divers traducteurs de l’anglais (Etats-Unis), direction Laurent Queyssi,
Quarto Gallimard, 2020, deux tomes sous coffret, 2464 p, 55 €.
Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions,
ActuSF, 2015, 402 p, 28 €.
Christophe Miller : L’Univers de carton,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro,
Le Cherche-midi, 2014, 640 p, 23,80 €.
Maudit plumitif et beatnik psychédélique adonné à l’alcool, aux tranquillisants et amphétamines, voyageur temporel aux confins de la nuit de l’espace mental, tôt disparu à cinquante-quatre ans en 1982, Philip K. Dick n’en finit pas de féconder notre imaginaire, houspiller et déborder notre sens de la rationalité, sans compter celui du cinéma propulsant Minority Report ou Blade Runner. Ses romans sont devenus des légendes absolues de l’uchronie, comme Le Maître du Haut-château[1], et de la science-fiction : Ubik, À Rebrousse-temps ou Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Ils rebroussent le poil de la littérature jusqu’à mettre en question les fondements de la temporalité et de l’humanité. Car, passablement paranoïaque, traversé de crises mystiques et cependant férocement cultivé, souvent sans le sou, sauf les dernières années, il fallait à l’écrivain compulsif sursoir à ses angoisses en les rompant à l’épreuve de l’écriture et livrer une nouvelle à ses éditeurs ; ce pourquoi l’on a dit qu’il écrivait trop vite, cochonnant le travail. Cependant, après avoir créé le célèbre néologisme « kafkaïen », l’on dut se résoudre à imaginer que le monde puisse devenir « dickien ». Plus qu'un classique de la science-fiction, Philip K. Dick est celui qui l'a fait évoluer, depuis les vaisseaux spatiaux de l'anticipation, jusqu'aux paradoxes temporels et aux effets dystopiques de la paranoïa. Ce que l'on constatera en se plongeant à bras le corps dans ce coffret aux cent-vingt Nouvelles complètes (composées entre 1953 et 1981), dont l’on est contraint d’en reconnaître autant l’inventivité échevelée que la puissance. Au point qu’aux pieds du maître, Christophe Miller, parmi les pages de son Univers de carton, se mette à jouer au fidèle avatar de Philip K. Dick.
Comme son auteur, l’animal aurait selon « Roug » une sensibilité particulière à l’égard des extra-terrestres, fussent-ils cachés sous l’apparence des éboueurs. Animales semblent être les ailes de Richard Benton, à moins qu’il s’agisse de la dernière invention du futur. Voici, déjà impressionnantes, les deux premières nouvelles du jeune gribouilleur de clavier. Certes ces produits pour pulp magazines ne sont pas encore tous géniaux, usant souvent du topos du courageux humain confronté à d’incroyables planètes, à des guerres spatiales immenses et des robots menaçants. Bientôt cependant les meilleures mettent à mal l’identité et la réversibilité avec des créatures inattendues, lorsque Le père truqué dévoile au fiston une entité hostile, lorsque « l’humain se change en Gélate, et la Gélate, son ennemie, se change en humaine ». Ou encore, en l’ultime nouvelle, « L’Autremental », la confusion punitive du narrateur avec un chat étranglé et évacué du vaisseau spatial. Les animaux sont en effet d’ambigus compagnons : « Hibou ébloui » ou insectes, ils peuvent percevoir l’humanité comme un envahisseur qu’il est peut-être nécessaire d’éradiquer, comme dans « L’Homme sacrifié ». Un autre versant de l’inquiétude, métaphysique autant que technologique, est celui de la confrontation, parfois indémêlable, entre l’authentiquement humain et l’androïde.
À l’instar de ses romans, les récits interrogent la nature trouble de la réalité ainsi que les disjonctions et retournements du temps : ainsi fonctionne « Un petit quelque chose pour nous les temponautes ». La distorsion de la science-fiction, d’abord au sens strict de l’anticipation, se déploie en des perspectives nouvelles, faisant de Philip K. Dick, au moyen de ses paradoxes temporels et de ses chaos neuronaux, un influenceur définitif du genre, qui porte de souterrains messages de pessimisme face au progrès et de contestation, contre la guerre au Vietnam, ou à l’égard d’un affrontement nucléaire en gestation. Cependant, dans « Les défenseurs », où les hommes vivent reclus dans des bunkers souterrains, à l’abri d’un conflit mené par les robots, la sortie révèle un espace que la guerre a déserté tant les machines ont perdu tout intérêt pour la guerre. Ce qui peut être lu comme une illustration de la paranoïa, au point que dans « Nouveau modèles » les machines ne cessent de se reproduire. Ainsi les illusions dévorent le réel qui devient au choix un espace de terreur ou un parc d’attraction, comme dans la « reconstitution historique d’un historien du XXII° siècle.
Parfois, Philip K. Dick préfère ruser avec les lisières du fantastique, en laissant apparaître parmi les habitants d’une banlieue pavillonnaire une horrifique altération de la réalité, ce qui ne sera pas sans influence sur un Stephen King. Ou encore une vie extraterrestre contamine les personnages pour les faire douter de leur réalité, voire les réduire à néant.
La plus célèbre nouvelle est sans doute Rapport minoritaire, dans laquelle la prescience d’étranges organismes permet d’éliminer toute probabilité de crime futur, quoiqu’elle n’échappe pas à la facilité des course-poursuites policières. Chacune est animée par de nouveaux personnages, précisément caractérisés, par de vivants dialogues, d’aventureuses péripéties menées à fond de train, des chutes souvent ironiques, tragiques. Au-delà du divertissement, l’on y lit de cuisantes occurrences de la satire politique : par exemple le « grand infoclown » sur « le réseau CULTURE », dans « Que faire de Ragland Park ? ». Plus souvent, en écho à la Guerre froide, ce sont les destins des empires et des planètes qui sont à la merci de l’inventivité du nouvelliste forcené. Ainsi « un jeu guerrier » venu de Ganymède semble inoffensif, jusqu’à ce qu’un de ses soldats disparaisse ; « masse critique », éducation stratégique, prélude à l’invasion ? Un autre jeu entraîne la régression dans l’enfance de celui qui enfile la tenue de cow-boy. Venue de quelque planète lointaine, une novatricee version du Monopoly, appelée « Syndrome » vise à éduquer les enfants à renoncer à tout capital, à éradiquer le capitalisme, donc à affaiblir radicalement l’humanité et la terre. Une telle nouvelle, absolument géniale, est non seulement d’une pertinence politique redoutable, mais une prescience de l’éducation idéologique postmarxiste qui a depuis infiltré les Etats Unis et au-delà…
À cet égard une nouvelle comme « La foi de nos pères » conduit Tchien à devoir vérifier « l’incorrection idéologique » de copies d’étudiants américains ». En d’autres termes, discerner la dissertation d’un « progressiste dévoué » de celle d’un individu nourrissant des « crypto-notions petites bourgeoises, impérialistes et déviationnistes ». Ce qui, venu de l’époque la Guerre froide et du communisme flamboyant, ne manque pas moins de conserver aujourd’hui une actualité acérée en nos temps d’anticapitalisme forcené. La paranoïa dickienne met en œuvre un monde totalitaire chinois dans lequel la réalité est manipulée, les esprits abreuvés par une drogue qui infiltre l’eau potable, dans lequel le leader du parti se révèle être une « limace convulsée » qui absorbe la substance vitale d’autrui, une « sphère » aux « milliards d’yeux », « Seul Vrai Dieu ». Etant donné qu’il est là question d’absorptions de drogues et du statut de la réalité, ne faut-il y voir qu’un effet de celles-ci sur la créativité de l’écrivain ?
L’intelligence prospective et prodigieuse de Philip K. Dick, lecteur autant de pulps que de Proust, Kafka et Stendhal (Le Rouge et le noir étant un roman qu’il tenait pour le plus grand), n’est plus à démontrer. Il prétendait cependant en 1974 qu’un « rayon rose » lui livrait des informations, des pages entières… Un rien provocateur, n’assurait-il pas que s’il rencontrait « une intelligence extraterrestre », il aurait « plus de choses à lui dire qu’à [son] voisin de palier » ?
Cette omnivore somme de nouvelles avait été déjà publiée chez Denoël en 1994, sous des couvertures esthétiquement plus excitantes, hélas épuisées. Cependant ce coffret aux deux volumes de la collection Quarto doit trouver une place de choix sur les étagères de la bibliothèque science-fictionnelle. En outre, l’éditeur, accompagné de Laurent Queyssi, préfacier avisé, a eu la judicieuse idée de faire précéder cette précieuse somme de deux dossiers illustrés : une scrupuleuse chronologie, enrichie de documents inédits provenant des archives du maître, dans le premier tome ; puis, dans le second, un joli ramassis de « Pertes, fragments et œuvres inachevées », suivi d’un catalogue des adaptations cinématographiques et télévisuelles. Soit une dickienne encyclopédie qui n’attend plus que d’être complétée par un coffret complice et consacré aux romans.
Pour un portrait kaléidoscopique du rebrousseur de science-fiction, encore faut-il consulter l’ouvrage dirigé par Richard Comballot : Philip K. Dick, simulacres et illusions. Ce bel objet soigneusement relié, dont la jaquette arbore un faciès barbu et des couleurs psychédéliques, bien dans le goût clinquant et désuet des années soixante, cumule entretiens avec le maître, critiques avisées et bibliographies, tout cela illustré de couvertures d’éditions diverses des œuvres, autant phares que secondaires. L’on y notera une étude particulièrement pertinente, « Pouvoir et dystopies temporelles chez Philip K. Dick », par Hervé Lagoguey. Car selon le mot de l’auteur d’Ubik, « le temps n’est pas réel ». L’un de ces précieux entretiens nous révèle que, selon notre nouvelliste et romancier, « la paranoïa est un système global, un super-système ». Un autre, quoique nous l’ayons deviné, que la science-fiction « n’a pas vraiment pour fonction de traiter de l’avenir, mais de jouer avec les diverses possibilités que nous offre le monde actuel ». Philip K.Dick serait aujourd’hui reconnaissant que la science-fiction, efficacement distordue par ses soins, ne soit plus considérée « comme un genre littéraire destiné aux adolescents [mais] qui soulève de graves problèmes sociaux, philosophiques, théologiques »…
À condition d’être un peu plus déglingué, Jorge Luis Borges aurait prodigieusement aimé un tel monstre littéraire intitulé non sans humour L’Univers de carton. Cette savante biographie, aux bons soins ironiques de Christophe Miller, est-elle consacrée à un auteur purement fantasmatique, ou à un clone d’un OVNI de la SF, qui l’était déjà bien assez ? Œuvre de fiction ou compilation universitaire, il y a là quelque chose de la poursuite de l’écrivain Archimboldi par les critiques dans 2666 de Roberto Bolano[2]. Il faut lire cependant l’objet polymorphe qu’est L’Univers de carton de l’Américain Christophe Miller (né en 1975) en se confiant à son humour.
Considérons qu’il s’agit d’un roman. Car les deux personnages, William Boswell et Owen Hirt, les deux maîtres d’œuvre de la monumentale biographie critique de Phoebus K. Dank, sont des sortes de jumeaux professionnels, frères ennemis sans cesse animés par une vivace rivalité. De plus, leur partialité est sans pudeur : le premier, en sa qualité d’ami de l’écrivain, admire inconditionnellement Dank, quand le second le déteste avec persévérance, qualifie ses écrits de « puérils » et « médiocres », au point que l’on puisse le suspecter d’avoir assassiné l’objet de leur prolixe étude. Ce qui entraîne un micro-roman policier. Le récit de la relation du trio s’intercale avec les éclairages sur la bibliographie dankienne.
Imaginons qu’il s’agit d’une thèse universitaire. Ouvrons alors ce pavé aux têtes de chapitres alphabétiques, comme une encyclopédie didactique. « Ouvrage de référence » et « essence concentrée du génie de Dank », il est doté d’une chronologie, d’un index, de notes, de résumés des œuvres plus ou moins introuvables. Ce sont, rangés par ordre alphabétique, les synopsis des nouvelles et des romans, parmi lesquels les deux compères introduisent leurs commentaires, leurs analyses, digressions et parties narratives. Sans oublier les entrées plus investigatrices, d’ « Agoraphobie » à « Pornographie », où l’on sonde indiscrètement les penchants intimes et les quatre mariages de leur idole obèse. Ainsi la cruauté de la dissection par l’indiscret biographe est-elle pourfendue.
Le plus réjouissant est enfin de lire L’Univers de carton comme une parodie. Sans cesse se déploie et s’aiguise la satire des tics et des travaux universitaires, des critiques qui s’emparent de leur écrivain et objet d’étude, fétiche et marotte, de leurs enjeux de pouvoir intellectuel et professionnel. Et « lorsque les deux auteurs se disputent pour savoir lequel a imaginé l’autre », le débat onirique s’élève entre Miller et Dank, entre le créateur et sa créature qui crée son créateur, comme le lecteur est à l’origine de la naissance de l’auteur. Ainsi l’esthétique postmoderne s’en donne à cœur joie au cours du ping-pong verbal entre les deux exégètes.
Jusqu’où faut-il prendre au sérieux un auteur à la vie désastreuse, qui voit des colonisations utérines par les Martiens, dont « l’addiction aux amphétamines » le mène à la paranoïa ? Il agite en ses pages, entre hallucination et science-fiction, un « scarabée mutant », un « concours de beauté » alternatif, « une épidémie de syndrome de la Tourette », des « taux de réalité » variables… Les titres, bien qu’imaginés, comme « La Fabrique de migraines » ou « Planète Adam », savent frôler les thèmes favoris de l’auteur aux mêmes initiales que le héros malheureux de cette fiction cannibale.
L’on aura compris qu’il s’agit d’une vraie-fausse biographie du « maître du haut-château » de la Science-Fiction : Philip K. Dick, tel qu’en lui-même le romancier et critique le change, le diffracte en facettes déjantées, en un « univers » parallèle. Lawrence Sutin avait commis en 1999 une fort sérieuse vie de ce dernier, intitulée Invasions divines[3]. Parodique, celle de Christopher Miller est un jeu de piste loufoque, magnifiquement monté, une psychédélique explosion d’ironie et de perspectives, mieux écrite que par Philip K. Dick, ce médiocre styliste aux idées géniales. Rappelons-nous en effet ses romans du retournement du temps, comme A rebrousse-temps ou En attendant l’année dernière[4], ses nouvelles science-fictionnelles et hallucinatoires, ses spéculations politiques, comme Rapport minoritaire[5], dans lequel « Précrime » punit avant le délit, son uchronie magistrale, Le Maître du haut-château[6], dans laquelle le Japon et l’Allemagne nazie se sont partagé les Etats-Unis…
Thierry Guinhut
La partie sur les Nouvelles a été publiée dans Le Matricule des anges, novembre 2020,
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.