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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 14:07

 

Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier.

 

Synopsis, Sommaire,

 

Prologue.

 

 

      Grâce à une sagacité hors-pair, une douzaine de meurtres inexpliqués et sans lien apparent trouvent leur déraison d’être dans la Bibliothèque du meurtrier. Mais avant de lever le voile sur l’auteur de ces crimes savants, il faudra découvrir le musée du bibliophile aux trésors incroyables. Et surtout lire les récits étonnants qui composent le puzzle de ses fantasmes et mènent, parmi le labyrinthe, à son ultime cache. Qui sait si un détective opiniâtre et une bibliothécaire dangereusement recluse permettront d’opposer au mortel mausolée le soin de l’amour…

 

Prologue

I :  L'artiste en maigreur

II : Enquête, pièges et labyrinthe

III : L'Ecrivain voleur de vies

IV : La salle Maladeta

V : Les Neiges du philosophe

VI : Le club des tee-shirts politiques

VII : Le Clone du CouloirdelaVie.com

VIII : Morphéor

IX : Meurtre Academy.

X : Confessions d’un excréteur de livres

XI : La Tyrannie contre les livres ou Les bibliothèques assaillies

XII : La tempête de beauté. Epilogue amoureux

 

 

Biblioteca del Parador Monasterio de Corias, Cangas de Narcea, Asturias.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Prologue.

 

 

 

      Est-il possible qu’une bibliothèque universelle, donc vertueuse, soit le siège, le repaire, d’un génie du mal ? Quoiqu’il ne s’agisse guère d’un roman policier, l’acmé de l’élucidation était sur le point de révéler ses secrets, du moins sa première strate. Après deux mois d’une enquête filandreuse, erratique, plus que décevante pour un Juge d’instruction appliqué autant que d’âge mûr, j’étais enfin maître de l’indice qui allait nous livrer notre meurtrier en série, ce monstrueux cliché des fantasmes et du réel. Il était six heures moins vingt minutes dans ces bois de conifères, humides et brouillardeux, où votre narrateur, Bertrand Comminges pour vous servir, se caillait consciencieusement les fesses contre un granit sévère. Dans dix-neuf minutes et quelques secondes, nous allions pouvoir donner l’assaut à ce vaste chalet, aussi fantomatique qu’un bunker gothique dans la brume, fenêtres sourdes et vue isolée sur la nuit des Alpes.

      Voilà un homme qui était le chaînon manquant entre une douzaine de meurtres inexpliqués, d’abord sans le moindre lien apparent. Ni le sexe, encore moins le sex-appeal, ni l’âge, ni l’origine géographique, ni le milieu social, ne nous avaient jusque là permis d’imaginer la moindre cohérence. D’autant que le mode opératoire était à chaque fois différent, sans ce moindre point commun qui attise et oriente l’odorat de l’enquêteur : une prostituée trop mûre égorgée dans un caniveau désert, un empoisonné au cyanure dans son verre à dents, une jetée ligotée du haut d’une falaise de craie normande, un écrasé par un bulldozer de chantier, une chômeuse révolvérisée au volant de sa voiture, un matraqué sur la nuque, une empalée sur un piolet, un pendu sénescent qui n’avait pu se pendre seul, une noyée olympique dans un étang minime, un mort de faim et de soif attaché devant un buffet garni moisi, une flèche de compétition dans le thorax d’une jeune banquière, un psychanalyste célèbre étouffé par du papier mâché.

      - Allons, me moquait alors le Procureur Général de sa voix grasseyante de lessiveuse au savon de Marseille, ces meurtres aussi jolis que salopards n’avaient que le point commun d’être irrésolus, d’être sans point commun.

      - Pouvez-vous croire que douze meurtriers différents puissent ne laisser la  moindre trace de leur ADN ?

      - Hasard… Nos criminels deviennent de plus en plus soigneux, avertis qu’ils sont par nos polars, nos films, nos séries consacrées à la police scientifique.

      - A croire qu’il opérait avec un masque chirurgical et des gants blancs.

      - Penseriez-vous à une sorte de club des parfaits meurtriers ?

      - Il est plus facile d’être parfaitement rationnel seul.

      - Vous l’avez dit : aucune signature ne lie ces cas isolés dans le temps et dans l’espace.

      - Laissez-moi poursuivre, Jossard…

      - Allons Bertrand, cher Juge Comminges, par amour de l’art spéculatif, je vais vous laisser continuer. Et pour les séductions de l’esthétique policière que vous me faites miroiter. A l’ouvrage ! Mais je vous donne quinze jours ; et vous me livrez vos conclusions idéales pas plus tard qu’hier…

      Je crus bien avoir abusé de son indulgence. Jusqu’au douzième jour où je réalisais que deux victimes étaient des bibliomanes forcenés. Que nos douze victimes avaient tous une abondante et démente bibliothèque. D’abord, la chose déboucha sur une impasse. Quoi de commun en effet entre un collectionneur de livres anciens, un autre de poches, une autre de romans sentimentaux à deux balles, une autre encore… la liste en serait aussi fastidieuse que vaine, pensions-nous.

      De guerre lasse, et faute d’autre perspective consolante, je me résolus pourtant à dresser jour et nuit les catalogues de ces douze bibliothèques si disparates. Me voilà chu papivore et gratte-papier, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à me sentir enquêteur fantôme, inspecteur en papier mâché… Rêvant à juste raison -mais je ne le savais pas encore- que s’il y avait là meurtrier en série, la seule distribution aléatoire ne pouvait satisfaire aussi bien le pur obsessionnel que l’adroit logicien. Un fil d’or devait surgir pour relier tous ces livres et nous guider vers l’auteur de cette création aberrante : un agrégat mortuaire. Il fallait bien qu’un jour la qualité conceptuelle de sa prestation soit reconnue par les annales de la police, qu’elle entre dans la splendeur des grands rendez-vous judicaires de l’Histoire. Un meurtrier en série ne peut se satisfaire de l’inconnaissance de son œuvre. Notre seul point commun visible, quoique peut-être aléatoire, devait être exploité jusqu’à ses plus extrêmes limites. Si, au bout du compte, il n’y avait rien à en déduire, c’est qu’il ne s’agissait que de douze meurtres isolés qu’il fallait reprendre un à un, par douze équipes indépendantes. Par haine de l’art criminel et par amour de l’art judiciaire, je ne pouvais me résoudre à cette piètre perspective. Sans retard aucun, il me fallait me mettre au travail, brasser les poussières du papier, du carton et du cuir, lister, rayon par rayon, colonne par colonne, douze bibliothèques souvent surprenantes, plus souvent encore fastidieuses, parfois franchement répugnantes.

      Le psychanalyste avait réuni cinq mille et quelques éditions, en une douzaine de langues, des œuvres et leurs critiques, de Sigmund Freud et de Jacques Lacan. Sans compter leurs suiveurs, prophètes, prosélytes, fondés de pouvoir et trésoriers… Jamais je n’aurais cru imaginer qu’un tel montage fictionnel eût pu générer tant de postulats anti-scientifiques, tant de gloses révérencieuses, tant de commentaires jargonneux et autres pitoyables calembours.

      L’homme du chantier avait trois mille deux cent treize volumes pornographiques, du type sex-shop contemporain, sur des étagères de récup tachées de ciment. Je les parcouru le nez pincé, tachés qu’ils étaient d’auréoles suspectes, impressions couleurs sur papelure-chiotte ou papier glacé de corps marrons emmêlés, pénétrés, aspergés, ou textes pseudo-orientaux pour harems en folie, illustrés à la hâte de graphismes priapiques et de grottes humides, évidemment sans nom d’auteur, sauf quelques évidents noms bateaux ou pseudonymes abracadabrantesques. Pauvre de moi ! Je ne pus m’empêcher, après quelques frénétiques manipulations de mon sexe soudain turgescent, de polluer l’un d’eux (blonde odalisque, cuisses félines, toutes lèvres ouvertes, soupirs et halètements crescendo) de mon exigeante et brûlante semence. On constatera combien le vocabulaire de ces opuscules torchonesques avaient pollué ma langue…

      La jeune fléchée consommait des centaines d’imprimés sportifs. La pauvreté du vocabulaire y était stupéfiante. Malgré les envolées lyriques, olympiques et nationalistes. On aurait pu tout savoir de la boxe dans les années quarante, du cyclisme des grands Tour, si les numéros des journaux n’étaient pas lacunaires, si les couvertures n’étaient pas insolées, déchirées…

      Le pendu n’aimait que les poches. Ils étaient classés par numéros, du 1 au 500, sur des étagères briques et planches brinquebalantes. Il manquait parfois un numéro, signalé par un fantôme de carton. Il devait passer ses loisirs à se pendre après les soldeurs et les brocantes pour tenter de mettre dans sa poche les numéros manquants. Certes, il y avait là-dedans de grands titres, mais les lisait-il ?

      La chômeuse était fan des romans sentimentaux en séries (Harlequin, Delly et autres Barbara Catland) sûrement ramassés dans les dépôt-ventes et les Secours catholiques. Cela ne méritait pas d’autre commentaire de ma part, je n’étais pas historien des fausses mœurs.

      Le violoncelliste cyanuré entassait évidemment, dans un bordel putrescent, neuf mille bouquins sur la musique classique, dont trois mille répétitions de sa thèse invendue sur la folie de Schumann. Bien des volumes eussent mérité la révérence d’un érudit. Las, le degré d’humidité qui régnait dans cette cave qui devait servir d’obsessionnelle salle de violoncelle, avait rendu dangereux la manipulation de ces éponges déreliées.

      La prostituée aimait les livres de médecine et de chirurgie, si possibles anciens, avec un goût prononcé pour les organes génitaux, leurs aberrations, leurs maladies vénériennes. Des tomes épars d’ouvrages savants avaient dépecé des collections qui ne seraient plus jamais complètes au profit de cette fixation auto-génitale, d’autant que les pages consacrées aux organes mâles avaient été sauvagement castrées, vengeance pitoyable…

      Le mort de faim avait amassé, sans surprise, les opuscules culinaires, comme dans une choucroute aux mille garnitures. Sept-cent cinquante manuels de cuisine en une dizaine de langues, de bœuf et d’agneau, dirait le calembouriste, aux photos colorisées technicolor…

      L’empalée était fan des récits d’escalades et d’expéditions montagnardes. Au point qu’il fallût escalader sa bibliothèque solidement fixée au mur pour en découvrir les rayonnages supérieurs.

      Celle que la marée avait fouaillée dans la craie de sa falaise goûtait les aventures maritimes, exclusivement si l’on y parlait de naufrages. C’était peut-être là la plus belle et plus rare collection, même s’il n’y avait, fait notable, que quarante-sept volumes.

      La noyée olympique ne se sentait gâtée que par les livres pour enfants. Mais où un collectionneur aurait imaginé un bel et curieux édifice d’enfantina, ce n’était que ramassis de vide-grenier, de Martine à la ferme, de Picsou et Mickey Parade, au mieux de Comtesse de Ségur. Seuls un sociologue en mal de thèse aurait pu s’y intéresser à défaut.

      Enfin, le matraqué choyait les reliures mosaïquées, qu’importe le genre et le sujet que leurs pages parcouraient. Il y avait bien là quelques auteurs d’un certain renom, mais la plupart, Gyp, Boylesves, Estaunié, Willy ou Rod, méritaient très probablement le juste oubli où le jugement placide du temps les avaient plongés.

Aucune de ces bibliothèques n’était totalement satisfaisante pour l’esprit, ni réellement belle et complète, ni réellement intelligente, bruissante et apaisée… Médiocres, ou parfois simplement curieuses, obsessionnelles toujours. De plus, il n’y avait que rarement de rapport entre les livres amassés et le mode opératoire criminel : seuls la noyée, l’empalée et le mort de faim avait vus leur mort couronner leur passion.

      Jusqu’à ce que sur mon écran l’évidence me morde les yeux. Chaque bibliothèque, luxueuse ou pourrave, possédait un livre d’Allan Maladeta, auteur fameusement inexistant dans n’importe quel catalogue au monde, ni même dans aucun fichier d’identité, si l’on exceptait quelques vieillards cacochymes, deux ou trois enfants et un diplomate américain qui visiblement avait toutes les excellentes et vertueuses raisons pour ne qu’on ne se donne même pas la peine de le déranger un instant : pur homonyme. Il ne me restait, exalté, frénétique et rouge d’impatience, qu’à me jeter à corps perdu dans la lecture de ses œuvres-clef…

      Hélas, je déchantai bientôt. Ce n’étaient que pastiches, habiles certes, mais sans grandeur aucune, des genres dont ses victimes avaient été friandes. Il avait fallu que cet Allan Maladeta paie douze imprimeurs aux mentions évidemment fantaisistes et invérifiables pour réaliser des volumes d’aspects si différents… Même la reliure mosaïquée aux fers dorés signalant avec gloire le nom cet auteur dont l’immortalité était plus que compromise ne renfermait qu’un très mince recueil de poésies laconiques et post-symbolistes d’une médiocrité sans nom, tant les poncifs y étaient creux. Je crus un moment qu’aucun de ces douze livres n’allait me livrer le moindre indice tant leur pagination était à chaque fois réduite, tant les marges vides étaient grandes, tant les textes aux interlignes généreux et à la typographie confortable étaient avares de détails qui auraient pu être personnels. Le pasticheur talentueux restait parfaitement transparent. Quoique peu courageux ; certainement il avait dévoué son énergie d’auteur ailleurs que dans ces douze cailloux blancs pour jeu de piste excitant…

      Certainement le bougre avait dû disposer dans ce rébus un indice, un nouveau point commun. Cette fois, je ne mis pas longtemps à le débusquer. Chaque faux livre d’Allan Maladeta mentionnait et décrivait partiellement un chalet et son environnement alpestre… Et ce fut justement le recueil intitulé Poésies fugitives, celui dont l’ennui était le plus soporifique qui m’en donna la clef, grâce à un sonnet pitoyable : « Le chalet d’Hauterive », dont je dois me résoudre à citer les médiocres alexandrins : « Situé sur le flanc sud du pic des Grands Rapaces / Le chalet imposant mire ses volets bleus ».

            Je ne tardais pas, grâce à Google Earth, à le repérer, au-dessus d’Evian, puis, sur place, à vérifier l’authenticité des « volets bleus ». Quant au Allan en question, s’il n’existe encore dans aucune bibliographie, il existait bel et bien, ou plutôt mal, dans l’état civil, sous le nom de Serge Hourgade. Rentier, selon toute apparence, payant correctement ses impôts locaux à Hauterive-sur-Monts. Hélas sa nationalité suisse s’avéra bientôt aussi lacunaire que le trou d’un gruyère…

      Voilà qui excita Jossard comme un troupeau de puces :

      - Foncez, mon petit Comminges, courez, volez ! Je vous envie, vous savez. Si ma santé me le permettait, j’irais avec vous fouler la gelée blanche auprès du repaire du loup…

      Je savais trop bien que seule son addiction aux cocktails trop colorés et sirupeux, aux repas pantagruéliques et profonds comme la nuit l’empêchait d’avoir ma vélocité et la volonté nécessaire…

      Sous de rouges cirrus qui étranglaient le crépuscule et au moment exact où la lumière du soleil levant frappa la neige du plus sommet environnant, je donnai le signal de l’assaut. Aussitôt l’habitation cernée, assiégée, un homme posté à chaque fenêtre à chaque porte, on sonna. Dans un silence sépulcral… Un expert en serrurerie ouvrit en quelques minutes, désamorça le signal d’alarme qui hurlait à arracher l’aube de son lit. Le vaste chalet était vide de tout habitant, sans la moindre bibliothèque. M’étais-je lourdement trompé ? Où donc m’étais-je lourdement trompé ? L’intérieur, parfaitement anodin, quoique un poil luxueux, de ce luxe impersonnel qui sent le décorateur payé au mètre, l’habitant qui n’habite pas, sauf peut-être la cuisine, le truc régulièrement déserté, sauf par une entreprise de nettoyage.

      À quoi pouvait servir une maison sans bibliothèque ? Surtout celle de l’Allan Maladeta que je croyais si bien connaître… Il y avait bien un écran plasma, assez vaste, et quelques dizaines de dévédés sur les rayonnages d’une étagère, mais aucun n’était un film d’Allan Maladeta. Des classiques, des comédies, des films d’actions. Devais-je tous les visionner ? J’en emportai quelques uns dans ma chambre d’hôtel, histoire d’unir les soucis de l’enquête et le repos du divertissement. Aucun n’était rien d’autre que ce que les boitiers promettaient.

      Quand, un soir, totalement désœuvré, désemparé, y compris par mon collègue de la Scientifique qui n’avait trouvé - un comble ! - que les empreintes de l’équipe de nettoyage qui se révéla avoir été commandée par un mail non archivé et payée par une enveloppe de liquide déposée sans laisser le moindre souvenir, croyant sortir par ennui un boitier intitulé La Caverne (sûrement un de ces films grotesques où les araignées géantes sortent de leur nid pour menacer l’humanité, me disais-je) je sentis sous mes doigts un mince volume relié de vélin blanc -visiblement une édition austère et séparée de Platon- en même temps que j’eus la surprise d’entendre un étrange déclic. Un chuintement musical s’ensuivit, en même temps que l’étagère se mettait toute entière à glisser, comme sur un rail invisible que le sol aurait celé, découvrant enfin l’escalier intérieur que les mesures du chalet ne m’avaient pas laissé subodorer.

      Bien sûr, m’exclamai-je avec une certaine déception policière, mais aussi l’excitation sans nombre du bibliophile que j’étais déjà devenu, il s’agissait en sous-sol, comme un coffre-fort suisse, d’une autre bibliothèque ! Facettes nombreuses d’étagères comblées de cuirs colorés, de vergés et de cartonnages, visiblement bien plus précieuse et démentiellement plus nombreuse que celles que j’avais appris à connaître parmi le premier cercle des victimes. Je restai un moment interdit dans l’entrée de ce qui promettait d’être un autre labyrinthe, une autre et décourageante énigme, une bibliothèque aux salles successives et dont la surface excédait certainement celle du chalet qui la surmontait. « Fichus bouquins », m’exclamai-je entre mes dents serrés. Mais il s’agissait cette fois d’un somptueux labyrinthe de livres, et qui me séduisait malgré moi. Fallait-il que je me tape encore un catalogue, pire et plus exponentiel encore que les précédents ?

      Effleurant le dos de cuir sang de pigeon d’une reliure dont les fers dorés disaient qu’il s’agissait du Songe de Polyphile, je me sentis couler au-dedans de la gorge et de l’œsophage, dans le battement de mon sang, une émotion nouvelle. Oui, là étaient la chaleur et la vie de l’humanité, son élan vers le savoir encyclopédique et la figuration par la fiction. Pourquoi fallait-il que la quête d’un meurtrier, que la bibliothèque d’un meurtrier me les aient révélés ?

      Quand je crus entendre comme un soupir lointain… Avançant parmi les rayonnages - couloirs de maroquins, alcôves de chagrins, tournants de vélins - j’entrai dans une chambrette. Sur un lit aux draps blancs, une femme aux traits hâves gisait, blême parmi ses cheveux blonds cendrés, ses lèvres exsangues murmurant à mon approche un faible et pathétique :

      - Qui que vous soyez, aidez moi…

      Elle tendit une main longiligne et gantée de blanc que j’eus le temps de saisir avant qu’elle retombe.

      - De quoi avez-vous besoin ? Demandai-je un peu stupidement.

      - Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…

      Il me sembla que cette énumération tenait plus du délire que de la boutade pour salon de thé gourmand. Soudain, je compris : elle mourait de faim, la pauvrette. Frénétiquement, je pianotai le numéro des Secours sur mon portable.

      Gros bêta, je lui tins patiemment la main, palpant son pouls aux performances bien modestes, en attendant l’arrivée d’une paresseuse ambulance. Dire que j’avais passé une semaine à tourner comme un écureuil dans son tambour, parmi ce maudit chalet à la banalité trompeuse, sans imaginer un instant la présence de cette bibliothèque emboîtée, dans laquelle ce satané Maladeta avait enfermé (depuis combien de temps déjà ?) cette prisonnière émaciée…

      Je me souvins que j’avais toujours un jus de fruit exotique dans mon sac-bandoulière. L’assurant de mon identité et qualité, je courus le lui chercher, le lui versait par petites goulées sur la langue ; ce dont elle parut ébahie d’une reconnaissance qui me rendit puérilement heureux, bien que peu sûr qu’il s’agît du soin première urgence adéquat…

      - Plus tard. Je raconterai… Merci. Merci. Lisez, surtout lisez… Elle retomba sur son oreiller épuisée par cet effort surhumain ; cependant plus sereine. L’ambulance ululait en effet.

      - On l’emporta. Avec les précautions requises. Avec une perfusion de je ne sais quoi. Du glucose peut-être. Je fus frappé, au dernier instant de son évacuation, par l’intensité bleutée de ses yeux immenses dans la maigreur…

      Un peu égaré, pour le moins déstabilisé par la soudaine découverte d’une victime d’un nouveau genre, j’appelai les collègues de la Scientifique pour qu’ils couvrent cette bibliothèque, dont je n’avais pas encore mesuré le nombre de salles, couloirs, alcôves et escaliers bibliophages, de leurs chasses aux empreintes et autres traces exploitables. La chambrette de ma squelettique trouvaille était monacale. Un lit une place, un petit bureau de bois, une chaise du même type Ikéa de base, deux portes, l’une pour une salle de bain, l’autre pour une cuisinette équipée, avec placard, frigo et congélateur pleins d’emballages de nourritures vides : viandes et gâteaux, légumes et plats cuisinés désespérément absents. Le tortionnaire lui avait-il offert tant de nourritures pour qu’elles s’épuisent avant la mort par inanition, si le contre la montre de l’enquêteur inconscient du compte à rebours ne la délivrait pas ? Ou l’avait-il laissée dès le premier instant en compagnie de tant d’emballages sadiquement vides ?

      Quand je réalisai que j’avais encore à la main le volume que m’avaient confié les gants de lin blanc de ma famélique bibliothécaire aux yeux de fantasme bleu. Un mince in-8 relié plein maroquin gris nu. Au dos des Didots d’or… Tudieu ! L’auteur… Allan Maladeta en personne ! Et le titre : L’Artiste en maigreur. Satané ironiste, ce malade, ce dingobouquins !

      Pendant que mes confrères baladaient leurs petites lumières bleues, leurs houppettes à poudres révélatrices, en vain, semblait-il, je refusais les nombreux fauteuils club au cuir sensuel et coloré qui étaient disposés comme d’incompréhensibles pièces d’échec dans une douzaine de parties de la bibliothèque. Je cherchai un coin tranquille : dans une sorte d’alcôve, uniquement ornée de centaines de reliures de vélin blanc aux dos incompréhensiblement griffonnés, je me confiais à un fauteuil solitaire qui me tendait opportunément ses bras blancs. Précautionneux, respirant la proximité d’une lecture probablement fétide, malgré le soin d’un beau papier verger aux nuances crémeuses, j’ouvris L’Artiste en maigreur d’Allan Maladeta :

Thierry Guinhut

Une vie- d'écriture et de photographie

Lire la suite : L'Artiste en maigreur

 

Real Biblioteca del Monasterio de El Escorial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.

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11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 18:13

 

Museo Goya, Zaragoza, Aragon. Photo T. Guinhut.

 

 

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier.

 

Roman

 

I L’artiste en maigreur.

 

 

 

      C’était l’heure vivante, profuse et bruissante du vernissage des Figures du jeune Jonas Melville. Figures II plus exactement. Après celles sous-titrées « Masques d’art » qui avaient stupéfié critiques et collectionneurs quand elles singeaient les visages archi-connus de l’Histoire de l’Art en leur coinçant des sourires d’ironies dans leurs statures de branchages cloués et sculptés, il s’agissait maintenant des « Trognes d’art » soumises à de grimaçantes, affreuses, burlesques et pitoyables ébriétés étirées. Petits fours  glacés minimalistes, huitres froides en gelées miniatures, champagnes frappés, fontaine de whisky sur icebergs, rien ne réfrénait l’ardeur au pillage, l’ardeur à imiter le déglingage des Figures II de Jonas Melville. Ce dernier d’ailleurs, tordait sa maigreur de rire silencieux devant la naïveté des gogos à qui il confiait sous couvert de discrétion dévastée, le foutage de gueule de l’art, de son art…

      N’empêche, ça banquait. Inès de Sommerville, sa galeriste, mi-suédoise, mi suissesse, savait ne pas avoir le moindre rictus d’ironie, sur sa face coupante de beauté accro au jogging intense et à la sculpture fildeferesque, lame de couteau et autres métaux agressifs. Cette demi-entorse à son esthétique favorite avait été dès le départ un investissement prolifique. Depuis que le gros critique d’ArtbookOne, James Columna, avait hurlé à « l’anorexie sculpturale », la production de ses poulains marchait au pas de charge. Avec les Figures I, que le même James Columna avait qualifiées de « déforestation anartistique », puis avec celles qu’il honorait ce soir de sa présence boulimique en dévastant la table des petits pâtés au rhum, et qu’il se proposait in petto de surnommer « les torsions gastriques du capitalisme », tout en remarquant « leur qualité d’autoportraits originels », les cartes American Express gold, platine et diamant claquaient sous l’impatience des ongles. Les grimaces de l’art n’échappaient pas à la rapacité des servants de l’art : marchands ostentatoires, conservateurs en vue et collectionneurs secrets. Inès de Sommerville rayonnait de confiance : son Jonas Melville n’avait qu’à creuser le filon, étirer le fil d’or qui lui naissait naturellement des phalanges…

      Evidemment, il était déjà demi-fin beurré au Muscadet de Loire, sentant fort le joint marocain dont le suc imprégnait la trame de ses vêtements effilochés, collés de sciures et de copeaux, comme s’il sortait à l’instant de son atelier, en plein délit de sale gueule de la création. On l’entourait, on se collait à lui, histoire de lui chiper un copeau signé, on le congratulait, le questionnait sans écouter les réponses, glissant un œil à celui qui ne dérogeait pas sa règle immuable : ne jamais parler à l’artiste, regarder l’œuvre, rien que l’œuvre, conceptualiser en un silence sibyllin, bouffer et produire une chronique aussi phare que ciselée, en un mot inimitable. James Columna produisait en effet du concept à la même vitesse que les pores de sa peau de porc rubescente scintillaient de graisse. Ce n’était pas pour rien qu’il avait été surnommé le Gros Lucky Luke de la critique : il conceptualisait plus vite que son ombre, pourtant généreuse, mais à la condition unique, mystérieuse à souhait, que l’artiste entrât dans les grâces augustinienne de sa révélation. Il faut d’ailleurs lui rendre justice ; s’il ne résistait jamais au raffinement d’un nouvel amuse gueule charcutier, il n’était en rien vénal.

      Cette fois, les vingt et une Figures avaient été prévendues avant même l’extinction des flashes du vernissage. Il avait fallu ramener Jonas Melville à son loft-taudis en le supportant sous ses osseuses aisselles aux puanteurs du pire aloi. Quand, le vendredi suivant, la chronique de Columna parut en pleine page, auréolant l’artiste de la gloire du « Junkisme sur bois », toutes les cartes purent être débitées conformément aux promesses d’achat. La couverture glacée du magazine format in folio -il était du dernier chic d’exhiber ce malcommode format- offrait à qui voulait l’entendre une resplendissante photographie de la « Trogne d’art 21 », immense cep de vigne noueux, élongation de corps aux membres scarifiés, aux veines christiques piquées de traces de seringues, au faciès déchiré par une bouche d’hémiplégique tombée à gauche, tout cela comme lacéré de l’impatience de dizaines de coups de serpettes, de l’urgence de cent peinturlurages vineux et spiritueux…

      La gloire avait frôlé de son aile magique la jeunesse de Jonas Melville. Quoique pas au point de figurer sur les magazines people qu’il feuilletait à la recherche vaine jusque là de son look imitant son art. Il lui avait suffi d’exposer deux « Trognes » dans un salon d’amateurs de province un rien bohême de seconde zone pour qu’Inès de Sommerville, toujours à l’affut de talents imberbes, lui propose, lui commande, exige une série plus conséquente. Soudain, il était pété de fric ; le fric faillit achever de le péter. Une overdose de whisky Œil de perdrix et de pétards jamaïcains du dernier renom, le conduisit aux urgences, sur un lit à peine plus gris que lui, dans des draps qu’Inès de Sommerville, effarée à la pensée de devoir perdre prématurément son juteux poulain, imagina dans sa première vision mystique voir préfigurer un suaire de Mantegna visitant Auschwitz. Elle fut encore plus surprise de voir, au chevet du malheureux, une inconnue, une petite femme, un brin boulotte, en chemisier blanc à col Claudine, jupe de pensionnaire et serre-tête de miss prout-prout sur chignon parfait. Plus effarants lui parurent les vernis noirs à talons plats qui achevait de donner un look grave extraterrestre à celle qui se leva cérémonieusement à l’arrivée de la galeriste avec un « A qui ai-je l’honneur ? » de réception au Pensionnat de la Légion d’Honneur. Une fois informée de la qualité à qui elle parut donner son assentiment, elle se présenta comme l’épouse du malheureux gisant : Anne-Caroline Melville, artiste en maisons de campagne.

      Alors là c’était le total bouquet ! Jonas était marié ; et à une telle poularde encore… Il battit des cils sur son palier de décompression, leva sa main grêle au poignet orné de perfusions pour la poser dans la petite pogne sévère, quoique aimante, de sa moitié. Jonas Melville allait suivre une cure de désintoxication, je puis vous l’assurer, chère Madame, affirma, un rien péremptoire, la poularde aux joues rondes et crèmes ; d’ailleurs il travaille déjà sur les croquis -fusains et sanguines- de Figures III. Veuillez-nous laisser, je vous prie.

      Trois mois plus tard, Inès de Sommerville fut introduite dans l’atelier de Jonas Melville. Visiblement, Anne-Caroline, qui lui ouvrit la porte de zinc, avait fait un ménage ravageur dans le loft-taudis. L’odeur de bois sec, de palettes lavées à grande eau, d’outillage inoxydable, stérilisé, et de pervenche bleue flottait dans l’air. Jonas, en salopette bleu ciel, rasé de presque frais, droit comme un poutre à longue portée, aurait pu figurer dans un tableau représentant l’atelier de Joseph le charpentier ; même le verre indiscutable de Muscadet de Loire aurait pu y sembler être un bénitier de table. De plus, il paraissait un huitième moins maigre ; ses pommettes ressemblaient un peu moins à des tendons. Inès de Sommerville, eut peur un instant que la poularde aux seins amidonnés sous le corsage lui ait cassé son look.

      Heureusement, les esquisses étaient là, vingt-trois à la parade, dressées contre la tôle du mur avec des épingles à linge en bois de bouleau. Jonas restait fidèle, comme Verlaine, à l’impair. La machine à calculer qui doublait le sens artistique d’Inès de Sommerville, cliqueta dans le lobe droit de son cerveau. Vingt-trois « Sanguine et charbon » en format grand-aigle, hyper bourrées de graphismes à La Greco resserrés au milieu d’un pur blanc angoissant, voilà qui devrait banquer. Columna allait saliver de la boite à conceptualiser. Elle rédigeait déjà mentalement l’entretien qu’elle allait donner à Pluriel des Arts, en jouant sur la comparaison entre l’artiste couché sur son lit d’Urgences et les Figures III debout sur le blanc du grand-aigle, même si au passage elle avait un peu réécrit la couleur des draps.

      Avant de repartir plus que satisfaite de la promesse de son poulain de se mettre dès le lendemain à la première figure sculptée parmi la succession des 23 Figures III, Inès de Sommerville omit de voir sur le mur opposé, quoique l’artiste en herbe n’en eût pas fait montre, les peintures à l’huile, fort niaises et fort fleuries, des maisons de campagne d’Anne-Caroline, comme d’exactes petites photos surchargées de patouilles jolies…

      Réflexion faite, de retour en sa galerie où elle exposait les bombes de corps humains plastifiés de Ruben Abdelwaman, Inès de Sommerville s’étonna qu’il n’y ait pas eu d’esquisses pour Figures I et II. Quel manque à gagner scandaleux. Peut-être pourrait-elle lui suggérer de les antidater…

      Elle revint lorsque Jonas affirma avoir terminé. Quinze jours seulement étaient passés. Quelle productivité affolante ! Il ne faudrait pas confondre abondance et multiplication des petits pains en solde… L’atelier, cette fois, était hanté par l’absence d’Anne-Caroline, dont les tableautins luisaient dans l’ombre comme la bave d’escargot après la pluie. Quelques baquets de bois aux bouteilles de Muscadet de Loire témoignaient d’une consommation ireffrénée. Quelque raout familial et provincial devait occuper sa bourgeoise… Sans compter qu’une odeur entêtante de joint surgoudronné respirait convulsivement dans les cintres… Jonas, sans qu’on lui en demande compte, attribua la chose à une légère inquiétude : sa Princesse venait d’être admise à la maternité. Quoi ! la truie Madame Figaro était enceinte, allait accoucher par les voies naturelles ; fi donc ! Inès se surprit à n’être guère accro à la charité chrétienne et se corrigea en imaginant que son poulain pourrait bénéficier d’une telle info dans son carnet mondain. Surtout ne pas se faire oublier…

      Quand Jonas, rasé comme le maquis corse, et cette fois en veine de mise en scène, tira un long rideau de lin grège -une trouvaille d’Anne-Caroline, sûrement- et découvrit les vingt-trois Figures III. Elle ne put retenir un hoquet de stupéfaction. Ce n’étaient que longues buches de peuplier debout, parfois écorcées, lacérées, scarifiées, discrètement barbouillées à la diable, pour lesquelles elle se demanda s’il avait suffi de les réceptionner à l’arrivée à la scierie, faute d’autre travail. Elle écarta bien vite cette duchampienne pensée, quoique exploitable après tout, en vérifiant la relative congruence des esquisses avec les sculptures qu’il faudrait exposer ensemble, de façon à confirmer la continuité du processus créateur.

      Le vernissage des Figures III avait été étudié avec le meilleur charcutier-traiteur de la capitale. En effet, le buffet fut un succès. Columna loua les magrets de cailles en gelée et les cœurs de pigeons à la confiture, non sans regarder d’une œil torve et cependant placide un butor qui ressortait devant les esquisses et les bois l’antienne : « Mon gosse de cinq en ferait autant s’il avait des muscles de bucheron et des bras assez longs pour tirer au fusain… ». Jonas Melville avait en effet -ce qui était rien moins que nécessaire- de longs bras tendineux, plus fuselés que les bouteilles d’Alsace blanc qui le charmaient par leur nouveauté acidulée. Il y eu des commentaires élogieux sur la façon dont les sanguines graphiques s’enlaçait aux muscles supposés du fusain, mais en quantité inversement proportionnelle aux promesses d’achat. Inès de Sommerville faillit piquer un embryon de crise d’angoisse, jusqu’à ce qu’Alastair Bishop sorte son chéquier pour acheter les vingt-trois esquisses. Voilà bien de l’argent facile qui allait glisser dans les poches du jeune chargé de famille. Hélas, les Figures III en elles-mêmes parurent être boudées par les acheteurs. Elle voulu se rassurer en sachant combien l’initiative de Bishop serait productive et, surtout, combien l’imagination conceptuelle de Columna serait payante.

      Hélas, trois numéros après la clôture de l’expo des Figures III, Columna, boudeur, ne vint à parler, dans un articulet de bas de page, en fin de cahier, que de « minimalisme étique », formule dont on ne sut si c’était du lard ou du cochon… Un musée miteux de Lichtenfeld consentit à acheter trois bouts de bois. Heureusement Inès de Sommerville venait de faire un carton avec Slima Vendoye et ses tubes de peintures géants d’où sortaient des houris, des geishas et des playmates plastifiées aux formes girondes. Qui pour Columna, en couverture et en première page du même numéro, signifiaient « la fin du totalitarisme anorexique », « la transculturalité de l’érotisme », « l’antitalibanisation du monde »… Cette fois le bougre n’avait pas été chiche de formules à succès offertes à une sculptrice qui savait manier les rondeurs à souhait. Il avait bien mérité ses médaillons de foie et d’abats au Champagne, dont l’un d’ailleurs avait malencontreusement chu d’entre ses doigts boudinés pour orner le revers généreusement convexe de sa veste jusque là veuve de toute palme académique.

      Inès de Sommerville ne voulut pas se décourager. Jonas Melville avait eu une éclipse, une faiblesse passagère. Qui sait si l’on pouvait imaginer une lutte entre le courant anorexique et le courant boulimique, le second incarné par Slima Vendoye et le premier désincarné par un Jonas Melville, le Retour IV…

      Elle demanda une nouvelle série d’esquisses. Des sculptures plus travaillées. Jonas, évasivement, promit. Tout en arguant qu’il allait pas se casser le cul pour trois mille euros, non ? Inès, langue de vipère plus qu’agile, rétorqua que mille euro par bout de bois ramassé dans un fossé de forêt, ça ne se trouvait pas sous le cul d’un âne, si l’on voulait continuer à être foutument vulgaire… Toutes façons, sa Princesse se faisait trois cents euros, par tableautin, votre baraque de cambrousse, repimponnée en huile sur toile à l’ancienne. L’art c’était plus que de la merde. Autant l’étirer jusqu’à l’os. Au boulot, mec, et que ça saute ! le stimula Inès à court d’arguments. Qu’importe le vin pourvu qu’on ait l’ivresse, se dit-elle, pensant que la voix du sculpteur était passablement avinée, et repensant à l’argument duchampien qui pourrait toujours resservir. Rendez-vous fut pris pour le mois suivant.

 

Alberto Giacometti, Kunsthaus, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.

 

 

      Pendant ce temps, Bishop prêtait les esquisses de Figures III au Musée d’Austin. Quand Jonas lut cela dans la presse spécialisée, lui qui n’était même pas invité, il vitupéra comme une Furie contre un pignouf friqué qui allait revendre ses esquisses, ses esquisses à lui, au moins trois fois ce qu’il les avait payées, sans même un petit pourcentage au créateur qui s’était déchiré le sang pour pondre ces assomptions du corps, que ce capitaliste de merde comprenait rien aux métaphores et qu’il lui pissait à la raie.

      Inès de Sommerville reposa son Smartphone dans le silence pudique de son sac croco aux bijoux palpitants. S’il me faisait une telle scène auprès d’une nouvelle génération de Figures énergiquement travaillées, voilà qui pourrait être payant, qui pourrait faire génie outragé. Il faudra le fournir en Muscadet, Alsace et autres Chianti lors du vernissage de Figures IV le Retour.

      À l’heure du rendez-vous, Anne-Caroline en personne et en vichy bleu et blanc vint ouvrir la fatale porte de zinc à Inès. D’autorité, elle fit résonner le cuir et cuivre de ses bottillons La Troba sur le béton du loft briqué comme le pont d’un navire école de la grande époque. Après quelques généralités inaudibles, Inès lorgnant sur le fameux rideau théâtralement fermé, ce fut Anne-Caroline, le bébé au sexe non identifié vagissant sur bras et son ventre, qui ouvrit la gloire des Figures IV. Elles n’étaient qu’onze. C’étaient des stèles de bois dont les membres étaient des collages alternés de pied de fauteuils Louis XV et de branches, la tête étant figurée par une pancarte de planche, sur laquelle on pouvait lire un mot gravé: « vue, toucher, ouïe, goût, odorat, corps, esprit, anorexie, boulimie, nature, culture », onze mots donc pour ces Figures IV qui ne différaient par ailleurs que par la forme aléatoire des branches.

      Prudente, Inès garda une mutité méditative. Anne-Caroline avait son regard bovin. Peut-être que cela pourrait emporter l’adhésion. Les esquisses à la Twombly entrelaçaient des graphismes corporels avec chacun des mots comme avec des fils de fer barbelés. Une fois trouvée l’idée, cela avait dû prendre deux après-midi. De toute façon Inès avait réservé une quinzaine à Jonas Melville, puisque Slima avait du retard dans sa nouvelle livraison, et Bishop voulait d’autres esquisses. Jonas parut faire une trogne de poireau déterré lorsqu’avec circonspection Inès objecta que, peut-être, onze Figures, c’était un peu maigre. Que la vastitude de sa galerie réclamait plus d’abondance. D’accord. Elle n’insista pas. Elle n’informa le couple qui était resté plus muet qu’une huitre scellée (il devait y avoir de l’eau dans le gaz) de sa décision d’exposer conjointement, et sur le mur immense du fond, en vis-à-vis, les esquisses tout en rondeur de Slima Vendoye, généreuses en pastels gras, riches en couleurs méditerranéennes et orientales.

      Cette fois, Jonas Melville ne s’était pas déplacé pour installer ses filiformes avortons. Il ne livra qu’un vague croquis d’archi sur une nappe de papier imbibée d’auréoles de pinard blanc. Indications chaotiques et fractales dont Inès eut de la peine à tenir compte, lorsque les manutentionnaires, aux biceps exagérément tonitruants pour la légèreté étique des Figures IV -qui faisaient panneaux de signalisation de brocante forestière- les posèrent sans coup férir en rang d’oignons devant l’accrochage des esquisses. En face, l’explosion milletunenuitesque des créatures de Slima Vendoye, soutiens-gorges béant du magma colorés, lèvres de toutes natures parlant toutes les langues babéliennes du désir et de l’exhibition fit visiblement bander l’érection d’un des deux bleus de travail. Ce dont Inès n’eut que le fantasme d’un instant de profiter : elle était en effet lesbienne strictement auto-masturbatrice, et encore les seuls soirs de pleine lune. Gardant son habituel sang froid, elle se demanda si le rachitisme revendicateur des Figures IV s’accommodait bien du néo-kitsch des pieds Louis XV qui leur servait de membres droits. N’empêche que, vis-à-vis des truculentes volutes carmin de Slima Vendoye, cela pouvait passer pour un clin d’œil, une ironie triste.

      Columna adora les Esquisses pour Femmes Sensuelles de Slima. Au point d’embrasser l’artiste, plus ronde et agile qu’une délicieuse multiplication de seins et de fesses, sur les sourires de ses deux joues, ce qui fit craindre à Inès de Sommerville, qui ne se laissait jamais aller à de telles érections d’émotions, que les rots de truffe qui tenaient place de diction au critique n’incommodassent l’intéressée. Il parut errer méditativement parmi les Figures IV, palpant un instant les courbes de bois Louis XV, puis l’écorce brute des branche squelettiques et distordues. Etait-ce bon signe ? ArtBookOne allait-il leur rendre justice ? Jonas Melville était debout, plus boudeur qu’un iguane, parmi ses bois, au point de confondre son dégueulé de tee-shirt caca de saurien non identifié avec les écorces.

      Evidemment, ArtBookOne fit sa couverture avec une esquisse de Slima Vendoye. Inès fut à la fois comblée (c’était sa deuxième première de couv en un an, fait rarissime s’il en fut) et affectée d’un insidieux pincement de déception. Sa galerie avait révolutionné son image autant que son écurie, elle avait su sentir, disait-on, une radicale évolution des mœurs et des looks (Elle et Vogue se mirent alors à afficher des rondes), mais elle restait physiquement aussi coupante, quoiqu’elle tentât de faire ballonner ses seins de pigeon blême sur le bustier… Qu’importe, elle était fêtée comme l’icône d’une nouvelle sensibilité. Un coup de chance, sa secrétaire assistante, partant en congé de maternité, puis parental, lui permit d’embaucher une nouvelle façade de galerie au corps nettement plus slimanesque.

      Quand aux Figures IV, elles reçurent l’hommage modéré d’une photo en colonne de droite, en page onze s’il vous plait, assortie d’un commentaire prudent de Laurence Bissuel, l’assistante de Columna, qui parla de « néo-conceptualime » et de « schizophrénie alimentaire entre nature et culture » ; ce qui était fichtre mieux que rien. Les Guggenheim de Bilbao et de New-York se disputèrent les Slima dont les reproductions s’arrachaient en format couverture, cartes postales, imprimés pour tee-shirts, droits de reproductions à la clef (Inès de Somerville n’avait pas pour rien une formation de fiscaliste internationale). Las, seul Bishop, dont la fidélité était décidemment à toute épreuve, consentit à proposer 30% du prix affiché pour les onze esquisses de Jonas, qui entra dans une rage purulente, déversant sa bile noire dans le bureau d’Inès, pourtant imperturbable. Elle préparait déjà mentalement le one woman show de Slima, douze nouvelles esquisses et vingt-quatre sculptures, toutes plus gourmandes et charnues les unes que les autres, toujours jaillissant, comme le génie des contes, de leurs tubes de gouache, d’acrylique et d’huile…

      Bien qu’ayant déjà reçu ses 15 % essorés depuis le compte de ce Bishop pourtant providentiel qui ne collectionnait que les dessins sur grand aigle (les Figures IV avaient beau regarder le mur de leur œil plat, aucune indécision de vente ne s’était profilée), Jonas se présenta bien peigné, mouché, un tee-shirt propre, devant Inès de Sommerville pour lui demander une avance. Eh oui, Anne-Caroline s’était habituée au luxe, elle habillait leur fils chez Tartine et Chocolat, elle était enceinte du deuxième, elle pensait déjà à une Grande Ecole de Commerce pour le fils, à une Grande Ecole d’Art pour la fille à venir… De plus, sa Princesse lui faisait découper, monter, peindre des meubles imaginatifs en forme de fleurs pour les chambres de bébés, pendant qu’elle ornait d’hortensias les contremarches, il n’avait plus le temps de créer, mais il allait se reprendre, promis, il allait scratcher une expo du tonnerre pour l’automne, balançant sur le bureau de teck une esquisse grand-aigle giclée sur nappe de restau à deux balles d’un corps auschwitzien, allez quoi, fais pas ta bégueule !

      Elle lui consentit deux mille euros d’à valoir. Une fois le drôle passé la porte de verre fumé - il alla directissime se jeter deux vodka-téquilas, ce qu’elle fit consciencieusement vérifier dans le bar d’en face par Lucie - elle se demanda ce qui lui avait fait déroger à sa règle jusque là pourtant immuable. Jonas était-il le dernier symbole d’une jeune génération fidèle à ses idéaux, alors que ses sculpteurs métal avait tous emboité le pas à la rondeur et au gras ? Les sociologues s’arrachaient jusqu’aux poils des aisselles pour tenter de comprendre quelle soudaine inhibition avait sauté, quelle soudain antipuritanisme corporel et écologique avait été balayé par une festivité sans complexe… O tempora o mores, ô combien les modes les plus solidement et longuement accrochées pouvaient s’évaporer en un instant ! Les caprices du succès étaient décidemment insondables. Slima et Jonas étaient-ils les seuls artistes réellement authentiques ? Elle ne s’était pourtant pas fait faute de ne pas exiger de ce dernier qu’il invente fissa une nouvelle manière, tout en gardant son esthétique maigre, comme marque de fabrique d’une héroïque et vertueuse résistance politique.

      Personne en effet ne voulait plus entendre parler d’Auschwitz, les mannequins anorexiques n’avait plus qu’à se repulper d’abondance les chairs, manger du cassoulet de Castelnaudary, se maquiller au foie gras des Landes, faute de quoi il ne leur restait plus qu’à se faufiler entre deux affiches de l’année dernière et disparaître.

      Jonas ouvrit lui-même la deux fois fatale porte de zinc. Il avait les mains bandés de linge blanc et de sang. Oui, Anne-caroline était à la maternité, il avait pu travailler entre deux courses pour sa Princesse. Il laissa le soin à Inès de Sommerville de tirer le rideau de lin grège. Il n’aurait pas fait bon le souiller…

      Visiblement, il venait de terminer de tordre autour de sept branches un lacis cruel de fil de fer barbelé. C’étaient les Figures V. Deux mètres cinquante de souffrance sept fois répétée. Certes. Mais c’était un peu nu. Que faire de ça ? se rongeait Inès de Sommerville, perplexe, debout près d’un cageot de bouteilles de téquila plus vides que les yeux de celui qui n’a plus de larmes. Jonas paraissait fier de lui, de ses impeccables réalisations, les poings dans ses chiffons sanglants posés sur ses genoux cagneux. Il était en short, la climatisation devait être en panne, il faisait une chaleur de rat, les huiles d’Anne-Caroline, dans leurs cadres chichiteux, paraissaient suinter. Inès frissonna dans sa mini jupe Zefirella.

      Enlève tes pansements, lui ordonna-t-elle. Enroule-les dans les barbelés. Bien. Il n’en manquera plus que cinq autres. Voilà, ça parle comme ça.

 

Krimmler Ache, Salzburg, Osterreich. Photo T. Guinhut.

 

      De retour dans son bureau, elle se dit rageusement qu’il lui fallait tout faire elle-même, que le Hard Art allait pouvoir contrer ce boulimisme qui rapportait pourtant une fortune à sa galerie et parmi laquelle l’avance consentie à Jonas pouvait passer en pertes et profits fiscaux. Ou c’était un cas psychiatrique, ou c’était un visionnaire. Peut-être la boule de l’obésisme allait-elle se dégonfler. Même si elle n’avait pu obtenir plus de sept Figures V, chiffre mystique, certes ; tu veux que je m’arrache les mains pour ton fric ? Prends des gants ! Non ; où serait la performance ? Un coin de galerie suffirait, au devant d’une expo rétrospective de l’Art Fer pour faire hurler l’Obésisme en cours, avant les nouvelles Déesses Mères de Slima…

      Heureusement elle avait les dix esquisses, sanguines et pastels secs. Une fois encadrées bois mince, exposés à très peu d’intervalle comme un polyptique à la Grunenwald, ces couronnes d’épines contemporaines, déroulées et dressées pouvaient être splendides. Elle avait dû signer un chèque, encore deux mille euros, tu comprends, ma Princesse Anne-Caroline, les dettes, les agios ; tu comprends, l’argent de poche qu’elle se fait avec ses huiles ne peut pas lui suffire… Il suffisait bien à cacher à la Princesse aux cols Claudine les nombreux cactus pressés pour sa consommation de téquila.

      La rétrospective Art Fer ne vit même pas paraître Columna. Il avait envoyé Bissuel qui commençait à se prendre pour le disciple abusif. Il traita les sphéroïdes aux méridiens et parallèles acérés de Miztlo par le mépris, les boites de conserve géantes et déchirées de Cabalira par l’indifférence. Ce jeunet qui ne savait pas voir et se prenait pour l’hémorroïde du monde s’arrêta devant les Figures V de Jonas Melville. Il se retint de parler pour avoir l’air profond, pianota quelques notes illisibles sur son Iphone, ce que Columna ne faisait jamais, imita son maître au buffet avec une gourmandise salopiote de chien fou déjà rassasié.

      Cabalira et Mitzlo furent sabrés dans ArtBookOne. Seul Jonas eût droit à une photo d’une des Figures V devant esquisses. « Signatures de l’acte de décès de l’Art Fer et de l’Art Maigre » avait titré le claviphoniste. Il rapporta quelques interjections de Jonas, qui s’était répandu contre « le gras suintant du capitalisme qui crucifie les os de la pauvreté mondiale », et portait le coup fatal au travail de « l’ex-artiste » qui avait eu « l’idée grotesque, mélodramatique et superfétatoire, d’ajouter ses linges ensanglantés. La nudité du bois et du barbelé eût été préférable, euphémisme suffisant ».

      Inès s’en était pourtant vaguement repentie, sans oser se déjuger devant Jonas. Elle était une excellente galeriste, pas une créatrice, elle le savait. Seul un article de La Croix parut être sensible, reprochant lui aussi l’ajout saugrenu des linges, regrettant cependant que les figures n’aient pas été treize, onze tournée vers une plus haute figures centrales et la treizième détournée… Suggestion intéressante, pensa-t-elle ; qui sait si quelqu’une de ces nouvelles églises en construction et fortunées comme il en pullule aux Etats-Unis n’aurait pas pu acheter ces Figures V ainsi conçues. Tachons de convaincre notre poulain…

      Alors que sa Princesse allait à la messe, Jonas Melville ne fut guère sensible à l’attention. « Un canard catho à la con pour des grenouilles de bénitier et pour des gras prélats qui tripotent les bites des gosses ! Qu’ils aillent se chier avec leur critique à la con », hurla-t-il en pleine biture téléphonique. Le fait, incontournable, qu’aucune de ces Figures V n’ait vu l’ombre d’un chéquier en vol, ne parut pas le chatouiller. Seul Bishop rafla les dix esquisses. Celui là, flair aiguisé, bien qu’il achetât (vingt fois plus, s’il vous plait) les esquisses de Slima, pariait sur le long terme. Hélas le prix de vente effaçait tout juste l’ardoise de Jonas qui geignit pire que ses deux mômes en couches en se retournant contre les chiffons menstruels pourris qui lui avaient fait rater une vente… Il me faut du fric, cash, banco, tout de suite, la banque me colle au train, t’inquiète, dans un mois ou deux, ou trois, ou quatre, tu as les Figures VI, ça va déchirer grave, je vais crever les abcès purulents du capitalisme financier…

      Après cinq mois de silence radio, alors qu’Inès songeait l’oublier, Jonas lui proposa une visite d’atelier comminatoire. Mais avec seulement trois Figures VI, ça tournait à l’esthétique du raté en grandes largeurs. Des palettes debout couronnées de barbelés, le truc fait à la sauvette entre deux stages de déco pendouillerie pour la Princesse, avec un sous-titre prétentieux : « La Sainte Trinité ». Elle afficha un sourire diplomatique, alors que le créateur baignait dans l’auréole des joints d’une semaine qui flottait sous la verrière embuée. La Princesse, Vénus du ménage et Alma mater du pouponnage était partie - une semaine justement - chez grand-mère pour faire entendre les premiers mots échangés par les deux héritiers. Il demanda posément cinq mille euros, encore les banques, l’étrangloir du peuple, tu sais… Il comprit, devant le calme de sa galeriste qu’il fallait la jouer fin… Pourtant, muselé par le relent d’alcool qui lui sirupait la langue, il s’emmêla en jurant que c’était des esquisses, que bientôt cette « Sainte Trinité » en cours d’assomption allait accoucher d’une flopée d’Anges pour étoffer ces Figures VI. Attendons de voir, se contenta d’émettre Inès avant de franchir la fatale porte de zinc dans le bon sens. Cinq mille anges, geignait-il au fond de son fauteuil de feignasse tourmenté par une Princesse absente autant que tyrannique…

      Un an plus tard, plus maigre et zombi que jamais, Jonas Melville, apparut devant le bureau de marbre clair de la galeriste, dont l’emploi du temps était plus chargé qu’un camion benne. Le carton grand aigle qu’il charriait avait failli le déporter comme un voilier au vent de la rue. C’était enfin une dernière Figure VII, pitoyable, sept mille euros, zézéyait-il, un crabouilli-bouilla plutôt qu’une esquisse. Il sortit de lui-même, chiffonnant sa création en refermant le carton, se prenant avec sa voilure démesurée dans la porte de verre du bar d’en face. Inès de Sommerville, cessa immédiatement de penser à son ex-poulain alors que Slima rayonnante, pleine d’humour venait lui offrir un polyptique de douze petits pastels gras, adorable, regorgeant de viandes exotiques et confites, sous les yeux d’un Columna gourmand et amusé…

      C’est dans la presse quotidienne, celle qui se démode dès le lendemain, au cœur de l’hiver suivant, qu’un articulet nécrologique apprit à Inès Sommerville que Jonas Melville avait été retrouvé derrière sa porte de zinc, couché maigre et nu sur une palette, mal lié de fil de fer barbelé, visiblement de ses propres mains, probablement dans l’imagination de réaliser une impossible Figure VIII, en état de choc alcoolique. Il était mort pendant le transport en ambulance, laissant une jeune veuve éplorée et deux bambins.

      La galeriste, qui avait su prendre ce qu’il fallait d’un léger embonpoint, et dont les expositions Slima et Gudrun Solveig faisait courir jet set et critique internationale de Sydney à Los Angeles, sans compter Bâle et Kassel, crut l’histoire à jamais close, quoique regrettant de n’avoir rien conservé du regretté Jonas Melville. Car le rusé Bishop venait de revendre au nouveau Musée Religieux de Houston deux esquisses pour le prix qu’il avait payé naguère pour onze… D’ailleurs restait-il quelque chose de valable derrière cette saloperie de porte de zinc, à part des huiles aux maisons de campagnes hortensias pour petits poneys? Quand, un matin, une Anne-Caroline pimpante en col Claudine, ses gros seins plaqués sous le chemisier fleuri, accompagnée par un Monsieur silencieux à faciès éminemment sérieux, rasé plus frais qu’une eau de Cologne, lunettes cerclées d’or et costume croisé anthracite de fondé de pouvoir d’une banque impérieuse, qui lui tenait la main et lui jetait de respectueux regards énamourés, vint s’asseoir devant le bureau de marbre rose aux fossiles bleutés d’Inès de Sommerville. A quelles conditions, chère Madame, exposeriez-vous, quelques-unes des cent trente-sept esquisses grand aigle que j’ai conservées par devers le malheureux Jonas ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La Bibliothèque du meurtrier, roman : synopsis, sommaire, prologue

 

Villa Foscari, Mira, Veneto. Photo : T. Guinhut.

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11 février 2020 2 11 /02 /février /2020 18:15

 

Dom Anselm Grün : Aux Prises avec le mal.

Le combat contre le démon dans le monachisme des origines,

Spiritualité orientale n°49, Abbaye de Bellefontaine, 1990.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier.

 

Roman. II

 

Première semaine :

 

Enquête et pièges au labyrinthe.

 

 

 

 

 

 

      Je refermai d’un claquement sec cet infâme Artiste en maigreur. Dans le matelassage chaleureux, que j'aurais pu croire étouffant, de ce vaste nid labyrinthique de livres précieux, l’air paraissait pourtant renouvelé par une mystérieuse fraîcheur au service de laquelle la technicité d’une machinerie insonore fleurait l’invisible perfection. Je m’étonnai que le seul écho de ce claquement, que j’avais voulu impétueux, soit le battement de ma pompe sanguine en émoi inquiet. J’avais trouvé là une presque agonisante dont les doigts amaigris m’avaient en dernier recours confié le maroquin d’une histoire passablement sadique ; d’autant plus étrange que la mise en scène de cette remise en mains propres paraissait minutée à l’aiguille d’une seconde près. Je venais de lire une infamie, dans laquelle un écrivain tuait un de ses personnages et révélait la nature calculatrice et perverse de quelques autres parmi son engeance. Diable, la morbidité de cet Allan Maladetta n’allait pas en s’arrangeant lors que l’on approchait son antre et les méandres de sa psychotique psyché ! Comment lutter contre ce fantôme, cet incube assassin et écrivain? Que faire pour contrebalancer cette morbidité que j'avais également vue sous la forme reconnaissable du crâne des vanités sous la peau fragile du visage de sa prisonnière ? J’aimais la vie ; et au sang des victimes efflanquées, je préférais celui des magrets de canard aux airelles… J’aurais aimé offrir à ce criminel le compotier d’endives amères de la vérité et non celui du sang qu’il avait versé. Et à sa victime, que le seul hasard - et non ma compétence - avait permis de sauver, la douce salade de fruits et de framboises du rétablissement que, je n’en doutais pas, l’hôpital d’Annecy vers lequel on l’avait emmenée, était déjà en train de lui offrir. Bon, certes, sous la forme moins gastronomique et moins poétique de la transfusion et de l’intraveineuse, mais je me jurai d’être bientôt son maître d’hôtel et cuisinier, ne serait-ce qu’une fois, au nom de la pitié et de la justice. En tout état de cause, ce n’était pas une mince victoire pour cette martyre que d’avoir trouvé le livre - ou le premier d’une série ? - d’Allan Maladeta, dont le nom, ou le pseudonyme, fleurait bon le Mal !

      Cependant, resté seul dans ce temple maladetesque, les murs de livres et leurs dos alignés, aux cuirs lisses et grenus, aux teintes unies et parfois bariolées, aux ors faiblement luisants et fortement lisibles, me parurent alors menaçants, prêts à s’ouvrir avec abondance sur autre chose que leurs titres classiques ou à moi inconnus. S’ouvrir sur une collection inimaginable de récits cruels et morbides découplés par la plume aiguisée et farcis par l’imagination morbide de leur infect propriétaire… Avant d’imaginer ouvrir ces milliers de livres dont la lecture entière me prendrait des décennies, des vies entières que je n’avais pas à ma disposition, ne devais-je pas explorer, au risque de me perdre, ce labyrinthe…

      Reste que cet Artiste en maigreur n’était pas dans mes mains par hasard, ni n’avait chu dans celles de la jeune affamée par l’opération d’un saint esprit. Elle avait su trouver une œuvrette du Malin. Certes nous avions là le premier - car je subodorais qu’il y en aurait d’autres - témoin de la créativité du monstre, mais aussi quelque probable indice vers la livraison du meurtrier ex machina. Lequel ?

      Il me fallait trouver un livre maigre, pensai-je. Mais en tournicotant parmi les salles, les recoins, les allées, où devait trôner au bas mot plusieurs dizaines de milliers de volumes, il y avait pléthore de livres maigres, fort peu épais, voire minces comme des langues de colibris. Je me trouvai dans une pièce à mezzanine, visiblement consacrée à la théologie. Des Bibles in folio pesant le poids d’un bœuf de la crèche menaçaient de faire ployer les étagères, des théories de tomaisons interminables égrenaient des Histoires des Papes, quand des opuscules étroits chuchotaient de subtils conciliabules sur le sexe des anges parmi les trompettes de Jéricho de ces mastodontes. Une reliure rouge-sang attira mon attention, quoiqu’elle ne fût qu’un mince filet coincé entre les deux volumes pesants d’un Dictionnaire des religions, reliés, comme tous ses voisins d’étagères en cette salle ne nuançant que les beiges, les crèmes et les blancs, de vélin. Visiblement l’ordre était erratique : à part les salles thématiques, l’ordre alphabétique n’était pas le péché mignon du propriétaire.

      La reliure sang de bœuf était incrustée de diables tentateurs harcelant un moine en prières. Bien que lui présentant les mets de la Gourmandise, l’argent de l’Avarice et la couronne de l’Orgueil, sur le second plat ce moine expulsait d’un vigoureux coup de pied au derrière un diablotin crachant des flammes. Il s’agissait d’un opuscule de l’illustre inconnu Dom Anselm Grün : Aux Prises avec le mal, sous-titré Le combat contre les démons dans le monachisme des origines, publié en 1990 à l’Abbaye de Bellefontaine. J’eus beau le parcourir, non sans mal, je n’y trouvais rien qui me conduise, sauf la coïncidence de la première syllabe, vers le mégalomaniaque Allan Maladeta. La fausse piste avait été hasardeuse.

 

Paul Morand : Chroniques de l'homme maigre, Bernard Grasset, 1941.

Reliure : Sandrine Salières Gangloff.

Photo : T. Guinhut.

 

      À moins qu’un titre avec le mot « maigreur » ou « maigre », parce qu’« artiste » serait trop courant ? Mais en l’absence de catalogue, ou du moins introuvable en l’état de mes recherches, l’indice, si c’en était un, était bien maigre. Sauf la coïncidence parfaitement orchestrée avec celle qu’il assassinait au moyen de la maigreur…

Je dus sortir dans la prairie, sous l’ironique regard des montagnes, pour effectuer une recherche sur mon IPhone. La moisson était maigre, surtout en cuisine et carême, ce qui paraissait faciliter l’entreprise, ou la rendre rapidement vaine. Je supposai qu’il y avait un tel rayon sous mes pieds, puisque l’on devait y trouver un reflet du monde en son entier. En imaginant qu’ « homme maigre » puisse être une possibilité, je ne tombai que sur les Chroniques de l’homme maigre de Paul Morand, qui n’était pas son œuvre la plus considérable. Mais qui sait.

      Malgré la faim qui commençait à me tenailler, je redescendis, en prenant la précaution de caler un fauteuil entre le chambranle et l’accès à la bibliothèque. Et de consigner un maigre plan dans mon carnet en notant les salles, recoins et couloirs en fonction de leurs thématiques et rubriques. Je mis bien une demi-heure à trouver le rayon gastronomie et cultures alimentaires, au moins trois cents volumes. Un seul titre correspondait à mon attente : Cuisiner et manger maigre à l’âge médiéval, d’un certain Athénor Para, bizarrement relié de deux fines planchettes à cageot. Je ne le saisis qu’avec précaution, ganté, après avoir dégagé ses voisins : Les Interdits alimentaires dans la culture juive, par Gershom Schlonin, et Bonne bouffe et belle gueule, anonyme publié aux Editions rabelaisiennes en 1932. Mais la plaquette incriminée n’avait rien de particulier, à part les échardes de sa reliure ; ce n’étaient que recettes peu affriolantes, avec des bettes cardes, des racines et des arêtes de poisson. Je me demandai un instant s’il s’agissait d’un canular. Je préférai son voisin, qui parlait de porc aux truffes, de pâté de cerf en croute, de « tripailles à la gorette »… J’avais fait chou blanc.

      Je pensai à ma pauvre bibliothécaire qui, je l’espérais, n’était pas tombée sur une telle littérature, en furetant à la recherche de Paul Morand. Après l’Allemagne et l’Amérique latine, y compris dans les langues originales, cela va de soi, j’accédai à ne salle démesurée : visiblement la littérature française était ici pléthorique. Je parcourus les siècles aussi vite que je le pus, pour rester coi devant le mur du XX° siècle. Rien que pour Proust, il y avait au moins dix mètres ! Comment avais-je pu croire que la bibliothèque n’était qu’un salon, alors qu’elle semblait étendre son labyrinthe au fur et à mesure que je découvrais une nouvelle allée, un nouveau recoin, une nouvelle porte, un nouveau vestibule, une nouvelle chapelle, et au-dessous de moi, voire au-dessus de moi, une galerie, tous peuplés de milliers de volumes, comme si c’était ma perception, ma découverte qui agrandissait ses proportions et ses rendez-vous circulaires où confluaient de nouvelles entrées…

      Trois mètres enfin de Paul Morand. Et ses Chroniques de l’homme maigre ! Une reliure havane soignée aux papiers fleuris… Je me demandai comment elle allait me conduire à mon gibier. Un volume passablement rare, puisqu’en édition originale, dédicacée de surcroit : « À l’écrivain voleur de vies », sans plus de mention du destinataire. Mais bon sang c’était bien sûr ! Si mon criminel n’était probablement pas le dédicataire, ce n’était pas pour rien qu’il me faisait passer par ce jalon. Il n’y avait pas pléthore de livres, quoique souvent policiers, comportant le mot « voleur » dans le titre... Ma réflexion fut interrompue par un feulement amical.

      Un chat me glissa contre les jambes, un angora superbement noir ! Je le caressais avec un plaisir mitigé : quoiqu’aimant ces animaux, il m’apparaissait comme une substance maladetesque de son probable maître. Il appréciait visiblement mon attention. D’où venait-il ? Certainement avait-il un itinéraire, une chatière dissimulée, des fauteuils préférés, une nourriture et une fontaine assurées, sans compter les malheureux souriceaux qui s’entêteraient à tisser leurs nids parmi les cuirs et les papiers. Ce chat, sans le moindre collier, parfaitement agile, visiblement bien nourri, n’était-il pas la preuve qu’Allan Maladetta était tapi quelque part, que la filature bibliophilique devrait à lui me mener ? Soudain il eut assez de sa ration de caresses et de ronronnements et fila derrière un recoin, dans une allée où je tentais de le suivre… Peine perdue. Le félidé était souple et furtif.

      Je trouvai non loin du Paul Morand, de Georges Darien, Le Voleur, avec un paraphe à l’encre noir : « Mieux encore, être un voleur de vies ! ». Les indices étaient concordants. Et contre lui un opuscule relié en un cuir aussi noir que la fourrure du beau noiraud, apparemment peu remarquable. Et cependant un œil attentif lisait sur le dos, gravé d’un discret gris souris, le nom et le titre attendus.

      Le voilà, m’écriai-je, en faisant résonner les salles alentour ! L’Ecrivain voleur de vie du Sieur Maladeta soi-même. Au moment exact où j’achevai de retirer avec une infinie précaution la reliure en peau de je ne sais quoi, un glissement étrange se fit entendre : je n’étais plus dans un des nombreux recoins de la bibliothèque, mais enclos entre quatre murs de livres ! Un secret mécanisme avait fait glisser sur d’imperceptibles rails une lourde étagère. Ne restait-il plus qu’un fauteuil et de la lecture pour ici vivre mes dernières heures, sans même le secours de mon IPhone, sourd et muet ? Le perfide Maladeta avait résolu d’être le voleur de ma vie ! Au sein d’une minute de silence, une voix sépulcrale, parfaitement posée, prononça distinctement la phrase suivante :

      - Qui que vous soyez, veuillez prononcer le sésame, pour lequel vous n’avez que trois essais.

      Diable, me dis-je, les tempes battantes. Ne soyons pas fébriles. La solution doit être à ma portée. Si j’échoue, personne avant des siècles, sinon jamais, n’aura l’occasion de reprendre la chaîne, ni de retrouver mon squelette empaqueté de son costume. Les souris que le chat n’aura pas mangées nettoieront mes os. Il ne me semble pas que cela soit ce que ce bouquinophile veuille, attaché au soin d’être pleinement découvert et ainsi satisfait dans son orgueil ; du moins je préférais le supposer. Dans ce satané livre certainement. L’ouvrant, je trouvai sur le rabat, car le relieur avait eu soin de conserver la couverture, une phrase qui devait flatter l’ego du Maître.

D’une voix plus assurée que je l’étais intérieurement, je me lançais :

      - Allan Maladeta est un écrivain d’une rare précision stylistique et d’une plus rare encore adéquation avec la métaphysique du mal.

      - Merci, répondit la voix que l’on pouvait imaginer être celle du prince noir du dédale, bientôt suivie du délicieux chuintement attendu.

      J’étais vigoureusement soulagé, me décidant à ne pas me séparer d’une forte mallette à outils, ainsi que d’un planton qui me suivrait de loin en loin. Et de retirer au préalable, et avec moult précautions, les volumes qui jouxteraient le ou les prochains corps du délit. Quoique je me demandai si je n’aurais pas dû examiner ce que recelait cette étagère, maintenant absolument invisible, illisible. Je n’étais même plus sûr de désigner avec exactitude le pan de bibliothèque concerné, s’il s’agissait de celui consacré à Léon Bloy, et d’un autre à aux auteurs décadents de la seconde moitié du XIX° siècle. Ce devait être un surplus de rayonnage consacré à l’édification des médecins légistes…

      À moitié rassuré, car le plan que je dessinais augmentait en confusion, sans avoir pris la précaution d’un fil d’Ariane ou des cailloux du Petit Poucet, j’allai m’assoir dans un canapé rouge un peu passé, apparemment inoffensif, au milieu d’une salle circulaire, salle dallée de motifs en étoiles noirs et blancs, entourée de couloirs rayonnants séparés par des étages de nouvelles Bibles monstrueuses, de mythologies baroques, de traités bouddhistes abscons et autres Corans dangereusement illuminés, et seulement habitée de trois échelles de bois montées sur roulettes. J’allais lire, non sans appréhension, relié en ce qui aurait pu ressembler, avec le M de l’intérieur des paumes, à de la noire peau humaine, L’Ecrivain voleur de vie.

Thierry Guinhut.

Une vie d'écriture et de photographie

 

Voir : La Bibliothèque du meurtrier. Synospsis, sommaire et Prologue

          La Bibliothèque du meurtrier. I L'artiste en maigreur

 

Bibliothèque Municipale, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.

 

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23 décembre 2019 1 23 /12 /décembre /2019 17:20

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

La bibliothèque du meurtrier.

 

Roman.

 

III

 

L’écrivain voleur de vies.

 

 

 

 

      Il se sentait vide comme une bouteille de gin percée. Vide de toute inspiration. Comme si le monde pourri qu’il avait cru porter en ses viscères l’avait abandonné, comme si la cohorte imbécile de ces saloperies de muses déchues et démodées ne consentait en rien à lui susurrer des bruits de Bloody Mary à l’oreille. Un écrivain, assis dans son studio puant les vieux alcools éteints, qui ne peut plus pisser sur le papier, ou grêler sur son clavier ne vaut plus un cent, n’est-ce pas ? Qui savait encore qu’il s’appelait Valmontis ? Evidemment un pseudonyme de frimeur, alors que le patronyme qui flétrissait son passeport périmé n’était même pas regardable.

       Certes, il avait eu, jadis, un succès.

      Classiquement, son premier livre avait été un autobiographique roman de formation : jeunesse rapide, coucheries pseudo intellectuelles, fornications d’une obscène banalité avec le milieu de la publicité, histoire d’amour intéressée avec une mûre et riche propriétaire d’une agence internationale à ne pas nommer relatée avec le cynisme du novice, seule partie strictement fictive d’un volume mal fagoté comme un scénario, et qui finissait par le meurtre de cette égérie de matelas et d’or. Le film qu’on en tira aussitôt commença et s’acheva comme de juste par l’égorgement de la presque belle sur la rougeur des draps dont elle avait voulu écarter le godelureau déçu.

      Le livre était, du propre aveu de Valmontis, mauvais ; fait pour l’affiche aux draps sanglants qui rougeoya longtemps au fronton des salles de cinéma et des étuis plastifiés de dévédés, le réalisateur ayant habilement exploité le pourpre récurrent qui balisait de loin en loin le récit. Les critiques avaient d’ailleurs titré « Ode au rouge », « Etude en rouge », pour chroniquer ce film qui s’appela Meurtre aux draps rouges, mieux que le titre du roman qui n’était que Pub en rouge et qui, de l’aveu même de Mishka Benvoglio, le réalisateur, n’était que celui d’un plumitif qui n’avait guère su réaliser ses promesses. Sous-entendu : le film, lui, l’avait fait.

      Les droits d’auteur échus en cascade permirent alors à Valmontis de faire tapisser de rouge les suites des plus grands hôtels où il descendait, de capitales en villes thermales, de se beurrer systématiquement la gueule au Bloody Mary. Et de laisser son Mont Blanc de poche de poitrine pisser l’encre rouge sur ses vestes et chemises sans en maculer un instant ni ses carnets vierges, ni ses claviers tétraplégiques. Seules les putes de luxes aux robes rouges bénéficièrent de sa plume sur les cartes de visite démesurées qu’il paraphait d’un pourpre prétentieux.

      Autant le succès du film et des traductions qu’il avait entraînées avait cavalé en tête d’affiches et de gondoles, autant ce même succès dégringola en peu de mois, jusqu’à un oubli que Valmontis s’étonna de voir se creuser dans les yeux de son éditeur, de Mishka Benvoglio lui-même, qui venait de propulser sur les écrans son nouvel opus, déjà primé : La Blancheur de Blanche, adaptée d’une nouvelle obscure d’une écrivaine d’origine guinéenne secrète jusqu’à l’absence.

      Quand Valmontis s’aperçut que seul son compte en banque était dans le rouge et vint s’en plaindre à son éditeur, le fameux et matois Wilfried Komushka, ce dernier lui répondit, cassant :

      - As-tu travaillé ?

      L’écrivain, qui n’avait qu’une belle addiction au Bloody Mary à afficher sur ses joues déjà légèrement couperosées, se sentit un moment interdit, avant de balbutier un « On allait voir ce qu’on allait voir » qui ne convainquit pas une seconde Wilfried Komushka. Quant à Mishka Benvoglio, lui pensait déjà à un nouveau film qu’il allait intituler Un Amour en bleu wedgwood

      Au fond du studio crasseux qu’il avait eu la sagesse (où avait-il pris cette sagesse miteuse ?) d’acheter, dans le XVème parisien, Valmontis comprit qu’il ne pouvait jouer une deuxième fois sur la gamme des couleurs. Ce qui avait été pour lui un pur hasard, un élément secondaire de son roman somme toute pauvret et petitement provocateur, était devenu chez Mishka Benvoglio un système, une marque de fabrique, un prétexte à reconnaissance immédiate du public autant qu’une sensuelle, intellectuelle et efficace esthétique. Son éditeur d’ailleurs, qui ne le reçut qu’entre deux portes fermées, le lui fit bien sentir, lorsqu’il lui proposa un synopsis dérisoire : une énumération sans queue ni tête de meurtres de prostituées de luxe, toutes vêtues et dévêtues de rouge, depuis les boucles d’oreilles, en passant par le pubis, jusqu’aux yeux… Qu’il l’écrive donc ! Et qu’il le ficèle mieux que ça, et on verrait. D’ailleurs c’était tout vu, le rouge était passé de mode. Il faisait vulgaire. Le meurtre et la prostitution se voyaient taxer de banalité obscène et le voyeurisme afférent ne valait plus grand-chose en cette ère de réprobation morale et de pudicité officielle.

      Econduit comme un videur de corbeille à papier, Valmontis regagna, désespéré, son studio. Il n’avait même pas en poche de quoi se beurrer aux alcools de couleur au bar de La Closerie des Lilas. Il passa à la broyeuse anorexique la page et demie de son romanesque synopsis et pleura comme un amoureux romanesque, lui qui n’avait jamais aimé, et ce jusqu’au sang, que lui-même. La vaine tentative de trouver une épaule pour épancher un chagrin d’ivrogne en manque auprès des créatures vénales dont il avait claqué les fesses à coups de cartes de crédit lui avait ôté d’un coup les dernières illusions qu’il avait pu nourrir sur la nature humaine.

      En rongeant un hamburger qui ne s’était pas résolu à complètement dégeler, il tenta d’analyser les causes de son succès premier, unique et peut-être ultime. Il ne le devait en fait qu’à l’adaptation géniale de Mishka Benvoglio. Et s’il avait pu mener à bien l’écriture des cent quatre-vingt pages du roman, c’est parce qu’il tenait encore l’alcool, parce qu’au sortir de son école de publicité il avait fait un stage chez « Cyprès et Mimosa », l’agence bien connue de Zorah Manassias, cette femme mûre impavide aux seins blancs dans ses bustiers rouges qui ne l’avait jamais gratifié du moindre regard et dont il s’était ainsi vengé. Heureusement, Zorah Manassias ne lisait pas de romans, et, si elle avait vu Le Meurtre aux draps rouges, l’actrice lui ressemblait si peu et Mishka Benvoglio avait à ce point pimenté de rouge l’histoire qu’elle n’eût pu imaginer s’y reconnaître. En fait, conclut-il, il n’avait dépeint en ce petit livre que sa petite vie, son petit fantasme, il avait pillé sa propre existence et le personnage de Zorah Manassias. Il était, il le savait trop bien, totalement dépourvu d’imagination. Puisque sa vie depuis lors n’avait été que cocktails bruyants de noms et d’anonymes qui ne lui avaient laissé aucun souvenir, n’avait été que succession de call-girls internationales et cosmopolites dont aucun ne parlait correctement français (en avaient-elles besoin, d’ailleurs ?) quand lui n’avait en sus qu’un fétide anglais à la bouche, il n’avait pu que déposer sur le papier les vides points de suspension autobiographiques qu’ils avait espéré rédimer en œuvre d’art en l’ensanglantant du cliché du meurtre en série…

      Il n’avait rien vécu d’autre. En conséquence, il lui fallait vivre quelque chose pour espérer écrire et vendre. Et arrêter l’alcool, cet inhibiteur de l’érection du stylo. Oui, mais pour avoir le courage de l’arrêter, il fallait en reprendre. L’alcool à 90% de l’armoire à pharmacie, s’il n’avait croisé son visage de trop jeune poireau violacé dans le miroir fêlé de la salle de bain où la douche ne savait plus laver les toiles d’araignées, lui aurait paru salvateur. Qui allait pouvoir devenir avec lui un de ses personnages ? se demanda-t-il dans les affres du manque… Qui, sinon, oui, idée de génie, les « Alcooliques Anonymes » où l’on pourrait facilement justifier un meurtre en série par la saine et immonde volonté d’assainir le monde de ses loques.

      Son portable n’avait plus de crédit, son fixe avait été coupé, sa connexion internet dévastée, ses poches étaient trouées, dans tous les sens du terme il n’avait plus de liquide, sauf l’eau encore disponible au robinet d’un retard de paiement que les autorités incompétentes avaient eu la paresse de sanctionner et dont il aspergea son encore jeune trogne rubescente. Il failli vomir tant sa langue chargé de soif éthylique se rétracta au contact impie de l’eau du Bassin parisien. Il se sentait comme un personnage sans son auteur, sans son intrigue, sans ses mots, tombé de son livre en loques. Il dut alors consulter, dans un bureau de poste voisin, un annuaire en charpie, pour rejoindre d’un pas vacillant le local des Alcooliques Anonymes, rue de la Pompe…

      Une femme au visage maigre comme la tranche d’une étiquette de whisky hors d’âge  le reçut au coin d’un bureau qui avait visiblement été un vaste casier à bouteilles. L’hallucination lui vrillait les yeux et les oreilles, quand Valmontis lui exposa son cas : « Je veux renaître. Je ne veux pas sombrer dans les éléphants roses et les fraises des bois bleues comme le curaçao du delirium tremens. Sauvez-moi, je vous prie… »

      La femme parut se liquéfier de pitié. Elle s’était appelée Mauve-Eglantine de Charrières. Elle avait trente-neuf ans, un physique de septuagénaire. Elle aussi avait sombré dans l’alcool mondain, elle avait pris des bols de gin au petit déjeuner et des baignoires de cherry au dîner. Sa famille l’avait répudiée, malgré ce nom dont le Gotha s’enorgueillit. Sa langue avait failli tomber comme une pomme ridée, elle s’en était sortie grâce aux Alcooliques anonymes, ses amis : maintenant je suis leur secrétaire, leur réceptionniste, leur Madone, leur Madeleine pénitente aux cheveux déjà gris pour essuyer les pleurs de leurs jeunes joues couperosées. Confiez-vous, cher jeune homme, je peux tout entendre. Et restez avec moi jusqu’à ce soir où vous intégrerez le cercle des confessions addictives…

      Valmontis la sentit bonne poire. Un peu blette, certes, comme un fruit que l’alcool du bocal avait ridé. Alors, il lui lâcha toute sa maigre vie ; en une heure de soulagement vaguement narcissique et masochiste, il lui ouvrit les écluses de sa pitoyable descente aux enfers, degré par degré, jusqu’au dé d’alcool à quatre-vingts dix degrés qu’il avait dérobé à sa propre armoire à pharmacie pour se donner le courage infâme de s’humilier devant une Sainte.

      C’est ce dernier mot, bien appuyé d’un regard ardent, qu’il employa pour conclure son récit. Mauve-Eglantine de Charrière en eut les larmes aux yeux, aux joues, aux lèvres… Visiblement, elle avait changé le manque alcoolique pour le manque affectif, à moins que le premier fût la conséquence du second…

      Elle lui offrit des sandwiches pain de mie salade et des infusions de sauge. C’était infâme, comme s’il avait mâché du carton-pâte et bu de l’urine de héron. Mais il acceptait avec reconnaissance. Jamais, en dépit de l’affection de sa mère, plus froide que la porte d’un congélateur, de son père au divorce fuyant, du désir spleenétique du confesseur qui l’avait préparé à sa première communion en lui palpant le testicule gauche et de la mécanique corporelle de ses escort-girls aux émotions plastifiées et feintes, il n’avait vu ainsi l’amour maternel, sororal et passionnel lui fondre sur le râble, ni une main si douce, parfumée à la crème d’origan et de vanille…

      Le soir même, il était sous la couette rose et parmi le chintz de ses murs et rideaux, dans une chambre d’ami princière qu’elle lui confia, après l’avoir lavé nu dans une baignoire de marbre vert. Elle avait ondoyé son sexe de ses longs cheveux gris sans même qu’une demie-érection n’effarouche sa pudeur. Il se laissa faire comme un enfant. Il retint un moment sa main dans la sienne lorsqu’elle le borda en lui offrant le regard de la vérité de l’être. Elle avait des yeux gris infinis.

      Il dormit longtemps, dans un cauchemar intermittent où des sorcières aux cheveux de saintes ouvraient leurs bouches tubéreuses, décochant des langues dardées et gonflées d’entêtantes odeurs lourdes d’alcool de genièvre, d’œufs battus, de grenadine et de vieil armagnac…

      Le lendemain matin, il tint à prendre sa douche seul, à préparer des cafés serrés pour lui et lui verser son thé à la bergamote dans des tasses de porcelaine coquille d’œuf minuscules. Mais elle tint à lui laisser prendre ses aises dans son petit bureau bibliothèque, déjà pourvu de carnets vierges, de rames de papier recyclé près d’une imprimante discrètement enchâssée dans un meuble de palissandre, un ordi portable Apple et des stylos Mont Blanc en bouquet, pendant qu’elle faisait une course…

      Il se fit la réflexion qu’il ne pouvait faire moins que noircir du papier. D’une écriture qu’il rendit aussi pire en illisibilité que possible, il saccagea quelques pages en énumérant ses cuites, ses beurrages et ses tremblements de delirium au bout des doigts, jusqu’à ses dernières pannes de pénis avec Mata Hari 115, 116, 117 et 118… C’était nul ; et taché de quelques gouttes de ce jus de pamplemousse acerbe qu’il buvait à petites gorgées pour ne pas penser à cet alcool de mandarine qu’il avait surconsommé à La Spezia…

 

Grenada, Andalucia. Photo : T. Guinhut.

 

      - Je le sais, vous pouvez mieux faire, lui dit-elle à son retour, spectrale et royale dans un fauteuil, dont la couronne de bois sculpté, tresse de roses et de lys, nimbait son chignon.

      C’était à peine si Valmontis la reconnaissait, dégrisé de la folie lamentable de la soirée, des brumes du petit-déjeuner dont il avait émergé avec peine. Les cheveux gris de Mauve-Eglantine approchaient le blond platine, sa peau paraissait rajeunie, tellement moins grise et tannée que lorsqu’elle était teintée par le reflet sordide du local des Alcooliques Anonymes.

      - Vous allez mieux faire, reprit-elle, en tapotant sur son genou et sa robe chèvrefeuille la couverture du seul et piètre bouquin de son protégé. Ce que vous avez vécu doit être dépassé par l’écriture. Comportez-vous bien et ce bureau est le vôtre. La chambre où vous avez dormi est la vôtre. Il n’y a pas pour vous de clef sur la porte. Vous avez la clef de votre écriture. Je vois que vous avez travaillé. Ne me lisez votre nouveau travail que lorsque vous le jugerez assez mûr. Vous ne devez rien. Sinon votre nouveau live. J’ai toujours rêvé d’un écrivain. Vous serez celui-là. Et elle l’enveloppa d’un de ces regards qui changent les écailles de tatou en duvet de cygne et en confiture de roses blanches…

      Valmontis la remercia humblement. Tout en s’inquiétant avec la sincérité du désespoir s’il serait un pur salaud, sans compter la sincérité du diable pour les rechutes alcooliques. Il termina son aveu en riant d’une possible addiction au pamplemousse rosé. Elle le laissa pour aller accomplir son office au bureau des Alcooliques Anonymes.

      Il ne se permit qu’une brève sortie dans le square voisin où des enfants gardés par d’attentives nounous en semi-uniformes semblaient à jamais hors d’atteinte des affres du Bloody mary… Il ferma ses yeux avec ses poings sous lesquels veillait la caresse soyeuse d’éternels cheveux gris-blonds, ou plus exactement blond cendré (là était le secret) pour ne pas regarder la brasserie où de chaudes lumières chatoyaient comme un gâteau d’anniversaire illuminé de bouteilles cuivrées. Dans sa bouche, sa langue avait un goût de souris morte. Pourvu que Mauve-Eglantine n’ait pas l’idée saugrenue de vouloir l’embrasser, lui, un si piètre garçon aux joues rouges, à l’immaturité abjecte, au pénis de colin-mayonnaise…

      Après un repas du soir plus austère qu’une cantine de monastère, laissé à sa disposition par celle qu’il considérait déjà comme la gardienne de son inspiration, la nuit fut sans écueil, inédite, reposante en diable, alors qu’à sept heures pétantes, une heure qu’il n’avait jamais connue depuis des années, il se sentit un appétit d’ogre des contes, et impatient d’écrire, qui sait un conte, un essai, une roman-fleuve, une somme philosophique… Il n’aboutit, en quelques heures d’affreux labeur, qu’à vider deux cartouches d’encre blanche en dessinant pléthore de spaghettis. Qu’importe, se dit-il, peu avant le retour de Mauve-Eglantine, la discipline était là, en compagnie d’une fraîche eau d’Evian.

      Pour la recevoir néanmoins dignement, il vida ses graphismes indignes dans la corbeille à papiers, alla s’ébrouer sous le robinet d’eau froide, avant de se réinstaller à son bureau de forçat.

      Il rêvassait. À il ne savait quoi. À la claire blancheur, à la transparence du verre, au filet d’une source de montagne, aux cirrus peignant un ciel infini... Reprenant soudain conscience, il vit qu’il avait écrit deux pages. Eberlué, il considéra son œuvrette, la lut : c’était un portrait de sa nouvelle Muse. Assez réussi ma foi. Tendre et précis. Jamais il n’avait écrit ainsi. Certes cela était à peine l’embryon d’un roman, mais l’heure était à l’humilité.

      Elle vit sur le bureau ces deux pages, au graphisme net, aux lignes rangées comme à la parade scolaire. Elle eut un sourire à lui adressé. Il se sentit fondre comme une guimauve. Il lui prit la main. Elle lui prit l’autre main.

      - Non, je ne suis pas plus pure que toi, commença-t-elle. Je dois laver mon abjection devant toi. Es-tu prêt à m’écouter ?

      Valmontis ne put qu’acquiescer.

      - J’ai été mariée. Par ma famille. Une de Charrière doit tenir son rang, n’est-ce pas ? À dix-neuf ans, je n’avais, quoique précoce, qu’une licence d’économie. On me destinait à Pierre-Christophe de Murailles, dix ans de plus que moi, déjà fondé de pouvoir dans une grande banque dont je tairai le nom. Et comme j’étais fille unique, j’avais bien conscience de représenter un investissement substantiel. Même intérieurement, je ne doutais pas de cette décision, tout en ne sachant pas que mes sentiments étaient vierges. L’homme avait belle prestance, froide et distante, et pratiquait le baisemain en frôlant mon poignet, ce qui me procurait des frissons dont je ne savais s’il fallait les interpréter comme les prémices du désir ou comme de la répugnance.

      - Je passerai sur le temps de fiançailles, pendant lequel nos rapports se limitaient à la mince cérémonie du baisemain et à une distante conversation sans âme. La perspective du grand jour m’amusait, m’excitait, m’incendiait par avance : sa robe aux blancheurs nouvelles, ses enfantines demoiselles d’honneur à ma traîne, la cathédrale en foule et le prêtre en extase, la bague diamantée que Monsieur mon mari glissait à mon doigt avec une autorité sans pareille. Je m’ennuyais bien un peu pendant les longues agapes, où je trouvais cependant un confident dans le Champagne exceptionnel qui me fut servi.

      - Le train de nuit était pour Venise, les couchettes séparées, le lever de soleil fantomatique sur la lagune et la gondole funèbre dans la fraîcheur matinale. Il me semble que mon mari avait un rendez-vous d’affaires au Florian, ce pourquoi je visitais seule l’Academia, exaltée par « La Présentation de la Vierge au temple » de Titien, ne pensant pas à la légère incongruité de la situation. Le soir, il y eut encore du champagne au Danieli, au point que j’étais un peu pompette, m’accrochant au bras de mon mari pour rejoindre notre suite.

      - Tout à coup, j’étais crucifiée sous le corps de l’homme, un glaive d’ivoire perforant mon sexe, criant comme égorgée alors que le monstre prenait garde de fermer ma bouche avec son poing, avant de m’abandonner comme un chiffon d’essuyage gorgé de sang et de sperme. Alors que le vainqueur avait rejoint la sienne, je sanglotais longtemps dans ma chambre. Avais-je dormi ? Je fus éveillée, saillie par l’arrière comme une biche par un sanglier d’airain, encore une fois souillée, sans m’essuyer. La niaise avait été légalement violée, saccagée.

      - Mais pas engrossée. Quoique le soc de labour de Monsieur ne me rendait plus que fort rarement visite - ce pourquoi je lui rendais la seule grâce possible - les mois passaient sans le moindre signe de maternité envisageable. Heureusement, pour me rendre la vie supportable, même si l’on me concédait d’entreprendre un Master d’économie sur les flux de capitaux internationaux, je me beurrais consciencieusement au champagne en toutes occasions mondaines auxquelles j’étais conviée.

      - Au bout de deux années, je ne pouvais plus cacher mes titubations, mes joues trop roses, mon haleine, chargée, mon élocution hasardeuse, alors que je n’avais aucun embonpoint à cacher. Ai point que lors d’un cocktail, et en présence de nos deux familles, et - cela va sans dire - de Monsieur Pierre-Christophe de Murailles, je m’écroulai dans une table chargée de flutes et de bouteilles, évanouie, le haut des seins, le visage tailladé d’éclats de verre, la chevelure mousseuse et poisseuse de champagne, la robe blanche tailladée du sang de mes bras…

      - Le scandale fut tel que l’ivrognesse se retrouva gisant sur le lit d’une clinique, sans la moindre visite, sauf celle du notaire familial que l’on avait chargé de m’assurer un divorce à mes torts exclusifs, une modeste pension mensuelle, un appartement à l’autre bout de Paris, une solitude sociale honteuse, la haine de soi, des liqueurs, des vins blancs avec ou sans bulles, la peur et le remord de soi. Cependant j’avais accompli, non sans une certaine jouissance, ma vengeance. Assez vite il ne me resta aucune trace de ses blessures au verre brisé, sauf sur ce bras que tu vois là…

      Bouleversé, Valmontis embrassait avec passion cette légère cicatrice rosée qu’on ne lui refusa pas. C’est avec une délicatesse qu’il ne se connaissait pas qu’il glissait ses doigts respectueux sur ses veines vivantes. Il sentit des lèvres ailées glisser sur sa nuque, avant qu’elle lui chuchote en disparaissant :

      - Henri, écris pour moi…

      Le lendemain, il ne se rendit même pas compte qu’il écrivait. Il lui fallait pour cela fatiguer le Flaubert de Madame Bovary et le Tolstoï d’Anna Karénine, épier les dictionnaires, monter, on ne sait par quelle opération d’un hypothétique Saint Esprit, les épisodes de ce qui s’annonçait comme un roman, assurer la puissance de la fiction, fouiller les caractères, rayer, biffer, réécrire de jour en jour, décrire les lieux avec précision, donner des noms à ses personnages, animer la vitesse dramatique, offrir de l’ampleur aux destinées, alors que l’eau d’Evian le désaltérait princièrement, alors que Mauve-Eglantine avait la discrétion d’approcher son parfum d’un travail dont elle voyait en quelques mois les pages s’accumuler, sans exiger un instant de lire quoi que ce soit, brouillon, variante ou jet d’imprimante.

      - Je ne veux lire que le roman publié, lui confia-t-elle. Je ne voudrais pas que la moindre de mes remarques, que la moindre expression de mon visage gênent ou influencent l’écrivain.

      Il n’avait jamais écrit comme cela. Parfois, il était contraint de s’arrêter, parmi le silence de sa vie devenue monacale et dans laquelle il ne se reconnaissait pas, mais sans le moindre regret, oh non ! Il était stupéfait devant la beauté d’une phrase, d’un paragraphe, d’un chapitre de Proust et de Nabokov, l’efficace simplicité de Camus, la psychologie torrentielle d’Henry James, qui hantaient au-dessus de lui les étagères que sa mécène avait su pourvoir. Il considérait avec une humilité qui le surprenait grandement le tricotage de mots auquel il se livrait, repassant plutôt dix fois qu’une sur le métier, raturant, élaguant, enrichissant, polissant l’ouvrage qui approchait peu à peu de l’achèvement.

      Nom d’un Prix Nobel, s’étrangla Wilfried Komushka ! Je n’aurais jamais cru que tu pouvais écrire comme ça ! Je te croyais lessivé, mort de frime et péteux comme un déchet de cannabis. Bon c’est peut-être un peu trop léché pour nos lecteurs, mais la satire est rude, le pleur de Margot dans les chaumières est assuré, nous le sortons dans trois mois. Mon petit Valmontis, va chercher ton chèque d’à-valoir chez le comptable rugueux et viens-là que je te fasse péter un champagne !

      Voyant la mine soudain déconfite de Valmontis, Wilfried Komushka se rétracta :

      - Ah, je comprends, te voilà sobre comme le sable d’Arabie ; tu n’étais pas joli à voir la dernière fois, sans compter l’haleine à tuer les morts…

      Il fallut annoncer à Mauve-Eglantine que le livre allait bientôt paraitre. Elle dansa de joie, le prit dans ses bras, fondante comme la pulpe du lychee ; il n’avait jamais fait l’amour si lentement, si tendrement, il n’aurait jamais cru que l’on puisse encore aimer celle dont on venait de jouir et dont les yeux avaient l’inimitable parfum de l’amour reconnaissant.

      Mais plus le jour de la sortie du roman approchait, plus Valmontis se rongeait d’angoisse : que dirait-elle de ce qui n’était pas digne d’elle ? Décidément non, elle méritait un génie créateur qui transcenderait le réel, pas un apprenti malhabile, pas un volume broché jailli des rotatives, mais un incunable composé par Aldo Manuzio, pas une cascade de psychologies pour courrier des mœurs, mais rien moins qu’une œuvre monde hors de la portée de son clavier…

      Lorsqu’il le tint entre les mains, ce livre, sobrement intitulé Champagne !, le dégouta. Comment cacher à sa chère Mauve-Eglantine l’objet putride qu’avaient vomi des stylos d’emprunt, une imprimante confiée par ses saintes mains ? Il eût aimé le cacher dans tous les égouts des librairies, l’arracher des doigts charognards des critiques qui l’avaient reçu en service de presse, quitte à rembourser un indigne et intouché à-valoir. Comment rentrer chez elle dignement ? Il se sentait les tripes nouées comme un cep de vigne biblique, les mains tremblantes comme un alcoolique

      Un whisky saurait le secouer, le raffermir, le sauver. Le tabouret de bar tanguait avant même qu’il se jette l’incendiaire breuvage au creux du gosier. La brûlure œsophagienne le terrassa. On le ramassa comme s’il avait bu douze douzaines de verres, on le jeta sur le trottoir. Où pouvait-il rentrer ailleurs que chez elle ? Il trouva la force de boire un grand verre d’Evian au bar suivant qui ne s’en formalisa pas.

      Elle était échevelée, livide, la démarche brinquebalante, la diction chargée, une flute à champagne dégoulinante à la main. Il reçut son propre livre à la tête, dont le coin lui entailla la pommette droite, elle l’invectivait comme il ne l’en eût jamais crue capable, le traitant de traitre, de voleur, de sac à malignité…

      Il dut écorner son à-valoir dans une chambre d’hôtel en rafraichissant sa pommette sous une douche qui n’était pas d’Evian.

      Dès le lendemain, trois hebdomadaires consacraient des critiques louangeuses au roman de Valmontis : « Une éclatante satire des mœurs mondaines », « Le goût doux-amer de l’alcoolisme » et, pour le magazine féminin, « Un réquisitoire contre le viol conjugal ». En une semaine, une dizaine de grands quotidiens plaçaient au pinacle le roman « vindicatif », « doué d’un remarquable sens de la psychologie », sans compter les meilleurs blogs… Wilfried Komushka le fatiguait de ses appels, réussit à le recevoir dans son bureau :

      - Mon petit Valmontis, mon grand Valmontis, les librairies me commandent des réassorts, Amazon réclame un wagon de réimpressions, les Italiens, les Américains, les Allemands et tutti quanti se battent à coups redoublés pour acheter les droits, la téloche réclame ton faciès, les radios veulent ta voix. Même mon rogue comptable t’a déjà signé un chèque en peau de lion. Allez, ne fais pas la gueule, on dirait que le succès de fait peur !

      Seul Valmontis savait ce qu’il avait perdu…

      Insinuant come une loutre, l’éditeur réussit une nouvelle fois à l’attirer en ses bureaux :

      - Alors là ! Nous tenons le pompon, mon cher Valmontis, te voilà à l’abri du besoin jusqu’à la fin de tes jours, que nous espérons aussi nombreux que tes prochains livres. Tu ne devines pas ? Non. L’innocent… Te voilà avec un procès au cul, pas besoin de publicité, elle est gratuite. Attends-toi aux grands titres des médias, aux réimpressions au kilomètre. Un certain Pierre-Mireille de la Christole, ou je ne sais quoi, enfin je vais te retrouver le nom du gonze, un banquier des sphères européennes, assigne l’éditeur et l’écrivain en justice pour atteinte à la vie privée ! Il parait que tu l’aurais diffamé ; dis-moi en confidence, ton personnage appelé Jean-Pierre Cressange, joaillier genevois de son état, violeur mondain d’épouse alcoolisé, aurait-il à voir avec ce plaignant, qui, entre nous, eût été plus avisé de passer inaperçu, s’il ne veut pas se prendre dans les parties intimes notre avocat, qui saura convaincre l’épouse outragée de porter plainte…

      Valmontis était à la fois indifférent - quant à son propre sort - et outragé, pour sa chère et désespérée Mauve-Eglantine, qui n’avait pas mérité un tel tracas, et dont il murmurait sans cesse le prénom avec les lèvres de l’amour.

      Visiblement Pierre-Christophe de Murailles avait le bras long, car le procès avait été annoncé pour le trimestre suivant. L’instruction était d’autant plus rondement mené que l’avocat Parketat savait pouvoir compter sur la confession de Madame ex de Murailles, sur sa plainte pour viol conjugal réitéré, sur le certificat du médecin qui avait dû soigner l’intimité malmenée de la dame peu d’années auparavant.

      Le jour dit, après le sirupeux réquisitoire de l’avocat du plaignant quémandant l’interdiction à la vente du corps du délit, un malheureux bouquin qu’il agitait en guise d’éventail, le dit Monsieur Pierre-Christophe de Muraille, plus froid qu’une banquise antarctique, se fit chaudement décongeler par le vivace Parketat. Il jouait à la fois la carte de la défense de la liberté créatrice de l’écrivain, de son engagement en faveur de la dignité féminine, et du réquisitoire, à l’encontre d’un violeur avéré, qui plus est soudain assailli par trois plaintes venues de son personnel opportunément débâillonné. L’habile Parketat eut le génie d’accorder des qualités intellectuelles indéniables à celui qui risquait une condamnation bien sentie, histoire de ne pas choir dans le manichéisme…

      Apparemment impavide, Mauve-Eglantine assistait évidemment au procès, quoiqu’une larme ne pouvait pas ne pas être adressée à Valmontis, qui la recueillit des yeux avec une bouffée de bonheur digne de l’éruption du Vésuve. Leurs âmes, si tant est que ce mot ait une signification, se souriaient.

      La foule du procès des journalistes et des preneurs de son aux micros intrusifs, la presse des curieux, rien de tout cela ne les empêcherait de se rejoindre, pendant la pause qui précédait le verdict dont personne ne doutait… Enfin, Valmontis blottit contre lui le corps fragile de …

      Quand il sentit un bras s’immiscer entre leurs deux poitrines pourtant unies, un bruit de déchirure, un hoquet dans le baiser de … Elle vacilla comme un chiffon qui s’abandonne, il vit une lame s’échapper d’entre d’eux, un flot de larmes les couvrir. Il tomba avec elle qui dans un demi souffle répéta : « J’ai tellement mal… Je t’aime tellement… » Il lui redit cette dernière et si brève phrase qui était un monde. L’entendit-elle ?

      Sous les flashs, parmi les cris, alors qu’un homme hirsute était ceinturé, plaqué au sol, on releva Valmontis. Stupéfait, il se découvrit lavé de sang sur toute sa chemise blanche et sa veste, la bouche pleine d’un dernier baiser vomi par la mort de son aimée, les lèvres aussi sanguinolentes que celles d’un vampire.

Thierry Guinhut

Extrait d'un roman à venir : La Bibliothèque du meurtrier

Une vie d'écriture et de photographie

Rämistrasse, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.

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1 décembre 2019 7 01 /12 /décembre /2019 08:23

 

Punta de l'Aguila, Sierra de Aspe, Alto-Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier. Roman.

 

IV

 

La Salle Maladeta.

 

 

 

      Stupidement, achevant la lecture de cet Ecrivain voleur de vies conçu par le sieur meurtrier Allan Maladeta, je m’étais laissé aller à une larme à l’œil, non sans comprendre après coup que j’associais sans guère de raison cette Mauve-Eglantine fictive à ma réelle bibliothécaire, prisonnière et sauvée par mes soins, dont je m’étais empressé d’apprendre le prénom et le nom : Mathilde Bénédicte.

      Ma réflexion tournait en vertige parmi le cercle des étagères livresques et des couloirs en étoile dont je n’étais que le météore. Je m’étais coltiné un maigre artiste qui se suicide au vin blanc et aux barbelés, un écrivain qui tue indirectement son inalcoolique alter ego féminin, tout cela chapeauté par un Maudit Grand Ecrivain emplumé d’orgueil. Décidément ce Malatesta avait un problème récurrent avec l’alcool ! Sans compter qu’il jouait au chat et à la souris avec son lecteur, en posant également au meurtrier en série dans ses propres pages.

      Je me demandai si j’allais emmener à Mathilde ma prise de guerre. Il valait mieux s’abstenir. Elle ne voudrait peut-être plus entendre parler de son tortionnaire. De plus la magie mécanique de la bibliothèque n’entendrait peut-être pas de cette oreille que je subtilise un de ses plus précieux livres.

      Au chevet de Mathilde Bénédicte, dont je venais m’assurer de la santé, après sa réclusion et son inanition, j’avais l’air passablement ridicule avec mon petit paquet à l’enseigne de la meilleure pâtisserie. On m’avait permis d’entrer dans sa chambre, blanche et discrètement technologique. Elle avait les paupières baissées, les traits encore hâves. À son trop mince poignet gauche était attachée une perfusion. Je contemplais son repos, en m’étonnant qu’il existe des pièces sans livres. Un virus m’avait contaminé sans nul doute.

      Sans que je veuille la déranger le moins du monde, ses paupières se soulevèrent doucement, révélant ses iris bleutés. Je ne sus que chuchoter : « Bonjour »…

      - Mon sauveur ! murmura-t-elle. Vous êtes venu… Merci, tant merci ! Qu’avez-vous à la main ?

      - Tarte aux fraises. Charlotte aux framboises. Clafoutis aux cerises…

      - Comment avez-vous su ? Vous flattez ma gourmandise…

      - C’est ce que vous disiez lorsque je vous ai trouvée.

      - Ah, ce n’était que mon petit délire. Vous voulez-donc me sauver une seconde fois. Je ne dois pas manger beaucoup pour ménager mon estomac trop habitué à la famine, mais c’est bientôt l’heure du goûter, vous partagerez avec moi, voulez-vous…

      Je ne pus qu’acquiescer.

      - Comment vous appelez-vous ?

      - Bertrand Comminges, juge d’instruction.

- Alors, Bertrand, vous savez mon nom. Il faut me raconter comment vous êtes arrivé jusqu’à moi.

Malgré sa fatigue, elle m’écouta d’une attention soutenue, ne m’interrompant que pour requérir quelque détail…

      C’est à l’issue de cette narration, dont notre lecteur connait le développement, que, nantie de l’autorisation expresse d’une infirmière, elle dévora lentement la charlotte aux framboises, m’invitant à prendre la part de clafoutis aux cerises.

      Essuyant ces jolies lèvres, encore trop pâles, qu’une miette avait embrassées, elle me confia :

      - Merci encore, cher Monsieur Comminges. Revenez demain, si vous le pouvez. Je suppose que je serai plus en forme et que je pourrai à mon tour vous raconter mes aventures de bibliothécaire confinée…

      Emu, je la laissai au repos qui appesantissait ses paupières…

 

Photo : T. Guinhut.

 

      Ces quelques minutes auprès de ma bibliothécaire préférée m’avaient redonné du courage. Devoir affronter encore la tanière du voleur de vies, tant des chairs vivantes que des fictions sur papier, où cette dernière lecture m’avait abasourdi, m’avait semblé au-dessus de mes forces. Pourtant je n’avais guère approché de la cache du coupable, qu’au vu des dimensions exponentielles de la bibliothèque j’imaginais plutôt comme un palais. Ou un leurre. Reste que je n’avais pas le moindre indice sur la marche à suivre.

      Suivant le plan dessiné à la va-comme-je-te-pousse sur mon carnet à élastique, je retournais devant L’Ecrivain voleur de vies, prenant garde de coincer un fauteuil dans le chambranle formé entre deux parois de volumes reliés et brochés, histoire de ne pas être une fois de plus englouti par l’une des gueules de la bibliothèque. Saisissant l’opuscule avec la plus grande délicatesse, je ne vis pourtant pas la cloison attendue se refermer ; le rite de passage avait été définitivement franchi. Je tournais et retournais le volume entre mes doigts en espérant y trouver un indice pour continuer ma quête en direction du fauteur de crimes. Rien. Pas de dédicace, pas de mention d’imprimeur, de relieur, rien de plus que les mentions de l’auteur et du titre et l’habituel ex-libris au nom d’Allan Maladetta collé au premier contre-plat. Perplexe, je me repassais mentalement le récit en tête : peut-être fallait-il chercher un autre récit en rapport avec l’alcoolisme des protagonistes ; on ne se séparait pas si aisément d’une telle addiction. Errant, titubant plutôt, parmi les salles, recoins, renfoncements et couloirs, parfois vastes comme des chapelles, je tombais finalement sur une étagère consacrée aux vins et alcools, Bordeaux, Bourgogne, Chianti, Rioja, Champagne, whisky et Porto… Mais j’eus beau scruter les dos alignés à la parade, aucun n’affichait le nom fatal ! Je dus, observant mon carnet dont les fragments de plans bout à bout et de pages en pages s’étoffaient, retourner devant L’Ecrivain voleur de vies. Je le repris en main, précautionneusement.

      L’ex-libris ! Il n’avait la sobriété laconique des précédents, mais s’ornait d’une silhouette montagneuse… Mais oui ! comment n’y avais-je pas pensé plus tôt : la Maladeta, ou Monts Maudits en français, est un massif montagneux des Pyrénées centrales et espagnoles, où jaillit le pic d’Aneto, point culminant de la chaine, à 3404 mètres d’altitude.

      Il s’agissait maintenant de trouver la salle consacrée aux montagnes, et plus précisément aux Pyrénées. Mon plan était peu à peu devenu, parmi les pages successives de mon carnet un rien chiffonné, un puzzle aux pièces successives et erratiques, qui devenait de moins en moins lisible, qu’il me faudrait refaire de manière plus scientifique à la première occasion. Je revins sans trop de peine à la vaste pièce circulaire d’où partaient en étoiles sept couloirs caparaçonnés de savantes étagères. Je supposai qu’était là le centre, entre les canapés rouge, avec un motif en étoile sur le sol de marbres noirs, blancs et grisés. Je redessinais cet espace en constatant que, comme de juste, il contenait tout un pan d’encyclopédies, dont celle de Diderot et d’Alembert. Chaque large couloir partait honorer un art : Histoire, Géographie et Voyages, Sciences, Philosophie et Théologie, Arts plastiques et Musique, Littérature, Histoire naturelle, à chaque fois peuplé d’usuels et de dictionnaires afférents. J’emboitai le pas du géographe, en espérant qu’il ne me faudrait pas faire de l’escalade, ni une trop longue randonnée pour accéder à cette Maladeta. Mais au bout de cette allée, une autre étoile, certes aux dimensions plus modestes, m’attendait, dont les branches s’ouvraient sur les cinq continents. Je choisis l’Europe, en imaginant qu’une autre étoile m’attendait, si la bibliothèque était une constellation. Non, j’entrai bientôt dans une salle aux murs multinationaux et régionaux, quand une vive lueur attira mon attention. Une porte s’ouvrait sur une arrière-salle, exceptionnellement nantie d’une large fenêtre demi-panoramique avec une époustouflante vue montagnarde : le soleil couchant ardait avec violence une longue théorie de pics enneigés, crémeux, cuivrés et rosés ! Je restais un moment ébahi, m’asseyant dans un fauteuil visiblement dressé à cet usage. Peu à peu cependant, les lumières de la pièce s’allumaient au fur et à mesure que s’estompaient celles du dehors. Je limitais alors mes soins à ce sanctuaire consacrée aux littératures et arts de la montagne, taillé dans le granit sur un de ses pans, dont un renflement ornait le lieu comme dans un temple primitif et païen.

      Un pan de mur était occupé par ces Alpes que l’on devinait aigus et spectralement blancs au travers de la fenêtre oblongue, une foultitude d’ouvrages en français, anglais, allemand et italiens, un autre sur les montagnes du monde, jusqu’à des babels d’espagnol sur les Andes, de russe sur le Caucase, de japonais sur les Alpes nippones…

      C’est auprès de ce granit bleuté, que je découvris les volumes dévolus aux Pyrénées, et plus précisément sur le massif de la Maladeta - ceux-ci avaient l’adéquat ex-libris - que je m’attelais à inventorier. Rien qui soit signé du maître… Je remâchai un instant ma déception, avant d’élargir mes recherches : le côté nord s’intéressait aux Pyrénées françaises, Béarn, Bigorre et Luchonnais, avant de se diriger vers l’Ariège et le Roussillon ; le côté sud au versant espagnol, soit le Haut-Aragon et plus loin la Catalogne. Et là, jouxtant des monographies sur les sierras de Guara et de Gratal, j’extirpai enfin un mince fascicule relié d'écorce de pin noir, dont le dos s’ornait du patronyme convoité, intitulé : Les Neiges du philosophe.

      Le fauteuil qui maintenant trônait devant la nuit froide du dehors, quoique parfaitement éclairé, choyé par une douce température, allait accueillir confortablement ma lecture, même si j’étais un rien moins que sûr de la sérénité des caractères qui offriraient leurs désastreuses beautés à mes yeux. Notant qu’il y avait un nécessaire à thé dans un coin, sur une table de bois rustique, j’acceptai l’hospitalité du propriétaire, dont c’était probablement l’espace préféré, comme l’affirmait un cartouche délicatement peint à même la partie supérieure du chambranle, côté extérieur : « Salle Maladeta ». Je me fis infuser un thé myrtille, que je comptais déguster, sans craindre un empoisonnement (du moins pas encore et tant que je n’avais pas rencontré le monstre en personne, qui ne pouvait que tenir à afficher sa personne en une acmé haute en couleur) de la part de l’orgueilleux auteur qui jouait au Petit Poucet avec moi. Tranquillisé par quelques gorgées exquises, je me pris à penser qu’il manquait auprès de moi un second fauteuil qui accueillerait celle qui lirait avec moi :

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La suite est à venir...

 

Valle de Hecho y Sierra de Bernera, Alto-Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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25 novembre 2019 1 25 /11 /novembre /2019 18:41

 

Collado de Llesba, Camaleño, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Les Neiges du philosophe.

La Bibliothèque du meurtrier V.

 

 

 

Enfin, dans cette sereine salle Maladeta[1] avec vue montagneuse et tourmentée, j’avais gagné la permission d’ouvrir cet étrange livre, relié au moyen de deux plats d’écorce de pin noir, intitulé : Les Neiges du philosophe. Le récit était brièvement introduit par l’inamovible sieur Maladeta.

Un philosophe mort. Quelle drôle d’idée ! Certes dans les salles philosophiques de cette bibliothèque, sous la forme tombale du livre ; mais sur un sentier partiellement enneigé de montagne ! À quoi pouvait-il servir ? Sinon à pourrir momentanément l’espace ? Quoiqu’il fût glacé par une blancheur nocturne qui maintenant allait fondre. Et s’effacer instantanément dans le temps. La philosophie serait-elle mortelle pour qu’un silence succède au corps soudain privé de vie…

Visiblement, au-dessus des pentes herbues et rocheuses de la Haute-Garonne, griffées de lambeaux blancs, aimanté par le tableau lointain des massifs encore hivernaux, ce sentier avait recueilli le malaise du marcheur, sa mort soudaine et paisible, comme s’il avait été cueilli par la bienveillante main de la Faucheuse, conservant la position assise du repos, quoique la tête fût penchée dans de vieilles bruyères. Je l’avais trouvé sur mon chemin parce qu’il me paraissait juste d’approcher cette montagne qui portait mon nom : le massif de la Maladeta. Marchait-il lui aussi pour atteindre ces Monts Maudits, que son corps lui avait finalement refusés ?

De sa poche de poitrine dépassait un carnet. Intitulé Les Neiges du philosophe, sous l’égide d’un nom absolument ridicule : Georges Bois-Souriguère :

 

« Ma vie d’enfant ne compte guère à mes yeux. Comme si je n’avais rien vu alors des yeux de l’esprit. Je vis seulement, ou je crus voir, lorsqu’en dernière classe de lycée, avec le concours d’un professeur dont je ne percevais rien, sinon son rôle, son jeu d’acteur passable dans le cadre d’un office convenu, je découvris chez Platon l’équivalence et l’éternité du Beau, du Bien et du Vrai…

J’aurais voulu en savoir plus. Mais le professeur, qui se nommait Monsieur Bruyère et n’avait décidément guerre de caractère, ne me fut d’aucun secours, me renvoyant au texte de Platon.

Il m’avait suffi de ces trois mots pour décider - ou pour savoir - que j’allais devenir philosophe. Sinon quel sens aurait le monde qui m’entourait ? Je demandais à posséder les œuvres complètes de Platon, dix volumes, excusez du peu. Bien qu’étonnés, mes parents qui en avaient les moyens - l’un dirigeait la plus énorme concession Porsche de Paris, l’autre se consacrait aux œuvres de bienfaisance, Secours catholique et Resto du cœur - y consentirent.

J’entrepris des études de philosophie. Pour sortir de la caverne. Que ce fussent les présocratiques, les stoïciens, les épicuriens, Saint-Thomas d’Aquin et Descartes, tout allait longtemps le mieux du monde. Mais en découvrant un suppôt du démon, je veux dire Nietzsche, me voici décontenancé, estomaqué, ahuri, stupéfié, jeté à bas depuis les hauteurs socratiques, écrasé sur le sol ruiné. Comment l’anti-platonisme pouvait-il se concevoir ?

Alors que je venais d’achever ma thèse, et avant de me consacrer à ma chaire de philosophie antique à l’Université de Sibylline-sur-Seine, je résolus de gravir l’Olympe. Ce qui avait nécessité d’amasser un petit pécule. Quelques mois d’économies et me voici suant et ronchonnant sous une chaleur accablante, mes croquenots butant sur les rocs, mes cuisses et mes mollets me rappelant à leur existence terrestre, accédant à un sommet pelé, sous un ciel blanc à force d’être bleu de la Grèce, vide, infiniment vide. Les dieux ne me parlèrent pas.

Aujourd’hui l’on dirait que j’étais un asexuel. Du moins jusqu’à l’âge de vingt-deux ans. Mais en lisant et relisant, je dus me résoudre à me demander : Alcibiade ou Diotime ? Allais-je aimer un Alcibiade, ce libertin, ce disciple, ami et amant occasionnel de Socrate, tel que le présente Platon son Banquet et son Gorgias ? Hypothèse aussitôt invalidée. Ou devais-je plutôt me confier à une Diotime, venue ou non de Mantinée, qui saurait m’instruire des choses de l’amour, ce démon redouté, désiré, et des formes intelligibles ? Ainsi pourrais-je boire l’immortalité à la source de son nombril. Longtemps la chose resta pour moi purement conceptuelle…

Un soir, un camarade me traîna dans une boite nuit. Après tout c’était une expérience à faire. Alors qu’il butinait à la recherche du « bon coup », je m’ennuyais ferme, les tympans écrasés par le vrombissement des basses, le brinquebalement sonore, les yeux dézingués par le clair-obscur clignotant et les silhouettes de zombie qui suaient le pathétique. Assis dans un angle mort, je méditai de lui fausser compagnie, quand une femme s’assit près de mon bras qu’elle pressait. Ses formes appétissantes s’enquirent de mon prénom. Ses yeux prirent entière possession de mes apparentes particularités. Soudain son avide bouche se jeta sur la mienne, ses seins durs se pressèrent contre ma poitrine, sa main rencontra mon érection. Comment lui résister ? Elle me jeta étourdi dans sa voiture, sans presque lâcher mes parties terrestres, dans son lit défait. Où elle me fit lécher son orifice charnu, fit jouir mon membre dans cette même caverne rouge. Si elle s’était tue jusque-là - sa langue étant d’abord affamée puis ailleurs occupée - la satiété la révéla bavarde comme une pie voleuse, vantant sa collection de fanfreluches, raillant ma profession de philosophe. La drôlesse était plus soulante que la boite d’où elle m’avait sorti. N’ayant été que de la viande occasionnelle, je ne revis jamais cette Solange au prénom si mal porté ; non !

Comment faire profession de philosophie, si l’on n’avait entrepris celle de l’amour vrai, condition humaine rêvée entre toutes ? Evidemment je tendais le filet théorique où ma psyché, mon idéalisme, mes hormones entières, allaient se laisser prendre. Même si après trois ans d’enseignement je n’avais toujours pas rencontré la moindre étincelle, dans la rue, dans les bibliothèques et les musées, parmi mes collègues, voire mes étudiantes. Sûrement mon tempérament mélancolique y était pour beaucoup…

Si je tentais de percevoir son regard, ses paupières se fermaient immédiatement. Du moins laissaient-elles flirter la suffisante perception de sa prise de notes au bout de son stylo-plume d’où découlait une encre rose continue, qui paraissait peu appropriée au sérieux dû à un cours sur la rhétorique comparée d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien et du Gorgias, cours qui avait été suivi par Le Banquet et sa postérité néoplatonicienne, de Platon à Marcile Ficin. Je l’oubliai, dépliant mon discours. Et lorsqu’à la fin de l’heure je m’agenouillai pour recueillir les feuilles, chargées de mes précieuses références, qui m’avait glissé des doigts, je relevai mes regards sur des pieds gantés de sandales d’or, ailées de surcroit, des pieds de jade, des jambes d’ivoire sous un pantalon noir à plis, hautes et longues jusqu’à l’éternité. La fuite de son corps n’allait pas me révéler son âme, lorsque se retournant dans l’embrasure de la porte, elle s’agenouilla aussitôt pour, avec une étonnante vivacité, me tendre le feuillet qui avait échappé à notre vigilance : la fente incisive et veloutée de ses yeux asiatiques au regard un instant révélé me fendit la poitrine, sans que ma voix puisse la remercier, muet comme un rhétoricien mort. Sûrement, alors qu’elle disparaissait, m’avait-elle pris pour un grossier personnage, méprisant, suffisant…

Son apparence monacale portait des ensembles veste et pantalon noirs, des chemisiers blancs fermés au col rond. Car jamais un sourire ne caressait ses traits, y compris ses lèvres pleines à l’arc de Cupidon renflé. Seule une barrette rose tenait serrée sa chevelure lisse et noire dont la calme avalanche ornait son dos. Seule une mince montre d’or rose soulignait son poignet. Deux concessions étranges à une frivolité qui semblait déplacée, ou nécessaire, selon. Sa rectitude appliquée, son silence, sa parfaite sagacité lors du premier devoir de Master, dont le succès ne faillit jamais par la suite, l’absence apparente d’émotion, des yeux qui n’existaient pas pour moi...

Consultant sa fiche d’inscription, je constatais qu’elle était déjà détentrice d’un Master de Diplomatie Internationale, qu’elle était quadrilingue, japonais, chinois, anglais ; son français ne faisant aucun doute. Avec mon grec désuet, mon allemand venu de Kant, je me figurais être un amateur, un crouton hors du temps. Que venait-elle faire dans un inutile cursus de philosophie antique ? Une exotique initiation tout au plus… Traversant l’esplanade universitaire aux herbes aromatiques, parmi pléthore de trop jeunes étudiants, je la surpris, riant à gorge déployée, jouant à se jeter des peluches Pokémon à la tête avec deux ou trois filles en cosplay surexcitées. Que venait-elle faire dans mon séminaire passablement austère ?

Elle s’appelait Yuki. Yuki Nakama. Ce qui signifie « neige » en japonais. « Le bonheur est comme la neige : il est doux, il est pur et… il fond », disait un proverbe. En attendant c’était moi dont la psyché, que j’avais crue imperturbable, stoïcienne en diable, fondait. Mes recherches me menèrent à un conte intitulé La femme des neiges. Malgré plusieurs versions, à chaque fois, une très belle femme apparaît en temps de neige. Inévitablement, le héros en tombe amoureux. Quelques soient les circonstances et péripéties diverses, elle finit par disparaître. La cruelle peut ne pas hésiter à tuer, un peu comme l’hiver dont elle est une personnification. M’ébrouant au sortir de cette découverte, je n’allais cependant pas me laisser aller à des superstitions.

Entretemps venait de paraître aux éditions Vrin ma thèse : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme. Je n’en avais pas fait la moindre mention pendant mes cours. L’éditeur avait tenu à faire figurer mon portrait en quatrième de couverture ; c’était le format obligé de la collection, m’avait-il rétorqué. Un petit Georges Bois-Souriguère, à la place de Socrate et Nietzsche ! Certes ma taille humaine - je mesure un mètre quatre-vingt-douze - me permettait de les certainement les dépasser… Mais je n’étais qu’un modeste commentateur, qui aurait dû être champion de basquet me disait-on souvent, alors que j’avais le sport en horreur, sinon la marche dans les musées, dans les bibliothèques, sur les sentiers de montagne.

J’avais coutume de disserter au-delà de la chaire en déambulant parmi les tables des étudiants. Ils n’étaient qu’une quinzaine. Discrètement, je corrigeais parfois sur leurs notes quelque faute d’orthographe, de syntaxe, quelque référence, ce dont ils m’étaient, d’un regard, reconnaissants. Avec désespoir, je constatai que je n’avais rien à biffer, à ajouter, à l’encre rose qui coulait de source sur un papier de riz. Mais cette fois, je la vis fébrilement cacher sous ses feuillets un livre. C’était mon livre ! Que j’aimais soudain mon livre qui avait paru se détacher de moi après sa publication… Combien, à la réflexion, je redoutais une coquille, une erreur, une frivolité, un raisonnement bancal, qui m’auraient échappés, que sa sagacité saurait clouer au pilori !

Alors que je traversais l’esplanade ventée, où voletaient des flocons aventureux qui touchaient le sol en fondant aussitôt, rêvant de je savais bien qui, sans voir le flot des étudiants qui papillonnaient, jacassaient, riaient, je me sentis rudoyé par un coude tranchant, tiré violement par la bandoulière de mon sac, qui me fut arraché. Je ne compris d’abord rien à l’action. Je tombai. Une jambe à la finesse incomparable avait été lancée contre une poitrine estomaquée. Un poing fut jeté sans atteindre sa cible, son propriétaire lui-même vola dans un massif d’épineux. Du moins je crus voir le film en ralenti, par éclats. Un visage se pencha sur moi, une main se courba vers ma nuque pour la soutenir. Je ne vis que la neige. Qui me prit dans ses bras, dont les lèvres frémissantes étaient si proches des miennes. La neige commençait à tenir autour de nous. Le temps s’était arrêté. Il se rembobina sous le coup d’un concert d’applaudissements. Sonné, soutenu par ma salvatrice, par un autre étudiant, Joseph, qui me rendait ma sacoche, je pus me relever. Oui, j’allais bien, malgré mon côté un peu meurtri. Je voulus la remercier. Elle s’était déjà éclipsée.

-  Saviez-vous, professeur, que Yuki pratiquait les arts martiaux ?

Mais au cours du lendemain, il n’y avait pas la moindre paupière pour se lever vers moi, pas même pour fuir mon regard, que je devais, par discrétion, mesurer. Etait-elle chaste comme la glace, avait-elle un boy-friend, une amoureuse, était-elle souverainement indifférente à mon égard, était-elle intimidée à ce point par ma minuscule personne académique ? Etait-elle une ninja ?

La semaine suivante, j’entamai un petit cycle sur Diogène le cynique, dont les réparties firent rire aux éclats Zélie, une mutine un peu ronde qui était continument voisine de la calme Yuki. Je résolus de saisir l’occasion et mon livre sous les feuillets de ma salvatrice. Très vite je griffonnai une dédicace : « À Yuki, avec mes profonds remerciements ». Ses yeux brillants de neige fondue s’ouvrirent vers moi. Comme si j’allais tomber dans le gouffre qu’avait dressé sous mes pieds l’amour, celui qui rompt les membres et lamine les esprits. Je ne sus retenir une larme qui souilla le dos de sa main. Croyant pouvoir reprendre aussitôt la suite de mon cours sur Diogène le cynique, je balbutiai, comme jamais. Mes étudiants rirent en chœur, quoique ce ne fût rien auprès de Zélie dont les taches de rousseur tombèrent avec elle de sa chaise. Je sus alors qu’une peau de jade rose peut rougir.

Comment fit-elle pour si rapidement disparaître à la fin des deux heures, glissant dans l’invisibilité en passant auprès de moi ? Cependant j’eus le temps de me rendre compte, au contraire de ce que j’imaginais de la population asiatique, car je ne l’avais réellement vue qu’assise ou à mes pieds pour me donner ma feuille perdue, que son front dépassait d’au moins vingt centimètres celui de ses camarades, qui, studieuses cependant, portaient leurs peluches Pokémon dans les bras. Plus communicatives, elles avaient d’ailleurs avec empressement répondu à mes questions, en me présentant qui son bébé Dracolosse pêche, qui son Nymphali rose.

Il fallait se l’avouer. J’étais amoureux. Jusqu’à l’œuf de l’univers dont je n’étais  pourtant qu’une poussière. Après tout elle avait vingt-trois ans, je n’en avais que sept de plus. Sans avoir bu le moindre philtre, ni abusé des romans roses et des séries sentimentales qui jonchaient les mangas. Mes jours et mes nuits étaient caressés de la fuite de ses lèvres, de l’abîme tendre et infernal de ses yeux où je puisais l’onction de la sérénité, de ses dents pures où j’étais mordu comme un chien, de ses qualités intellectuelles indubitables qui, certainement, me dépassaient. Pouvoir caresser sa joue de la pulpe de mes doigts m’aurait paru un miracle digne des saints. Le fantôme de Yuki sourdait entre les caractères d’imprimerie qui jonchaient mes livres, il surgissait aux vides entre les volumes de la bibliothèque universitaire, il volait au-dessus de mes pas comme une tempête de neige printanière, il peuplait la douceur ravageuse de mon oreiller. Où je surpris des larmes. Etaient-ce les miennes ?

La fin du trimestre arriva trop vite. J’avais balayé Les stoïciens et les épicuriens, Lucrèce bien entendu. Allait-elle disparaître à jamais ? De ma vie sans dieu ni déesse ? Vie pauvre et jetée aux ordures de la banalité…

J’enseignais là depuis trois ans. Et les résultats n’avaient jamais été aussi bons. Joseph, Fantine, Norbert, Erinne, Lucie, Mathieu, ils avaient rivalisé d’intelligence et de travail, à l’occasion d’un mémoire conclusif dont le sujet avait été élaboré en toute liberté par chacun. D’ailleurs Joseph et Fantine vinrent me parler à la fin de l’avant-dernier cours :

- Monsieur. Nous aimerions qu’une petite cérémonie… La semaine prochaine. Que diriez-vous d’offrir à chacun de nous ? Mais nous deux allons vous aider pour ces tout petits frais. Offrir dans l’ordre croissant des notes obtenues - pas de crainte, vous nous avez déjà dit qu’il n’y avait aucune mauvaise note - une figurine Pokémon à chacun de nous. Chacun à son tour nous monterons en chaire près de vous. Ce serait symbolique. Plus parlant que l’oracle de Delphes. Vous commencerez par Zygarde et terminerez par Arceus, le Pokémon fabuleux. Qu’en dites-vous ?

- L’idée est fort amusante, répondis-je. Pourquoi pas !

Aussitôt, sous leur gouverne, je réalisais en ville les emplettes nécessaires. Je ne sais pas de quel œil Aristote aurait vu la chose… La note était un peu salée, mais, à mon immense satisfaction, je savais à qui j’allais devoir offrir Arceus. Car si j’avais accordé à son travail le chiffre sommital, ce n’était pas par favoritisme, mais par pure et objective justice.

Le jour venu, j’étais passé par le coiffeur, je portais des chaussures Justin Lacroix, un costume anthracite de Pether Andevers, une chemise blanche de Karl Opitzer, un nœud papillon Rizzoli gris perle et pois blancs, un zeste de parfum Jaguar for men. Mes étudiants avaient tous soigné leur tenue, qui de bleu marine vêtu, qui de robes longues. Je réalisai avec étonnement que Yuki avait délaissé son noir et blanc presque masculin pour une robe, certes d’une coupe droite austère, mais d’un rose bonbon savoureux qui moussait aux chevilles, comme à celles du Christ dans les fresques romanes de Saint-Savin. Avec une patience princière, ils attendaient la fin de la leçon conclusive sur Platon versus Derrida. Et la remise de prix.

Joseph et Fantine ordonnaient la cérémonie. Faisant monter Alice et Adalbert, Justine et Edwige, Enway et Lavia... Les sourires, les applaudissements, ponctuaient chaque cadeau que l’on ouvrait avec rire et volupté. Cependant la tension montait au fur et à mesure que les Pokémons sortaient de leur boite en rejoignant leurs mains tendues en même temps que l’Elysée du savoir, chacun connaissant la puissance croissante de leurs forces et vertus. Nous frôlions la perfection avec Zélie, dont son Actualité du rire de Diogène méritait un Deoxys, sans compter ses taches de rousseurs scintillantes. Enfin mes deux assistants, en chœur, appelèrent celle qui avait écrit La Figure de Diotime, de Platon à Hölderlin, un travail qui m’avait proprement abasourdi. Yuki, dont la robe trembla près de moi. Mes doigts frémissaient autant que cette dernière en lui tendant le coffret. Qu’elle ouvrit. Elle était émue, ravie, gênée. Quand, soudain, nous entendîmes quatorze étudiants réclamer : « La bise ! La bise ! La bise ! »

Interdit, je me sentis la glace me couler dans le dos. Pourtant, il fallait s’exécuter, s’approcher. Ce qu’elle faisait, les yeux baissés. J’élaborai le plus chaste et le plus retenu des bisous que je pusse concevoir auprès de sa joue, qui s’élevait vers moi, lentement, timidement. À l’instant où la pointe de mes lèvres allait frôler une joue intersidérale, ce furent ses lèvres qui répondirent aux miennes, ses bras serrés autour de mes épaules, mes bras caressant la rose de sa robe : je connus sa langue ; elle connut la mienne. Le gout de ses papilles gustatives était bien plus que ce que j’imaginais de l’ambroisie des dieux.

Au silence stupéfait par ce baiser plus intense encore qu’attendu, s’ajouta bientôt un charivari de joie, un tonnerre d’applaudissements, des bravos, des bravissimos, sans fin.

Si nos lèvres durent se séparer, ce fut pour que je ne puisse retenir à son adresse : « Chère amour… ». À quoi elle répondit, au travers de larmes incendiaires : « Je vous aime ». Quoi ! l’amour réciproque existait ! cette chimie des psychés et des corps n’était pas qu’un mythe, qu’un roman  à l’eau de rose pour midinettes… le philosophe en moi espérait qu’il ne s’agissait pas que la voix hormonale de l’instinct de reproduction, que d’une illusion romantique, mais de l’accomplissement sapiosensuel au moyen de la Diotime du Banquet. Nos larmes se buvaient les unes les autres…

Il fallut nous dresser face à la modeste assistance, comme au sortir d’un duo d’opéra aussi difficile que réussi, sous l’ovation, les peluches Pokémon qui volaient en l’air…

 

Photo : T. Guinhut.

 

La journée ne s’achevait pas là. Un restaurant japonais attendait la joyeuse assemblée pour la soirée. Joseph et Fantine ne nous lâchaient pas, tirant nos chaises pour que nos mains ne se quittent pas. Décemment, en cette animée compagnie, je ne pouvais subjuguer mes yeux qu’à mon aimée. Cependant je m’aperçus bientôt que Fantine et Joseph formaient un couple charmant et taquin, qu’Erinne et Edwige avaient plus souvent la langue dans la bouche de l’autre que dans leur assiette, que le puéril Baldwin lâchait des jeux de mots souvent scabreux, que Dan éclusait alcool sur alcool en pérorant, que seul Edouard semblait un peu malheureux, épiant à la dérobée Yuki, mais qu’à la réflexion Iknaïa laissait un peu trop briller ses pupilles dans l’ébène parfait de sa peau en direction de ce même Edouard ; mais en vain. C’est alors que Yuki se leva, demandant à Eva, conciliante, si elle voulait bien laisser sa place à Iknaïa, et glisser d’un ton impérieux et persuasif à Edouard ses seuls mots : « Regarde cette chère Iknaïa ». Interloqué, il s’exécuta. La vertu de consolation ne tardant pas à faire son œuvre, les formes bondissantes et le sourire extasié qui la transfiguraient, tout conspirait à instiller à Edouard une attention qu’il n’avait jamais cru concevoir à l’égard d’une créature jusque-là inconnue. L’assistance autant qu’Iknaïa se sentit, qui époustouflée, qui reconnaissante pour l’éternité, devant les pouvoirs de cette nouvelle Arceus, qui me paraissait façonner l’univers de ses deux seuls bras, qui allait protéger la planète de tous les cataclysmes, dont, en médiocre aurige et dresseur de chevaux célestes ou de Pokémons, je ne saurais jamais capturer qu’un fragment du dieu universel, dont enfin la main était un trésor d’or rose dans la mienne. Un autre or rose allait bientôt orner l’un de ses doigts…

Rendons grâce à la pudeur du papier de ce carnet de ne pas savoir rendre compte de tous les délices de cette nuit, qui se renouvelèrent au moins deux fois mille et une nuits au cours des années. Comment ne pas rendre grâce aux dieux, à la nature, à l’éducation, quand nous pouvions admirer, caresser, embrasser si longuement tous les secrets de nos corps, tous les orgasmes de nos esprits ?

Nous nous racontions, nous écoutions.

Ses parents, Chinois pour l’un, Japonaise pour l’autre, avaient quitté Shanghaï et une double carrière commerciale enviée pour rejoindre la France, où la liberté d’avoir trois ou quatre enfants était avérée. Elle avait donc deux sœurs et un frère, dont elle était la cadette. Si elle ne voulait pas faire de politique, plus trompeuse que la rhétorique - si l’on repensait au Gorgias de Platon - elle voulait accéder au secret des dieux publics par le truchement des langues, donc à l’interprétariat, sans compter que son habileté dans les arts martiaux ne serait pas de trop en l’affaire. Les stoïciens et les épicuriens sauraient la garder de tout hubris. Elle savait être aussi indulgente que stimulante, m’encourageant à écrire un nouveau livre dont je n’avais pas encore l’idée, qu’elle me souffla : une histoire de l’amour au travers des philosophes. J’imaginais d’aller à Kyoto avec elle, d’étudier la peinture zen et les haïkus. Elle allait m’accompagner cet hiver parmi les temples grecs de Sicile…

En effet, même si sa profession d’interprète diplomatique l’obligeait souvent à voyager pour quelque congrès plus ou moins confidentiel à La Baule, à Genève, à Londres, nous ne nous quittions plus. Elle savait me laisser seul avec mes livres, je la laissais relire le Genji Monogatori, pratiquer ses chers arts martiaux et l’ikebana, cet art floral qui requérait le silence. Elle me faisait apprendre des haïkus de Bashô en langue originale, et malheur à moi si je me trompai ! Un Pokémon en peluche se jetait sur moi, Salamèche ou Drakofeu, sous les rires complices de Zélie qui venait parfois nous rendre visite.

Deux ans plus tard, nous étions mariés, en costume Night Eternity de Ryan Versace pour moi, en robe blanche aux dentelles profuses, Dream of Wedding de Katsumati pour elle. Nos parents, ses frères et sœurs - j’étais fils unique - jubilaient, nos treize compères ex-étudiants nous ovationnaient. Edouard et Ikanaïa, tous deux devenus professeurs des écoles avaient déjà un bambin joliment chocolaté. Erinne et Edwige commercialisaient une gamme de boissons gazeuses qu’elles avaient conçue. Joseph et Fantine œuvraient dans la conception de sites Internet de prestige. Seul Dan manquait : l’alcool l’avait conduit au-dessus d’une de ces falaises de l’Adriatique dont on ne revient pas.

Lorsque je fus passablement capable de réciter une quinzaine de haïkus de Bashô en japonais, un autre défi m’attendait : L’Art de la guerre, de Sun Tzu. Cette fois c’était du chinois. Je voyais venir le moment où elle allait me clouer au sol sur le tatami des arts martiaux autant qu’elle me clouait sur les draps de la nuit et du jour…

Nous ferions des enfants ; mais pas tout de suite, sa carrière prenait son envol. Son triomphe fut cette triade de chefs d’entreprises sino-coréens-japonais qui requerraient ses talents lors d’une rencontre au Centre de l’Energie Atomique. Ce qui ne nuisait en rien à sa modestie. Et ne portait en rien préjudice au mince professeur qui parcourait quelque rare colloque universitaire confidentiel à Bâle et Nice, sur les traces de Nietzsche. Je savais - autant que ma chère Yuki - savourer notre bonheur : Carpe diem quam minimum credula postero, n’est-ce pas…

Ses talents culinaires, tant en Nihon ryōri qu’en Yōshoku me laissaient pantois. Aussi, pendant l’un de ses voyages, comme elle aimait aussi la pâtisserie française, je me lançai un défi. Malgré quelques ratages préparatoires, je pus présenter des éclairs et des gâteaux de neige de ma composition avec leur zeste final de citron râpé. Nietzsche et Socrate auraient tort d’en rire. Et si Zélie, invitée, sut en rire, ce fut de gourmandise. Après le départ de cette dernière, à mon tour, je fus mangé en neige…

Je travaillais avec difficulté sur notre projet d’histoire de l’amour philosophique, peinant essentiellement plus sur le concept directeur que sur la masse d’informations recueillie. Entretemps, je publiais à La Mouette de Minerve, un opuscule sur l’esthétique de la vérité, de Platon à Derrida, qui me paraissait plus personnel que ma précédente thèse. Broutilles que tout cela, quand elle eut l’occasion d’être absolument impressionnée par mes modestes talents : Mirages du platonisme et de l’antiplatonisme allait être traduit et publié au Japon !

Il fallait cependant penser au temps. Elle atteignait trente ans, moi trente-sept. Sans que ce même temps parut nous affecter.

Pendant ce temps, Zélie, aux rires et taches de rousseur proverbiales, qui avait créé la marque Vêtir les rondes avec une machine à coudre et un site internet et se voyait à la tête d’une quinzaine de personnes et des commandes à foison, matières et couleurs riantes, s’était mariée, avait divorcé. Son mari voulait des enfants vite faits bien faits, constatait l’absence de grossesse, exigea des tests, qui révélèrent la stérilité de notre amie, aussitôt rejetée par l’autoritaire bonhomme qui ne voulait ni adopter ni entendre parler procréation médicale assistée. Nous vîmes pour la première fois Zélie pleurer. Si elle avait jeté le goujat aux oubliettes vite fait bien fait, elle ne se consolait pas facilement de ne jamais tenir dans ses bras le fruit de son ventre.

Aussi, quand Yuki annonça qu’elle était enceinte, si nous pleurions c’était de joie. Y compris Zélie, qui serait la marraine, c’était juré, craché ! Sa grossesse, même avancée, ne se voyait pas beaucoup, tant sa haute taille s’enrichissait d’un délicat arrondissement. J’aimais poser ma tête sur ce ventre où nous commencions à sentir les gentils coups de pieds de cette créature que nous savions maintenant être une fille. Sans que nous sachions encore quel prénom nous donnerions à ce flocon.

Ce serait son baroud d’honneur avant son accouchement : elle allait être l’interprète des ministres des Affaires Etrangères chinois, japonais et français, avec quelques entrepreneurs de Taïwan dont l’anglais n’était pas leur meilleur talent. Il allait être question des intérêts stratégiques de la Mer de Chine autant que de la réorganisation du marché des superconducteurs. La chose allait durer trois jours, au château de Chambord.

Avant son départ, elle eut le temps de recevoir entre ses précieuses mains un exemplaire japonais de mon essai. Elle était plus fière que si j’avais reçu un prix Nobel de philosophie !

Impatiente, Zélie m’apporta le premier ensemble bébé qu’elle avait jamais conçu, alors que nous regardions sur l’écran d’une télévision, qui habituellement ne servait qu’à prendre la poussière au fond d’un placard, se dérouler la soirée de réception de Chambord, où de petits ministres et de petits magnats économiques avaient peine à éclipser la silhouette, pourtant en arrière-plan, d’une émérite interprète. Un plan plus rapproché nous permis de deviner sa volubilité linguistique.

Quand cette satanée télé nous fit faux bond. À trop prendre la poussière, on devient poussière, ria Zélie. Un éclat de poussière, puis la neige, selon la métaphore convenue pour un disfonctionnement de l’émission. Sauf que cela reprit : un plan trahit un instant une construction fumeuse, éventrée, qui ne ressemblait plus qu’à peine à la façade du château de Chambord, une sorte façade de jeu vidéo de troisième zone. Plan aussitôt remplacé par les excuses d’un présentateur qui prétendit une panne d’émetteur, un canal hertzien piraté, avant l’extinction définitive de la boite. Interloqués, nous étions. Bon, pourquoi pas. Laissons tomber le spectre de cette antiquité télévisuelle en noir et blanc, abandonnée par l’ancienne propriétaire, et qui n’avait jamais capté que deux chaines : elle commençait à péter du hoquet, sentir le roussi, voire le plus puant cramé sous sa texture desquamée, son écran rayé. Il allait falloir la confier au pilonnage, à un recyclage impossible.

Hélas, le poste, quoique passé ad patres, n’avait pas tout dit. Les smartphones se mirent à rugir, les radios à s’affoler, la rue même à bruire d’un bruit blanc. La vision fugitive du château dévasté n’était pas un carton peint par un pirate informatique  boutonneux. Une attaque convergente de dizaine de drones, des commandos laminant les derniers vivants parmi les forces de sécurité, parmi les assistants, les journalistes, les chefs d’entreprises et les ministres, avant de s’étriper eux-mêmes au moyen de leurs ceintures d’explosifs. Personne ne parlait de celle qu’Arceus n’avait pas su protéger.

La nécropole fumeuse avait été sécurisée, pour employer l’adjectif officiel. Les commentaires, les piètres analyses, les condoléances navrées de l’Elysée, tout était, pour nous, néant. La neige autour des décombres du château était noire de suie, de gravats, de poussières ; même le rouge des corps avait été noirci. Zélie était prostrée sur le tapis souillé de larmes. Je n’étais plus qu’une statue de sel gris.

Un obscur groupe islamiste au nom imprononçable revendiqua l’attentat. Arguant de la résistance réitérée du Japon à toute immigration, du sort des Ouïgours à l’est de la Chine, de la complicité de l’Etat français en la matière.

Nous reçûmes des messages navrés de nos familles, de nos douze ex-étudiants, qui nous visitèrent tous. Ils n’avaient que des pleurs et des masques de plomb à nous offrir ; mais ils étaient là. Personne n’osait me le dire : il ne me restait même pas un petit flocon à chérir…

Je refusai les absurdes « cellules psychologiques », les « dédommagements » financiers d’un Etat qui avait été assez pusillanime et incompétent pour laisser s’installer sur son sol la source de telles abominations. J’acceptai cependant une petite boite de carton dorée à peine remplie de quelques cendres - d’on ne savait trop qui - autour d’une bague bosselée, grisée, où figuraient encore, sur son anneau intérieur, nos deux prénoms, à peine lisibles.

Je me souvins combien ma chère Yuki avait été heureuse lorsque je l’avais emmenée vers une destination surprise, parmi des hôtels ruraux dans les Asturies, combien elle avait été stupéfiée par la Playa del Silencio, dans un amphithéâtre de falaises. « Ma plage préférée au monde », avait-elle dit. Quelques jours plus tard, nous étions quatorze paires d’yeux encore vivants, où la froidure des embruns sauvages balayait les pleurs, regardant disparaitre une petite boite peindouillée d’or, fragile boite de carton mouillé, emportée par la virulence de la marée descendante, boite où j’avais laissé l’anneau, de plus orné d’un si éphémère troisième prénom. Il se mit à neiger dru sur cette plage. Je me pris à penser que parmi nous, seuls Joseph et Fantine avaient des enfants, Mathieu n’avait qu’un diablotin. L’espèce philosophique était en passe de dépérir ; voire pas seulement celle philosophique.

J’aurais pu consacrer le reste de mes jours à l’analyse religieuse et politique de l’Islam. Mais je ne m’en sentais ni la force ni la compétence. Il y a des puissances totalitaires contre lesquelles l’individu ne peut rien, fût-il habillé des hardes de la philosophie.

Nous avons doucement vieillis ensemble, Zélie et moi. Sans le lui dire, je savais qu’avec elle j’étais arrivé à la fin de l’alphabet. Elle parvenait toujours à être rigolote, y compris pour me dérider, (« Ôte-toi de mon soleil ! », me dit-elle, mutine, sur le balcon) même si elle était capable - était-elle si injuste ? - de parfois me reprocher de plus penser à une morte qu’à une bien vivante dont les taches de rousseur étaient si ensoleillées. Faute de pouvoir terminer mon chantier déglingué sur l’amour philosophe, je menais à bien - ou à mal, je ne sais - un essai, Le Cynisme dans l’Histoire, qui eut un honorable succès d’estime, toujours publié à La Mouette de Minerve, maison d’édition qui avait pris un bel envol. J’avais vécu avec le Vrai, le Beau et le Bien. Désormais Platon n’avait pas plus de réalité qu’un Pokémon légendaire.

Bien des années plus tard, si rapides toutefois que le volètement d’une plume ne saurait le dire, parvenu à la retraire, je pouvais enfin, hors mon amitié conjugale avec Zélie, dont les taches de rousseur ne vieillissaient pas, me consacrer exclusivement à marcher comme Diogène, à marcher comme Zarathoustra, avec un bâton noueux, un vieux sac à dos, du pain, du fromage et des noisettes, les haïkus de Yuki dans un carnet de cuir rose, parmi les montagnes de Sils Maria, cherchant le secret par-delà le bien et le mal, au-delà de la théodicée du naïf Leibniz. Dont je ne ferais peut-être même pas un livre. J’aime la neige, son crissement sous les pas, son édredon mol, ses biffures dans le vent, ses espaces immenses et aveuglants, son invisibilisation du monde, sa beauté métaphysique, ses traces de cervidés, d’hommes et d’oiseaux, éphémères. Ce pourquoi j’approchais symboliquement le massif de la Maladeta, ces Monts Maudits par le tonnerre, par la fatalité, par le je ne sais quoi de l’existence, qui ressemblait à un gâteau de neige… »

Le carnet s’arrêtait là, et celui aux haïkus ne m’intéressait pas. Moi, Maladeta, face au massif de la Maladeta, je n’avais pas tué Gorges Bois-Souriguère et pas le moins du monde Yuki. La Mort, injuste, souveraine, s’en était chargé.

Quant au lecteur que je suis, pourtant un Bertrand Comminges aguerri, il ne put retenir deux larmes, à l’occasion de deux moments stratégiques du récit. Il faut admettre que ce démoniaque Maladeta m’avait ému plus que je l’aurais cru possible.

 

Thierry Guinhut

Extrait d’un roman en cours :

La Bibliothèque du meurtrier. : synospsis, sommaire et prologue

 

Photo : T. Guinhut.

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9 novembre 2019 6 09 /11 /novembre /2019 13:43

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

La Bibliothèque du meurtrier.

Roman.

VI

Le Club des tee-shirts politiques.

 

 

 

 

      C’est avec une certaine amitié pour le malheureux héros et son amante sacrifiés par un barbare, que je reposai L’Hôtel-monastère Santa Cristina[1], prétentieusement relié de moire et d’or. Tout en me défendant, cela va sans dire, de la moindre faiblesse envers son auteur, le sanguinaire Allan Maladetta. En revanche, rien en ce récit ne paraissait pouvoir me mettre sur la piste de mon coupable patenté, qui se contentait de me contraindre à lire ses maudits bouquins enrobés de soies et de cuirs précieux.

      Quel idiot ! J’avais, pendant ma lecture, qui, semblable aux pavots du Léthé m’avait fait oublier toute autre préoccupation, manipulé un marque page qui ornait la mince plaquette, soigneusement lié au tranchefile de la reliure par un ruban de soie pourpre. Il exhibait, sur pur fond nacré, une inscription du même pourpre en lettres gothiques : « Le sang est politique ».

      Me dressant sur le ressort de mes jambes, je supposai qu’il me fallait partir en quête d’une salle politique. De livre en livre, de rayonnage en rayonnage, de salle en salle, certainement, in fine, le bougre allait me mener à son repaire…

      Avec précision, je rangeai L’Hôtel-monastère Santa Cristina en sa place au sein des monographies aragonaises, vérifiant que rien n’y parut qui puisse sembler un indice étrange, et quittai la « Salle Maladeta », tout en me jurant de l’explorer encore puisqu’elle portait, à une consonne près, le nom de mon minotaure.

      Suivant scrupuleusement le plan griffonné dans mon carnet, qui s’étoffait à n’en plus finir, je retrouvai sans peine le dodécaèdre central. J’avais déjà repéré l’allée de l’Histoire, celle des Sciences physiques, celle de la Médecine, celle des Mythologies, celle de la Géographie d’où je venais. J’entrai dans celle des Sciences et Philosophies politiques. Son couloir molletonné d’ouvrages concernant l’Antiquité, débouchait sur une cellule aux fauteuils azurés, consacrée aux utopies, puis une autre aux fauteuils émeraude offerte à l’écologie politique… Comment, en ce capharnaüm conceptuel et livresque à vertige, allai-je trouver l’ouvrage suivant ?

      Il me faut des fauteuils rouges-sang me dis-je. En effet, cette cellule, vaste comme la nuit, brillait de lueurs rougeâtres, celle de canapés de fer aux coussins pourpres. J’allumais d’un seul geste une douzaine de lampes judicieusement disposées. Sur un lutrin de fer, un cadre, également de fer, exhibait une plaque de fer gravée : « Salle des totalitarismes ». Je suppose que là m’attendais l’ouvrage suivant. Mais où l’avait donc déposé cette mauvaise tête de Maladetta ? Parmi des milliers de volumes d’un imperturbable sérieux, et souvent lourds comme des enclumes, où serait niché le récit espéré autant que redouté ? Je supposai que le faible format des productions de l’écrivain secret allait à la fois me faciliter la tâche en éliminant les mastodontes, et me la compliquer, coincé qu’il devait être, en un coin obscur et cependant concerté.

      Il me suffisait, me dis-je, de chercher le signet rouge, qui laisserait deviner le marque-page convoité. Hélas, je dus très vite déchanter. Tous les livres consacrés aux zélateurs du communisme en avaient un, sans le marque-page cependant, du même pourpre sombre. J’en compulsais, parmi les plus minces, une bonne centaine, avant de poser un doigt toujours prudent sur une mince plaquette in quarto reliée en peau violine, dans laquelle était glissée le marque-page, cette fois ornée de la citation de Nietzsche : « L’Etat, le plus froid des monstres froids ». Sur le dos courait enfin le nom pourpre et convoité du Sieur Maladetta ! Dos affublé d’un titre burlesque : Le Club des tee-shirts politiques. Le texte, assez bref, était imprimé sur un papier vergé à grandes marges.

      Mal assis sur les coussins réprimés dans les sièges de fer, j’entamai derechef, la lecture de ce Club des tee-shirts politiques ; aussitôt outré que le drôle puisse, dès la quatrième ligne, subtiliser mon nom à l’usage de son narrateur ! Comment pouvait-il oser une telle entourloupe ! Est-il possible d’imprimer et relier en si peu de jours un volume ainsi conçu ? À moins qu’il m’eût prévu avant que mon enquête l’imagine, à moins que je ne sois qu’un pion balancé dans la partie d’échec qui nous opposait… Je repris, infiniment troublé, ma lecture :

      Sur fond rouge, le faciès romantiquement hirsute de Che Guevara. L’image, mobile cependant, tendue par l’obscénité de la brioche grasse, eut brièvement le temps de se douloureusement imprimer dans ce cerveau que je prétends un poil perspicace : celui de Bertrand Comminges soi-même ; pour vous servir, chétif lecteur. Sans que je puisse y associer un visage, puisque ce dernier déjà s’engouffrait dans la porte à tambour de l’Hôtel Barcelo Champ de Mars avant que mon regard remonte à la recherche du phénomène capable d’une telle incongruité…

      Voilà qui ne choque pourtant pas grand monde. Non seulement l’on peut se vêtir le plus sordidement pour être accueilli dans un palace cinq étoiles si l’on fait y résonner le tintement de la carte Gold Premier. Mieux, le culte des icônes, des idoles utopistes, des veaux de plomb meurtrier, passe pour une bluette progressiste. L’ironie du propos m’amusait et m’agaçait à la fois : s’engager dans un palais aux notes de frais rédigées à la feuille d’or et arborer le prétendu symbole des masses paupérisées opprimées par le capitalisme que l’on promet de libérer par la révolution, n’aurait pu être le fait, au choix, que d’un naïf inculte et sordidement romantique, que d’un plaisantin de mardi gras, ou d’un tyranneau parfaitement démagogue et cynique.

      Cela n’était rien ; une anecdote, une amusette un peu putride. Pourtant mon nez de flic vieillissant y respirait une odeur de sueur pas catholique, comme un filet de sang aux commissures du suspect d’une morsure vénimeuse…

      D’ailleurs, assis que j’étais à la terrasse d’un bar printanier, en observateur soudain affuté, je ne tardais pas à repérer un drôle de zig, cette fois maigre comme une asperge nocturne, dont le tee-shirt pendouillait de manière éhontée du blouson blanc. Lui ne se présentait pas à la porte-tambour, mais un peu plus à gauche, auprès d’une porte oblongue, de tôle grisâtre dans son anonymat, coincée entre deux immeubles fastueux, une porte qui ne semblait livrer passage qu’aux rares visiteurs désargentés d’une façade étroite, sans fenêtre, au point qu’elle ne semblait devoir abriter qu’un escalier, rien d’autre. Alors que l’olibrius tapait nerveusement sur un digicode d’acier, une rafale inopportune balaya un pan de son blouson, découvrant un instant - il le rabattit aussitôt - le faciès caractéristique de l’homme immémorial à la petite moustache carrée et à la mèche sur le front, entrelardé de la noire svastika. Il était fort de café, celui-là ! À n’en pas douter, il tombait sous le coup de la loi, arborant une effigie nazie, pour laquelle on avait moins d’indulgence que pour celle de son comparse bedonnant. Avant que j’aie eu la pensée d’intervenir, la porte, de toute évidence aussi pauvre d’apparence que solidement blindée, avait avalé le bravache…

      J’attendis vainement quelques heures, avec force cafés astringents, que l’infâme miracle se reproduise. De façon à pouvoir être sûr qu’il ne s’agisse pas d’une coïncidence. Après tout, ces deux portes, quoique passablement adjacentes, ne communiquaient peut-être pas, et la faune parisienne pouvait être si étrange que deux hurluberlus de plus ou moins ne changeraient pas grand-chose à la face du monde…

      Mais je m’étais juré de revenir. Et un peu plus tôt, soit à l’heure du digestif, quoique la mode fût plutôt au Perrier citron. En effet, le samedi suivant, après un marécage de temps occupé par une exigeante routine, pendant lequel le film de la procession m’obsédait, surgit un gogol au visage glabre, au crâne rond et brillant sous le soleil, dont le tee-shirt arborait impunément un Mao Zedong rayonnant sur fond rouge acidulé, sans même la pudeur d’un blouson. Il n’hésita pas, jongla sur le digicode et s’engouffra comme la tempête des steppes au travers de la porte métallique ; non sans que j’aie eu le temps de photographier le gugus. J’eus à peine le temps de souffler mon étonnement qu’un second acteur approchait de l’entrée de l’hôtel, dont les vitres brillaient comme un contre-jour, auréolant le post-ado replet dont le tee-shirt était maculé par la tête du bienheureux général Franco !

      Ensuite, ce fut un véritable festival ! Tour à tour je contemplais et mitraillais avec ma discrète boite à image zoomeuse les tee-shirts à l’effigie de Karl Marx, Lénine, Trotski et Staline, alignés comme à la parade, respectant l’ordre chronologique et la gradation dans le totalitarisme ; mais aussi un Mussolini plus pâlot, un Kim il Sung bouffi et flanqué de ses sales gosses Kim Jong-il et Kim Jong-un, suivis par un Pol Pot agité d’un rictus perpétuel.

      Il y eut un moment de vide qui me laissa éberlué. Quelle brochette à la sauce ketchup ! La blanchisserie de tee-shirts allait avoir du travail… Quand les deux espoirs des peuples de la veille, longiligne caporal nazi et barbudo cubain enfilèrent de front le portail hôtelier, tee-shirts agités par leur course, à peine masqués par les blousons blancs, comme des étendards prêts à s’envoler vers la libération des races supérieures et des masses populaires. Le défilé ne s’arrêta pas pour autant, avec un faciès dont la représentation était pourtant ardemment réprimée, le Prophète lui-même, barbu enturbanné, sur le ventre d’un homme également pileux et enturbanné. Comme attendu, Castro rejoignit son pote. Bientôt, deux personnages dont je ne compris pas tout suite les faciès, comme venus de gravures anciennes et de chinoiseries, furent complaisamment déglutis par la porte de fer, sans je puisse comprendre la logique de la distribution parmi les deux passages : il s’avéra, suite à mes recherches, qu’il s’agissait de Gengis Khan et Attila. Sur ces sommets de l’humanité, le défilé de la Victoire s’arrêta.

      Comme je l’avais subodoré la veille, les deux entrées, apparemment si différentes, trouvaient leur communication, le fer étroit étant pour la porte de service du petit personnel, le verre vaste et brillant pour celle du prestige. Aucun crime ou délit n’ayant été commis, je ne pouvais diligenter la moindre enquête officielle, quoiqu’il m’en démangeât. Certes le masque hitlérien qui mangeait l’estomac d’un individu non identifié pouvait subir les foudres de la loi, mais cela me semblait d’autant plus mince et spécieux de l’alpaguer sur le fait, alors que ses compères, qui ne subissaient aucun interdit d’affichage, devaient être laissé tranquilles. 

      J’en étais là lorsque surgit un retardataire, affublé de la canine sanguinolente de Dracula ! Le grotesque allait-il sauver la tragédie ? Ensuite, il ne se passa rien, rien du tout, je ne pus attendre assez longtemps pour les voir ressortir…

 

Photo : T. Guinhut.

 

      Le semaine suivante, je me fis la réflexion qu’obnubilé par les tee-shirts politiques je n’avais pas songé à remarquer qu’ils étaient tous habillés de blanc, intégralement, pantalon, chaussettes, basquets, parfois blousons, la couleur étant seule réservée à leur saint patron. Examinant mes photographies agrandies, je remarquai alors que loin de n’être composé que d’individus masculins, le groupe comptait près de la moitié de spécimens femelles, les cheveux courts, l’uniforme et tache aveuglante de leur figure tutélaire abusant l’observateur ; la parité sans doute. Les visages, légèrement flous, semblaient ne relever d’aucun fichier délinquant, ni même des Renseignements généraux.

      Nous avons tous nos accointances n’est-ce pas ? A fortiori dans notre métier. Aussi j’appris auprès de l’hôtel qu’un salon blanc était effectivement réservé chaque samedi après-midi, entre 15 et 19 heures, et que l’on y buvait force champagne blanc de blancs, accompagné de desserts de blanc-manger. Dans tout ce blanc, mes commensaux espéraient-ils laver les péchés de leurs figures tutélaires ?

      La curiosité, chers lecteurs, taraudait votre serviteur, bien évidemment votre Bertrand Comminges préféré, qui se démangeait les méninges pour imaginer sous quel prétexte entendre et voir les seize guignols politiques en réunion.

      Le samedi suivant, en sus des fidèles, je pus surprendre l’entrée surnuméraire d’un Pinochet, d’un Ceausescu. Je reconnus un Caligula, un monstre de Frankenstein. N’étaient-ils que vingt ? Ou toute l’Histoire du monde, de ses crimes de masse et de ses peurs, allait-elle débouler pour engorger le salon des agapes en blanc et faire exploser le palace…

      Un soir, j’allais au bar du dit palace pour boire une bière néozélandaise au prix effrayant, sachant que le maître des lieux, expert ès cocktails de couleur aimait parfois avoir l’oreille d’une police soigneusement élue, en toute confidentialité cela va sans dire. Bénéficiant d’un mot de passe, que je ne confierai pas au lecteur, je profitai d’un coin de silence pour entreprendre sa discrétion. Que faisaient mes protégés, de quoi parlaient-ils ?

      Las, ils observaient une mutité exaspérante en bombant le torse de leurs tee-shirts lorsque le service apportait le champagne. De plus leurs visages étaient masqués de blanc. Seule information curieuse : ils buvaient leur champagne dans de petites fioles de couleurs, le plus souvent rouges, parfois bleuâtres, verdâtres ou noires. Rien de plus.

      Selon toute apparence, j’en étais pour mes frais. Pas l’ombre d’un fait délictueux, hors l’exhibition du néonazi de pacotille, pas plus de brouillard criminel. Ce n’était probablement qu’un jeu de post-adolescents, de fils à papa-maman, gâtés et ennuyés, voire un jeu de rôles sophistiqué, plutôt qu’un complot dont le déclenchement ultérieur aurait à empuantir le monde de ses caillots étranglés.

      Je préférais toutefois garder un œil, plus curieux que professionnel, sur l’affaire, tandis qu’avec Midora, mon experte scientifique, je travaillais languissament sur la pénible disparition de quelques Juifs. L’enquête piétinait laborieusement. Tout lecteur avisé devine aussitôt une accointance entre deux éléments cités lors d’une narration, mais je savais trop bien que corrélation n’est pas causalité.

      Histoire de me distraire, je commandai une discrète filature du tee-shirt hitlérien, quoiqu’il le cachât sous le blouson blanc en entrant et dès la sortie. Le dégingandé gamin s’appelait Daniel Ratsberg, son père était un diplomate du Quai d’Orsay au-dessus de tout soupçon ; mais tout en fréquentant de manière intermittente une fac de sociologie, il prisait les boites de nuit glauques, les alcools de couleurs et les bottes de cuir noir.

      Je m’avisai soudain, en compulsant une fois de plus mes piètres photographies des zigs aux tee-shirts politiques, d’un détail anodin qui m’avait jusque-là échappé : quelque chose sur le blanc de leur affublement semblait faire légère protubérance. En agrandissant le mieux que je pouvais les images, j’arrivai à une certitude ; chacun d’entre eux avait contre son flanc un mince sac blanc. Qu’était-ce ? Un simple accessoire en corrélation avec leur tenue, sorte de portefeuille, ou sachet rituel lié à leur cérémonie ?

      Je me décidai à alpaguer, en vertu de l’article R645-1 du Code pénal selon lequel « porter ou exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème rappelant les uniformes, les insignes ou les emblèmes qui ont été portés ou exhibés (...) par les membres d'une organisation déclarée criminelle est puni d'une amende de 1.500 euros », le contrevenant. C’est avec Mathias que je mis la main au collet du grand gamin, avant qu’il puisse franchir la porte fatidique. Et malgré de minces protestations faites d’une voix de fausset, je pus mettre la main sur le sachet qui m’intriguait tant. Certes il contenait un portefeuille avec la carte d’identité attendue, une carte de crédit et quelques menus billets. Mais surtout une étrange plaquette plastifiée, scellant un carré rosâtre ressemblant à un bout de sparadrap. Que je subtilisai, tout en feignant de photographier la carte.

       Voilà qui allait surexciter Midora. En effet, quelques jours plus tard - elle avait pris quelque congé et les retards s’étaient accumulés face à la misérable concurrence d’un  bout de sparadrap - la mine gourmande, elle vint me faire son rapport :

      - Il s’agit, Monsieur Comminges, devinez quoi ? Je vous le donne en toute certitude. De peau humaine. D’un individu mâle d’environ la soixantaine…

      Elle marqua un temps d’arrêt, comme une artiste consommée du suspense, devant mon attention stupéfaite :

      - Et, vous allez être ravi, n’est-ce pas, l’ADN correspond à l’un de vos Juifs disparus, Milos Feschermann…

      - Que faire ? Le triste Daniel Ratsberg a été laissé libre, mais si je lui saute sur le poil, le reste de la bande, dont je n’ai pas pu obtenir l’identité, tant mes photos étaient imparfaites, va se volatiliser…

      - Attendre samedi et cueillir dans la nasse.

      - S’il est assez malin, s’étant déjà aperçu que l’objet du délit avait été subtilisé, il a déjà prévenu ses compères, non ?

      - Samedi n’est que demain.

      - Il est probable qu’il n’y aura personne au rendez-vous.

      - Essayez tout de même.

      - Je n’y manquerai pas. À quinze heures trente, sans qu’auparavant nous soyons visibles dans la rue, la salle est bouclée, et, s’ils y sont, les chérubins pris dans la nasse.

      Je serrai le poing comme pour les choper d’un coup, rêvant de contracter le temps au point que les vingt-quatre heures deviennent autant de minutes. Juste ce qu’il me fallait pour me projeter sur les lieux avec mes sbires…

      Sans exception aucune, nos olibrius étaient allongés nus sur le sol, en cercle, leur bras tendus d’où avait coulé le sang de leurs suicides teignant en abondance le fouillis de leurs tee-shirts politiques. Sur une petite table ronde, outre autant de fioles de couleurs sanglantes et fiéleuses, une coupe d’argent, cernée de fourchettes à escargot comme à la parade - ceci sans préjuger de la rigueur historique des impétrants en art totalitaire - dans laquelle gisaient autant de pastilles de peaux juives.

      Aux dernières nouvelles, le salon du palace s’était reconverti en adeptes du virus religiosus. Ils semblaient tout d’abord les pacifiques du monde : un Christ, un Bouddha sur fonds de tee-shirts blanc… La chose allait-elle se gâter avec un pape orné de sa tiare pontificale ? Ou avec un revenant du précédent club : le prophète barbu et enturbanné avait su ressusciter de son mortel virus politicus…

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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 10:30

 

Palazzo Ducale, Venezia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Le Clone du CouloirdelaVie.com

La Bibliothèque du meurtrier

XIII

 

 

Etonnamment, il ne me fallut qu’une poignée d’instants pour découvrir un livre dont l’étrangeté, l’incongruité frappait dans la bibliothèque de notre meurtrier. Car au sein d’une salle que sa destinée consacrait aux volumes brochés de la science-fiction, ou reliés de manière sobre, grise, noire, menaçante certes, l’éclat de lumière renvoyé par une bande de plexiglass me jaillit aux yeux. Jamais je n’avais imaginé qu’un opuscule puisse être habillé de telle matière dure et glacée, blessante pour les yeux dès qu’un angle de luminosité le frappait. Tout juste s’il était désagréable au toucher, quoique parfaitement poli. Il s’ouvrit sur un titre : Le Clone du CouloirdelaVie.com. Je n’eus qu’à confier mon fessier et mon dos, avec la circonspection requise, à un fauteuil outrageusement moderne, acier courbe et cuir noir pour commencer une lecture déjà fébrile :

 

      - Qui êtes-vous ?

      - Je suis celui qui vient.

      - Pourquoi ?

      - Parce que je suis ton fantôme.

      Ce dernier mot avait dans sa bouche absente une saveur de vieilles ailes de papillons de nuit écrasés, d’écorce de bouleau mangée de lichen...

      La mécanique ridicule -et depuis des siècles usée- des cauchemars n’avait déjà plus de sens dans mon fantasme diurne. Ou dans mon rêve nocturne. Alors que le matin de la minuit écrasait les aiguilles désossées de la montre-bracelet qui étranglait mon poignet. Je m’extirpais comme une larve de mon fauteuil de cuir froissé. Les volumes du Tour d’écrou, de Frankenstein, de La Morte amoureuse m’étaient tombés sur les genoux, les chevilles, sur le tapis élimé.

      - Je suis celui qui revient.

      Cette fois, à moins qu’en me frottant les paupières j’avais rêvé que je me réveillai, il était bien là, en smoking crasseux, avec des doigts osseux, un sourire étroit laissant transparaitre des dents bien trop technologiques pour être naturelles.

      - Je suis celui que tu seras et que tu étais.

      - Pouvez-vous être plus clair ? lui demandai-je, tentant de faire front avec fermeté à sa voix éraillée, un brin nasillarde.

      - Je suis le clone de toi auquel tu ne peux échapper. Car tu as souhaité, payé. Tu es mort et tu n’es pas mort.

      Je crus m’en sortir avec aménité :

      - Veuillez sortir, s’il vous plait.

      - Mais je suis là parce que tu es là. Inséparable de toi. Quoique ta disparition n’enrayera en rien mon existence, mon éternité qui est la tienne, reproduit que tu es pour te succéder ad vitam eternam. À demain, même nuit, même nulle part et partout, cher Maxime…

      J’allais m’ébrouer le visage dans la force de Coriolis de l’évier. La clarté paisible de la salle de bains aux frais carrelages bleutés, le duvet moussu et neigeux d’une serviette contre ma peau, voilà qui faisait de nouveau partie de mon réel préféré.

Même nuit en effet. À moins que ce fut la reproduction de la précédente. Il était là, miroir où je crus reconnaître mes pires défauts, dominant mon lit, mon oreiller, mon rêve :

      - Te souviens-tu des locaux de la Fondation ? Du Couloir de la Vie ? Là où glissait ton corps-esprit ? Là où une lecture intégrale t’a cloné en moi-toi-même…

      Je me souvenais, oui, avec la plus impeccable netteté, de la chose, de ce voyage horizontal dans la lumière. Après être entré dans le bâtiment de la Zone Technologique de Zurich, m’être miré dans la blancheur de ses parois, le cristal de sa porte double. Un personnel impeccablement silencieux aux traits anonymes. Linge de papier, gants d’ailes de libellules, masque d’air stérile. Scan intégral en sur et infra-luminescence en tunnel, code ADN et ARN, groupe sanguin, groupe tissulaire, groupe cellulaire, infographie de la moelle épinière, numérisation neuronale en surcode de Türing, fond d’œil, aura charnelle et intellectuelle, poétique épique et affective, toutes les données furent prises et enregistrées en moins d’un quart d’heure. Pour bien plus qu’un quart d’éternité…

      - Tu oublies l’essentiel, reprit mon fantôme. Ensuite, imprimante par nuage d’Osborne en moins de neuf mois. Plus exactement en neuf heures, neuf minutes, neuf secondes. Puis neuf jours en cocon-sarcophage. Tout cela en dehors de tes yeux qu’il ne fallait pas blesser. Et me voilà ! Moi, ton semblable, ton jumeau, ton interchangeable, ta résurrection…

      J’en restai bouche bée.

      - Souviens-toi ! Le Couloir de la Vie est en fait double. Le premier où ton corps et ton esprit ont glissé pour être cartographié, enregistré, en cinq dimensions, la quatrième étant biochimique et la cinquième conceptuello-neuronale. Le second, où, par la vertu d’une imprimante cinq dimensions, c’est moi, Hortus Major, qui ait éclos, clone impeccable et définitif.

      Dès le nuage de lait dans la noirceur du café, j’oubliai tout ce fatras, qui se détachait de mon enveloppe cervicale comme un vieux plâtre inutile. J’allais vaquer à mes raisonnables et légitimes occupations…

      Le lendemain (quel lendemain ?), n’ignorant pas que les portes du cauchemar sont au sommeil de la raison, là où s’auto-engendrent les monstres, je le réentendis, assénant ses vitupérations :

      - Sache que je suis tes pires terreurs : l’Inquisition et le fascisme, le communisme et le terrorisme, le fanatisme des lapidations. Et bien pire : le néant de l’oubli qui te condamnerait à la plus définitive des inexistences.

      Cette fois-ci, il avait un pantalon fraise écrasée, une veste banane et une cravate petits pois. Un clown, un dingo ! Avec un miroir sur le visage, avant de s’évaporer dans la touffeur nocturne…

      De guerre lasse, épuisé par ces nuits où ce qui restait de moi s’affalait devant la consistance assurée de celui qui se disait mon fantôme, mon double, ma reproduction, mon clone -il avait l’impudence de se dire mon ami, mon cœur, mon confident, mon amant secret !- je décidai de procéder aux indubitables vérifications du réel.

Je me rendis d’abord, après quelques heures de route, dans cette Zone Technologique de Zurich où j’avais signé le contrat, puis glissé, allongé comme un passager intergalactique, dans le Couloir de la Vie. Je reconnus en effet la bretelle d’autoroute, l’ « Aire des Technologies d’Avenir » et, parmi ses bâtiments rutilants d’inox et de verre, aux toits végétalisés et arbustifs, le hangar bleuté, se confondant presque avec le ciel à peine nuageux de l’après-midi, dont l’entrée s’acheminait par un labyrinthe de buis miniature. La porte était bien là, et, comme l’on gravait d’or au fronton des églises « Porta Coelis », la raison sociale de la Fondation gravée en argent sur verre : « CouloirdelaVie.com ».

 

     Mais à l’encontre de mon souvenir, ou de ce que l’on m’avait persuadé de concevoir comme un souvenir, la baie de verre ne s’ouvrit pas à mon approche. Rien d’ailleurs ne permettait d’imaginer un bouton de porte, un audiophone, une présence humaine. Le nuage de la baie n’offrait à la vue que le reflet du ciel vide, qu’un ombreux reflet immature de ma personne, désemparé. Par les excroissances, les adjacences et les articulations du labyrinthe de buis, je fis le tour, en trente-cinq minutes, du bâtiment aux inusables parois d’acier poli. Sûrement, si j’avais dû dessiner le plan de ce dernier, j’aurais abouti à quelque chose qui aurait dû ressembler aux peintures abstraites et calligraphiques acérées du peintre Georges Mathieu.

      De retour devant l’entrée, qui visiblement ne consentait pas à en être une, mon smartphone tenta d’appeler le secrétariat, voire la tête pensante du « Couloir de la Vie.com ». Seule une délicieuse voix féminine, plus sucrée qu’un gâteau bavarois à la crème et aux fruits confits, me répondait, ou plus exactement me répétait en boucle : « Le CouloirdelaVie.com est au regret d’être fermé pour vacances. Veuillez renouveler votre appel à une date ultérieure ». S’en suivait une alarmante répétition, en boucle, des premières mesures de l’Orfeo de Monteverdi.

      Je rentrais à Genève. Pour le moins surpris, j’évitais de me laisser submerger par une quelconque inquiétude, pourtant sourde, évitant de savoir qu’une créature de la nuit se disant moi allait une fois de plus me rendre visite, réclamer d’autorité mon attention, me la sucer, me la vampiriser. Qui sait, jusqu’à la remplacer par l’autorité de sa présence, de ses impératifs physiques, intellectuels et moraux.

      - Ecoute-moi bien, Hortus Minor. Je suis Hortus. Mais Hortus Major. J’ai le tiers de ton âge. La forme physique et spermatique de tes vingt ans. Mais la force intellectuelle de ta maturité. La somme de tes connaissances, de tes capacités argumentatives, y compris ce que, sans que tu t’en doutes peut-être, tu as perdu, est en moi. C’est-à-dire en plus. Je suis ton surhomme.

      Le rêve - ou la réalité - se brouilla aussitôt, ne laissant qu’une persistante odeur de métal poli au-dessus de mon bureau…

 

Hacinas, Burgos, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

      Le lendemain, mon smartphone rappela les locaux zurichois du CouloirdelaVie.Com. En trois langues, allemand, français et italien, une voix cyclamen fit son chemin dans mon couloir auditif : « Le numéro que vous demandez est actuellement en dérangement. Veuillez renouveler ultérieurement votre appel ». Il n’y avait même plus de musique.

 

      Cette fois il était jour, du moins me semblait-il.

      - Ecoute-moi bien, Hortus Minor. Je suis ton Hortus préféré. D’ici quelques années, tes forces, physiques, affectives, intellectuelles, décroitront. Alors que je serai dans la force d’un âge insensible au temps. Pourquoi ne pas maintenant te dissoudre et te confier totalement à ce que tu es ; c’est-à-dire moi, le vrai toi ? Pourquoi résister à cette dernière et indispensable étape : l’acquiescement ? La disparition de ta conscience en voie de péremption ne signera que ta résurrection effective dans ta surconscience qui est en face de toi, qui est Hortus Major. Tu découvriras alors ton entièreté, ta solidité, ta force de vie éternelle. N’y a-t-il pas un contrat signé de ta main, de notre main ? Laisse-toi glisser, mieux qu’Alice, de l’autre côté du miroir…

      Certainement j’avais trop lu Frankenstein bien avant dans les oreillers de ma nuit. Comme si entre deux chapitres s’étaient intercalées les séquences de mes rêves et cauchemars, les séquences de mes démarches administratives et scientifiques, comme si l’intrus et comédien, envoyé plus ou moins bien programmée du CouloirdelaVie.com, avait entrebâillé autant la porte de ma conscience que de ma chambre.

      N’importe quoi ! Les seuls intestins du cauchemar, les flatulences de la spéculation nocturne… À moins que quelque chose de rationnel, un seul fait, se soit glissé sous ce délire. Cette fois le numéro de Couloir de la vie.com, quoique toujours trilingue, comme en Suisse il se doit, ne savait plus que répéter : « Le numéro que vous demandez n’est pas attribué ». Jusqu’à ce qu’une croissanterie, une nouvelle station de téléphérique, qui sait, réponde à son tour…

      Le site internet lui-même, pourtant luxueux, n’affichait plus que « Désolé. La page demandée n’existe pas ».

      Soudain, je me rassérénai : s’il y avait ne serait-ce qu’un embryon de réalité à toute cette affaire, il ne devait pas manquer d’exister une trace de paiement ! En effet, consultant mon compte bancaire genevois, quelques milliers de Francs avaient été réglés à la société Neurobiotech. Comment avais-je pu oublier cela ? Ma nuit était opaque, mon jour laiteux à ce point ! Je retrouvai aussitôt l’objet du délit : le code source de l’imagerie bioneurale réalisée à mon nom. Rien moins que deux centaines de pages, pour moi illisibles, mais dont nous avions joué à croire, avec la réceptionniste et le technicien, qu’elles permettraient, dans le cadre d’une technologie qui n’avait pas encore vu le jour, de réactiver le corps et la mémoire une fois remplacée, plus efficacement certes, la résurrection des corps peinte aux fresques des églises médiévales.

      Décidément le goût du réveil, parmi mes pourtant meilleurs oreillers, était moite…

      - Petit Hortus minor, entendons-nous bien. La pâle copie que tu es me fatigue. Cesse de compulser cette liasse de papier qui n’est qu’une trace sans vie, destinée au broyeur de documents confidentiels. Jette-là sans tarder dans la bouche bleue de l’appareil ! Bien. Maintenant, parlons tout net. Il est impossible que nous coexistions ; j’avoue d’ailleurs ne pas comprendre ce qui autorise cette coexistence. Impérativement l’un de nous deux, puisque nous ne sommes qu’un, le même, doit disparaître. Dois-je te faire un dessin ? Je suppose qu’au moment même où je corporifiais tu aurais dû t’évanouir du même souffle. Par conséquent la politesse voudrait que tu cèdes cette place que de longtemps déjà tu as occupée. Qu’attends-tu pour t’annihiler ? D’ailleurs, tu n’y perdras rien puisque je suis toi, puisque tu seras moi, puisqu’il est de toute nécessité de supposer et d’affirrmer preuves immédiates à l’appui que ta conscience misérablement individuelle à demi, se résorbera pour se réaliser en toute puissance dans la mienne. En ton immédiate et plus que parfaite résurrection.

      Je crus m’éveiller en sursaut. Quoi, ce faciès en quoi je reconnaissais l’abjection du miroir était pour moi le mal radical ! Non que je sois la bonté originelle, bien sûr… En attendant ma chambre était vide, insonore, étouffante…

      - Vous n’existez-pas ! lui criai-je, exaspéré. Pas même un fantôme. À peine l’ombre noire d’un fantasme.

      J’eus la sensation ridicule de m’adresser à une urne de poussière, au vide où ne sont même pas les trous noirs de la cosmologie. Seul un rai oblique agitait, depuis l’interstice des rideaux estivaux, les fibrilles et les insectes translucides de la lumière.

      Mais pourquoi restais-je à Genève par cette chaleur qui engendre des monstres ? J’aurais dû rejoindre la fraicheur de la raison, à l’hôtel Weishorn par exemple, à plus de deux mille mètres d’altitude, donc au bas mot dix degrés de moins, sans compter le vent des orages, l’onction des pluies.

      - C’est toi, petit animalcule, reprit mon trop cher fantôme, impavide et narquois, qui va dans un instant ne plus exister ! Il va suffire que je te touche pour que n’existe plus de toi que le vide entre tes électrons…

      Malgré moi je reculai. Son index, mollement tendu comme celui du Dieu de Michel-Ange, s’approchait inexorablement de mon visage, de ma peau, de la peur de mes pores…

      Il y eut une muette déflagration. Je crus un instant que la commotion m’était fatale. Mais l’infime contact de son empreinte digitale sur ma joue avait soudainement résorbé son corps, son entité, son aura, en une infinie chute de particules cendreuses, le plus souvent dorées. Elles dansèrent en groupe un bref moment, comme dessinant la vapeur d’un corps sous la douche, puis s’égaillèrent sur la blondeur fauve du parquet. Ce n’étaient plus que quelques cendres comme de papier journal après la crémation, quelques écailles infimes comme venues de la desquamation d’un tableau pré-Renaissance à fond d’or, là où l’on représentait les saints et leurs auréoles généreuses. Un souffle d’une fraîcheur relative venu du changement de temps annoncé passa par les fentes des persiennes et balaya ce qui n’était plus qu’une absence…

      Bon débarras ! Quoiqu’il ne restât pas même l’âcreté d’une poussière pour authentifier l’événement, pas même un champ de particules pour imaginer identifier l’ADN de la Créature rendue ad patres, je jubilai ! Certes, il faut aimer son ennemi, conseillait le Christ, mais en toute cette dramatique je ne m’étais guère senti la patience du martyr. Je me passais même du trophée, peau d’écorché, momie cartonnée, saint-suaire turinois (était-il nu, vêtu ?), qui aurait pu signaler au monde ma victoire, même si je n’avais absolument rien su faire pour elle.

      Depuis combien de temps durait cette histoire ? Un mois ? Une semaine ? Quelques interstices du cauchemar nocturne, du fantasme gourmand et du rêve éveillé peut-être. À moins qu’il s’agisse des éclats de la création d’un savant fou qui m’aurait manipulé, d’un artiste qui m’aurait écrit…

      Toute cette histoire n’était évidemment que celle d’une poignée de nuits caniculaires dans des draps en sueur. Ou d’une seule. Entrecoupées de réveils, de bribes de cauchemar, de verres d’eau glacée… Le matin était bien là, déjà torride. Cependant, à mon plus grand soulagement, une ribambelle de cirrus voluptueux s’étalait au travers du bleu du ciel, présageant pour la soirée l’arrivée d’un front froid, de pluies fraiches et d’automne précoce.

      Je me jetai sous la douche, sur un thé à la menthe, des confitures de litchi et des pains aux noisettes, heureux de vivre, d’être unique et singulier.

      Devais-je alors tirer, le plus rationnellement du monde, une morale de cette déflagration d’images et de sons ? Il me semblait qu’une fois de plus, les avancées scientifiques les plus audacieuses, les plus spéculatives, si elles promettaient de frôler le sol des réalités, engendraient à mon intellect défendant, moins l’enthousiasme, même circonspect, que les craintes, y compris les plus irrationnelles. Comme si l’escalier de la peur allait devoir s’effondrer parmi les couloirs de la prométhéenne catastrophe, du châtiment opposé à celui qui avait eu l’indécence coupable de forcer les lois de la nature, voire d’un Dieu, de dépasser les limites de la vie et de la mort… Une sorte d’éthique conservatrice grotesque imposait le respect obligé des contraintes dont la nature nous borne aux frontières inéluctables de la mort. Transgresser les limites de la vie serait, alors, comme auprès d’un bûcher médiéval, le péché capital, punissable du pire enfer…

      Balivernes que tout cela. L’imagination scientifique et biotechnologique devait avoir droit de cité, hors de toute irrationnelle déflagration du cauchemar aussi bien diurne que nocturne.

      Quand, sur le côté gauche, de mon bureau une liasse inconnue attira mon attention : quelques centaines de pages, des séries de chiffres, absolument illisibles, comme des agrégats de code-barres. Visiblement de ma plume, j’avais biffé ainsi le cartonnage jaunâtre qui servait de malhabile couverture : « Hortus ou Le Fantôme du CouloirdelaVie.com ».

 

Je levai les yeux de mon fauteuil d’acier et de cuir. M’extirpant de cette lecture improbable. Je m’apercevais que cette salle, au contraire des autres, n’était constituée que d’étagères d’acier brossé. Que les lampes étaient d’acier poli, que le plafond, une coupole en fait, figurait un ciel nocturne et bleuté, piqueté de constellations d’or et d’argent, dont la disposition paraîtrait pour le moins incongrue à tout astronome digne de ce nom…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Voir : La Bibliothèque du-meurtrier. Synospsis, sommaire et prologue

 

 

Monasterio de Yuso, San Millan de la Cogolla, La Rioja.

Photo. T. Guinhut.

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Emily Dickinson de Diane de Selliers à Charyn

 

 

 

 

 

 

 

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Eloge de la nature : Une enfance américaine, Pèlerinage à Tinker Creek

 

 

 

 

 

 

 

Diogène

Chien cynique et animaux philosophiques

 

 

 

 

 

 

 

Dostoïevski

Dostoïevski par le biographe Joseph Frank

 

 

 

 

 

 

Eco

Umberto Eco, surhomme des bibliothèques

Construire l’ennemi et autres embryons

Numéro zéro, pamphlet des médias

Société liquide et questions morales

Baudolino ou les merveilles du Moyen Âge

Eco, Darnton : Du livre à Google Books

 

 

 

 

 

 

 

Ecologie, Ecologismes

Greenbomber, écoterroriste

Archéologie de l’écologie politique

Monstrum oecologicum, éolien et nucléaire

Ravages de l'obscurantisme vert

Wohlleben, Stone : La Vie secrète des arbres, peuvent-il plaider ?

Naomi Klein : anticapitalisme et climat

Biophilia : Wilson, Bartram, Sjöberg

John Muir, Nam Shepherd, Bernd Heinrich

Emerson : Travaux ; Lane : Vie dans les bois

Révolutions vertes et libérales : Manier

Kervasdoué : Ils ont perdu la raison

Powers écoromancier de L'Arbre-monde

Ernest Callenbach : Ecotopia

 

 

 

 

 

 

Editeurs

Eloge de L'Atelier contemporain

Diane de Selliers : Dit du Genji, Shakespeare

Monsieur Toussaint Louverture

Mnémos ou la mémoire du futur

 

 

 

 

 

 

Education

Pour une éducation libérale

Allan Bloom : Déclin de la culture générale

Déséducation et rééducation idéologique

Haine de la littérature et de la culture

De l'avenir des Anciens

 

 

 

 

 

 

Eluard

« Courage », l'engagement en question

 

 

 

 

 

 

 

Emerson

Les Travaux et les jours de l'écologisme

 

 

 

 

 

 

 

Enfers

L'Enfer, mythologie des lieux

Enfers d'Asie, Pu Songling, Hearn

 

 

 

 

 

 

 

Erasme

Erasme, Manuzio : Adages et humanisme

Eloge de vos folies contemporaines

 

 

 

 

 

 

 

Esclavage

Esclavage en Moyen âge, Islam, Amériques

 

 

 

 

 

 

Espagne

Histoire romanesque du franquisme

Benito Pérez Galdos, romancier espagnol

 

 

 

 

 

 

Etat

Serions-nous plus libres sans l'Etat ?

Constructivisme versus démocratie libérale

Amendements libéraux à la Constitution

Couleurs des monstres politiques

Française tyrannie, actualité de Tocqueville

Socialisme et connaissance inutile

Patriotisme et patriotisme économique

La pandémie des postures idéologiques

Agonie scientifique et sophisme français

Impéritie de l'Etat, atteinte aux libertés

Retraite communiste ou raisonnée

 

 

 

 

 

 

 

Etats-Unis romans

Dérives post-américaines

Rana Dasgupta : Solo, destin américain

Bret Easton Ellis : Eclats, American psycho

Eugenides : Middlesex, Roman du mariage

Bernardine Evaristo : Fille, femme, autre

La Muse de Jonathan Galassi

Gardner : La Symphonie des spectres

Lauren Groff : Les Furies

Hallberg, Franzen : City on fire, Freedom

Jonathan Lethem : Chronic-city

Luiselli : Les Dents, Archives des enfants

Rick Moody : Démonologies

De la Pava, Marissa Pessl : les agents du mal

Penn Warren : Grande forêt, Hommes du roi

Shteyngart : Super triste histoire d'amour

Tartt : Chardonneret, Maître des illusions

Wright, Ellison, Baldwin, Scott-Heron

 

 

 

 

 

 

 

Europe

Du mythe européen aux Lettres européennes

 

 

 

 

 

 

Fables politiques

Le bouffon interdit, L'animal mariage, 2025 l'animale utopie, L'ânesse et la sangsue

Les chats menacés par la religion des rats, L'Etat-providence à l'assaut des lions, De l'alternance en Démocratie animale, Des porcs et de la dette

 

 

 

 

 

 

 

Fabre

Jean-Henri Fabre, prince de l'entomologie

 

 

 

 

 

 

 

Facebook

Facebook, IPhone : tyrannie ou libertés ?

 

 

 

 

 

 

Fallada

Seul dans Berlin : résistance antinazie

 

 

 

 

 

 

Fantastique

Dracula et autres vampires

Lectures du mythe de Frankenstein

Montgomery Bird : Sheppard Lee

Karlsson : La Pièce ; Jääskeläinen : Lumikko

Michal Ajvaz : de l'Autre île à l'Autre ville

Morselli Dissipatio, Longo L'Homme vertical

Présences & absences fantastiques : Karlsson, Pépin, Trias de Bes, Epsmark, Beydoun

 

 

 

 

 

 

Fascisme

Histoire du fascisme et de Mussolini

De Mein Kampf à la chambre à gaz

Haushofer : Sonnets de Moabit