Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Musiques romanesques, entre Bach & Vivaldi :
Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,
Léonor de Récondo : Le Grand Feu.
Akira Mizubayashi : Suite inoubliable,
Gallimard, 2023, 256 p, 20 €.
Léonor de Récondo : Le Grand Feu,
Grasset, 2023, 224 p, 19,50 €.
« Ut pictura poesis[1] », ou : la peinture est comme les mots, disait le poète latin Horace, correspondance cependant mise en doute par Lessing dans son Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture[2], en 1766. Cherchons alors une voie de traverse pour nous demander : l’écriture serait-elle l’équivalent de la musique ? Cette dernière dépasse la première par l’étendue de ses affects. De plus si l’écriture accompagne la musique, à moins que le vice-versa soit plus judicieux, à l’occasion de l’opéra ou des lieder, elle ne peut que se risquer à commenter, paraphraser, dire petitement la chair d’une voix de soprano, la couleur brillante d’un clavecin ou profonde d’un violoncelle, sans en être pourtant l’équivalent, l’imitation ni le double, inatteignables. Auprès d’une telle problématique, un tel instrument à cordes est l’âme du roman d’Akira Mizubayashi, Suite inoubliable, lorsque le violon baroque de Vivaldi résonne avec une intense sensualité parmi les pages du Grand feu de Léonor de Récondo. Les mots des romanciers nous conduisent vers l’écoute, suggérant ainsi les filiations et les amours, la nostalgie et les fantasmes, les bonheurs et les tragédies, les accents et les voix des maîtres baroques.
Entre 1934 et 2020, il y a de quoi cheminer bien des vies ; ou les détruire. C’est la vague temporelle choisie par Akira Mizubayashi pour inscrire son héros de chair et de cordes. Car il est tout autant un violoncelle qu’un agrégat de personnages au centre desquels brille Pamina, une jeune luthière parisienne.
Cependant un prologue japonais nous prend d’abord à la gorge. Car le jeune Ken, en ce jour fatidique de 1945, doit être incorporé parmi l’armée nipponne, alors que Tokyo est bombardée par les Américains. Ainsi laisse-il en dépôt son violoncelle précieux, un « Goffriller », à Hortense Schmidt, réfugié dans la campagne, non sans que l’amour les réunisse : « La nuit sera longue, mais ma vie sera courte », confie-t-il. Après que leurs corps se soient amoureusement enlacés, au soir et au matin, il leur reste la première Suite de Jean-Sébastien Bach pour unir une dernière fois leurs doigts, leurs oreilles et leurs esprits. Le chant, venu du XVIII° siècle, s’élève, « comme la voie grave d’un moine prononçant une longue et intense prière sans parole ». Ken survivra-t-il à cette guerre ?
Comme par l’osmose du souvenir, le récit revient sur la formation de Ken, son voyage en France, son violoncelle japonais à la main, son succès lors du concours de Lausanne, qui lui permit de recevoir en prêt ce « Matteo Gofriller » fabriqué à Venise en 1712. Il interprète des partitions, des concertos, entre Haydn et Elgar, qui demandaient à la plupart des élèves de Pierre Fournier « un effort de Titan et une patience d’ange ». Contraint de revenir à Tokyo, avec quelques condisciples, il parvient, malgré le poids politique terrifiant, à jouer en trio, en soliste, lors d’un concert clandestin, dans l’arrière-salle d’une librairie.
Ainsi, entre le prologue et l’épilogue, datés de 1945 et de 2020, le roman s’articule en une Suite : « Prélude », « Allemande », « Courante », « Sarabande », « Menuet I et II », « Gigue » enfin. Comme l’avait fait Jonathan Littell, dans ses Bienveillantes[3], quoique dans une tout autre perspective. Et si la narration progresse de manière chronologique, au travers des aléas brutaux de l’Histoire, notre auteur ne s’interdit pas les retours en arrière, en un labyrinthe mémoriel. Quant aux personnages de fiction, Ken, Hortense et Pamina, ils, s’inscrivent néanmoins parmi un aréopage de concertistes et de professeurs réels, à l’instar de Pablo Casals.
Comme avec l’art des sons, les livres permettent de s’évader du réel et de « la « servitude volontaire » au service de l’Empire : c’est dans une bibliothèque que le jeune Tetsu fait son éducation. Lui aussi reçoit en 1945 « le fatidique papier rouge » d’incorporation. Pour mourir. « J’abhorre cet Etat », confie son père. Un fantôme, une arrestation pour traitrise envers la nation, tout conspire au désespoir.
Plus tard, en 2016, Pamina, dont le prénom se réclame de l’héroïne de Mozart, dans La Flute enchantée, restaure et copie les violons et violoncelles les plus prestigieux dans l’atelier que lui a transmis un vieux luthier. Sa rencontre avec Guillaume, violoncelliste, est providentielle : il s’agit de réparer une « fracture d’âme ». Qu’il s’agisse de l’instrument ou des êtres, l’on devine que seule l’expertise, à la fois technique et musicale, fera chanter les âmes. Une lettre cachée dans le tasseau, une étiquette à découvrir au fond des instruments, tout concourt à rapprocher les êtres et la mémoire, offrant au lecteur une belle histoire de filiation, dont le violoncelle nommé « Pax animae » détient le secret.
L’écriture n’ayant peut-être pas entièrement la finesse constitutive d’écrivains japonais comme Yasunari Kawabata[4] ou Yoko Ogawa[5], notre écrivain n’est pas le Proust de la « Sonate de Vinteuil », dont la description outrepasse le pouvoir des mots. Malgré la platitude irrévocable de certaines phrases, il n’en reste pas moins que le pouvoir évocateur de cette fresque romanesque est fort séduisant. La délicatesse des sentiments face aux monstres de l’Histoire, tel est le contrepoint troublant de l’instrumentiste écrivain, dont le clavier à plus d’une corde à son arc. La musique, dont ce violoncelle est l’allégorie, devient le personnage principal du récit, unissant les hommes par-delà le fracas des continents que la guerre disloque, aux dépend des corps broyés, que « le slogan fanatique de l’Empire divin immortel » croyait devoir sacraliser.
Le message d’Akira Mizubayashi est clair : il s’agit de se libérer de la tutelle de l’Etat tyrannique ; et l’art en est le moyen suprême. Le théâtre des Champs Elysées dépasse le « théâtre des délires guerriers ». La portée universelle d’une telle éthique ne se dément pas.
Akira Mizubayashi écrit-il toujours le même livre ? Cette fois, dans Reine de cœur[6], il s’agit de Jun, un étudiant au Conservatoire de Paris, lorsqu’il affine son jeu sous la houlette du professeur Maurice Vieux. Mais, alors que l’action se développe en 1939, le conflit sino-japonais le contraint à rentrer au Japon. Quittant la France, il laisse derrière lui son grand amour, sa « Reine de cœur », la jeune Anna, déchirante séparation entre le bateau et le quai, brièvement évoquée dans Suite inoubliable. Ainsi le dernier roman se greffe sur le précédent, Reine de cœur, dans lequel Mizuné, une jeune altiste parisienne, ouvre les pages d’un roman qui lui rappelle étrangement l’aventure de ses grands-parents, Jun et Anna, qu'elle n'a pourtant jamais connus. La guerre et son effroyable inhumanité, l’abjecte hiérarchie militaire qui ordonne au novice le meurtre, sont l’antithèse d’une histoire d'amour, charnelle et musicale. Le choc tragique entre un Japon aux grandeurs nationales coupables de bien des atrocités et les raffinements de la culture, tant musicale que linguistique, ne peut que bouleverser un lecteur attentif. Cependant, si l’on est plus exigent, peut-être se sentira-t-on un peu floué tant les motifs s’entrecroisent, se répètent de livre en livre.
Depuis Un amour de mille ans[7] et Âme brisée[8], notre auteur, d’origine japonaise, né en 1951, nous fait l'amitié d'écrire en français. Il se traduit d’ailleurs lui-même dans la langue de Bashô. N’a-t-il pas à cet égard également écrit un essai, intitulé Une Langue venue d’ailleurs[9] ? Au moyen d’une esthétique de la variation et du contrepoint, au sens musical des termes, il goûte les quêtes familiales, composant ses opus comme l’on dispose en quelques mouvements une sonate, un quatuor. L’écrivain pourrait, qui sait, alors se changer en double de Bach, de Mozart, de Schubert…
Collection Auguste Tolbecque, Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Lorsqu’Akira Mizubayashi fait de l’intégrale des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach l’œuvre-phare et toute intérieure de son roman, c’est à la source du XVIII° siècle qu’il puise. De même, Léonor de Récondo revisite l’ère baroque pour s’attacher à la figure d’Antonio Vivaldi, cette fois dans la perspective d’un roman historique. Son Grand feu est indissolublement et à la fois passion musicale et passion amoureuse. Mais au chant du violoncelle, elle préfère celui du violon.
La modeste héroïne voit le jour en mai 1699 à Venise. Dans une époque d’« épidémies, joies, inquisition, secrets, éblouissement d’eau et de de feu », l’enfant chantera « parmi ces anges », ceux de L’Ospedale de La Pietà. Après bien des rejetons morts, sa mère souhaite lui voir intégrer le chœur des jeunes filles. Quoiqu’Ilaria ne soit pas de ces nombreux enfants abandonnés et recueillis par La Pietà, elle est offerte au sacerdoce de l’art. Bientôt, parmi ses consœurs, se détache Maria, dont la voix d’alto si grave l’enchante. Mais avant qu’elle puisse prendre des leçons de chant, c’est le violon de Vivaldi qui doit l’occuper : un Matteo Goffriller (une fois de plus !) à la taille de la petite. Commençant la longue initiation par le premier pizzicato, Ilaria est gagnée par cette « vibration aux confins de son imagination ». Mais lorsque Bianca la repousse, car trop grande maintenant pour se blottir contre elle, le drame approche son ombre, pensant à une jeunette qui s’est jetée dans le puits : pour quel chagrin ? S’absenter la nuit lui vaut punition : sa tresse est tranchée…
Bien heureusement un concert mené par Vivaldi lui-même anime les jeunes filles dans une cour au soleil : « La beauté, certains soirs, désarme la mélancolie ». Si elle n’était à huit ans qu’auditrice, à treize ans elle joue dans ces « faisceaux de musique qui se rassemblent et s’embrasent ». Les admirations, les amitiés sont environnées par la brillance de la Sérénissime, par ses canaux, ses églises, sa lagune, qu’Ilaria ne découvre qu’à l’occasion d’un concert privée chez son ami Prudenza. Le feu du concert est tel qu’il lui faut se jeter dans le canal pour se rafraîchir. S’agit-il d’une prolepse ? Mais un autre feu couve, celui du regard d’un auditeur et contemplateur, qui ne rate rien du « voile mouillé », le frère de Prudenza, Paolo, jeune homme qui rêve par ailleurs de conquêtes militaires : « La beauté du corps d’Ilaria le saisit du ventre à la gorge », au point de subtiliser le « ruban rouge ». Ilaria ne sachant rien de cet amour de loin, un autre feu, celui d’Eros, va-t-il embraser les personnages ? La Prieure par exemple, serait-elle bouleversée elle aussi ? Vers l’accomplissement, vers la tragédie ? Lors d’une fête vénitienne, puis d’une représentation opératique, Ilaria se laissera-t-elle guider par l’amour de Paolo ? Ce dernier rejoindra-t-il les rangs de la flotte militaire pour vaincre, ou pour mourir ?
Maître de chant, de violon et compositeur, Antonio Vivaldi, surnommé « Le prêtre roux », aux cheveux « couleur braise », est sans cesse à l’arrière-plan de ce récit. Il apparait lorsque l’on évoque « une passion à la hauteur de son admiration » pour la voix de Maria, lorsqu’il est ému par la nuque et les improvisations d’Ilaria, et lorsque sous sa direction la ferveur sonore, invisible, bouleverse les auditeurs. Car « la musique est un art qui se façonne dans une addition d’âmes ». Devenue l’assistante de Vivaldi, dont elle recopie les partitions, dont elle extrait avec son archet la quintessence, elle parvient à une dimension supérieure, inédite, lorsqu’il qu’il lui confie la complétude de son opéra en cours de composition, cette « forme-monde ». D’autant que « c’est dans le son qu’elle déclare son amour ». Est-il possible qu’après Barbara Strozzi une femme soit compositrice ? Une synesthésie fait de cette création le reflet du bleu d’une robe et de la lagune. La romance pourpre est belle comme un fantasme…
Au-delà du champ musical et passionnel, le roman résonne des échos de la décadence politique et militaire de Venise, de la pression ottomane sur la mer Egée, du souvenir de la visite de Galilée et de l’un de ses livres dans la bibliothèque. Les portraits sont dessinés avec acuité, à l’instar de celui de la Prieure de La Pietà, intransigeante, et cependant bourrelée de désirs inavoués pour ses pensionnaires, pour Ilaria, jusqu’à l’étreinte...
Avec l’incessant concours de la flamme de la métaphore filée, le « grand feu » du chant est ici conté comme un vaste poème en prose sensuel, avec les soupçons des lumières du conte merveilleux. Chaleureuse, intensément lyrique, la belle écriture de Léonor de Récondo embrase en effet son lecteur. Née en 1976, elle est également violoniste, ceci expliquant cela. Lauréate du concours international de musique baroque Van Wassenaer (aux Pays-Bas) en 2004, elle office parmi l'ensemble L’Yriade. Ses doigts sont donc aussi talentueux sur les cordes que sur le clavier. En 2010, sa carrière d'écrivain s’ouvre avec un premier roman, La Grâce du cyprès blanc[10], suivi par Rêves oubliés[11], glanant au passage de nombreux prix. Nous nous doutons que La Leçon de ténèbres[12]fait écho à de telles leçons chez des compositeurs comme Charpentier, musique religieuse à l’occasion de la semaine sainte, pour voix et basse continue. Une nuit brûlante au musée du Greco à Tolède, permet de visiter les voyages du peintre. Ne doutons pas que le sens des couleurs de la romancière y fasse merveille.
Ainsi, à la lecture des romans d’Akira Mizubayashi et de Léonor de Récondo, l’un plus profond, l’autre plus sensuelle, éloignés par les siècles et par les soubresauts de l’Histoire, mais unis par les correspondances des cordes et des archets, pourrions-nous, qui sait, paraphraser le titre de Bernard Bro[13] : la musique sauvera le monde…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.