Abbaye Notre-Dame, Fontgombault, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Les pouvoirs de la Photographie :
du document à l’aura, jusqu’au Chaos logos.
Laurent Jullier, Peter Fetterman,
Peter Greenaway, Olivier Pé.
Laurent Jullier : Apprendre à regarder la photographie,
Flammarion, 2024, 176 p, 14,90 €.
Peter Fetterman : Le Pouvoir de la photographie,
L’Imprévu, 2023, 256 p, 34,95 €.
Peter Greenaway : 100 allégories pour représenter le monde,
Adam Biro, 1998, 280 p, 390 F.
Olivier Pé : Poétique de l’amant, Bozon2X, 2020, 116 p, 20 €.
Olivier Pé : Chaos logos, Bozon2X, 2023, 116 p, 23 €.
Olivier Pé : Où commence la nuit, Bozon2X, 2024, 112 p, 20 €.
Reproduire le réel, produire une métaphore, faire jaillir une aura, tels semblent être les privilèges de la photographie. Entre dimension documentaire et qualité poétique, l’éventail est plus vaste qu’il y pourrait paraître de prime abord. Aussi faut-il « apprendre à regarder la photographie », pour écouter le titre de Laurent Jullier, et pour être sensible au « pouvoir de la photographie », tels que Peter Fetterman lui rend hommage ; alors que les métamorphoses photographiques permettent l’étonnant ouvrage aux cent allégories de Peter Greenaway. Mais entre littérature et art plastique, Olivier Pé engage un récit en forme de triptyque, de Chaos logos en passant par Poétique de l’amant, jusqu’aux extrémités incertaines d’Où commence la nuit. Là où, au contraire de l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle « ce qui s’étiole de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique c’est son aura[1] », peut éclore une aura photographique, l’on peut affronter le « chaos logos »…
Le préjugé commun voudrait que regarder la photographie ne s’apprenne pas, qu’elle soit immédiatement compréhensible, dès l’instant donnée à voir, une fois pour toutes, en une facilité évidente et enfantine… Pourtant, il en est d’elle comme du réel, et a fortiori de l’art, il est nécessaire, indispensable, d’« apprendre à regarder la photographie », ainsi que le propose l’essai en forme de manuel fort illustré de Laurent Jullier.
Moins une fenêtre qu’un regard, la photographie ne compte pas seulement comme chose vue, mais comme « une nouvelle paire de lunettes pour observer la réalité ». L’essayiste et historien fait d’abord la différence entre « empreinte du monde » et images « résultant s’un trucage », comme lors des fantômes du spiritisme à la fin du dix-neuvième siècle. Si la distinction n’est pas toujours aisée, elle est en tous cas réductrice ; car zones d’ombres et de flous, dosage de la lumière peuvent paraître truquées en dépit du choix et du respect du phénomène observé. Il faut alors découvrir, le bon angle, la bonne distance, le bon cadrage, ce qui est loin d’être aussi intuitif que le naïf et le vulgaire le croiraient. La mise en scène, presque théâtrale, voire allégorique, s’oppose à l’instant saisi et sa spontanéité. Et même le flou, accident malheureux, peut être appréciable et choisi, comme « le flou de bougé » qui acquiert quelque chose de pictural. De toute évidence, le genre ancien du portrait se trouve révolutionné, jusqu’au « selfie », cet égo-portrait, tandis que ce que nous pensions être le domaine exclusif de la photographie – soit l’espace – aborde une nouvelle dimension : le « temps suspendu ». De la mise au point à la perspective, de l’infographie au choix entre le noir et blanc et la couleur, tout est détail d’importance, tout est technique sûre, si simple paraisse-t-elle, pour le réel photographe, tout est intellect du regard en somme. Ainsi nous saurons pourquoi telle image nous frappe, nous émeut, reste marquante pour notre sensibilité, notre intelligence, autant que pour l’histoire de ce qui est finalement un art. Car elle dévoile et construit ce que sans elle nous n’aurions pas vu : « L’œil-caméra » doit savoir surprendre et déployer un monde, du microcosme au macrocosme.
Les intentions de l’artiste sont-elles de montrer, de démontrer, de susciter le plaisir ou l’horreur, la stupéfaction ou l’apaisement… Le militant se demande comment changer le monde avec une image, fanatique usant de la propagande, quand l’humaniste délicat préfère la persuasion et la conviction, surtout lorsqu’ « après l’amour la guerre hélas est une pourvoyeuse d’images mythiques plus grande encore ». Si les clichés de Robert Capa – un soldat tombant pendant la guerre d’Espagne – ou d’Eddie Adams à Saigon – un pistolet tendu vers la tempe d’un malheureux jeune homme assassin – nous préférons la tendresse du baiser de Robert Doisneau, voire l’éros rouge et rouge, jusqu’aux subtilités de ce que certains ne sauraient qualifier que de pornographie, alors que l’éloge de la chair s’accompagne de celui de la sensibilité et de l’amour ; ce que notre Laurent Jullier hélas ignore…
Très pédagogique, bellement mis en page, illustré avec générosité, autant couleur que noir et blanc, dix-neuviémiste et contemporain, même si la couverture, passablement plate, ne rend pas justice à de telles dimensions, cet ouvrage de Laurent Jullier, qui sut également montrer comment analyser un film[2], ravit les yeux et l’intellect de celui auquel un surcroit d’initiation ne fera jamais de mal.
Répondant au dernier chapitre du précédent, intitulé « Le pouvoir des images », voici, presque divinisée, Le Pouvoir de la photographie, sous la gouverne de Peter Fetterman. Plus austère, car presqu’exclusivement en noir et blanc, soit un purisme conservateur, il exhibe en couverture le profil d’une nageuse au bonnet de bain par Len Prince, que le soin photographique change en une sorte de déesse égyptienne hiératique. Cette fois nous ne découvrons pas un florilège de la photothèque universelle, mais la collection du galeriste Peter Fetterman ; quoique nombre d’entre ces images soient fort connues, fort reproduites. Musée personnel et idéal, il n’en reste pas moins le plus souvent sagement réaliste, mais sans l’ombre du tragique. Sa prédilection l’a porté vers des œuvres purement graphiques et pourvoyeuses de sérénité, à chaque fois complétées par une citation de leurs auteurs ; donc de méditation. En ce sens en la photographie repose le pouvoir insigne, à l’occasion d’un « coup de foudre », de susciter en nous la conscience de la beauté. De plus, diffusant sur son blog ces images pendant la pandémie de covid, et dont il n’est que « le gardien temporaire », il eut la surprise de recevoir maints témoignages arguant de leur capacité de consolation, voire de surmonter un temps néfaste.
Ce sont en majorité des portraits, des corps, témoignant de la présence humaine, et de sa capacité à dépasser le temps dans le cadre d’une photographie qui en garde la vie. Anonymes ou personnalités célèbres, tels Abraham Lincoln, Winston Churchill ou la Reine Elizabeth, jusqu’à l’inaugural Jean-Michel Basquiat, ils offrent leur présence, presque réelle, suscitent la prescience de leur voix, de leur destin. Ils patinent sur la glace pour aller servir des cocktails, ils rivalisent de pas dansé, d’amitié, de joie.
Plus rarement un détail naturel révèle son caractère précieux, tel que Minor White met en valeur un lierre en Oregon à la limite de l’abstraction veloutée, nacrée: « Le fil ténu entre réalité et photographie a été tiré au maximum, mais ne s’est jamais cassé. Ces abstractions naturalistes n’ont pas quitté le monde des apparences, car pour cela il faudrait briser le point le plus fort de l’appareil photo : son authenticité ».
Comme le dit Mario Cravo Neto, à l’occasion d’un visage et d’une main noirs saisissant le bec d’un blanc cygne, il s’agit de « développer la transition entre l’objet inerte et l’objet sacré. C’est tout simplement une posture religieuse, en photographie, que j’aimerais adopter ». Lorsque les dieux sont morts, pour paraphraser Nietzsche[3], une telle profession de foi est celle de l’art tout entier, elle est et doit être également la nôtre.
Abbaye Notre-Dame, Fontgombault, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Apothéose de la photographie de nus, du trucage et de l’infographie, au secours du renouvellement de traditions iconographiques séculaires, voici les cent allégories de Peter Greenaway, cinéaste anglais du Meurtre dans un jardin anglais, ainsi que The Pillow Book, né en 1942. Une idée abstraite devient grâce au secours de l’image un personnage le plus souvent féminin, auquel on associe des attributs, soit des objets symboliques. Ces hommes et ces femmes sont nus, comme il se doit des égéries de l’Antiquité et surtout de la Vérité. Si l’artiste aux dons polymorphes ne suit pas rigoureusement les canons traditionnels, lorsque les Muses ne sont que trois hétérodoxes – la Danse, la Beauté et la Peinture –, Peter Greenaway fait preuve d’inventivité aussi bien thématique que plastique.
Les corps ne sont pas forcément les plus beaux : ce sont plus de cent-cinquante citoyens volontaires de Strasbourg, associés au projet, avec le concours de l’agence de traitement d’images Andromaque. Ainsi le ciel des allégories archétypales s’incarne dans le quotidien, en intégrant des gestes picturaux, des collages, des gravures anciennes, et bien des motifs tirés des propres films de l’auteur. Les fonds des musées sont sollicités, mais aussi, plus modernes, les matériaux de la mode et de la publicité. Le bric-à-brac baroque, vivement coloré, se fait fascinant, digne d’être à chaque fois décrypté, non sans humour… Défilent « Orpheus », « Vénus » et sa pomme d’or, « La destinée », « Le Maître du Temps », venus de la mythologie grecque. Mais aussi des figures intemporelles, voire plus contemporaines, traitées de manière cryptique et ludique : « Le Matheux », « Le Philosophe », « Le Nageur », « L’Exhibitionniste ». Plus insolites encore, « La Maîtresse d’encre », ou « Le Pédant » multipliant les livres, les signes et les calligraphies, alors que nous intrigue « Le Gardien des livres interdits » ; toutes allégories bénéficiant en fin d’album d’une notice généreuse. Et comme une mise en abyme, l’on découvre « Les Allégoristes » exhibant fouet, globe, bougie, trompette et serpent. Soit une façon pour le moins originale, hautement étrange, étonnement luxueuse, de dire les idées et de les enluminer, sur un fond souvent textuel, à la lisière du manuscrit médiéval onirique et de la fantasmagorie cinématographique.
Il est temps de se pencher sur les livres d’artiste d’un discret photographe et poéticien très contemporain. En l’espèce le Liégeois Olivier Pé. Dès les couvertures de ce qui est devenu un triptyque, l’on devine que la main est autant matière que concept, autant faire que sens. Elle est la mesure de la création et de la géométrie pour ce qui est le volet central, Chaos logos, le réceptacle de la couleur, de l’auteur et du titre pour Poétique de l’amant, l’empreinte et la trace de la terre qui la salit noblement pour Où commence la nuit.
Alors que le titre semble le suggérer, en un souvenir réactivé de l’amour courtois médiéval, peu de textes s’inscrivent dans Poétique de l'amant, un livre d'images souvent venues du règne végétal. La lumière, la suavité, l’ombre s’invitent en cette galerie photographique, qui semble, plus qu'un livre, développer un parcours sensuel, une distribution aléatoire de l’émoi et de la beauté, cependant parfois fragile, hésitante. Là il « ne reste que quelques hématomes pour témoins, des images en échos… qui racontent l’amour ».
Cependant si les textes en tant que tels – fragments de poèmes en prose ou de vers libres – sont rares, les images en sont friandes. L’on découvre des mots faits de graphismes à la craie blanche, à la terre brune, de brindilles de bois assemblées… Dédié à « l’impétueuse nécessité d’aimer », le déroulé spatial et temporel des images égrène une confidence faite à une femme qui n’est pas nommée : la femme labile de la tendresse, la femme éternelle des fantasmes. Cette dernière, inatteignable, est rarement montrée, sauf par quelques détails de la peau, d’un sein pris dans une main protectrice, à moins que ce soit elle, cette charmante brune en robe bleue qui cherche à épier on ne sait quel mystère dans l’ombre d’une grille, cette nageuse flottant dans l’eau claire et qui exsude un chapelet de bulles...
Plus insistant est le narrateur poète et photographe, dont les autoportraits, la main, ponctuent la quête autant intérieure que parmi des marches à gravir, des rivages et des falaises à arpenter sac au dos, en randonneur du temps et de l’espérance. Il se dissimule derrière des feuillages exotiques, porte dans la conque de ses mains des feuilles, vertes et jaunes, mange une poignée de feuilles dorées, résonnant avec la formule symbolique : « Sève à l’œuvre ». Au bout de son bras enlacé de lierre, un petit bout de papier, infiniment banal et cependant précieux, porte l’inscription « elle ». Combien cette photographie est émouvante ! Et puisque ce livre est dédié « à tous les épris », probablement faut-il subodorer que ce « Pour AO », dissimule quelque dame sensible – espérons-le – à un tel vibrant hommage.
Plus puissamment encore, dans Chaos logos la mise en scène d'images, de mots, de sensations, relève de l’allusion à l’originel chaos des Métamorphoses d’Ovide – « On l’appela Chaos, mélange ténébreux / D’éléments discordants mal ordonnés entr’eux[4] » – et de la Genèse biblique – « Au commencement était le verbe», plus exactement « Entête, lui, le logos et le logos est pour Elohim[5] ». Du primordial chaos jaillit paradoxalement le logos, du bruit de fond des images jaillit un sens à élucider et construire. Là est peut-être la nervure de l’esthétique d’Olivier Pé, photopoéticien d’un cabinet de curiosité monde…
Poème visuel à l’horizon élargi par rapport aux précédents, Où commence la nuit clôture – du moins provisoirement peut-être – une trilogie initiée en 2020. Le livre n’est pas aussi crépusculaire que l’on pourrait le craindre : « j’ai vu le bleu du ciel perdre connaissance, rendu à son obscurité, à ces tréfonds qui nous éveillent ». Car le paradoxe est tel que la nuit totale ne peut être photographique, il faut une perte qui soit une lumière, si vacillante soit elle.
Entre la photographie inaugurale où l’homme porte une lourde et quadruple pancarte indiquant « incertain » et « lointain », puis celle conclusive d’un tableau noir où s’inscrit à la craie « une aurore déshabille et emporte le regard », toute une progression, erratique, se développe. Une porte vieux rose dans la forêt ne mène à rien d’autre que la forêt, ou à cette porte elle-même : n’en doutons pas, il s’agit des « portes de la perception », pour reprendre le titre d’Aldous Huxley[6], quoique sans besoin d’hallucinogène, l’art du photographe y suffisant.
Un miroir où monte l’ombre, des portes aux vides embrasures, des architectures silencieuses, des surfaces lisses ou rugueuses, tout tente d’approcher les mystères de la matière. « L’ordre des choses » se fend d’un coup de lame disparue, aussi l’injonction est récurrente « Tends les yeux ». Au point que le crâne du photographe ait des yeux derrière la tête. Qu’un clou de bois s’enfonce dans un autre crâne de pâte à modeler… De plus le mot « isola », hautement signifiant, s’inscrit à l’arrière de la calvitie. Il y a tant d’ombres portées du corps, d’allusions au squelette, que l’on est contraint de voir là une série de vanités, dans la tradition baroque. Quant au papier, support de l’écriture, il est souvent froissé, porté à dos d’homme comme un vaste chou-fleur, changé en cartons vides, découpé, gaufré, tellement blanc qu’il semble stèle de marbre… Quoiqu’à dominante de noir et blanc, de grisé, le livre explose parfois de rouge, de jaune et de bleu, d’étoiles, dans une nuit métaphysique où l’autoportrait de l’auteur se voit contraint de se mesurer avec un rapporteur ; en écho à la couverture de Chaos logos, où le cadrage photographique se penchait vers un cadre vide : au-delà de l’image, le vide ? Peut-être Olivier Pé est-il un de ces photographes dont Walter Benjamin disait qu’il était « héritier des augures et des haruspices[7] »…
Ces moments collectés avec soin sont moins réalisés pour l’espace d’une galerie d’art – quoique cela soit évidemment possible et souhaitable – que pour la succession organique des pages d’un livre. Olivier Pé est né à Liège en 1972 où il continue à s'éprendre du mieux qu'il peut, du corps féminin et de sa capacité à sentir, penser et aimer, de la fragilité et de l’intensité de la vie, de la poursuite de la beauté menacée… L’on aimerait écouter ce Professeur à l’Ecole Supérieure des Arts Saint-Luc de Liège, qui demeure un artiste plasticien singulier, authentique, explorateur polymorphe des pouvoirs de la photographie, sans aucune gêne de la modestie des moyens techniques, poète laconique et sensible, résolument contemporain et cependant inspiré par toute une tradition lyrique. La nature est son atelier où l'homo logos suscite des mots terreux, sableux, cendreux, aériens et lumineux, le corps, en particulier le sien est chargé de stigmates, bavard de ses cinq sens scrupuleux et humbles... Ses photographies ont quelque chose de nu, mais d’une pudique nudité, en une confidence au lecteur qui espère ébranler le monde et son effroi ; mais dans le sens de la tendresse au monde.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2020, p 22.
[2] Laurent Jullier : Analyser un film, Champs Flammarion, 2022.
[3] Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, aphorisme 108, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 2019, p 1028.
[4] Ovide : Métamorphoses, Crapelet, 1808, traduction Desaintange, p 5.
[5] Evangile de Jean, I 1, La Bible, Desclée de Brouwer, 1985, traduction Chouraqui.