Toute bibliothèque est unique. Y compris si elle n’abrite qu’une poignée de livres, dès que son propriétaire et jardinier des Lettres y imprime sa quête, sa personnalité et son goût de collectionner un équivalent de l’univers ; voire de voler, surtout s’il s’agit d’un opus dont il n’existe qu’un exemplaire au monde. Et s’il est un bonheur renouvelé c’est celui de déballer sa bibliothèque, comme Walter Benjamin. Mais s’il s’agit de la remballer, voilà qui est moins drôle et qui mérite pour le moins une élégie, sous les doigts affligés d’Alberto Manguel. Autrement affligés sont les libraires à qui l’on a volé des livres rares, lorsqu’Allison Hoover Bartlett mène son enquête. Fort heureusement les précieux trésors de la Fondation Martin Bodmer de Genève sont bien gardés, y compris lors d’une rare exposition d’Uniques. Cahiers écrits, dessinés, inimprimés. Egalement sous la houlette de Thierry Davila, ils rejoignent ceux de l’Institut de la Mémoire Contemporaine tant ils sont Singuliers. L’amour des livres a cependant plus de prix que le montant affiché à l’occasion des cartes de crédit qui crépitent à la rencontre de volumes introuvables.
Tout amateur de lecture, tout bibliophile, ne peut qu’éprouver un pur plaisir parmi les pages de l’auteur d’une Histoire de la lecture[1]. Ce qui ne se dément pas avec Je remballe ma bibliothèque, même si ce plaisir est teinté de mélancolie. Ce que suggère le sous-titre, « Une élégie & quelques digressions », plus exactement, pour respecter l’original anglais : « dix digressions ».
« Rituel mnémonique », le déballage s’oppose au remballage, qui doit « s’exercer à l’oubli ». De même, « si déballer une bibliothèque est une action débridée de renaissance, en remballer une est une mise au tombeau bien ordonnée ». En ce sens l’émotion de l’auteur, à la fois autobiographe et essayiste, est patente, communicative, poignante, voire tragique : « si toute bibliothèque est autobiographique, son remballage semble avoir quelque chose d’un auto-éloge funèbre ».
Pourquoi quitter ce presbytère et cette grange de la Vienne ? Pourquoi cet « enterrement prématuré » d’un ensemble de 35 000 volumes ? C’est avec « colère » et néanmoins pudeur, qu’Alberto Manguel évoque « des raisons qui appartiennent au domaine de la bureaucratie sordide dont je ne veux pas me souvenir ». Est-ce à dire que la chose ne serait pas à l’honneur de la France ? Des allusions à « des fonctionnaires de l’immigration », aux « inspecteurs des impôts » laissent craindre le pire, venant d’un Etat kafkaïen prétendument attaché aux libertés…
Les « digressions » s’interrogent sur le « processus créatif » qui permet de mettre au monde les grands livres de l’humanité. Il semblerait que le malheur et la mélancolie soient favorables à l’art. Mais n’est-ce pas un mythe, lorsqu’au contraire bonheur et sérénité favorisent la réussite de la création ? Elles rêvent également de la mythique Bibliothèque d’Alexandre, cependant avérée par Callimaque, et dont le demi-million de rouleaux a disparu on ne sait trop comment, entraînant dans leur chute une épopée comique d’Homère, le Margitès, des dizaines de tragédies d’Eschyle et de Sophocle, et tant de chefs-d’œuvre dont nous ignorons le contenu, voire jusqu’aux titres… Certes ces dix bribes mangueliennes, comme arrachées au souvenir qui gît dans les cartons refermés, et qui se souviennent du Golem, de Borges dont il fut un temps le jeune secrétaire, ne sont peut-être pas toujours à la hauteur des vastes essais que sont Une Histoire de la lecture ou De la curiosité. Cependant là n’est pas l’essentiel en cette stèle de mots : elle sait porter et transmettre les effluves d’une vie changée en bibliothèque et d’une bibliothèque changée en souvenir.
Si toute bibliothèque est unique, « le nombre des combinaisons de livres, bien qu’inconcevablement élevé, n’est pas infini ». Cependant, se souvenant de l’humanité et des livres qui l’ont précédée, « chaque histoire est un palimpseste ». Comme chaque chapitre écrit par-dessus les rêves des personnages livresques, ou par-dessus les dictionnaires. On l’a par ailleurs compris : cette élégie est une réécriture en miroir de l’opuscule de Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection[2] ; mais avec la patte toute personnelle d’Alberto Manguel. Outre l’émotion que dégage ce livre, sans oublier ses fenêtres éclairantes sur les littératures, l’on goûte des formules savoureuses, ainsi « ces volumes en un tout comparable aux pays colorés de mon globe terrestre ». Heureusement les livres sont « des objets consolants », que l’on espère aujourd’hui habiter une nouvelle bibliothèque de l’« animal lecteur », Alberto Manguel lui-même, lui procurant, non seulement vie, mais éthique.
Or, en un romanesque rebondissement, offert en miroir à la mémoire de Borges, notre bibliothécaire remballé se voit offrir le poste de Directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires ! Hésite-t-il un moment, le voilà emballé… Un demi-siècle plus tard, il retrouve ses rayonnages, non plus dans un « palazzo du XIX° siècle », mais dans une tour contemporaine, « dans le style brutaliste des années soixante ». Avec enthousiasme, celui qui se compare au « Juif errant » commande l’établissement du catalogue, de la numérisation, de la programmation culturelle, le voilà voyageant à travers l’Argentine pour y rencontrer les bibliothécaires de province, découvrir « un livre rare enfoui », ou « la collection de récits de voyages détenue dans la bibliothèque du Bout du Monde en Terre de Feu ». Cela vaut bien un rêve, un projet de séjour prometteur pour les modestes lecteurs que nous sommes, n’est-ce pas ?
Reste qu’au-delà, il s’agit de savoir « si la littérature joue un rôle dans la formation d’un citoyen ». Elle est à cet égard mémoire « de nos épiphanies et de nos atrocités ». Or toute bibliothèque peut « se définir comme l’entrepôt de toutes les manifestations de justice, comme un catalogue d’actions justes (ainsi qu’injustes bien entendu) afin d’instruire et de guider les lecteurs et de leur rappeler leur rôle civique ». Il y a bien un sens moral à la collection de livres. Et un sens politique à la gestion, au financement et à la garantie des libertés des bibliothèques, nationales ou privées.
En conséquence, et opérant une gradation ascendante depuis l’élégie personnelle jusqu’à la dimension philosophique et politique, ce petit livre est une action juste, un vade-mecum, une cristallisation, non seulement de la bibliothèque en caisses de son propriétaire, mais de toutes les bibliothèques du monde, et, quoique forcément lacunaire, un véritable bijou.
« Je suis convaincu que le vol est répréhensible et pourtant, à d’innombrables reprises, il m’a fallu rassembler toute la force morale que je pouvais trouver pour ne pas empocher un volume convoité ». Cet aveu et ce scrupule d’Alberto Manguel n’embarrasseraient pas un instant l’anti-héros de L’Homme qui aimait trop les livres, découvert par Allison Hoover Bartlett. Si du bibliophile au bibliomane, il n’a y a qu’un pas, ils sont deux pas entre l’acheteur compulsif, voire forcené, et le vol. Surtout si les livres ont les prestiges désirables de la rareté et de l’ancienneté.
Journaliste de son état, Allison Hoover Bartlett mène son enquête dans le milieu des librairies et salons du livre ancien, parmi les Etats-Unis, entre New-York et Los Angeles, en passant par Salt Lake City, où Ken Sanders tient son entrepôt. Depuis son royaume de papier, il traque un ingénieux arnaqueur à la carte bancaire qui s’approprie indument des flopées d’éditions originales des plus grands écrivains anglo-saxons, de Lovecraft à Stephen King, en passant par Mark Twain et Jack Kerouac, parfois dédicacées.
Quoique John Gilkey fasse de fréquents séjours en prison, rien ne calme ses achats compulsifs ou méthodiquement planifiés, et surtout frauduleux, au service de son rêve de posséder les « cent titres de la Modern Library » : « J’aime avoir entre les mains un livre dont je sais qu’il vaut 5000 ou même 10000 dollars. Et aussi recevoir l’admiration des autres ». Il s’agit alors de « faire coïncider possession matérielle et personnalité ».
L'on aurait tort de se laisser décourager par les premiers chapitres, dont l’écriture est assez plate. Bientôt la chose prend de l’épaisseur, s’attachant au mystère et au puzzle de la personnalité de son objet d’étude. Mieux, l’addiction aux collections est éclairée par des allusions, des citations de Freud ou Walter Benjamin. Ainsi la narratrice s’initie-t-elle avec nous aux arcanes de la bibliophilie autant qu’aux complexités du désir, de la dissimulation du sujet ; qu’elle étudie sans manichéisme, et dont la personnalité évolue vers les qualités de l’érudition. À l’issue de cette lecture, on s’étonne que cette enquête didactique et à suspense soit si proche de la haute tenue d’un roman aussi bien construit qu’attachant, voire d’un essai attaché à notre « héritage culturel ».
Le bibliophile Martin Bodmer s’est donné pour mission de rassembler l’héritage culturel de l’humanité. Dans ce qui est devenu, après son décès, une Fondation sise à Cologny, près de Genève, et suite à de multiples expositions consacrées à Sade[3], à Frankenstein[4], aux jardins en livres[5], ou aux Routes de traduction[6], voici une bibliothèque stupéfiante, qui n’est faite que d’unica : Uniques[7]. Ce sont d’uniques exemplaires d’une édition unique. Et, pour reprendre le sous-titre : des « Cahiers, Ecrits, Dessinés, Inimprimés ».
Certes l’exposition, surtout composée de manuscrits, paraît à première vue moins spectaculaire que celle consacrée à la bibliophilie afférente aux Jardins ou à Frankenstein. Mais elle rassemble une centaine de documents peut-être plus émouvants. Parce qu’intimes et secrets, fleurant au plus près la main et l’esprit des créateurs.
Les cahiers de cours du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, si finement et exactement calligraphiés paraissent pouvoir se passer de l’imprimerie tant ils sont soignés, et ne peuvent passer en aucune manière pour des brouillons. Autour d’eux a germé l’idée d’une exposition vouée à ces cahiers manuscrits qui portent l’empreinte fascinante, voire sacrée, de la main qui les conduisit, de la pensée qui les innerva. Journal intime ou « livre d’heures contemporain », ou encore notes de peintres, ils sont surtout venus des deux derniers siècles, balises nécessaires du faire créatif face à l’inexistence programmée des pixels du numérique. À l’heure déjà plus que centenaire de « la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art[8] » pointée par Walter Benjamin, cette production, voire reproduction (comme Gérard Collin-Thiébaud recopiant le Journal d’Amiel comme le Ménard de Borges, qui est ici présent avec Deux portraits de Coleridge), est une revanche, une solitude assumée, une pérennité de la main. Ne faut-il pas lire et regarder ces pièces, où l’acte d’écrire et de dessiner s’acoquinent, autant comme des pages à lire que comme des objets de plasticiens ?
Chez Mallarmé, le vide dévore la page du « coup de dé », tandis que d’autres paraissent inspirés par l’horror vacui : ainsi le journal de Julige Knifer et le carnet de recettes de Dorothy Ianonne bouillonnants jusqu’à dévorer les marges. On joue avec le livre-objet, qui peut se déplier, on l’anime de pictogrammes. Reste que la sérénité peut les avoir inspirés, quand l’horreur nazie peut avoir contribué à leur élaboration, dans le cas de Rozsa Deak qui fut détenue dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.
Pour compléter ces « inimprimés », ce sont également des livres sortis des presses, sous forme d’épreuves, comme celles, fascinantes, constellées de ratures et d’ajouts, de Du côté de chez Swann griffonnées par Marcel Proust,ou des exemplaires enrichis à la main, ainsi devenus uniques. Parfois, des imprimés sont tirés à si peu d’exemplaires qu’ils deviennent quasiment solitaires, quasiment des hapax, dans le cas de Goethe avec son Traité des couleurs, dont l’édition de 1810 n’imprima qu’en trois exemplaires un cahier de planches coloriées, forcément légèrement différents. De même, quoique tirées à deux cents exemplaires, le Campi Phlegroei de William Hamilton, en 1776, exhibent des gravures explosives, aquarellées, de volcans en éruption.
Ne manquons pas de faire honneur à aux manuscrits enluminés médiévaux, tel celui de la chute de Troie racontée par Guido delle Colonne, orné de cent soixante-seize vignettes peintes vers 1370. Et lorsque l’on rehausse à l’aquarelle un atlas de Ptolémée de la fin du XV° siècle, le résultat est proprement somptueux !
Les auteurs de ces œuvres uniques sont parfois à peu-près inconnus, alors que se côtoient les noms prestigieux de Stefan Zweig, Walter Benjamin, Marcel Proust, Henri Michaux, Jorge Luis Borges. Ils sont philosophes avec Isaac Newton, Jean-Jacques Rousseau et Schopenhauer. Diaristes avec Amiel et Jacques Chessex, dont le calepin est également bourré de collages et de dessins obscènes, qui nous amènent au champ des curiosa. Ils sont archivistes du quotidien par calligraphie et détournement picturaux interposés, mythologues de leur propre crû, comme Patrick Van Caeckenbergh, ou jouant sur le clavier du leporello (un cahier en accordéon) la gamme des couleurs permettant le déploiement du Discours sur la création de Thomas Huber…
Des pièces exceptionnelles, dont la valeur historique, civilisationnelle et patrimoniale est incroyable reposent ici : l’anonyme Codex Mendoza, un catéchisme destiné aux indigènes mexicains, écrit en logogrammes et phonogrammes colorés, dont ce précieux catalogue aux généreuses notices reproduit une quinzaine de double-pages, un Pustaha batak, livre sanscrit en écorce, venu de Sumatra, qui recueille les sciences magiques d’un monde précolonial. Ainsi, lacunaire ou bouillonnant, sage ou maniaque, l’unicum est l’empreinte de l’esprit d’un individu ou d’une civilisation créateurs en même temps qu’un « cosmogramme »…
Croisant les collections du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Genève et de la Fondation Martin Bodmer, ce catalogue profus expose tant une tablette cunéiforme qu’un carnet des tranchées de la Première Guerre mondiale, qui n’hésitent pas à côtoyer les délicieuses élucubrations de nos artistes contemporains. Et par la grâce du hasard s’y rencontre un cahier d’écolier détourné par Alberto Manguel, pour y inscrire son autoportrait au travers de l’histoire de la littérature et y dessiner le plan de sa bibliothèque en son presbytère…
Nettement plus austère, Singuliers, qui accompagne l'exposition présentée à l'abbaye d'Ardenne lors de l'été 2022, dans les locaux de l’Imec, ou Institut de la mémoire contemporaine. Une fois de plus conçue par Thierry Davila et réalisée en partenariat avec la Fondation Martin Bodmer mais aussi le musée d'Art moderne et contemporain de Genève, elle se double d’un volume valorisant les carnets, cahiers et manuscrits d'écrivains, d'artistes, de philosophes, toujours inédits. Ils sont une fois de plus uniques, leur graphie, leur facture, leur beauté hiératique leur conférant une exception plastique. Un traité polémique d'Isaac Newton sur l'Église voisine avec un premier essai de Jean-Jacques Rousseau sur l'éducation, les ajouts manuscrits d'Artur Schopenhauer sillonnent les pages de son œuvre inachevable, les pages noires ou colorées de Laurence Sterne étonnent l'édition originale de Tristram Shandy... Cependant le XX° siècle a la part belle, avec des pièces d'archives d'auteurs et artistes avant-gardistes, parmi lesquels William S. Burroughs, Robert Filliou, Gisèle Freund, Philippe Lacoue-Labarthe, Henri Michaux, Wajdi Mouawad, Jean-Luc Nancy ou encore Antoine Vitez. Entre manuscrits et livres faits mains, imprimés retouchés, de rares illustrations, dessins ou photographies ponctuent les graphies évidemment personnelles des concepteurs. Il faut alors remarquer un rare exemplaire du Traité des couleurs de Goethe, dans lequel « l’éventail colorimétrique » fut colorié manuellement. Près de deux siècles tard, Fred Kupferman charge son journal intime d’encres hallucinatoires, les bonshommes d’Henri Michaux dansent entre signes, pictogrammes et hiéroglyphes. Malgré les supports papier souvent modestes, la main singulière de l’auteur est émouvante autant que cérébrale, impressionnante sans aucun doute.
Mené sous l’égide de Thierry Davilla et avec la collaboration de Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière et Christophe Impériali, Uniques permet un voyage inédit parmi les mains des écrivains, des artistes, au point de donner à rêver : qui sait si nous saurions mener à bien de telles intensités de l’intellect et de l’esthétique ? Le défi est lancé, à vos plumes, à vos pinceaux ! Ainsi vous serez maître d’une bibliothèque unique, qu’elle ne soit faite que de votre unicum ou qu’elle soit chargée de cosmopolites rayonnages, ornés de volumes curieux et savants. Voire de premières éditions dédicacées recelées par l’antre d’un voleur, comme le maniaque débusqué par Allison Hoover Bartlett, que nous ne conseillerons pas d’imiter. Mieux vaut alors une honnête collection de poche, mêlée de quelques livres anciens, découverts dans les vide-greniers ou chez les bouquinistes, comme celle d’Alberto Manguel, ou, qui sait, si l’on sait fouiner et thésauriser, de rares incunables.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.