Will Self : Parapluie, traduit de l’anglais (Royaume-Uni), par Bernard Hoepffner,
L’Olivier, 416 p, 24 €.
Will Self : No smoking, traduit de l’anglais par Francis Kerline,
L’Olivier, 350 p, 22 €.
Les objets ont soudain un rôle inattendu chez le romancier britannique Will Self. Un « parapluie » s’ouvre et se déploie dans l’esprit fermé d’une femme. C’est grâce à un personnage longuement récurrent chez le trublion des lettres Will Self, le psychiatre Zachary Busner, que le récit déboule en avalanche, ramenant au jour de la conscience et du lecteur le monde londonien des années 1915. Cependant dans No Smoking, un modeste mégot déclenche une procédure infinie, tout un drame sociétal à l’aube du XXI° siècle. Le romancier anglais Will Self enfourche la cavalerie de la satire avec délectation.
Audrey Death ne porte pas en vain son nom : elle est en effet morte psychiquement depuis un demi-siècle. À l’écoute de cet étrange cas, le Docteur Busner part à la rencontre du labyrinthe mental de sa patiente : « Plantés dans la chair du présent, se trouvent les fragments de miroir d’une explosion dévastatrice : une bombe à retardement a été amorcée dans le futur et larguée dans le passé. » Le diagnostic est rien moins qu’aisé : « démence précoce, paralysie générale des aliénés, syphilis, dépendance au socialisme, schizophrénie », on appréciera à sa juste valeur l’énumération et son coup de griffe politique. La déploration sur la vieillesse « qui prend votre nourriture pour en faire des purées » est au contraire émouvante.
Pourquoi un Parapluie ? Eh bien, figurez-vous une phrase de Joyce : « Un frère s’oublie plus facilement qu’un parapluie ». Et parce que la brave dame travailla dans une usine de parapluies et qu’elle a en quelque sorte refermé le parapluie de l’atonie sur ses angoisses. À une époque où les femmes trimaient dans des usines de munitions, où le féminisme et le socialisme tentaient leurs premières armes, Audrey Death vit sa jeunesse tourner court.
Il serait vain de chercher là un récit linéaire, une structure chronologique. L’enfance, l’adolescence, la jeunesse ouvrière de Madame Audrey, ses deux frères, tout cela se télescope sur les pages d’un volume en forme de cerveau aux connections éteintes et rallumées, à l’enveloppe molle, aux noyaux durs. Le chaos biographique est cependant exploré avec détermination par un Docteur Busner, qui fait autant pour la cause humaine et psychiatrique, que pour sa gloire et son avancement. Administrant à sa pitoyable vieille patiente une drogue voisine LSD, le « L-dopa », il ranime la psyché éteinte -et non pas folle- sous forme de flashes et de projections colorées, essore l’éponge d’une vie, explose la langue.
Se ravivent alors les personnalités contrastées des deux frères : Albert, doté d’une mémoire éidétique (ou absolue), qui devient « Sir Albert », et Stanley, qui disparut lors de la guerre, probablement à cause de son propre frère et « ces putains d’obus foireux ». Ce qui nous vaut des images terrifiantes de la guerre des tranchées. Le premier reproche à sa sœur d’avoir été une « pacifiste autoproclamée », une « socialiste et collectiviste », une « championne violente du droit et du suffrage des femmes » : reviennent alors au jour « les munitionnettes, les suffragettes, les révolutionnaires déchaînées ».
L’écriture de Will Self est à la fois heurtée, dansante, hip-hop et enveloppante ; ce que rend parfaitement la traduction de Bernard Hoepffner. Elle est également psychédélique, comme se ressentant du LSD administré, entrelacée de plusieurs niveaux de conscience et d’inconscient, bourrée de néologismes, comme lorsque les chaussures « crêpellent sur le sol », presque joycienne. La réussite narrative et stylistique, ébouriffante, rejoint les meilleures pages de son plus étonnant roman, Les Grand singes ; tout en dépassant de loin la tentative, remarquable quoique peut-être avortée, de créer un nouveau langage dans Le Livre de Dave[1]. Dans lequel Dave Rudman use d’élucubrations argotiques pour noircir un manuscrit qu’il enterre en un jardin ; cinq siècle plus tard, son livre devient une nouvelle Bible fondatrice du « dialecte Mokni »…
C’est en Parapluie, un festival de métaphores inédites, surprenantes : sous le « plafond vert arsenic », elle a des « paupières de crasse », une « joue fromageuse »… Sociolectes et tics de langages se bousculent. Il faut bien au Docteur Busner cette ironie enjouée, passablement cynique, pour survivre et dominer ce monde hospitalier glauque et sénescent. La satire du monde psychiatrique, de ses asiles de vieillards est guillerette et féroce : face au pouvoir médical, infirmier et bureaucratique, elle s’en donne à cœur joie. Cependant, l’asile d’aliénés, peint à l’acide le plus réaliste, annonce au-dessus d’une de ses portes le projet du roman : « Art-thérapie et salle de réminiscence ». Ainsi, Will self reste fidèle à son « réalisme magique sale[2]», même s’il s’est moqué de cet appât pour critiques littéraires.
La technique du « courant de conscience », à la suite de Virginia Woolf et de James Joyce, trouve ici une acmé remarquable. Quoique notre romancier exige de son lecteur une attention, une conscience aigüe de son texte, de ses ramifications et de ses rubans de Moebius, il n’est en rien obscur. S’il imite la structure stratifiée en désordre du cerveau de la patiente réveillée par le Docteur Busner de sa léthargie encéphalique, ce dernier, sorte d’alter ego de l’écrivain, nous permet d’y pénétrer avec intensité. Non sans y ajouter, sans que la limite soit toujours précisée, les propres circonvolutions de son monologue intérieur, amplifiant ainsi la dimension polyphonique. Certes, sans aucun chapitre, et bien peu de paragraphes, la compacité du bloc romanesque ne parait pas faciliter la tâche du lecteur. Reste à se confier à une immersion, parmi laquelle les parties immergées de la conscience sont montueuses et continentales. Et si l’on consent à ce voyage exploratoire, l’on saura que l’écriture joycienne, qui semblait fermer la porte qu’elle avait ouverte, a ici trouvé un descendant, un disciple, qui, quelque part a dépassé le maître, en étant plus lyrique et sensuel, malgré la dimension affreusement pathétique, voire tragique du cas humain, plus fluide et violemment évocateur. À moins de considérer que le modernisme de Will Self a quelque chose de suranné, ranimant avec un brio certain une vieille lune encombrante des expérimentations littéraires, comme « maulaidroitement disséqué ». Sur quelques pages, c’est splendide, vertigineux, sur un pavé macdonaldesque de quatre cents pages, il faut un solide appétit. Que l’on ne peut qu’encourager, l’effort de mastication étant récompensé par la dégustation…
Une fois de plus la satire selfienne est lancée à plein poumons : famille, tourisme, pays en développement, rien n’est épargné. Dix ans après avoir changé le genre humain en primates au pays des Grand singes, Will Self imagine un Candide au pays des non-fumeurs, dans un nouveau pays-continent, sorte d’Australie tribale et postcoloniale, pour se moquer avec un « comique funeste », autant des occidentaux que des indigènes. Les désarrois du tourisme postcolonial sont fustigés sous une plume satirique.
Un anti-héros plat et naïf, Tom Brodzinski, prend d’exotiques vacances avec femme et enfants. Persuadé d’en finir avec les cigarettes, il en projette le dernier « mégot » (The Butt, titre original) par son balcon. Hélas, le corps du délit va heurter le front d’un vieillard, qui, marié à une jeune fille locale, possède la double nationalité. De ce point de départ incandescent s’ensuivront de tristes et grotesques péripéties judiciaires. Peut-être sa responsabilité de blanc est-elle générique au pays où le tabac est violemment réprimé dans l’espace public… Il va falloir à notre niais inculpé tout un périple sous continental pour payer son péché originel, cette « tentative de meurtre » et ses « dommages collatéraux » sur un vieillard qui paraît être bientôt en phase terminale. Mieux vaut alors indemniser à coup de dollars, de faitouts et de fusils une communauté indigène au nom impayable et imprononçable, à l’autre bout de la forêt vierge et des déserts. Le lecteur a compris que la vaste initiation de notre impétrant qui doit aller livrer sa lourde obole n’est qu’une arnaque de première, avec la complicité active du gouvernement, du système judiciaire, de la police, des tribus, de l’aide humanitaire, voire de la femme du pauvre Tom…
Les personnages sont des caricatures jetés à la face des bons sentiments. L’épouse modèle abandonne son mari dans l’étau des lois locales. Les enfants sont une ado crispante et un adopté acheté devenu semi-obèse et obsédé de consoles de jeux. Le consul est un profiteur expert en prise d’otage du pauvre touriste occidental. Les blancs -« les Anglos »- sont des racistes impénitents, traitant de « foutus bamboulas » le moindre indigène, souvent satisfait de son misérabilisme ou bien rebelle d’une guérilla pitoyable et meurtrière, s’il n’est pas lui-même un des rouages huilé de la corruption et de la suffisance du pouvoir. Quant à celui qui devrait tout surplomber de sa hauteur morale, le « neuroanthropologue », c’est un mage allemand pontifiant qui a réinventé la culture tribale de la population qu’il domine. Ce post-structuraliste et déconstructionniste, également chirurgien, va jusqu’à pratiquer la lobotomie sur le corps calleux du cerveau de ses affidés et du pauvre Tom, châtié sans ciller parce que condamné par la culpabilité coloniale, par une tyrannie spiritualiste qui balaye « la quintessence de la science occidentale » : « la fiction narrative des Anglos ».
Pire encore, les systèmes sociaux et économiques sont crânement viciés, leçon putride jetée à la face d’un monde pseudo libéral, ou seulement libéral pour le profit des exploiteurs de toutes peaux. Le mélange des lois occidentales, des usages tribaux et des assurances capitalistes en fait un tout complexe, imbécile et finalement criminel. L’exploitation d’une mine de bauxite et son traitement des ouvriers locaux est révoltante. Le fonctionnement de l’action humanitaire est confiscatoire pour l’occidental, infantilisant pour l’indigène et symptomatique de la prétention de ses acteurs à dispenser bonne parole et bonne action pour un résultat infâme.
Tous les genres balayés sont parodiés : le road novel post Kerouac devient une odyssée désertique sans profit intellectuel ou de liberté; l’apologue, dans la lignée de Swift et du Candide de Voltaire, est criant d’ironie devant les paysages splendides où l’humanisme n’a jamais part ; le héros du roman d’initiation n’apprend guère, perpétuellement manipulé qu’il est, finissant en victime consentante de l’abattoir mental. Sans compter un appel du pied au Cœur des Ténèbres de Conrad, nommément cité, où le meneur de jeu blanc et teuton utilise en la dépassant la folie spiritualiste indigène. Et même si la partie centrale du roman (le voyage au désert) est moins trépidante et d’une écriture moins intense qu’attendue, le style de Will Self reste marqué par ses métaphores coruscantes, par une réjouissante et inquiétante férocité satirique.
Le roman du toujours jeune et vieux Will Self (il est né en 1961) est bien un « accélérateur de particules linéaires humaines ». Critique de société, satire à tous crins, psychologie et psychiatrie, et expérimentation romanesque font alors bon ménage. Répondant, selon son auteur, au principe de la fiction : « comment dire quelque chose de vrai à partir de mensonges[3] ». Fleuve aux cent bras entremêlés, le récit selfien emporte et englue irrésistiblement son lecteur. Faut-il regretter la dynamique narrative et la plénitude de sa plus grande réussite : Les Grands singes[4], dans lequel le Docteur Busner était un chimpanzé également psychiatre qui prenait soin d’un de ses semblables primates qui avait le front de se prendre pour un homme…
[1] Will Self : Le Livre de Dave, traduit de l’anglais par Robert Davreu, L’Olivier, 2010.
[2] Will Self, Jonathan Coe : Un véritable naturalisme littéraire est-il possible ou même souhaitable ? traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Pleins Feux / Villa Gillet, 2003, p 47.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.