Monte Ritte, Cibiana di Cadore, Veneto. Photo : T. Guinhut.
Les errances enfantines américaines
de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai :
Archives des enfants perdus, Chapardeuse.
Valeria Luiselli : L’Histoire de mes dents, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Nicolas Richard, L’Olivier, 2017, 192 p, 19,50 € ; Points, 6,50 €.
Valeria Luiselli : Archives des enfants perdus,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, L’Olivier, 2019, 480 p, 24 €.
Rebecca Makkai : Chapardeuse,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Todd,
Gallimard, 2012, 384 p, 21 €.
Le voyage motorisé parmi les routes américaines - ou road-trip si l’on préfère l’anglicisme - est depuis Jack Kerouac une constante de la littérature et du cinéma, entre Nouvelle-Angleterre et Californie. Les romanciers sont sur les dents en s’interrogeant : comment le renouveler ? Eh bien, répond Valeria Luiselli, en y adjoignant la bande-son, comme pour se faire son cinéma auditif, et en recherchant les enfants perdus de ces migrations qui ont fondé le pays aux cinquante Etats, y compris parmi des chemins et sentiers des Montagnes Rocheuses. À moins, comme Rebecca Makkai, de promener un gamin qui est le symbole de la liberté constitutionnelle menacée au plus profond de l’Amérique.
À cheval donné, on ne regarde pas les dents, dit l’adage. Mais aux dents vendues par le loufoque commissaire-priseur Gustavo Sanchez imaginé par Valeria Luiselli, on ne vérifie guère l’authenticité. De tels outils, fort irréguliers, notre personnage a vidé sa mâchoire pour les remplacer par celles de Marylin Monroe, plus flatteuses, achetées lors d’une vente aux enchères. On imagine que ces dernières sont évidemment des faux. Mieux encore, Gustavo entreprend de faire passer les ornements dégingandés de sa bouche hâbleuse pour des « lots hyperboliques », des « reliques métonymiques », qu’il vante en citant la Bible (« œil pour œil, dent pour dent »), « Miguel Sanchez Foucault » et Quintilien ! Ces « fenêtres de l’âme » sont celles de Platon, Saint-Augustin, Pétrarque, Virginia Woolf (qui est le lot le plus disputé), Borges, Vila-Matas, etc. En dépit du réjouissant exercice d’ironie, voilà qui reste néanmoins un hommage à la culture européenne.
Atteindrons-nous les tréfonds de la dérision, lorsque son fils, nommé Siddhartha, se portera acquéreur des témoins de sa généalogie ? Non, car les « lots allégoriques » suivants, dont une « montagne de merde », parodient la boite de « Merdre d’artiste » de Piero Manzoni, voire le marché de l’art contemporain en son entier[1].
Un tel roman, sobrement, mais avec mordant, intitulé L’Histoire de mes Dents, n’est pas à prendre trop au sérieux. Mieux vaut en rire. Et surtout en déceler la part de satire, stigmatisant le monde des arnaqueurs, des faussaires et la crédulité la plus débridée. Valeria Luiselli, née mexicaine en 1983, a réussi à imprimer un ton sans cesse enlevé à ce récit granguignolesque, intégrant au final neuf photographies testamentaires, puis une chronologie officielle du vendeur le plus incroyable, quoique plus fin et plus psychologue du désir humain, du péché capital de l’Envie, qu’il n’y paraît. Ne s’agirait-il pas d’une sorte d’apostille à La Guerre du faux d’Umberto Eco[2]!
Résolument touche à tout, Valeria Luiselli a quitté le burlesque et la satire développée dans L’Histoire de mes dents avec son personnage de faussaire prodige, mais pas tout à fait le domaine de l’art. Cette fois elle cultive l’« archéologie linguistique » et les « gravats sonores » : le projet de la romancière américaine et newyorkaise quelque chose de scientifique en même temps que poétique. Car « le fait d’enregistrer des sons donnait accès à une strate plus profonde, toujours invisible de l’âme humaine ». Ainsi, avec leurs enfants, un couple, mari et femme, arpente les Etats-Unis afin de constituer une bibliothèque sonore du monde qui les entoure, à la fois sociologique et psychologique. De New York aux grandes plaines, jusqu’en Arizona, ils habitent leur voiture, en direction du sud-ouest, où une réserve indienne intrigue magnétiquement le père, abritant « les derniers Apaches Chiricahuas » : « les Guerriers Aigles étaient un groupe d’enfants apaches, tous guerriers, dont le chef était un garçon plus âgé ». Ainsi une famille entière poursuit une vaste quête mémorielle parmi les espaces américains.
Au cours du voyage, les narrateurs alternent, entre les adultes et les enfants (quoique l’on puisse se demander si l’on confie de manière crédible une telle voix à un gosse de dix ans). Les voici confrontés à une grave fracture qui les « a brisés en mille morceaux » : en effet la condition des enfants d’immigrés sud-américains est l’objet d’étude de la mère. Ces derniers apparaissent au détour d’une route désertique, voire sur le toit d’un train, « à l’intérieur d’un wagon abandonné », errants pathétiques, ou sont toujours disparus, comme ces deux fillettes mexicaines séparées de leur mère. Ou encore ces sept enfants dont l’histoire est ici emboitée. La romancière tisse une interrogation récurrente sur les destinées des jeunes générations, privilégiées ou sacrifiés par les conditions économiques, les décisions étatiques, la délinquance des ainés, par le vent de l’Histoire…
Peu à peu, alors que le voyage avance, que le temps passe, entre anecdotes, choses vues et longues plages méditatives, entre constat documentaire, analyse ethnographique et fiction réaliste, les enfants grandissent, leurs visions du monde sont en expansion, non sans soulever la question de la transmission. Car, un jour, eux aussi ont disparu dans les montagnes des Rocheuses, partis à la recherche d’une « croisade des enfants », pour écrire un chapitre nouveau sur ceux que leur invisibilité protège et menace à la fois, et qui sont mis à nu dans leur condition humaine. Ce serait trop facile, voire erroné, de la part de la romancière, que de nommer des responsables ; elle a la sagesse, la pudeur, de laisser le réquisitoire aux tribuns de la politique. Son projet esthétique, résistant à la lourdeur du roman à thèse et engagé, n’en reste pas moins empreint d’une réelle dimension psychologique et éthique. D’autant qu’il n’est pas loin d’un essai de 2017, Raconte-moi la fin[3], rapportant son expérience d’interprète dans les tribunaux américains de l’immigration, parmi les enfants fuyant la violence des gangs mexicains, essai à la fois judiciaire et politique, empreint d’une profonde humanité.
Même si le récit manque parfois de vivacité, avec des plages lentes, bien trop étirées et peu dramatiques, et si la nécessité d’ajouter de fades polaroïds en noir et blanc - pris par le garçon - en fin d’ouvrage n’est pas avérée, le roman de Valeria Luiselli, séduit, touche, aussi bien par son sens du phrasé, par ses fenêtres sur l’intimité que par ses vastes perspectives, par ses allusions à Jack Kerouac, Ezra Pound, Walter Benjamin, Emily Dickinson... Sa construction, passablement virtuose, enchaîne les narrations, du « Paysage sonore familial » au voyage en « Apacheria », en même temps qu’elle enchâsse tour à tour sept « boites », jusqu’à celles qui font partie des « Archives des enfants perdus » proprement dites, en une belle mise en abyme. La carte géographique des Etats-Unis est associée à celle mémorielle, aussi bien familiale qu’historique. Au moyen d’un regard d’entomologiste, la performance artistique rejoint les préoccupations sociétales les plus criantes.
Née à Mexico en 1983, Valeria Luiselli enseigne aujourd’hui la création littéraire dans la région de New-York. Parmi son œuvre déjà abondante, il faut compter Des êtres sans gravité[4] qui est peut-être un reflet de sa condition d’écrivain d’abord inexpérimenté : car une jeune Mexicaine, avec mari et enfants, écrit d’élégiaques nouvelles et roman sur les fantômes de sa libre jeunesse new-yorkaise, époque où elle fatiguait les bibliothèques à la recherche d’un artiste passionné de Duke Ellington, de Federico Garcia Lorca[5] et d’Emily Dickinson[6]…
C’est dans le cadre d’une réécriture assumée de Lolita de Nabokov que Rebecca Makkai imagine l’histoire d’un « chapardeuse » d’enfant. Si elle n’atteint pas la puissance de son inspirateur, elle trouve le la de son originalité à travers le road-trip d’une bibliothécaire. Dans une ville perdue du Midwest, Lucy, attentive à ses jeunes lecteurs, prend particulièrement soin du petit Ian, dix ans, esprit curieux, véritable bibliophage. Il est en butte avec sa mère chrétienne fondamentaliste, qui filtre ses lectures : « Voici une liste des contenus que j’aimerais qu’il évite. » Parmi laquelle : « Satanisme, Contenu pour adultes, La théorie de l’évolution, Harry Potter… » Ce qui parait à notre bibliothécaire contrevenir au premier amendement de la constitution américaine sur la liberté d’expression, même si « sa sélection de livres était clan-des-ti-ne ». Ainsi, lorsque son petit lecteur soupçonné d’homosexualité s’enfuit pour venir dormir dans la bibliothèque, non seulement elle le recueille, mais tentant de le ramener chez lui, elle se laisse complaisamment embarquer dans un jeu de piste de plusieurs jours, une aventure automobile parmi les motels, le conduisant auprès de la frontière canadienne, mais aussi jusque dans sa famille d’origine russe et dissidente… Alors qu’elle culpabilise, commet-elle un réel enlèvement, ou une œuvre de charité humaniste ? Certes, de ce voyage dans l’est des Etats-Unis, il eût pu surgir peu à peu un roman d’éducation permettant de voir évoluer l’enfant. C’est un aspect qui, hélas, n’est guère esquissé par Rebecca Makkai, quoiqu’elle se livre à une profession de foi : « Les livres le sauveraient ». Cependant l’on assiste plus réellement à une quête de son identité profonde de la part de la narratrice.
Née en 1978 à Chicago, Rebecca Makkai n’a guère été traduite en français, et c’est probablement dommage. The Great Believers[7] fait se rencontrer d’une manière explosive l’art et le sida. Le galeriste Yale Tishman est à la tête d’une fabuleuse collection de peinture des années vingt. Hélas, le virus fauche très vite ses amis, et surtout Nico, puis lui-même. Trente ans plus tard, Fiona, sœur de Nico, entreprend de fouiller le déroulé de cette tragédie, avec le concours d’un photographe qui se fit le reporter de l’épidémie. L’amour et la mort, l’art et la mémoire dialoguent en ce roman plus qu’intrigant, plus qu’émouvant…
Confronté à des expériences parfois inquiétantes, il faut chercher l’alchimie des livres sensibles de Valeria Luiselli et Rebecca Makkai. Les romancières posent leurs oreilles et leurs yeux non seulement sur un territoire, mais sur des individualités révélatrices, en s’interrogeant sur les valeurs de l’Amérique, du destin de ses émigrants ; et de leurs libertés.
Thierry Guinhut
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, octobre 2017 et octobre 2019
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.