Steineiggehroff, Collepietra, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Repos, lenteur, loisir & paresse,
au service des oisifs :
Alain Corbin, Laurent Vidal,
Stevenson, Lafargue, Johnson, Malévitch.
Alain Corbin : Histoire du repos,
Plon, 2022, 176 p, 15 €.
Laurent Vidal : Les Hommes lents,
Champs Flammarion, 2022, 298 p, 10 €.
Robert Louis Stevenson : Une Apologie des oisifs,
Traduit de l’anglais par Laili Dior & Mélisande Fitzsimons,
Allia, 2001, 80 p, 6 €.
Paul Lafargue : Le Droit à la paresse, Allia, 1999, 80 p, 6,20 €.
Samuel Johnson : Le Paresseux, Allia, 2000,
traduit de l'anglais par M. Varney, 128 p, 6,20 €.
Kasimir Malévitch : La Paresse comme vérité effective de l’homme,
Allia, 2000, 48 p, 6,20€.
Après tant de lectures harassantes, science-fictions démesurées, traités philosophiques pesants, romans inquiétants et pathétiques, sommes esthétiques et érudites, et autres résistances contre les tyrannies de tous poils, votre critique aura bien besoin d’un peu de repos, de trouver la paix d’un cloître espagnol ou les reflets mouvants d’un canal vénitien, besoin de résilience par la vertu de lenteur, et d’une oisiveté régénératrice. Or la chose ne fut pas probablement de tout repos pour l’historien Alain Corbin, lorsqu’il fouilla en diverses archives pour écrire son Histoire du repos. Il a fallu tout de même ne pas trop lambiner dans les oreillers de la paresse à Laurent Vidal pour aller à la recherche de ses Hommes lents, malicieux résistants à la modernité. Mieux encore, et par-dessus tout, cédons à l’Apologie des oisifs telle qu’elle fut brièvement et néanmoins de manière succulente tissée par Robert Louis Stevenson, l’auteur du peu paresseux Voyage avec un âne à travers les Cévennes. À moins d’aller jusqu’à considérer, comme Samuel Johnson, Paul Lafargue ou Kasimir Mélévitch que la paresse soit une vertu.
Il est bon, avant le dernier repos qui nous attend tous, de prendre la vie avec le toucher délicat du repos. En faire l’Histoire ne fut qu’une promenade de santé pour Alain Corbin, dont nous connaissons les doctes travaux sur le corps, les émotions ou l’ignorance[1]… Il lui bien fallu travailler un peu, loin de la mesure où le mot « travail » vient du tripalium latin, un instrument de torture. Gageons cependant qu’un tel travail, venu de la condition adamique obligée, fut surtout réalisation de soi et qu’il ne gagnerait guère à éternellement se reposer flegmatiquement, préférant trouver le repos du juste dans l’étude et la conception d’un essai valant sa propre récompense.
Peut-être fut-il fondé le septième jour, lorsqu’après sa création Dieu se reposa. Malgré cette autorité somme toute mythique, et contrairement à une vision naïve, « les figures du repos n’ont cessé de varier au cours des siècles ». Du repos, « identifié au salut et à un état d’éternité heureuse », jusqu’à celui de son « grand siècle », entre XIX° et XX° siècle, il y a un abîme dans les mentalités. Sacralisé, il devient peu à peu un moment sécularisé.
Il faut se résoudre en Occident à penser le repos dans une tradition religieuse. Pourtant, croire que Dieu puisse être fatigué relève de l’ineptie ; il n’en est d’ailleurs pas fait mention dans la Genèse. Le Sabbat juif consacre la dédicace d’un jour à Yahvé, ce que ce dernier enjoint à Moïse, sans oublier tous les sept ans une « année sabbatique » pour la terre que l’on ne cultive pas et se repose. Il deviendra le dimanche des Chrétiens. Le Paradis perdu, ce vaste poème anglais du XVII° siècle, sous la plume de Milton, consacre la paix d’Adam et Eve, après un doux jardinage : ce « repos paradisiaque » ne sera plus qu’une nostalgie, une espérance après la chute.
De longtemps, seul le « repos éternel » aura valeur de vérité. Des gisants médiévaux aux requiem musicaux il est seul paradisiaque, car ce n’est pas sur cette terre que nous l’obtiendrons, mais « in paradisum ». Le XVII° siècle, lui, cherche la quiétude en Dieu, contraire à l’inquiétude, car l’improductif repos peut conduire aux affres du moi, entraînant ennui, acedia et mélancolie, tous penchants funestes pour l’âme. Pascal a découvert « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Or la théologie catholique s’anime de cette « querelle du quiétisme » - qu’Alain Corbin évoque sans réellement l’expliquer - selon laquelle l’abandon à Dieu pourrait être passivité au lieu d’un cheminement plus actif, ce dont on trouve bien des traces dans l’œuvre de Fénelon, qui est partisan du quiétisme, et sa controverse avec Bossuet qui aboutit à la condamnation du premier par le Pape Innocent XII en 1699.
Cependant, tel Bussy-Rabutin, qui fit de troubles révélations sur la conduite galante du roi Louis XIV dans son Histoire amoureuse des Gaules, l’on peut être condamné à demeurer loin de la cour, où il faudra savoir trouver la paix intérieure : il s’agit là « d’un repos compensateur des souffrances de la disgrâce ». Et, correspondant avec Madame de Sévigné, restaurant un ou deux châteaux, l’on peut évoquer « l’otium cum dignitate de l’antiquité romaine, teinté de résignation stoïcienne ». Philosopher et moraliser à loisir, voire écrire ses mémoires…
Quant au confinement, il peut être érémitique et à Dieu consacré, c’est le cas de Jean d’Estissac commenté par Montaigne, littéraire lorsque les conteurs de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre sont arrêtés par la crue du gave, qui les oblige à trouver le divertissement des récits en un lieu préservé des misères et des laideurs du monde.
Pire, la réclusion, la prison oblige à une tranquillité non consentie (à condition de ne pas subir promiscuité et autres brimades), comme lorsque l’Italien Silvio Pellico connut celle de l’Autriche au début du XIX° siècle, ce qu’il narra dans un récit autobiographique qui eut un grand retentissement : Mes Prisons. Un militaire aux arrêts pourra, comme Xavier de Maistre, en tirer l’occasion d’écrire son Voyage autour de ma chambre. Non loin de Diderot qui confia ses regrets sur sa « vieille robe de chambre », bien reposante.
Bientôt, « commodités et nouvelles postures » éloignent le repos de son dispensateur traditionnel : Dieu. Le siège vertical ou le raide prie-Dieu sont peu à peu remplacés par des fauteuils confortables, voire des transatlantiques. Ainsi va l’évolution des mœurs couplée avec la civilisation des loisirs, le temps des congés payés et du tourisme, aussi bien de luxe que populaire. Ce que notre historien a plus particulièrement traité dans L’Avènement des loisirs[2].
Dans notre désir de nous mettre au vert, nous retrouvons aujourd’hui un grand topos littéraire, le repos dans la nature, tel que chanté par Virgile dans ses Bucoliques, par Ronsard, non sans un certain plaisir érotique, tel qu’évoqué dans les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, loin de la foule et « détaché des passions sociales ». Le « moi météorologique » s’éloigne des tourmentes de la Révolution, comme avec Joseph Joubert, comme avec les romantiques, du moins ceux qui préfèrent le « repos politique » aux tumultes de l’Histoire. Notons qu’à la fin du XIX° siècle vient au jour un délit de « perturbation du repos public ».
Parallèlement, en Angleterre, et pour lutter contre la mélancolie et autres maladies de langueur, l’on recommande les bains de mer. Le repos devient thérapeutique, perdant toute vocation spirituelle. Il est cependant nécessaire de se revigorer, dans une eau glacée pour les dames, avec une nage athlétique pour les messieurs, ce pour rompre avec l’étouffoir de la suie urbaine. L’aristocratie anglaise recourt volontiers aux bienfaits de la campagne et des rivages marins.
Pourtant à la campagne, le repos, hors consacré au Seigneur, était mal vu, synonyme de fainéantise, l’ardeur au travail étant cent fois préférable, hommes et femmes compris. Aussi le « démon du repos » étant fustigé tant il peut engendrer d’impures pensées, faut-il faire du dimanche une pieuse journée avec messe et vêpres. Il n’en reste pas moins que des artistes, des poètes, comme Baudelaire ou Rodenbach, sont sensibles à « l’ennui dominical ». Le risque est de verser dans le désœuvrement, le spleen. Partout cependant, l’on assiste à l’irruption des festivités en ce jour de repos, au besoin de vie privée, entre « ménage amoureux » et « sentiment familial ».
En contrepartie de l’épuisement professionnel, de la « fatigue industrielle », voici venir ce qu’Alain Corbin appelle « le grand siècle du repos », soit la seconde moitié du XIX° et la première du XX°. Outre la venue des loisirs jusque dans les milieux populaires, l’on peut attribuer cette émergence à la tuberculose, maladie qui exigeait le repos des sanatoriums, qui malgré leur déclin ont leurs succédanés dans les cures thermales, et ont marqué la littérature, ne serait-ce qu’à l’occasion de La Montagne magique de Thomas Mann. Aujourd’hui le tourisme de masse, le « sea, sex and sun », le moment de l’apéritif font du repos une pléiade d’occasions, entre farniente et récréation culturelle.
L’on devine à cette lecture, qu’une histoire de la fatigue se ferait en miroir. Fidèle à la démarche qui le conduisit sur les traces du silence, des odeurs[3] et de l’herbe et de la pluie[4], notre voyageur temporel et notionnel fait merveille. Conviant la théologie, la littérature, la peinture et la thérapeutique, Alain Corbin, qui pratique le talent de découvrir d’insolites angles de lecture du passé historique, est plus qu’un historien, qu’un sociologue : un sage. Ne sait-il pas trouver son repos dans le loisir et à la fois dans le travail ?
Chi va piano va sano, pourrait prétendre Laurent Vidal, en prenant fait et cause pour ses Hommes lents. Ces derniers préfèrent « résister à la modernité », pour reprendre son sous-titre. Embrassant un large spectre, du XV° au XX° siècle, il vient au secours des résistants et des révoltés à l’égard du dieu Progrès. Près de nous, c’est l’ouvrier flemmard, l’employé féru de sieste subreptice ; plus loin c’est l’Indien paresseux ou le colonisé indolent, toute humanité préférant la paix de la lenteur et du bon temps à l’agitation frénétique de la vitesse et du machinisme.
Longtemps les coupables de lenteur ont été vilipendés, ce pourquoi il faut à cet égard entreprendre une « généalogie d’une discrimination sociale ». Y compris avec l’auteur de la méthode de la physiognomonie, Gaspard Lavater, décrivant en 1778 la « stature médiocre » des « hommes tardifs et lents ». Face à l’éternelle urgence économique, les lambins et les traînards sont méprisés, laissés pour compte, et, quoique condamnés à la pauvreté, ils ne s’en portent peut-être pas plus mal. Contre les fous de l’expéditif, contre « l’enchantement de la vitesse », dont les futuristes italiens au début du XX° siècle furent les thuriféraires, il y a place pour « le corps et l’esprit de l’indolent », cet individu inactuel, passible d’être licencié sine die pour avoir roupillé au travail. Au point que pour Laurent Vidal, en son éloge paradoxal, « la force est du côté des lents ». Il observe enfin qu’exilés et migrants sont également, au travers du regard de photographes, des « femmes lentes ». Ils et elles sont eux aussi le « sous-texte de nos sociétés modernes ».
En historien consciencieux, il fouille les voix de l’étymologie, latine et romane, les « lents » étant des « peureux » au sens médiéval. Lorsque le temps s’enfuit, il faut être prompt à vivre, la lenteur étant alors indigne. La découverte de l’Amérique est l’occasion de la rencontre scandaleuse de « l’Indien paresseux », dont le symbole est le hamac, ce qui n’est pas loin de la luxure ! Sauvage, lent, immoral, le voilà opposé à l’Européen, à ce « modèle prétendument universel de l’homme moderne civilisé-prompt-efficace-moral-respectueux ». L’on sait que ce dernier ne fut guère respectueux des civilisations amérindiennes, et pas plus de ces Noirs indolents…
En un grand écart intellectuel, Shakespeare et Cervantès, le peintre Turner et Karl Marx contribuent à la réflexion, ou encore le Bartleby de Melville[5]. La poésie allégorique s’invite avec Le Château de l’indolence de James Thomson en 1748, vaincu par le « chevalier des Arts et de l’Industrie ». En effet, à partir de 1776, James Watt confectionne des centaines de machines à vapeur, non seulement pour les usines, puis au siècle suivant pour la navigation, le transport ferroviaire. Le « rythme des révolutions » accompagne « l’âge mécanique ». Mais, face à la machine et au chronomètre, au XIX° siècle, le peuple est perçu comme négligent, réticent devant le laminoir des « sociétés métronomiques ». Pire, les fainéants du III° Reich, porteurs du « triangle noir », se verront exterminés dans les camps en toute rapidité et efficacité. Il ne faisait pas bon résister par la lenteur. Pourtant, un peu partout, esclaves des champs de coton, ouvriers des usines récusent l’exténuante productivité par une mollesse mesurée. Il existait une fête de « la Saint Fainéant » près de Nice ! L’on subodore qu’une utopie a pu croire en l’harmonie du travail et d’un rythme oisif…
Cependant, si nous avions tous été des lents, si nous avions tous résisté à la modernité, aurions-nous accédé à tant de progrès et bienfaits de l’humanité ? C’est bien la limite de la thèse de notre historien. Reste à se fier à l’adage d’Erasme[6] : « Festina lente », soit « Hâte-toi lentement ».
Le travail de Laurent Vidal répond à celui d’Alain Corbin au moyen de nombre d’éléments incontournables sur la dépréciation de la paresse, de l’époque médiévale à la révolution industrielle. Il le fait toutefois à sa manière, moins narrative, plus analytique, par-là moins indolent à suivre, mais peut-être plus riche de perspectives, en particulier économiques et plus largement historiques, puisque les colonisations apportent leurs occurrences nouvelles, ne serait-ce parce qu’il est un spécialiste de l’Amérique latine, ce qui lui permet de faire de nombreuses allusions au Brésil ; et jusqu’à La Nouvelle Orléans où le blues chante à sa manière la lenteur.
Se montrant tenté par les voies des sociologues et des philosophes, Laurent Vidal ne pouvait pas ne pas faire allusion à un incontournable et délicieux philosophe : Gaston Bachelard dont La Terre et les rêveries du repos[7] est une si belle ode à la lenteur et à la lecture. Et bien entendu aux images poétiques associées… À sa suite, notre essayiste cite de nombreux poètes, comme Aimé Césaire, les écrivains, comme Pascal Quignard, tous des « extemporains » préférés : il plaide avec eux « le retour du lentus ».
Comme après Alain Corbin, une telle séduction de la lenteur, si richement documentée, judicieusement illustrée, appellerait d’imaginer une histoire de la vitesse, quoiqu’il ne soit pas question de régler la chose le pied enfoncé sur l’accélérateur…
Après le récit des historiens, vient le temps de l’argumentation, de l’éloge, de l’apologie, de par la vertu d’une poignée d’écrivains d’ailleurs signalés par Laurent Vidal. Robert Louis Stevenson, l’auteur du Docteur Jekyll et Mister Hyde vante un délicieux privilège en faisant en 1877 Une Apologie des oisifs : « Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail ».
Cette oisiveté n’est pas farniente. Et plutôt qu’au zèle, il présente en sa faveur bien des arguments, comme celui, imparable, de « l’art de vivre ». Certes, c’est un peu spécieux que de préférer « l’école buissonnière » aux heures passées en classe, mais lorsqu’il s’agit d’une virée à la campagne et non sur les trottoirs de nos banlieues contemporaines, il y a lieu d’y trouver un bénéfice, quoiqu’il puisse s’agir, au contraire du « chœur des dogmatiques », de « connaissances hétéroclites » glanées dans la rue, à condition d’être capable d’une oisiveté curieuse et non d’une paresse aveugle et sourde, comme le furent Dickens et Balzac qui en tirèrent grand bénéfice pour leur travail romanesque ultérieur et acharné.
Ce n’est qu’un bref texte, une vingtaine de pages (auxquelles l’éditeur a ajouté diverses « causeries » pour faire bonne mesure). Mais sa pertinence le rend ô combien jubilatoire ! En cette galerie d'excentriques anglais, tel ce « M. Je-Sais-Tout » qui est la « voix de l’opinion générale », l’on comprend très vite que la paresse - et son amie la conversation - est digne, aux côtés de l’assassinat sous la plume de Thomas de Quincey, de parvenir au fronton des beaux-arts, car « aucun devoir n’est plus sous-estimé que le bonheur ».
Après tant de précautions historiques et rhétoriques, livrons-nous à un éloge paradoxal, celui de la paresse. Vice honni de longtemps, péché capital digne de l’Enfer chrétien, elle est un mot tabou dans l’Education Nationale, pour éviter de stigmatiser ceux qui seraient victimes de divers handicaps, dyspraxie et autres dyslexies ; l’on n’en niera pas l’existence, mais en craignant qu’ils servent parfois à masquer d’euphémisme une paresse bien insistante et ainsi pardonnée par un laxisme coupable.
Les Anciens savait que l’otium était le contraire du négoce, donc du travail, et les Modernes peuvent avoir le front de prêcher en faveur de ce péché. Ainsi, en bon marxiste (un oxymore), de surcroit gendre de Karl Marx, Paul Lafargue dénonce vigoureusement en 1880 ce qu’il pense être un illusoire droit au travail, un « dogme désastreux », qui peine à cacher son versant infâme : le droit à la misère, étant donné la condition ouvrière de son temps, que la révolution industrielle avait aggravée, même s’il oublie qu’auparavant ces ouvriers crevaient sans travail. Lui préférant Le Droit à la paresse, le travail selon lui ne devrait occuper que trois heures par jour, le reste se passant à « fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ». Une activité humaine digne de ce nom ne peut se nicher qu’au sein de la paresse, délivrée du circuit infernal de la production et de la consommation. Ce serait alors réaliser le projet de l'homme intégral fomenté par Karl Marx. À l’instar de Günther Anders[8], il est convaincu que les machines ne doivent être au service que de la libération de l'homme et non à son asservissement : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d'elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté ». Paul Lafargue est évidemment un utopiste dont le réalisme est fort sujet à caution ; n’indique-t-il pas, hors sa marxiste idéologie dont on connait les résultats totalitaires[9], une souhaitable direction, quoique le chemin de l’improductive paresse aura du mal à mener à la satisfaction du travail créatif bien fait, mais plus exactement à la catastrophe économique et sociétale…
Entre 1758 et 1760, Samuel Johnson livra une série de chroniques, parmi lesquelles Le Paresseux est ici à l’honneur. Les revues dont il fut l’éditeur portent des titres alléchants : Le Flâneur (1750-1752), puis Le Paresseux (1758-1760), pour le moins facétieux. Si la chose ne fait que quelques pages - paresse oblige - elle est accompagnée d’une vingtaine de textes divers sur le mariage, l’éducation à la lecture des femmes. À l’instar de ses voisins, elle est pleine d’alacrité, d’humour et de piquant, comme l’on aimait écrire au siècle des Lumières. Chez cet amant de la villégiature du paresseux, « tout homme l’est ou espère de l’être », le travail de l’érudit est avant tout loisir et non labeur, d’où le plaisir que nous trouvons à une telle lecture : « Si le rapport des habitudes lie les individus, le paresseux peut se flatter d’une protection universelle. Les paresseux sont innombrables. […] Ceux même qui semblent le plus différer de nous augmenteront bientôt le nombre de nos confrères. Comme la paix est la fin de la guerre, de même la paresse est le dernier terme de l’activité ».
Malgré les immenses qualités de son Dictionnaire de la Langue Anglaise (1755), Samuel Johnson connut une réputation considérable grâce à la biographie qu’il offrit à la stature de son ami Boswell. Gageons que la paresse ne fut pour lui qu’un stimulant où rebondissait la prolixité de sa plume, exerçant ses talents de satiriste des mœurs. Il témoigne qu’une paresse choisie peut savoir choisir son abondant travail.
Plus inattendu, le peintre suprématiste russe Kazimir Malévitch écrivit également un opuscule intitulé La Paresse comme vérité effective de l’homme. Admettons que ces tableaux, pourtant révérés par l’Histoire de l’art, furent de plus en plus paresseux, pour aboutir à l’inanité de son « Carré blanc sur fond blanc », peint en 1918. En 1921, il révèle son culte de l’oreiller - blanc bien entendu – dans un bref opuscule : « Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair ». L’oisiveté, qui cependant n’est pas un synonyme de la paresse, est « mère de la vie ».
Anticapitaliste, puis qu’il fut un féru de la Révolution d’octobre 1917, le peintre prétend que « capitalisme autant que socialisme sont nés pour aboutir à la paresse ». Il ajoute : « Le socialisme est porteur de la libération au niveau inconscient, mais lui aussi la calomnie, sans comprendre que c'est la paresse qui l'a engendré ». L’on se doute qu’une telle pensée n’eut guère l’heur de plaire au régime soviétique en gestation : « L'argent n'est rien d'autre qu'un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse ». Cette conférence, passablement mystico-spiritualiste, et d’une discutable pertinence économique, ne trouve son acmé qu’à la dernière page, en suggérant que la paresse puisse être un travail sur soi, à la façon de la vocation de l’artiste.
En ces sens croisés des mots « paresse » et « oisiveté », toute civilisation se doit d’affranchir l’homme du travail, pour assurer son plein épanouissement. Quoique l’oisif et le travailleur, répondrons-nous, sont loin d’être antithétiques. Aussi faut-il souhaiter que repos et paresse ne soient pas qu’au service d’eux-mêmes, en une aporie solipsiste, mais au service de la disponibilité de l’oisif, parfait amant de la créativité libre. Or nombre de politiques aux folies législatives et taxatoires, d’activistes militants aux violences liberticides, sans oublier les criminels et autres dictateurs guerriers et religieux, feraient bien de céder au repos, de calmer leur opiniâtre testostérone, en un mot de nous foutre la paix, et par conséquent de permettre à l’oisiveté d’autrui de développer ses dons nombreux…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] Alain Corbin : L’Avènement des loisirs. 1850-1960, Champs Flammarion,
[7] Gaston Bachelard : La Terre et les rêveries du repos, José Corti, 1948.
[9] Voir : Karl Marx, théoricien du totalitarisme
Dolomitenhoff, Sesto / Sexten, Südirol.
Photo : T. Guinhut.