Catedral de Santo Domingo de la Calzada, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Adam et Eve, mythe et historicité,
par Stephen Greenblatt,
Cristina Simonelli & Christine Sagnier.
Stephen Greenblatt : Adam et Eve,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Anne de Béru,
Champs, Flammarion, 2020, 448 p, 11 €.
Cristina Simonelli : Eve. La première femme,
traduit de l’italien par Gabriel Raphaël Veyret, Salvator, 2022, 176 p, 20 €.
Christine Sagnier : Moi, Eve. Autobiographie d’un mythe,
Ateliers Henry Dougier, 2022, 128 p, 14,90 €.
« Prométhée ayant détrempé de la terre avec de l’eau, en forma l’homme à la ressemblance des dieux ; et au lieu que tous les autres animaux ont la tête penchée vers la terre, l’homme seul la lève vers le ciel, et porte ses regards jusqu’aux astres. C’est ainsi qu’un morceau de terre, qui n’était auparavant qu’une masse stérile, parut sous la forme d’un homme, être jusqu’alors inconnu à l’univers[1] ». Voilà comment Ovide, à l’ouverture de ses Métamorphoses présente un autre Adam, qui n’est pas sans confirmer l’universalité du mythe. L’on sait de plus que Prométhée, volant le feu des dieux pour le donner aux hommes, n’est pas si loin du geste transgressif d’Eve et d’Adam qui pensaient être comme Dieu, connaissant le bien et le mal, s’ils mangeaient le fruit défendu du jardin d’Eden. Bien que ce récit ne compte guère qu’une cinquantaine de ligne dans la Genèse[2], il reste fondateur, imprégnant notre culture, nos littératures et nos arts. Or, en son Adam et Eve, Stephen Greenblatt vient relire et discuter le mythe et son sillage comme s’il était encore le miroir de notre humanité, quoique depuis Saint-Augustin, en passant par Milton, et jusqu’à Darwin, il s’agisse d’un miroir qui tend à s’effacer. Pourtant la figure d’Eve n’a pas cessé de modeler et d’agiter les mentalités occidentales, ainsi que nous le rappelle Cristina Simonelli, dont l’investigation historique permet de réfléchir jusqu’à nos représentations actuelles de l’homme et de la femme. Ainsi, en notre aujourd’hui, Christine Sagnier n’hésite pas à écrire : Moi, Eve.
Qui dit mythe, dit fiction. Aussi Stephen Greenblatt ne peut manquer de comparer le couple adamique du récit biblique à cette femelle découverte par l’anthropologie, soit Lucy (Australopithecus afarensis) et son probable compagnon, nos ancêtres de 3,2 millions d’années, donc d’infirmer sa création ex nihilo par la grâce du verbe divin face à la théorie de l’évolution darwinienne. Le mythe lui-même n’a pas jailli tout armé de la tête de Moïse qui n'en serait même pas le rédacteur, mais est redevable de la mythologie babylonienne alors que le peuple juif languissait dans la captivité et doutait parfois de son Dieu face à la puissance de Marduk et ses comparses. Aucun animal n’ayant de récit des origines, l’homme inventa d’abord ceux de l’Epopée de Gilgamesh et de l’Enuma Elish, gravés sur des tablettes d’argile vers 2100 avant Jésus-Christ, alors que la rédaction de la Genèse date du VI° siècle avant Jésus Christ. Ecoutons la délibération de Marduk : « Je vais condenser du sang, / Constituer une ossature / Et susciter ainsi un prototype humain / Qui s’appellera Homme ! » Il est alors permis d’imaginer que là se trouve une source d’inspiration au service de la fable biblique, cependant profondément originale.
Un tel récit, contant que Dieu, malgré l’interdit, a laissé à l’homme la possibilité de manger du fruit de l’arbre de la connaissance, force à s’interroger sur les intentions divines, sur sa capacité à permettre le mal, ainsi que sur le déterminisme et le libre arbitre. Aussi la controverse entre Pélage et Saint-Augustin, au IV° siècle, est-elle fondamentale. Le premier, refusant le péché inné, soutient que le libre arbitre permet, au choix, de « briller de toute la fleur des vertus, soit se couvrir honteusement de toutes les épines du vice », quand le second, tenant d’une indéfectible interprétation littérale, prétend que la condition humaine est corrompue depuis l’originaire naissance et condamnée à mort par la chute d’Adam. Hélas, Pélage fut convaincu d’hérésie et excommunié. Le règne du péché originel triomphait. Par ailleurs Julien, évêque d’Eclane, pensait que « l’expérience humaine de l’acte sexuel était naturelle et saine », alors qu’Augustin y voyait un flot de péché, une souillure abjecte. Selon Greenblatt, un brin ironique, « Le péché de l’homme est une maladie sexuellement transmissible ». Une telle conception souilla longtemps le christianisme, et le souille encore, sans compter la figure honnie d’Eve pécheresse et tentatrice, qui alimenta de longtemps une misogynie considérable, voire la chasse aux sorcières[3]…
Heureusement la Vierge Marie put concevoir sans péché et donner naissance au Christ, nouvel Adam. L’on conçoit combien tout cela est abracadabrant et cependant cohérent. Ainsi, en sa Madone magistrale, Le Caravage a-t-il peint cette Vierge écrasant du pied le serpent, vigoureusement aidée par le même geste de l’enfant-Jésus.
L’enluminure médiévale aime représenter en son jardin le couple primordial. Le visage d’Eve fleurit au sommet d’une côte d’Adam endormi tenue par l’attentive main du Seigneur. À la Renaissance, tous deux cachent leurs parties génitales après la chute, au moyen d’un opportun feuillage chez Cranach l’Ancien, ou chez Masaccio d’une féminine main quoique le pénis d’Adam soit encore visible. Ce dernier peintre sut révolutionner le regard sur le corps grâce à un modelé novateur. Seul Dürer sut rendre leur beauté apollinienne aux deux complices, en un luxe de détails habitant le jardin, digne précurseur d’un Michel-Ange aux corps musculeux et splendides.
Mais c’est à la poésie épique que Stephen Greenblatt rend longuement hommage. « Le plus grand poème de la langue anglaise » est pour lui celui de John Milton, pamphlétaire passionné du XVII° siècle, qui défendit le droit au divorce « pour le bien des deux sexes », suite à un mariage désastreux, arguant que si Dieu avait créé Eve parce qu’ « il n’est pas bon que l’homme soit seul », ce n’est pas pour exacerber la solitude dans un mariage non assorti, position alors indécente et novatrice. De même il vanta « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitca[4], en s’appuyant sur l’argument théologique du libre arbitre concédé au couple édénique. Trop méconnu en France, inspiré par la Muse Urania et rédigé par un copiste sous la dictée de l’écrivain devenu aveugle à 44 ans, Le Paradis perdu fut publié en 1667 : plus de dix mille vers inoubliables rivalisent avec Homère et Shakespeare. Outre un fabuleux portrait de Satan aux armées combattantes, le poème décrit toute la complexité psychologique des amours d’Adam et Eve, malgré un sexisme parfois prégnant : « Lui, pour Dieu seulement, elle, pour Dieu en lui ». Pourtant elle est, dit-il, « si parfaite et en elle-même si accomplie ». Ce dont découle, en toute logique : « Entre inégaux, quelle société, quelle harmonie, quelle vrai délice peuvent s’assortir ? » Ce qui n’empêche pas un Milton plus réaliste de mettre en scène, selon les mots de notre essayiste, « une scène de ménage au paradis », et de mener Adam, aux bons soins de l’archange Michel, au sommet d’une montagne d’où il peut contempler la pléthore des maux qui vont affliger l’humanité.
Milton : Paradis perdu, Giguet et Michaud, 1805.
Photo : T. Guinhut.
Peu à peu la croyance littérale s’effrite. La découverte de l’Amérique et de peuples qui n’ont pas bénéficié du récit adamique et n’ont aucune honte de leur nudité, laisserait-elle entendre qu’il n’y a rien d’universel dans la Genèse ? N’est-ce pas « un défi majeur à l’idée reçue qu’Adam et Eve avaient été les ancêtres de tous les humains ? » D’autant que la redécouverte de textes majeurs de l’Antiquité, comme De la nature des choses de Lucrèce, laissaient entendre que d’autres origines étaient possibles. Si la Bible permettait de postuler que l’humanité avait 4000 ans lors de la naissance du Christ, Platon et Hérodote pensait qu’elle avait pour le moins dix millénaire d’existence. Le philosophe italien Giordano Bruno paya de sa vie sur le bûcher, en soutenant que la chronologie biblique était absurde. La Peyrère, publiant en 1655 son Prae Adamitae, prétendit qu’Adam ne fut que l’ancêtre des Juifs ; aussi dut il se rétracter pour ne pas subir ce sort malheureux !
De Bayle, dont le Dictionnaire de 1697 fourmille de questions interrogeant l’invraisemblable et versant au rebut les vieilles légendes, jusqu’à l’ironie d’un Voltaire, qui se demande pourquoi la religion valorise ainsi l’ignorance aux dépens de l’arbre de la connaissance, et se moque copieusement de Saint-Augustin, le siècle des Lumières préfère la raison scientifique à la foi aveugle. Pire, le coup de grâce est donné par le XIX° siècle avec L’Evolution des espèces ainsi que La filiation de l’homme et la filiation sexuelle de Darwin, en 1859 et 1871, démentant une création ex nihilo de deux êtres humains primordiaux. De surcroit, le géologue Charles Lyell observant les roches sédimentaires et les fossiles, déduisant leur formation pendant l’époque éocène, qui dura de – 56 à – 33,9 millions d’années, sapait la foi en une création de six jours, en un dessein providentiel : « Ce sont les dinosaures qui ont détruit le jardin d’Eden », s’amuse notre essayiste.
Histoire de la Sainte Bible, illustrée par Gustave Doré, Mame, 1894.
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Blaise & Belin-Leprieur, 1815.
Photo : T. Guinhut.
S’il reste des créationnistes nombreux que leur religiosité sédimente, ils sont menacés de toutes parts d’une avalanche de révélations scientifiques ; entre les Mormons qui prétendent qu’Adam naquit dans le Missouri, jusqu'aux Musulmans, leur indéfectible foi en la réalité d’Adam et Eve ne peut apparaître que comme un sourd entêtement face à la raison intellectuelle et scientifique…
Faut-il aller, comme notre essayiste et historien, jusque dans la forêt équatoriale d’Ouganda pour trouver chez les chimpanzés et leurs mâles dominants un jardin d’Eden aux fruits disponibles, quoiqu’ils ne se privent pas de manger d’autres singes ?
Après cette lecture, que l’on aurait eu tort d’imaginer aussi fade que l’eau d’un bénitier, l’on est en droit de se demander ce qu’il reste d’un tel embrouillamini religieux et fabuleux. Si aucune croyance naïve ne peut résister à cet examen, demeurent au sein de ces figures inoubliables que sont Adam et Eve, outre l’histoire des civilisations qu’elles ont innervées, l’art et la littérature, sans oublier théologie et philosophie, où demeurent ces « incarnations inoubliables de la responsabilité de l’homme et de sa vulnérabilité ».
Nous connaissions Stephen Greenblatt en biographe de Shakespeare[5], en fin limier de l’humanisme, au travers de la quête des manuscrits antiques par Le Pogge[6]. Il élargit ici son expertise au travers d’un mythe aux conséquences multiples, encore aujourd’hui prégnantes, dont il révèle toute la riche historicité, en le confrontant aux sciences et aux arts, picturaux et poétiques. L’essayiste se fait mythographe et historien, théologien et critique littéraire, philosophe et conteur ; avec une clarté et une jubilation décidément communicatives. Si nous ne sommes plus Adam ni Eve, deux millénaires et leurs générations plus qu’occidentales ont été marqués au fer par le mythe et ses déclinaisons. Si nous ne sommes plus coupables d’être nés d’une faute originelle, nous savons néanmoins combien notre biochimie fondatrice contient les racines du mal[7], autant que nos cultures induisent nos rapports à la violence, à la guerre, mais aussi, grâce à l’amour chrétien et à la civilité des Lumières, un penchant vers la connaissance qui est le passeport du bien.
Une moitié de l’espèce humaine fut de longtemps, et encore aujourd’hui, marquée par la figure originelle d’Eve. Au-delà des malentendus et des stéréotypes, il faut aller à sa recherche avec une théologienne également « féministe » : Cristina Simonelli.
Avant Eve, il y eut Lilith, femme démone, après elle vint la Vierge Marie, pure mère de Dieu, en fait Eve restaurée en Marie. Entre ces deux extrêmes, l’épouse d’Adam est d’abord humaine. Mais loin de seulement incarner la chute dans la tentation et le péché originel, n’est-elle pas la source de la connaissance ? C’est ce que plaide notre essayiste. De plus Eve est bien entendu à l’origine de l’Histoire : sans elle, rien d’autre que l’Eden éternel. Car, dit la Genèse : « la femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence ».
Cette héroïne millénaire hante le texte originel, la Bible, plus précisément dans la Genèse, soit le « commencement », puis les Pères de l’Eglise, les philosophes, les écrivains, mais aussi l’iconographie. Sa naissance étrange « à partir de l’homme », n’empêche pas que selon le livre divin « il les créa homme et femme » ; ce qui induit une réelle égalité. Toutefois, selon la tradition, en particulier chez Saint Paul, l’homme étant la gloire de Dieu, la femme ne serait que la gloire de l’homme. En conséquence, proche du serpent et du Mal, Eve peut être honnie. Une tradition misogyne s’ensuit, entraînant le genre féminin dans l’opprobre, dont la douleur dans l’accouchement est une conséquence du péché de curiosité et de chair, dont la suite bien connue est la répression sexuelle. Ainsi, au III° siècle, Tertullien s’empare de « la sentence de Dieu contre ton sexe » pour discréditer la mère de Caïn, cette « porte du diable ». Tel que dénoncé par notre essayiste, « L’ordre symbolique paternel » n’a pas fini de vanter ses succès. N’oublions pas qu’aujourd’hui la prêtrise reste réservée aux hommes, alors qu’une femme peut être rabbin. Pourtant des auteurs médiévaux, comme Humbert de Romans, ont soutenu la prédication pour ces dames, arguant qu’Eve créée en second, et non pas de la boue mais du côté de l’homme, était donc au sommet de la création. Ajoutons que la Bible, malgré Salomé, regorge de personnages féminins largement positifs, Judith, Marie-Madeleine, Marthe… Et si le péché charnel a sa source chez Eve, combien la femme est-elle exaltée dans le « Cantique des Cantiques », combien elles ont chez les poètes italiens, selon Cavalcanti, « l’intelligence d’amour ». Comme quoi la tradition « n’est pas monolithique ».
Anticipée par Dieu, la transgression d’Eve était un devoir, favorisant la connaissance, la liberté et le progrès de l’humanité. Elle est en quelque sorte une Sophia, au sens grec de la sagesse. Face à Eve la folle, il y a une place pour Eve la sage. C’est alors penser toutes les filles d’Eve, mais non sans un irénisme bien excessif, comme des « Mères, marraines, matriarches »…
L’érudition de Cristina Simonelli est probante. Reste que sa lecture du mythe est bien de notre temps, ce qui est à la fois une qualité et un défaut. Sa lecture féministe, voire écologiste lorsqu’il s’agit pour l’humanité de « soumettre » la terre et ses créatures dans le récit biblique, montre bien que nous lisons avec les attendus de notre époque. S’appuyant sur l’étymologie, en particulier de l’hébreu, du grec et du latin, sur des comparaisons avec d’autres mythes, dont celui de Pandore, sur des artistes tels que Michel-Ange, sur la psychanalyse, elle réalise un beau plaidoyer. Ramenant au jour une religieuse du XVII° siècle, Arcangela, elle réaffirme « que les femmes sont de la race humaine ».
Autobiographie bien évidement fictive, Moi, Eve, permet à Christine Sagnier d’écrire comme si elle y était, c’est-à-dire à la naissance même de l’humanité. L’auteure ne fait pas que s’identifier à son égérie originelle, mais en offre un éclairage renouvelé, revigorant. Du bonheur parfait au jardin d’Eden jusqu’à ce qu’elle rejoigne son fils Abel dans la « poussière », un destin s’égrène, affirmant néanmoins l’éloge de la vie. La réécriture de la Genèse est séduisante. La tentation du fruit défendu est plus prometteuse encore qu’attendue : « n’aimerais-tu pas connaître le discernement et, comme Dieu, savoir ce qui se cache derrière les choses », plaide-t-elle auprès d’Adam. Les yeux dessillés sur le monde, elle connait le désir charnel. L’on connait la suite, l’expulsion du paradis terrestre, mais moins l’expérience de la mort, face d’abord à celle des animaux. Enfin notre autobiographe, qui ne fait pas de son héroïne la coupable idéale, se penche sur une dimension peu étudiée : Eve n’est-elle pas la mère de Caïn ? Il lui faut alors ressentir les affres du sentiment maternel face au meurtrier fratricide.
Dans le cadre d’une collection intitulée « Autobiographie d’un mythe », qui vit mettre en scène Judith ou Vénus, collection déjà auréolée d’une réputation méritée, ce volume fort soigné bénéficie d’une iconographie somptueuse, empruntant à Jérôme Bosch, William Blake, Fra Angelico ou Véronèse ses déclinaisons les plus suggestives, les plus colorées de l’Histoire de cette peinture qui magnifia Eve au lieu de l’inculper.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.