Saint-Michel tuant le dragon. Abbatiale de Saint-Maixent, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Chesterton, le géant fantaisiste
du roman policier catholique.
François Rivière : Le Divin Chesterton, Rivages, 224 p, 21 €.
Gilbert Keith Chesterton : Homme à la clef d’or,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Maurice Beerblock, Les Belles Lettres, 450 p, 14,90 €.
Gilbert Keith Chesterton :
Magie, traduit par Thierry Beauchamps, Rivages, 128 p, 7,50 €.
Gilbert Keith Chesterton :
La Sphère et la croix, traduit par Charles Grolleau, Rivages, 320 p, 9 €.
Gilbert Keith Chesterton :
L’Assassin modéré, Le meurtre des piliers blancs, Les Arbres d’orgueil,
traduits de l’anglais par Lionel Leforestier,
Le Promeneur, Gallimard, 144 p et 15,90 € chacun.
Dans le combat entre biographie et autobiographie, qui sera le vainqueur ? On aurait tendance à penser que Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) serait le mieux placé pour présenter ce même Chesterton. L’abondance, la précision et le style inimitable, peu amène pour les clichés, font de cet autoportrait le document furieusement vivant du géant excentrique anglais. Sauf que Le Divin Chesterton, de François Rivière, a le mérite d’être d’un abord plus aisé, plus synthétique, nous présentant « l’étrange usine de sa tête ébouriffée ». Cet « homme à la clef d’or » est en effet une usine incroyablement prolixe, d’où jaillirent un festival d’essais et de romans, au point de frottement détonant du catholicisme et de l’investigation policière. Si son détective iconique est le Père Brown, personnage récurrent de ses nombreuses nouvelles, et ange pourfendeur du crime, ses émules savent découvrir jusqu'à L’Assassin modéré, résoudre Le meurtre des piliers blancs ou l'affaire des Arbres d’orgueil...
Le jeune dessinateur et caricaturiste (dont François Rivière offre en têtes de chapitres quelques exemples), féru de contes de fées, doute de son orientation sexuelle, avant d’épouser chastement la dévouée Frances. Mais « la question du mal ne le quitte plus » ; ce pourquoi celui qui s’impose en chroniqueur-journaliste devient adepte du « socialisme chrétien ». Ce gros buveur bientôt obèse, parfois surnommé « Gargantua », se fait remarquer par ses essais brillants contre les préjugés intellectuels dans Le Défenseur. Biographe enthousiasme (aux citations peu scrupuleuses) de Browning et Dickens, critique passionné de William Blake[1], la « tête léonine » de Chesterton accouche d’un héros marquant : le Père Brown, étonnant détective en catholique soutane, qui, en de nombreux, spirituels et haletants récits, contribue formidablement à son succès. Ce à travers des recueils comme Le Club des fous[2] ou L’Incrédulité du Père Brown[3]. Où l’on découvrira, parmi bien d’autres, un titre fort énigmatique et affriolant : « Le poignard ailé ». À moins d’aimer rencontrer un autre détective imaginé par l’inépuisable littérateur : Gabriel Gale, fantaisiste débridé bien décidé à côtoyer la folie. Au point qu’un personnage du Poète et les fous avoue avoir « quelque chose de grave […] une maladie qui rend cet endroit terrifiant. – Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle aussitôt. Il y eut un court silence, puis il répondit avec flegme. – J’ai toute ma raison[4]».
Fort conservateur, l’écrivain multiplie ses positions contre le divorce, contre l’athéisme, ce « labyrinthe qui n’a pas de centre ». Misogyne, résolument opposé à Hitler, il dénonce les capitalistes, « princes de notre communauté », tout en s’opposant au socialisme de Wells et de Shaw. Le biographe cependant évoque l’antisémitisme, alors que l’auteur s’en défend de manière argumentée…
L’original autobiographique, prolixe, bourrée de notes éclairantes, perd en concision narrative ; mais en cet Homme à la clef d’or, ultime et posthume ouvrage, où « se remémorer » est un « tour de passe-passe psychologique », on trouvera le style unique de Chesterton : bons mots, circonlocutions, autodérision, paradoxes. C’est « une poignée de sujets, de types, de métaphores dépareillées », moins un récit qu’un « vivre en anecdotes » savoureuses, qu’un festival d’analyses et d’essais sur l’enfance, sur « l’art d’être un cancre », « d’être loufoque », sur l’amitié et les célébrités de son temps politique.
Chesterton avait bien en effet une « clef d’or » pour voir le monde : la foi. Son voyage à Jérusalem, contribue à sa conversion au catholicisme en 1922, dont il devient un propagandiste, assignant à son œuvre une mission moralisatrice. Conférencier inépuisable aux Etats-Unis, homme de radio percutant, il laisse de nombreux volumes d’essais, souvent inédits en français.
Infatigable, il échafauda de nombreux romans, dont le versant fantasque, voire burlesque, nous séduit encore aujourd’hui : comme l’inventif apologue qu’est La Sphère et la croix. Un dirigeable londonien abrite un « professeur Lucifer » et un « moine Michaël » qui s’affrontent avec un surprenant brio : « L’un de nous doit tuer l’autre ou le convertir ». La satire des fanatismes conduit le récit vers un asile kafkaïen incendié. Quoiqu’aventures, duels et poursuites de police servent la victoire de la « croix » et l’amitié des deux protagonistes réconciliés. L’allégorie manichéenne est dépassée, pacifiée. On lira également une « comédie fantastique » au rythme enlevé, Magie, dans laquelle un magicien (plus exactement un illusionniste) invité par un duc, séduit la jeune Patricia, alors que chacun cherche à connaître sa « vérité ». Car « il est bien plus extraordinaire d’expliquer un miracle que d’en causer un ». À moins qu’il s’agisse de la magie divine…
Le miracle, pour rester en son vocabulaire, est que les livres de Chesterton ne tombent jamais dans le prêche de grenouille de bénitier. Son fameux enquêteur, le rond Father Brown, dénoue les mystères inquiétants des pires criminels avec un sens du réalisme exact, une ingéniosité intellectuelle rare, un humour pince sans rire et une solide conviction théologique : il est de son humaine mission de traquer les envoyés du Mal qui infestent l’humanité. Les secrets magnifiquement maîtrisés de l’intrigue policière côtoient dans ses dizaines de nouvelles la fable métaphysique.
La fable chestertonienne peut également se révéler politique. Ainsi « le crime du communiste » est une nouvelle dans laquelle ce dernier « voulait détruire les dix commandements, exterminer la religion et la civilisation à qui il devait tout. Il criait haro sur le droit de propriété, le bon sens et l’honnêteté ». Mais le Père Brown ajoute : « Bien sûr le communisme est une hérésie, mais ce n’est pas une hérésie que vous acceptez les yeux fermés. C’est le capitalisme que vous ne voyez plus, ou plutôt les vices d’un capitalisme qui a pris les traits d’un darwinisme suranné[5] ». On devine que notre talentueux détective, n’est pas aussi sagace dans le domaine de la philosophie politique, en mettant sur le même plan ces deux systèmes économique. Si le second n’est pas indemne de tout péché, il a permis, au contraire du premier, et permettra encore, un développement humain considérable… Que proposer, lorsque l’on est Chesterton, pour humaniser le capitalisme ? Eh bien, comme dans Le Retour de Don Quichotte[6], les méthodes de travail de la chrétienté médiévale : voilà qui va solutionner les conflits mis à jour par une grève industrielle ! Indubitablement l’humanité, et particulièrement le monde contemporain, ont besoin du merveilleux : le déraisonnable est au service de la raison. Devons-nous nous contenter de sourire de telles billevesées romanesques ?
On trouve cependant parmi les récits de cet excentrique anglais une curieuse portée prophétique ; que l’on croit d’abord ne pas devoir prendre trop au sérieux. Loufoque est bien, entre autres exemples, un roman tel que L’Auberge volante, roman de chevalerie contemporaine publié en 1914, dans lequel ces institutions que sont les pubs britanniques sont attaquées par un Islam invasif revendiquant une « polygamie supérieure[7] ». Car un tyran local, influencé par un fanatique musulman, est décidé à imposer un ordre moral corseté. Il faudra un chevalier donquichottesque, en l’occurrence Patrick Dalroy, rentré d’une campagne militaire fabuleuse contre les Turcs, pour rétablir la liberté essentielle de la dive bouteille. Sombre ou grotesque prémonition ?
Bien trop méconnu par les inconditionnels du genre, notre Chesterton est pourtant un spécialiste de la littérature policière. Les amateurs ne doivent pas méconnaître celui qui apparait exclusivement dans des nouvelles, aux nombre impressionnant de cinquante-deux[8], le fameux Père Brown, enquêteur rondouillard, un peu rustique et néanmoins d’une sagacité à toute épreuve, qui peut concurrencer sans démériter le célèbre Sherlock Holmes. Ce curé fait évidemment preuve de sagesse, non sans un certain humour bien anglais. Le romancier prolixe, aussi à l’aise dans le fantastique que dans les exploits de détectives, l’essayiste et philosophe chrétien n’a pas fini de nous surprendre ; et pour ce faire, voici un roman et deux recueils totalisant cinq nouvelles inédites en enquêteurs et criminels et victimes surprenants.
L'on se demande bien comment un assassin peut-être « modéré »… Une tentative de meurtre effraie la colonie britannique de Polybie : elle vise le Gouverneur « Tallboys Haut-de-forme ». Viennent alors compléter le tableau : le fort intelligent précepteur d’un enfant intellectuellement attardé, un homme à « l’ombrelle verte » qui est un de ces «menteurs qui disent la vérité », un ecclésiastique fasciné par l’apocalypse, un Vice-Gouverneur capable de « chevaucher la tornade » de la répression. Une rivalité politique oppose les deux premiers devant Barbara, une jeune fille « garçonnière » et fort sensible aux qualités morales du précepteur. Jusqu’à ce que « l’assassin modéré » disculpe les plus suspects devant le chef de la police. Il n’a pas tué mais blessé le Gouverneur avec, dit-il, l’objectif de modérer son gouvernement. Le précepteur n’a-t-il avoué que pour protéger son élève qui avait motif d’en vouloir à son oncle le Gouverneur ou ne l’a-t-il blessé que pour éviter qu’il soit par ailleurs tué ? Derrière le récit policier parfait qu'est cet Assassin modéré se profile une fine et synthétique lecture des personnalités et des mœurs, une philosophie politique plus que pertinente.
Entre « Le pari du squire Vane » et « Le mystère du puits », « la chasse de la vérité » est l’objet de cette longue nouvelle ou court roman qu’est Les arbres d’orgueil. Si l’on sait que le Sieur Vane est un homme d’un bon sens affirmé et qu’il se heurte à une population locale férue de merveilleux, on ne peut qu’être intriguée par son entrée nocturne dans un bois célèbre pour ses pouvoirs maléfiques. Evidemment, jamais il ne reviendra. L’enquête est menée cette fois par un poète et un critique américain qui vont faire assaut de raisonnements et d’investigations. On apprendra alors comment l’on fabrique un cadavre au pays des « arbres paons ». Le combat entre superstition et raison est édifiant…
On lira avec une gourmandise de spécialiste du genre policier la parodie de l’enquête basée sur l’observation scientifique chère à Sherlock Holmes dans Le meurtre des piliers blancs. Car deux détectives concurrents se doivent d’élucider le meurtre d’un philanthrope. L’un conclue : « Est-ce que tu crois encore que les détectives privés enquêtent sur les criminels en flairant leurs lotions capillaires ou en comptant leurs boutons ? (…) Leur connaissance des criminels vient de ce qu’ils sont eux-mêmes des demi-criminels ».
Etonnant et sémillant bonhomme, Chesterton sut unir une joyeuse argumentation philosophico-religieuse et de piquantes qualités de narrateur et de dialoguiste. Avec une œuvre romanesque aux marges de la fantasy et du thriller, celui qui fit rire Kafka préfigure bien des développements de son siècle littéraire, préparant le genre populaire et auparavant méprisé de l’investigation policière à une nouvelle et noble reconnaissance : « le roman policier est l’Iliade de la grande ville[9] », affirme-t-il avec un bel aplomb. L’écriture de Chesterton, incroyablement précise et évocatrice, d’une logique et d’une psychologie imparables, ne dédaigne pas l’ironie pour dresser un tableau social aussi coloré que pénétrant. On comprendra sans peine l’intérêt de découvrir ce prince de la finesse intellectuelle en rappelant l’éloge formulé par Borges : « Aucun écrivain, peut-être, ne m’a procuré autant d’heures heureuses que Chesterton ». L'on se doute que le compliment n'aurait pas réussi à faire monter ce dernier au sommet des « arbres d'orgueil ». Malgré l’avis dégoûté d’Orwell qui se pinçait le nez devant ses controverses religieuses passablement rassises, Borges n’a-t-il pas salué les labyrinthes policiers de Chesterton, qui est pour lui « le meilleur héritier de Poe[10] »…
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.