et du voyageur de la fiction, mais de ces sortes d’indispensables fictions qui éclairent le monde et la psyché.
Thierry Guinhut
La partie sur Le Peintre et Les Haïkus
fut publiée dans Le Matricule des anges, février 2013,
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.