Collado de Llesba, Camaleño, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
Les Neiges du philosophe.
La Bibliothèque du meurtrier V.
Enfin, dans cette sereine salle Maladeta[1] avec vue montagneuse et tourmentée, j’avais gagné la permission d’ouvrir cet étrange livre, relié au moyen de deux plats d’écorce de pin noir, intitulé : Les Neiges du philosophe. Le récit était brièvement introduit par l’inamovible sieur Maladeta.
Un philosophe mort. Quelle drôle d’idée ! Certes dans les salles philosophiques de cette bibliothèque, sous la forme tombale du livre ; mais sur un sentier partiellement enneigé de montagne ! À quoi pouvait-il servir ? Sinon à pourrir momentanément l’espace ? Quoiqu’il fût glacé par une blancheur nocturne qui maintenant allait fondre. Et s’effacer instantanément dans le temps. La philosophie serait-elle mortelle pour qu’un silence succède au corps soudain privé de vie…
Visiblement, au-dessus des pentes herbues et rocheuses de la Haute-Garonne, griffées de lambeaux blancs, aimanté par le tableau lointain des massifs encore hivernaux, ce sentier avait recueilli le malaise du marcheur, sa mort soudaine et paisible, comme s’il avait été cueilli par la bienveillante main de la Faucheuse, conservant la position assise du repos, quoique la tête fût penchée dans de vieilles bruyères. Je l’avais trouvé sur mon chemin parce qu’il me paraissait juste d’approcher cette montagne qui portait mon nom : le massif de la Maladeta. Marchait-il lui aussi pour atteindre ces Monts Maudits, que son corps lui avait finalement refusés ?
De sa poche de poitrine dépassait un carnet. Intitulé Les Neiges du philosophe, sous l’égide d’un nom absolument ridicule : Georges Bois-Souriguère :
« Ma vie d’enfant ne compte guère à mes yeux. Comme si je n’avais rien vu alors des yeux de l’esprit. Je vis seulement, ou je crus voir, lorsqu’en dernière classe de lycée, avec le concours d’un professeur dont je ne percevais rien, sinon son rôle, son jeu d’acteur passable dans le cadre d’un office convenu, je découvris chez Platon l’équivalence et l’éternité du Beau, du Bien et du Vrai…
J’aurais voulu en savoir plus. Mais le professeur, qui se nommait Monsieur Bruyère et n’avait décidément guerre de caractère, ne me fut d’aucun secours, me renvoyant au texte de Platon.
Il m’avait suffi de ces trois mots pour décider - ou pour savoir - que j’allais devenir philosophe. Sinon quel sens aurait le monde qui m’entourait ? Je demandais à posséder les œuvres complètes de Platon, dix volumes, excusez du peu. Bien qu’étonnés, mes parents qui en avaient les moyens - l’un dirigeait la plus énorme concession Porsche de Paris, l’autre se consacrait aux œuvres de bienfaisance, Secours catholique et Resto du cœur - y consentirent.
J’entrepris des études de philosophie. Pour sortir de la caverne. Que ce fussent les présocratiques, les stoïciens, les épicuriens, Saint-Thomas d’Aquin et Descartes, tout allait longtemps le mieux du monde. Mais en découvrant un suppôt du démon, je veux dire Nietzsche, me voici décontenancé, estomaqué, ahuri, stupéfié, jeté à bas depuis les hauteurs socratiques, écrasé sur le sol ruiné. Comment l’anti-platonisme pouvait-il se concevoir ?
Alors que je venais d’achever ma thèse, et avant de me consacrer à ma chaire de philosophie antique à l’Université de Sibylline-sur-Seine, je résolus de gravir l’Olympe. Ce qui avait nécessité d’amasser un petit pécule. Quelques mois d’économies et me voici suant et ronchonnant sous une chaleur accablante, mes croquenots butant sur les rocs, mes cuisses et mes mollets me rappelant à leur existence terrestre, accédant à un sommet pelé, sous un ciel blanc à force d’être bleu de la Grèce, vide, infiniment vide. Les dieux ne me parlèrent pas.
Aujourd’hui l’on dirait que j’étais un asexuel. Du moins jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Mais en lisant et relisant, je dus me résoudre à me demander : Alcibiade ou Diotime ? Allais-je aimer un Alcibiade, ce libertin, ce disciple, ami et amant occasionnel de Socrate, tel que le présente Platon son Banquet et son Gorgias ? Hypothèse aussitôt invalidée. Ou devais-je plutôt me confier à une Diotime, venue ou non de Mantinée, qui saurait m’instruire des choses de l’amour, ce démon redouté, désiré, et des formes intelligibles ? Ainsi pourrais-je boire l’immortalité à la source de son nombril. Longtemps la chose resta pour moi purement conceptuelle…
Un soir, un camarade me traîna dans une boite nuit. Après tout c’était une expérience à faire. Alors qu’il butinait à la recherche du « bon coup », je m’ennuyais ferme, les tympans écrasés par le vrombissement des basses, le brinquebalement sonore, les yeux dézingués par le clair-obscur clignotant et les silhouettes de zombie qui suaient le pathétique. Assis dans un angle mort, je méditai de lui fausser compagnie, quand une femme s’assit près de mon bras qu’elle pressait. Ses formes appétissantes s’enquirent de mon prénom. Ses yeux prirent entière possession de mes apparentes particularités. Soudain son avide bouche se jeta sur la mienne, ses seins durs se pressèrent contre ma poitrine, sa main rencontra mon érection. Comment lui résister ? Elle me jeta étourdi dans sa voiture, sans presque lâcher mes parties terrestres, dans son lit défait. Où elle me fit lécher son orifice charnu, fit jouir mon membre dans cette même caverne rouge. Si elle s’était tue jusque-là - sa langue étant d’abord affamée puis ailleurs occupée - la satiété la révéla bavarde comme une pie voleuse, vantant sa collection de fanfreluches, raillant ma profession de philosophe. La drôlesse était plus soulante que la boite d’où elle m’avait sorti. N’ayant été que de la viande occasionnelle, je ne revis jamais cette Solange au prénom si mal porté ; non !
Comment faire profession de philosophie, si l’on n’avait entrepris celle de l’amour vrai, condition humaine rêvée entre toutes ? Evidemment je tendais le filet théorique où ma psyché, mon idéalisme, mes hormones entières, allaient se laisser prendre. Même si après trois ans d’enseignement je n’avais toujours pas rencontré la moindre étincelle, dans la rue, dans les bibliothèques et les musées, parmi mes collègues, voire mes étudiantes. Sûrement mon tempérament mélancolique y était pour beaucoup…
Si je tentais de percevoir son regard, ses paupières se fermaient immédiatement. Du moins laissaient-elles flirter la suffisante perception de sa prise de notes au bout de son stylo-plume d’où découlait une encre rose continue, qui paraissait peu appropriée au sérieux dû à un cours sur la rhétorique comparée d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien et du Gorgias, cours qui avait été suivi par Le Banquet et sa postérité néoplatonicienne, de Platon à Marcile Ficin. Je l’oubliai, dépliant mon discours. Et lorsqu’à la fin de l’heure je m’agenouillai pour recueillir les feuilles, chargées de mes précieuses références, qui m’avait glissé des doigts, je relevai mes regards sur des pieds gantés de sandales d’or, ailées de surcroit, des pieds de jade, des jambes d’ivoire sous un pantalon noir à plis, hautes et longues jusqu’à l’éternité. La fuite de son corps n’allait pas me révéler son âme, lorsque se retournant dans l’embrasure de la porte, elle s’agenouilla aussitôt pour, avec une étonnante vivacité, me tendre le feuillet qui avait échappé à notre vigilance : la fente incisive et veloutée de ses yeux asiatiques au regard un instant révélé me fendit la poitrine, sans que ma voix puisse la remercier, muet comme un rhétoricien mort. Sûrement, alors qu’elle disparaissait, m’avait-elle pris pour un grossier personnage, méprisant, suffisant…
Son apparence monacale portait des ensembles veste et pantalon noirs, des chemisiers blancs fermés au col rond. Car jamais un sourire ne caressait ses traits, y compris ses lèvres pleines à l’arc de Cupidon renflé. Seule une barrette rose tenait serrée sa chevelure lisse et noire dont la calme avalanche ornait son dos. Seule une mince montre d’or rose soulignait son poignet. Deux concessions étranges à une frivolité qui semblait déplacée, ou nécessaire, selon. Sa rectitude appliquée, son silence, sa parfaite sagacité lors du premier devoir de Master, dont le succès ne faillit jamais par la suite, l’absence apparente d’émotion, des yeux qui n’existaient pas pour moi...
Consultant sa fiche d’inscription, je constatais qu’elle était déjà détentrice d’un Master de Diplomatie Internationale, qu’elle était quadrilingue, japonais, chinois, anglais ; son français ne faisant aucun doute. Avec mon grec désuet, mon allemand venu de Kant, je me figurais être un amateur, un crouton hors du temps. Que venait-elle faire dans un inutile cursus de philosophie antique ? Une exotique initiation tout au plus… Traversant l’esplanade universitaire aux herbes aromatiques, parmi pléthore de trop jeunes étudiants, je la surpris, riant à gorge déployée, jouant à se jeter des peluches Pokémon à la tête avec deux ou trois filles en cosplay surexcitées. Que venait-elle faire dans mon séminaire passablement austère ?
Elle s’appelait Yuki. Yuki Nakama. Ce qui signifie « neige » en japonais. « Le bonheur est comme la neige : il est doux, il est pur et… il fond », disait un proverbe. En attendant c’était moi dont la psyché, que j’avais crue imperturbable, stoïcienne en diable, fondait. Mes recherches me menèrent à un conte intitulé La femme des neiges. Malgré plusieurs versions, à chaque fois, une très belle femme apparaît en temps de neige. Inévitablement, le héros en tombe amoureux. Quelques soient les circonstances et péripéties diverses, elle finit par disparaître. La cruelle peut ne pas hésiter à tuer, un peu comme l’hiver dont elle est une personnification. M’ébrouant au sortir de cette découverte, je n’allais cependant pas me laisser aller à des superstitions.
Entretemps venait de paraître aux éditions Vrin ma thèse : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme. Je n’en avais pas fait la moindre mention pendant mes cours. L’éditeur avait tenu à faire figurer mon portrait en quatrième de couverture ; c’était le format obligé de la collection, m’avait-il rétorqué. Un petit Georges Bois-Souriguère, à la place de Socrate et Nietzsche ! Certes ma taille humaine - je mesure un mètre quatre-vingt-douze - me permettait de les certainement les dépasser… Mais je n’étais qu’un modeste commentateur, qui aurait dû être champion de basquet me disait-on souvent, alors que j’avais le sport en horreur, sinon la marche dans les musées, dans les bibliothèques, sur les sentiers de montagne.
J’avais coutume de disserter au-delà de la chaire en déambulant parmi les tables des étudiants. Ils n’étaient qu’une quinzaine. Discrètement, je corrigeais parfois sur leurs notes quelque faute d’orthographe, de syntaxe, quelque référence, ce dont ils m’étaient, d’un regard, reconnaissants. Avec désespoir, je constatai que je n’avais rien à biffer, à ajouter, à l’encre rose qui coulait de source sur un papier de riz. Mais cette fois, je la vis fébrilement cacher sous ses feuillets un livre. C’était mon livre ! Que j’aimais soudain mon livre qui avait paru se détacher de moi après sa publication… Combien, à la réflexion, je redoutais une coquille, une erreur, une frivolité, un raisonnement bancal, qui m’auraient échappés, que sa sagacité saurait clouer au pilori !
Alors que je traversais l’esplanade ventée, où voletaient des flocons aventureux qui touchaient le sol en fondant aussitôt, rêvant de je savais bien qui, sans voir le flot des étudiants qui papillonnaient, jacassaient, riaient, je me sentis rudoyé par un coude tranchant, tiré violement par la bandoulière de mon sac, qui me fut arraché. Je ne compris d’abord rien à l’action. Je tombai. Une jambe à la finesse incomparable avait été lancée contre une poitrine estomaquée. Un poing fut jeté sans atteindre sa cible, son propriétaire lui-même vola dans un massif d’épineux. Du moins je crus voir le film en ralenti, par éclats. Un visage se pencha sur moi, une main se courba vers ma nuque pour la soutenir. Je ne vis que la neige. Qui me prit dans ses bras, dont les lèvres frémissantes étaient si proches des miennes. La neige commençait à tenir autour de nous. Le temps s’était arrêté. Il se rembobina sous le coup d’un concert d’applaudissements. Sonné, soutenu par ma salvatrice, par un autre étudiant, Joseph, qui me rendait ma sacoche, je pus me relever. Oui, j’allais bien, malgré mon côté un peu meurtri. Je voulus la remercier. Elle s’était déjà éclipsée.
- Saviez-vous, professeur, que Yuki pratiquait les arts martiaux ?
Mais au cours du lendemain, il n’y avait pas la moindre paupière pour se lever vers moi, pas même pour fuir mon regard, que je devais, par discrétion, mesurer. Etait-elle chaste comme la glace, avait-elle un boy-friend, une amoureuse, était-elle souverainement indifférente à mon égard, était-elle intimidée à ce point par ma minuscule personne académique ? Etait-elle une ninja ?
La semaine suivante, j’entamai un petit cycle sur Diogène le cynique, dont les réparties firent rire aux éclats Zélie, une mutine un peu ronde qui était continument voisine de la calme Yuki. Je résolus de saisir l’occasion et mon livre sous les feuillets de ma salvatrice. Très vite je griffonnai une dédicace : « À Yuki, avec mes profonds remerciements ». Ses yeux brillants de neige fondue s’ouvrirent vers moi. Comme si j’allais tomber dans le gouffre qu’avait dressé sous mes pieds l’amour, celui qui rompt les membres et lamine les esprits. Je ne sus retenir une larme qui souilla le dos de sa main. Croyant pouvoir reprendre aussitôt la suite de mon cours sur Diogène le cynique, je balbutiai, comme jamais. Mes étudiants rirent en chœur, quoique ce ne fût rien auprès de Zélie dont les taches de rousseur tombèrent avec elle de sa chaise. Je sus alors qu’une peau de jade rose peut rougir.
Comment fit-elle pour si rapidement disparaître à la fin des deux heures, glissant dans l’invisibilité en passant auprès de moi ? Cependant j’eus le temps de me rendre compte, au contraire de ce que j’imaginais de la population asiatique, car je ne l’avais réellement vue qu’assise ou à mes pieds pour me donner ma feuille perdue, que son front dépassait d’au moins vingt centimètres celui de ses camarades, qui, studieuses cependant, portaient leurs peluches Pokémon dans les bras. Plus communicatives, elles avaient d’ailleurs avec empressement répondu à mes questions, en me présentant qui son bébé Dracolosse pêche, qui son Nymphali rose.
Il fallait se l’avouer. J’étais amoureux. Jusqu’à l’œuf de l’univers dont je n’étais pourtant qu’une poussière. Après tout elle avait vingt-trois ans, je n’en avais que sept de plus. Sans avoir bu le moindre philtre, ni abusé des romans roses et des séries sentimentales qui jonchaient les mangas. Mes jours et mes nuits étaient caressés de la fuite de ses lèvres, de l’abîme tendre et infernal de ses yeux où je puisais l’onction de la sérénité, de ses dents pures où j’étais mordu comme un chien, de ses qualités intellectuelles indubitables qui, certainement, me dépassaient. Pouvoir caresser sa joue de la pulpe de mes doigts m’aurait paru un miracle digne des saints. Le fantôme de Yuki sourdait entre les caractères d’imprimerie qui jonchaient mes livres, il surgissait aux vides entre les volumes de la bibliothèque universitaire, il volait au-dessus de mes pas comme une tempête de neige printanière, il peuplait la douceur ravageuse de mon oreiller. Où je surpris des larmes. Etaient-ce les miennes ?
La fin du trimestre arriva trop vite. J’avais balayé Les stoïciens et les épicuriens, Lucrèce bien entendu. Allait-elle disparaître à jamais ? De ma vie sans dieu ni déesse ? Vie pauvre et jetée aux ordures de la banalité…
J’enseignais là depuis trois ans. Et les résultats n’avaient jamais été aussi bons. Joseph, Fantine, Norbert, Erinne, Lucie, Mathieu, ils avaient rivalisé d’intelligence et de travail, à l’occasion d’un mémoire conclusif dont le sujet avait été élaboré en toute liberté par chacun. D’ailleurs Joseph et Fantine vinrent me parler à la fin de l’avant-dernier cours :
- Monsieur. Nous aimerions qu’une petite cérémonie… La semaine prochaine. Que diriez-vous d’offrir à chacun de nous ? Mais nous deux allons vous aider pour ces tout petits frais. Offrir dans l’ordre croissant des notes obtenues - pas de crainte, vous nous avez déjà dit qu’il n’y avait aucune mauvaise note - une figurine Pokémon à chacun de nous. Chacun à son tour nous monterons en chaire près de vous. Ce serait symbolique. Plus parlant que l’oracle de Delphes. Vous commencerez par Zygarde et terminerez par Arceus, le Pokémon fabuleux. Qu’en dites-vous ?
- L’idée est fort amusante, répondis-je. Pourquoi pas !
Aussitôt, sous leur gouverne, je réalisais en ville les emplettes nécessaires. Je ne sais pas de quel œil Aristote aurait vu la chose… La note était un peu salée, mais, à mon immense satisfaction, je savais à qui j’allais devoir offrir Arceus. Car si j’avais accordé à son travail le chiffre sommital, ce n’était pas par favoritisme, mais par pure et objective justice.
Le jour venu, j’étais passé par le coiffeur, je portais des chaussures Justin Lacroix, un costume anthracite de Pether Andevers, une chemise blanche de Karl Opitzer, un nœud papillon Rizzoli gris perle et pois blancs, un zeste de parfum Jaguar for men. Mes étudiants avaient tous soigné leur tenue, qui de bleu marine vêtu, qui de robes longues. Je réalisai avec étonnement que Yuki avait délaissé son noir et blanc presque masculin pour une robe, certes d’une coupe droite austère, mais d’un rose bonbon savoureux qui moussait aux chevilles, comme à celles du Christ dans les fresques romanes de Saint-Savin. Avec une patience princière, ils attendaient la fin de la leçon conclusive sur Platon versus Derrida. Et la remise de prix.
Joseph et Fantine ordonnaient la cérémonie. Faisant monter Alice et Adalbert, Justine et Edwige, Enway et Lavia... Les sourires, les applaudissements, ponctuaient chaque cadeau que l’on ouvrait avec rire et volupté. Cependant la tension montait au fur et à mesure que les Pokémons sortaient de leur boite en rejoignant leurs mains tendues en même temps que l’Elysée du savoir, chacun connaissant la puissance croissante de leurs forces et vertus. Nous frôlions la perfection avec Zélie, dont son Actualité du rire de Diogène méritait un Deoxys, sans compter ses taches de rousseurs scintillantes. Enfin mes deux assistants, en chœur, appelèrent celle qui avait écrit La Figure de Diotime, de Platon à Hölderlin, un travail qui m’avait proprement abasourdi. Yuki, dont la robe trembla près de moi. Mes doigts frémissaient autant que cette dernière en lui tendant le coffret. Qu’elle ouvrit. Elle était émue, ravie, gênée. Quand, soudain, nous entendîmes quatorze étudiants réclamer : « La bise ! La bise ! La bise ! »
Interdit, je me sentis la glace me couler dans le dos. Pourtant, il fallait s’exécuter, s’approcher. Ce qu’elle faisait, les yeux baissés. J’élaborai le plus chaste et le plus retenu des bisous que je pusse concevoir auprès de sa joue, qui s’élevait vers moi, lentement, timidement. À l’instant où la pointe de mes lèvres allait frôler une joue intersidérale, ce furent ses lèvres qui répondirent aux miennes, ses bras serrés autour de mes épaules, mes bras caressant la rose de sa robe : je connus sa langue ; elle connut la mienne. Le gout de ses papilles gustatives était bien plus que ce que j’imaginais de l’ambroisie des dieux.
Au silence stupéfait par ce baiser plus intense encore qu’attendu, s’ajouta bientôt un charivari de joie, un tonnerre d’applaudissements, des bravos, des bravissimos, sans fin.
Si nos lèvres durent se séparer, ce fut pour que je ne puisse retenir à son adresse : « Chère amour… ». À quoi elle répondit, au travers de larmes incendiaires : « Je vous aime ». Quoi ! l’amour réciproque existait ! cette chimie des psychés et des corps n’était pas qu’un mythe, qu’un roman à l’eau de rose pour midinettes… le philosophe en moi espérait qu’il ne s’agissait pas que la voix hormonale de l’instinct de reproduction, que d’une illusion romantique, mais de l’accomplissement sapiosensuel au moyen de la Diotime du Banquet. Nos larmes se buvaient les unes les autres…
Il fallut nous dresser face à la modeste assistance, comme au sortir d’un duo d’opéra aussi difficile que réussi, sous l’ovation, les peluches Pokémon qui volaient en l’air…
Photo : T. Guinhut.
La journée ne s’achevait pas là. Un restaurant japonais attendait la joyeuse assemblée pour la soirée. Joseph et Fantine ne nous lâchaient pas, tirant nos chaises pour que nos mains ne se quittent pas. Décemment, en cette animée compagnie, je ne pouvais subjuguer mes yeux qu’à mon aimée. Cependant je m’aperçus bientôt que Fantine et Joseph formaient un couple charmant et taquin, qu’Erinne et Edwige avaient plus souvent la langue dans la bouche de l’autre que dans leur assiette, que le puéril Baldwin lâchait des jeux de mots souvent scabreux, que Dan éclusait alcool sur alcool en pérorant, que seul Edouard semblait un peu malheureux, épiant à la dérobée Yuki, mais qu’à la réflexion Iknaïa laissait un peu trop briller ses pupilles dans l’ébène parfait de sa peau en direction de ce même Edouard ; mais en vain. C’est alors que Yuki se leva, demandant à Eva, conciliante, si elle voulait bien laisser sa place à Iknaïa, et glisser d’un ton impérieux et persuasif à Edouard ses seuls mots : « Regarde cette chère Iknaïa ». Interloqué, il s’exécuta. La vertu de consolation ne tardant pas à faire son œuvre, les formes bondissantes et le sourire extasié qui la transfiguraient, tout conspirait à instiller à Edouard une attention qu’il n’avait jamais cru concevoir à l’égard d’une créature jusque-là inconnue. L’assistance autant qu’Iknaïa se sentit, qui époustouflée, qui reconnaissante pour l’éternité, devant les pouvoirs de cette nouvelle Arceus, qui me paraissait façonner l’univers de ses deux seuls bras, qui allait protéger la planète de tous les cataclysmes, dont, en médiocre aurige et dresseur de chevaux célestes ou de Pokémons, je ne saurais jamais capturer qu’un fragment du dieu universel, dont enfin la main était un trésor d’or rose dans la mienne. Un autre or rose allait bientôt orner l’un de ses doigts…
Rendons grâce à la pudeur du papier de ce carnet de ne pas savoir rendre compte de tous les délices de cette nuit, qui se renouvelèrent au moins deux fois mille et une nuits au cours des années. Comment ne pas rendre grâce aux dieux, à la nature, à l’éducation, quand nous pouvions admirer, caresser, embrasser si longuement tous les secrets de nos corps, tous les orgasmes de nos esprits ?
Nous nous racontions, nous écoutions.
Ses parents, Chinois pour l’un, Japonaise pour l’autre, avaient quitté Shanghaï et une double carrière commerciale enviée pour rejoindre la France, où la liberté d’avoir trois ou quatre enfants était avérée. Elle avait donc deux sœurs et un frère, dont elle était la cadette. Si elle ne voulait pas faire de politique, plus trompeuse que la rhétorique - si l’on repensait au Gorgias de Platon - elle voulait accéder au secret des dieux publics par le truchement des langues, donc à l’interprétariat, sans compter que son habileté dans les arts martiaux ne serait pas de trop en l’affaire. Les stoïciens et les épicuriens sauraient la garder de tout hubris. Elle savait être aussi indulgente que stimulante, m’encourageant à écrire un nouveau livre dont je n’avais pas encore l’idée, qu’elle me souffla : une histoire de l’amour au travers des philosophes. J’imaginais d’aller à Kyoto avec elle, d’étudier la peinture zen et les haïkus. Elle allait m’accompagner cet hiver parmi les temples grecs de Sicile…
En effet, même si sa profession d’interprète diplomatique l’obligeait souvent à voyager pour quelque congrès plus ou moins confidentiel à La Baule, à Genève, à Londres, nous ne nous quittions plus. Elle savait me laisser seul avec mes livres, je la laissais relire le Genji Monogatori, pratiquer ses chers arts martiaux et l’ikebana, cet art floral qui requérait le silence. Elle me faisait apprendre des haïkus de Bashô en langue originale, et malheur à moi si je me trompai ! Un Pokémon en peluche se jetait sur moi, Salamèche ou Drakofeu, sous les rires complices de Zélie qui venait parfois nous rendre visite.
Deux ans plus tard, nous étions mariés, en costume Night Eternity de Ryan Versace pour moi, en robe blanche aux dentelles profuses, Dream of Wedding de Katsumati pour elle. Nos parents, ses frères et sœurs - j’étais fils unique - jubilaient, nos treize compères ex-étudiants nous ovationnaient. Edouard et Ikanaïa, tous deux devenus professeurs des écoles avaient déjà un bambin joliment chocolaté. Erinne et Edwige commercialisaient une gamme de boissons gazeuses qu’elles avaient conçue. Joseph et Fantine œuvraient dans la conception de sites Internet de prestige. Seul Dan manquait : l’alcool l’avait conduit au-dessus d’une de ces falaises de l’Adriatique dont on ne revient pas.
Lorsque je fus passablement capable de réciter une quinzaine de haïkus de Bashô en japonais, un autre défi m’attendait : L’Art de la guerre, de Sun Tzu. Cette fois c’était du chinois. Je voyais venir le moment où elle allait me clouer au sol sur le tatami des arts martiaux autant qu’elle me clouait sur les draps de la nuit et du jour…
Nous ferions des enfants ; mais pas tout de suite, sa carrière prenait son envol. Son triomphe fut cette triade de chefs d’entreprises sino-coréens-japonais qui requerraient ses talents lors d’une rencontre au Centre de l’Energie Atomique. Ce qui ne nuisait en rien à sa modestie. Et ne portait en rien préjudice au mince professeur qui parcourait quelque rare colloque universitaire confidentiel à Bâle et Nice, sur les traces de Nietzsche. Je savais - autant que ma chère Yuki - savourer notre bonheur : Carpe diem quam minimum credula postero, n’est-ce pas…
Ses talents culinaires, tant en Nihon ryōri qu’en Yōshoku me laissaient pantois. Aussi, pendant l’un de ses voyages, comme elle aimait aussi la pâtisserie française, je me lançai un défi. Malgré quelques ratages préparatoires, je pus présenter des éclairs et des gâteaux de neige de ma composition avec leur zeste final de citron râpé. Nietzsche et Socrate auraient tort d’en rire. Et si Zélie, invitée, sut en rire, ce fut de gourmandise. Après le départ de cette dernière, à mon tour, je fus mangé en neige…
Je travaillais avec difficulté sur notre projet d’histoire de l’amour philosophique, peinant essentiellement plus sur le concept directeur que sur la masse d’informations recueillie. Entretemps, je publiais à La Mouette de Minerve, un opuscule sur l’esthétique de la vérité, de Platon à Derrida, qui me paraissait plus personnel que ma précédente thèse. Broutilles que tout cela, quand elle eut l’occasion d’être absolument impressionnée par mes modestes talents : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme allait être traduit et publié au Japon !
Il fallait cependant penser au temps. Elle atteignait trente ans, moi trente-sept. Sans que ce même temps parut nous affecter.
Pendant ce temps, Zélie, aux rires et taches de rousseur proverbiales, qui avait créé la marque Vêtir les rondes avec une machine à coudre et un site internet et se voyait à la tête d’une quinzaine de personnes et des commandes à foison, matières et couleurs riantes, s’était mariée, avait divorcé. Son mari voulait des enfants vite faits bien faits, constatait l’absence de grossesse, exigea des tests, qui révélèrent la stérilité de notre amie, aussitôt rejetée par l’autoritaire bonhomme qui ne voulait ni adopter ni entendre parler procréation médicale assistée. Nous vîmes pour la première fois Zélie pleurer. Si elle avait jeté le goujat aux oubliettes vite fait bien fait, elle ne se consolait pas facilement de ne jamais tenir dans ses bras le fruit de son ventre.
Aussi, quand Yuki annonça qu’elle était enceinte, si nous pleurions c’était de joie. Y compris Zélie, qui serait la marraine, c’était juré, craché ! Sa grossesse, même avancée, ne se voyait pas beaucoup, tant sa haute taille s’enrichissait d’un délicat arrondissement. J’aimais poser ma tête sur ce ventre où nous commencions à sentir les gentils coups de pieds de cette créature que nous savions maintenant être une fille. Sans que nous sachions encore quel prénom nous donnerions à ce flocon.
Ce serait son baroud d’honneur avant son accouchement : elle allait être l’interprète des ministres des Affaires Etrangères chinois, japonais et français, avec quelques entrepreneurs de Taïwan dont l’anglais n’était pas leur meilleur talent. Il allait être question des intérêts stratégiques de la Mer de Chine autant que de la réorganisation du marché des superconducteurs. La chose allait durer trois jours, au château de Chambord.
Avant son départ, elle eut le temps de recevoir entre ses précieuses mains un exemplaire japonais de mon essai. Elle était plus fière que si j’avais reçu un prix Nobel de philosophie !
Impatiente, Zélie m’apporta le premier ensemble bébé qu’elle avait jamais conçu, alors que nous regardions sur l’écran d’une télévision, qui habituellement ne servait qu’à prendre la poussière au fond d’un placard, se dérouler la soirée de réception de Chambord, où de petits ministres et de petits magnats économiques avaient peine à éclipser la silhouette, pourtant en arrière-plan, d’une émérite interprète. Un plan plus rapproché nous permis de deviner sa volubilité linguistique.
Quand cette satanée télé nous fit faux bond. À trop prendre la poussière, on devient poussière, ria Zélie. Un éclat de poussière, puis la neige, selon la métaphore convenue pour un disfonctionnement de l’émission. Sauf que cela reprit : un plan trahit un instant une construction fumeuse, éventrée, qui ne ressemblait plus qu’à peine à la façade du château de Chambord, une sorte façade de jeu vidéo de troisième zone. Plan aussitôt remplacé par les excuses d’un présentateur qui prétendit une panne d’émetteur, un canal hertzien piraté, avant l’extinction définitive de la boite. Interloqués, nous étions. Bon, pourquoi pas. Laissons tomber le spectre de cette antiquité télévisuelle en noir et blanc, abandonnée par l’ancienne propriétaire, et qui n’avait jamais capté que deux chaines : elle commençait à péter du hoquet, sentir le roussi, voire le plus puant cramé sous sa texture desquamée, son écran rayé. Il allait falloir la confier au pilonnage, à un recyclage impossible.
Hélas, le poste, quoique passé ad patres, n’avait pas tout dit. Les smartphones se mirent à rugir, les radios à s’affoler, la rue même à bruire d’un bruit blanc. La vision fugitive du château dévasté n’était pas un carton peint par un pirate informatique boutonneux. Une attaque convergente de dizaine de drones, des commandos laminant les derniers vivants parmi les forces de sécurité, parmi les assistants, les journalistes, les chefs d’entreprises et les ministres, avant de s’étriper eux-mêmes au moyen de leurs ceintures d’explosifs. Personne ne parlait de celle qu’Arceus n’avait pas su protéger.
La nécropole fumeuse avait été sécurisée, pour employer l’adjectif officiel. Les commentaires, les piètres analyses, les condoléances navrées de l’Elysée, tout était, pour nous, néant. La neige autour des décombres du château était noire de suie, de gravats, de poussières ; même le rouge des corps avait été noirci. Zélie était prostrée sur le tapis souillé de larmes. Je n’étais plus qu’une statue de sel gris.
Un obscur groupe islamiste au nom imprononçable revendiqua l’attentat. Arguant de la résistance réitérée du Japon à toute immigration, du sort des Ouïgours à l’est de la Chine, de la complicité de l’Etat français en la matière.
Nous reçûmes des messages navrés de nos familles, de nos douze ex-étudiants, qui nous visitèrent tous. Ils n’avaient que des pleurs et des masques de plomb à nous offrir ; mais ils étaient là. Personne n’osait me le dire : il ne me restait même pas un petit flocon à chérir…
Je refusai les absurdes « cellules psychologiques », les « dédommagements » financiers d’un Etat qui avait été assez pusillanime et incompétent pour laisser s’installer sur son sol la source de telles abominations. J’acceptai cependant une petite boite de carton dorée à peine remplie de quelques cendres - d’on ne savait trop qui - autour d’une bague bosselée, grisée, où figuraient encore, sur son anneau intérieur, nos deux prénoms, à peine lisibles.
Je me souvins combien ma chère Yuki avait été heureuse lorsque je l’avais emmenée vers une destination surprise, parmi des hôtels ruraux dans les Asturies, combien elle avait été stupéfiée par la Playa del Silencio, dans un amphithéâtre de falaises. « Ma plage préférée au monde », avait-elle dit. Quelques jours plus tard, nous étions quatorze paires d’yeux encore vivants, où la froidure des embruns sauvages balayait les pleurs, regardant disparaitre une petite boite peindouillée d’or, fragile boite de carton mouillé, emportée par la virulence de la marée descendante, boite où j’avais laissé l’anneau, de plus orné d’un si éphémère troisième prénom. Il se mit à neiger dru sur cette plage. Je me pris à penser que parmi nous, seuls Joseph et Fantine avaient des enfants, Mathieu n’avait qu’un diablotin. L’espèce philosophique était en passe de dépérir ; voire pas seulement celle philosophique.
J’aurais pu consacrer le reste de mes jours à l’analyse religieuse et politique de l’Islam. Mais je ne m’en sentais ni la force ni la compétence. Il y a des puissances totalitaires contre lesquelles l’individu ne peut rien, fût-il habillé des hardes de la philosophie.
Nous avons doucement vieillis ensemble, Zélie et moi. Sans le lui dire, je savais qu’avec elle j’étais arrivé à la fin de l’alphabet. Elle parvenait toujours à être rigolote, y compris pour me dérider, (« Ôte-toi de mon soleil ! », me dit-elle, mutine, sur le balcon) même si elle était capable - était-elle si injuste ? - de parfois me reprocher de plus penser à une morte qu’à une bien vivante dont les taches de rousseur étaient si ensoleillées. Faute de pouvoir terminer mon chantier déglingué sur l’amour philosophe, je menais à bien - ou à mal, je ne sais - un essai, Le Cynisme dans l’Histoire, qui eut un honorable succès d’estime, toujours publié à La Mouette de Minerve, maison d’édition qui avait pris un bel envol. J’avais vécu avec le Vrai, le Beau et le Bien. Désormais Platon n’avait pas plus de réalité qu’un Pokémon légendaire.
Bien des années plus tard, si rapides toutefois que le volètement d’une plume ne saurait le dire, parvenu à la retraire, je pouvais enfin, hors mon amitié conjugale avec Zélie, dont les taches de rousseur ne vieillissaient pas, me consacrer exclusivement à marcher comme Diogène, à marcher comme Zarathoustra, avec un bâton noueux, un vieux sac à dos, du pain, du fromage et des noisettes, les haïkus de Yuki dans un carnet de cuir rose, parmi les montagnes de Sils Maria, cherchant le secret par-delà le bien et le mal, au-delà de la théodicée du naïf Leibniz. Dont je ne ferais peut-être même pas un livre. J’aime la neige, son crissement sous les pas, son édredon mol, ses biffures dans le vent, ses espaces immenses et aveuglants, son invisibilisation du monde, sa beauté métaphysique, ses traces de cervidés, d’hommes et d’oiseaux, éphémères. Ce pourquoi j’approchais symboliquement le massif de la Maladeta, ces Monts Maudits par le tonnerre, par la fatalité, par le je ne sais quoi de l’existence, qui ressemblait à un gâteau de neige… »
Le carnet s’arrêtait là, et celui aux haïkus ne m’intéressait pas. Moi, Maladeta, face au massif de la Maladeta, je n’avais pas tué Gorges Bois-Souriguère et pas le moins du monde Yuki. La Mort, injuste, souveraine, s’en était chargé.
Quant au lecteur que je suis, pourtant un Bertrand Comminges aguerri, il ne put retenir deux larmes, à l’occasion de deux moments stratégiques du récit. Il faut admettre que ce démoniaque Maladeta m’avait ému plus que je l’aurais cru possible.
Thierry Guinhut
Extrait d’un roman en cours :
La Bibliothèque du meurtrier. : synospsis, sommaire et prologue
Photo : T. Guinhut.