Sergio Fiorentino, 2018. L'Amand'Art, rue Bourbonnoux, Bourges, Cher.
Photo : T. Guinhut.
L’image de l’artiste
de l’Antiquité à l’art contemporain :
essai et peintures romanesques.
Ernst Kris et Otto Kurz : L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie,
Traduit de l’anglais par Michèle Hechter, Rivages, 1987, 210 p, 75 F.
Jonathan Gibbs : Randall,
Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Stéphane Roques,
Buchet-Chastel, 2018, 396 p, 22 €.
Percival Everett : Tout ce bleu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud, 2019, 336 p, 22,50 €.
Un certain préjugé attache à la figure de l’artiste une aura d’excentricité, l’image du génie méconnu, voire maudit. Eût-il vécu la plus banale vie du monde, il n’en aurait pas moins les caractéristiques étonnantes et légendaires du génie. Il en est ainsi depuis l’Antiquité, en passant par la Renaissance, comme le révèle l’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz, consacré à L’image de l’artiste. L’art contemporain n’est évidemment pas indemne de tels travers et splendeurs, d’autant plus frappants et iconiques si la fiction, celle des romanciers en l’occurrence, s’en empare. Jonathan Gibbs dessine la biographie météorique d’un as de l’ironie contemporaine avec son Randall, tandis que Percival Everett est plus tragique en Tout ce bleu. Ainsi, de Zeuxis à l'art conceptuel et scandaleux d’aujourd’hui, l'image de l'artiste emprunte maintes métamorphoses.
La dimension inexplicable du génie prête à l’artiste des traits stupéfiants et fabuleux. Il ne suffit pas d’une approche psychologique pour le sonder, il faut y associer une démarche sociologique pour entendre comment leurs contemporains les ont perçus. C’est à cette double analyse que se livre l’auteur à quatre mains de L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie. En effet le créateur peut être « partiellement responsable, de par son tempérament et ses talents personnels, de la réaction de la société à son égard, et, d’autre part, cette réaction n’est pas sans effet sur l’artiste lui-même ».
Qu’il s’agisse de Pline l’Ancien dans l’Antiquité ou de Giorgio Vasari à la Renaissance, le bouquet d’anecdotes ou la biographie ornent la personne singulière de l’artiste de comportements exemplaires, de pratiques insolites. Ainsi les « préconceptions » qui collent à l’image du peintre, sculpteur ou architecte, voire musicien, viennent de fort loin et sont toujours agissantes. Il est une sorte de héros mythologique, un individu d’exception. Comme Hercule étranglant des serpents en son berceau, dès l’enfance il accomplit des exploits. Le jeune chaudronnier Lysippe devient sculpteur sans avoir besoin de maître, le jeune Giotto dessine des moutons d’après nature sur les pierres et le sable avant d’être remarqué par le vieux maître Cimabue ; en conséquence une ascendance modeste n’empêche pas que l’on soit propulsé vers la gloire. Le « héros culturel » est souvent autodidacte, inventeur d’une technique (sculpter le marbre par exemple), il est autrement dit le « deus artifex ». En conséquence règne « un lien indissoluble entre pensée moderne et mythologie », depuis au moins Dédale, créateur du labyrinthe et de statues capables de se mouvoir.
L’enfant, qu’il s’appelle Filippo Lippi ou Nicolas Poussin, est remarqué alors qu’il dessine sur n’importe quel mur ou papier, d’où la précocité du talent et l’émergence du génie. Pourtant, contrariant le mythe, nombre d’artistes se sont révélés assez tard.
Imiter la nature ne suffit pas : Plotin, parlant du « Zeus » de Phidias, affirme que la vision intérieure compte plus que l’imitation de la réalité. Ainsi l’artiste peut devenir l’égal du poète. De plus la capacité de s’inspirer du hasard est récurrente, qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Sung-Ti, observant tous deux, bien qu’en deux contrées fort différentes, un vieux mur pour susciter un paysage. L’on aime également, au-delà du lent et opiniâtre travail, la fureur artistique, la beauté de l’esquisse, le non finito, le brutal inachevé des « Esclaves » de Michel-Ange. L’auteur des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari[1], contribue à cette délectation de l’extatique transport qui conduit le « stylet de Dieu » et fait de l’artiste « le Saint d’une religion, qui, sous la forme du culte des génies, reste aujourd’hui toujours vivante ».
Apparaître comme un magicien est également une caractéristique iconique de l’artiste. La parfaite imitation parait le summum de la prestidigitation. Parmi les Grecs, Zeuxis peint des grappes de raisins où viennent picorer les oiseaux, quand son rival Parrhasius voit Zeuxis tenter de soulever un rideau qu’il avait peint : « il céda la palme avec une franche modestie, car il n’avait lui-même trompé que des oiseaux, mais Parrhasius avait trompé l’artiste qu’il était[2] ». Pourtant nous ne connaissons ni les œuvres de ces experts de la mimesis, ni celles d’Apelle, tout aussi célèbre, à qui Alexandre offrit une de ses concubines car il « s’était pris d’amour pour elle[3] » en la peignant. « Imiter trompeusement la nature » est un topos de l’éloge. Au point qu’un chien dit-on crut reconnaître son maître dans un tableau de Dürer. Comme dans le mythe de Pygmalion amoureux d’une statue, l’œuvre d’art peut être prise pour un être vivant. De surcroît il faut penser à la magie du Portrait de Dorian Gray qui vieillit lorsque le modèle garde la beauté de sa jeunesse. La littérature extrême orientale conserve de telles relations magiques entre le modèle et la peinture : aimer et tuer la seconde ont un retentissement sur le premier. Cette « équation magique » traverse le culte des idoles, des peintures de la vierge, du Christ et du Démon. Au point que les dieux peuvent être jaloux de l’œuvre, par exemple à l’occasion de la tour de Babel. . N’ayant pas le même rapport avec la main de l’artiste, la photographie n’a guère ce pouvoir.
Autres « attributs » légendaires de l’artiste, la virtuosité, la connaissance intuitive des proportions, la dimension colossale ou minuscule de l’œuvre, mais aussi la facilité dans la répartie et le mot d’esprit… Forcément la supériorité de l’artiste face à son public est avérée. Il peut aussi peindre en enfer ceux qui ont omis de le payer et en paradis ceux qui lui ont plu. Quant à ces œuvres, elles sont plus ses enfants que ceux de chair et d’os. Et l’on n’oublie pas d’abusivement associer l’homme à l’œuvre, dont les vices et crimes peints sont alors réputés les siens ; il en est de même pour les écrivains. Sans compter que l’on ait suspecté qu’un Michel-Ange puisse clouer un jeune homme sur une croix pour mieux représenter l’agonie du Christ…
En Chine, bien plus qu’en Occident, l’on aime penser que le peintre s’absorbe pendant des années dans son sujet, au point de vivre en ermite dans les montagnes pour mieux les peindre en un instant.
L’essai d’Ernst Kris et Otto Kurz donne à L’image de l’artiste une assise pleine de topoï, de façon à isoler des « destin-types », dans une argumentation aussi claire que documentée, montrant que des traits pittoresques, légendaires, voire magiques, gardent leur pertinence lorsque l’on va jusqu’à notre contemporain. N’aime-t-on pas le génie fauché dans sa jeunesse, comme l’Américain Basquiat, comme Randall dans un roman…
Kunsthaus, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.
L’artiste de la Renaissance était financé par l’Eglise et les Princes, il l’est aujourd’hui par les collectionneurs et les institutions muséales. Ainsi Randall devient dans les années quatre-vingt-dix la coqueluche des amateurs fortunés, en tant qu’il est une sorte de synthèse entre Andy Warhol et Damien Hirst, soit une allégorie de l’art contemporain. L’habile romancier Jonathan Gibbs en dresse la biographie, fictive et emblématique.
Le personnage éponyme est évoqué par celui qui fut son ami, Vincent Cartwright, financier et amateur d’art, mais surtout son exécuteur testamentaire. Le récit, chronologique, avance parallèlement avec la découverte post mortem d’une cache où dorment une belle poignée de ses tableaux : ils représentent maints acteurs de la scène de l’art contemporains, célèbres et estimés, curateurs, directeurs de musées, critiques, collectionneurs, cette « hiérarchie angélique », tous dans des poses pornographiques sans ambigüité, y compris son épouse Justine et son ami Vincent. Faut-il révéler ces corps du délit, qui, outre leur « pureté technique » et leur capacité de scandale, valent potentiellement bien des millions de livres et de dollars ?
Certes la capacité de Randall à surprendre, oser et choquer n’est pas un mystère et fait désormais partie de l’image obligée de l’artiste, sans cesse animé par sa créativité : « Randall faisait naître l’art à même l’air ». Et comme Léonard de Vinci et Sung-Ti, Randall use du hasard pour concevoir ses créations. Vide d’idées, et observant son papier- toilette après un anal usage, il conçoit son autoportrait excrémentiel sérigraphié, auquel s’ajoute une série de portraits ainsi conçus de tous ceux qui auront voulu se plier au jeu ! Il passe du « statut de canular puéril d’école d’art à celui de point culminant du Pop Art britannique ». Certes avec ces ironiques « Pleins soleils », nous voici dans la tradition de la « Boite de merde d’artiste » de l’Italien Piero Manzoni, qui inaugure l’anti-goût de l’art contemporain pour la scatologie avant celui de la plus sale pornographie, auquel se plie sans vergogne, voire fierté absolue, le pathétique Randall. Dont les « Pleins Soleils » sont censés le représenter après sa mort. Suivent les « Marionnettes furibondes » à têtes d’écrans de télévision, et le célèbre « Jaune Randall » qui est « dans l’air du temps ».
Là encore se dresse un topos du milieu artiste : tous fêtards, plus ou moins drogués, fort alcoolisés, ils dansent une « sarabande de fêtes et de gueules de bois ». Autre topos plus contemporain que le mythe du poète maudit, les voilà promoteurs de scandales désirés et clowns sérieux couverts de cartes de crédit, sans oublier la figure obligée des acheteurs, jusqu’aux cheikhs arabes, « charlatans » ou manipulateurs, dans un monde où l’argent fait l’art plus que l’art fait l’argent…
Bientôt, il ne s’agit plus seulement d’art pictural, mais de performances, d’événements, comme de bombarder au paintball trois tableaux et la foule du vernissage avec du « Jaune Randall ». Le canular pathétique prétend à une dignité : « L’art conceptuel est une rhétorique, dit-il plus tard. Ses fruits sont dans la réaction qu’il engendre ». Ici la panique et la douleur. « Parodie », « acte criminel », ou « suicide artistique » ?
Soudain, le voici représentant l’Angleterre à la Biennale de Venise en 1999, exposant son « Anti-mignon », soit trente-deux couveuses avec une sorte de bébé Pikachu jaune, qui est la transposition de son fils à l’hôpital, ou un lièvre empaillé, des poissons rouges morts, un « cercle de fœtus »… L’œuvre, plus impressionnante encore que le requin flottant de Damien Hirst, remporte le fameux « Lion d’or ». L’obscénité de la naissance et de la mort plonge au fond de la métaphysique originelle de l’humanité.
Sa gloire traversant l’Atlantique, il érige des sculptures géantes, « en réaction au 11 septembre », dont « Le cheval », ironiquement exposé au sommet d’une tour de quelque émirat et voisinant avec un Jeff Koons et un Murakami. Le « luxe au détriment du goût », le « kitch » et le « clinquant » ont alors définitivement pris la place du sacré et du sublime, ce dont Randall est explicitement conscient. Pourtant il est évident que pour lui ses tableaux cachés, peints avec « les restes broyés de [son] propre ego », sont l’acmé de son travail, à la fois plus classiques et plus indécents.
Notons à cet égard qu’il faut à la fois une singulière inventivité et une capacité à l’ekphrasis de la part du romancier artiste. Jonathan Gibbs, quoique écrivant au travers de son narrateur fasciné, ne prend pas parti, ne porte pas de jugement en faveur ou en défaveur d’un tel personnage, d’un tel art. Faut-il cependant penser, au-delà de la tendresse et de la bienveillance du narrateur pour son ami, qu’il s’agit d’un magnifique éloge funèbre, ou d’une satire, passablement dévastatrice ? Que restera-t-il de cet art contemporain[4] ? Au moins, il n’est pas impossible que reste ce beau roman, sobrement intitulé Randall, premier roman et première réussite, d’un jeune journaliste nommé Jonathan Gibbs.
Cy Twombly, Joseph Beuys, Kunsthaus, Zurich, Schweiz.
Photo : T. Guinhut.
Le héros malheureux du roman de Percival Everett, Tout ce bleu, contribue quant à lui au mythe de l’artiste traversé par la folie, comme en son temps Van Gogh se tranchant l’oreille et se peignant ainsi mutilé, ou nourri par un secret traumatisme. Kevin Pace cache aux yeux de tous un immense tableau qui est la métaphore de ses secrets inavouables. La toile de « quarante-neuf mètres carrés » vit au rythme du « bleu de Prusse mêlé d’indigo » et de « bleu céruléen qui se fond dans du cobalt ». Ses autres tableaux, disponibles à la vente sont des « putes », y compris celui dont le rouge a « un mouvement d’affliction intense ». Pensant détruire son tableau à l’occasion de sa mort future, il fait un essai ; mais « il avait amélioré l’œuvre en tentant de la détruire ».
Une « escapade romantique avec une autre » à Paris, blanche alors qu’il est noir, donc un adultère passé à l’encontre de son épouse est le moindre de ses secrets, parmi lesquels un voyage au Salvador où s’entrechoquèrent une fillette morte avec « une robe bleue », et un soldat tué en état de légitime défense : « forme humaine au fusain ». Mais au présent, c’est au tour de sa fille de lui révéler l’inavouable ; enceinte à seize ans.
Cependant, moins qu’une aventure romanesque de la peinture, il s’agit d’un beau drame psychologique, familial et d’aventure, mené avec sûreté par un écrivain dont les chapitres alternent les moments de la vie de son personnage. Quoiqu’abstraite, sa peinture est parlante, « enduite de culpabilité ». Pourtant, le bleu de l’artiste, dont les crises et les abjections nourrissent l’art, serait alors une sorte d’exorcisme, en tant que sur ce tableau se fixent toutes ses « aspirations ». Conformément à l’image attendue de l’artiste, il s’avoue : « ma dépression alimentait mon œuvre, rendait mon art meilleur, lui donnait de la gravité, une profondeur qu’il n’avait pas auparavant ».
Double coloré de l’écrivain, l’artiste est sa métaphore, son désir secret d’accéder à une autre visibilité, voire à la tapageuse célébrité d’un insolent art contemporain qui affole les galeristes, les collectionneurs et les ventes aux enchères. Il est celui qui dit le monde et le dépasse par sa capacité esthétique, philosophique, voire transcendantale ; mais aussi un miroir aux alouettes de la consommation, de la vacuité et de l’illusion qui envahit depuis quelques décennies le marché et la représentativité de l’art contemporain, ramassis de grands maîtres et d’esbroufeurs, d’escrocs. Il y eut le « bleu Yves Klein », le « jaune Randall », l’on porte au pinacle le noir Soulages ; dont la monomanie et la longévité remarquable, comme celle de Titien, contribuent au mythe. S’il est permis d’y voir mille nuances, graphismes et aplats, interaction avec la lumière, propres à faire voyager la contemplation, l’on peut se demander si la vogue d’un tel continuum de noir ne serait pas une défaite de l’imagination, du goût, de l’invention et de la représentation, un diktat nihiliste, une tyrannie consentie à l’austérité charbonneuse apparemment luxueuse, cependant bien vite plus vide qu’un mur de prison aveugle. Ce serait tomber dans une forme de reductio ad hitlerum que de parler de l’imposition d’une burqa sur l’art, cependant rien n’empêche de se demander pourquoi une société (pas toute entière heureusement), qui préfère la défaite de la pensée aux arcs-en-ciel d’une créativité libre et exponentielle, s’agenouille fascinée devant cette noirceur aporétique qui est peut-être la mesure de son horizon…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.