Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
Philosophie féline,
Bestiaire de Derrida,
Bestioles & autres Musicanimales.
John Gray, Orietta Ombrosi, Vincent Wackenheim,
Marie-Pauline & Jean-Hubert Martin.
John Gray : Philosophie féline,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Fanny Quémant,
Gaïa, 2022, 128 p, 16,50 €.
Orietta Ombrosi : Le Bestiaire philosophique de Jacques Derrida,
PUF, 2022, 360 p, 24 €.
Vincent Wackenheim : Bestioles,
L’Atelier contemporain, 2020, 144 p, 20 €.
Marie-Pauline & Jean-Hubert Martin :
Musicanimale. Le Grand bestiaire sonore,
Gallimard / Musée de la Musique-Philharmonie de Paris,
2022, 208 p, 39 €.
Ils miaulent, aboient, braient, gloussent, zinzinulent, sans parler bien entendu, bien qu’ils puissent émettre et recevoir un langage. Ou presque. Car, avec anthropomorphisme garanti, ils figurent les vices médiévaux, ils sont ensuite un brin philosophes, en tant qu’ils appréhendent la vie et le monde. Du moins à leur manière, qui n’est pas sans leçon à l’adresse de celui que domestiqua le chat, soit son compagnon humain, comme le propose John Gray dans sa Philosophie féline. Tel que le développe Orietta Ombrosi, il s’agit, dans Le Bestiaire philosophique de Derrida, l’on s’en doute, de déconstruire la figure de l’animal et surtout celle de la domination humaine. Moins élogieux en apparence est le titre de Vincent Wackenheim : Bestioles. Mais à ce prosateur rien n’est empreint de mépris envers les animaux, surtout s’ils s’accompagnent d’artistes et d’écrivains. Et les musiciens ne sont pas en reste, tant ils jouent à décrypter, figurer, sonoriser, recomposer leurs bruits et vocalises en un grand bestiaire sonore, dont rend compte Musicanimales. Quelle fascination nous fait donc interroger l’altérité des bêtes, parler et faire parler comme animaux, chanter au plus près d’eux ?
Il domestiqua l’homme depuis la plus haute antiquité, en protégeant les réserves de grains contre les rongeurs, bénéficiant en retour de sa protection, de quelques restes alimentaires et de caresses… Pourquoi le chat plutôt que tout autre animal ? Sa sérénité, sa propension au sommeil, son agilité et son attention patiente au kairos[1], soit le moment décisif des Grecs, au moment d’assaillir la proie nécessaire, voilà qui en fait un modèle de vie, presque un esprit au sens philosophique du terme. Car selon John Gray, essayiste britannique, le « sens de l’existence », selon son sous-titre, appartient tout entier à notre cher minet, bien digne que lui soit consacrée une Philosophie féline.
Notre félin préféré, dont on n’idéalisera pas la nature paisible tant il sait se montrer féroce au besoin, voire cruel en jouant avec sa proie condamnée, serait-il le modèle de cette ataraxie recherchée par les épicuriens antiques ? Peut-être… Serait-il l’animal-machine selon Descartes, autant privé de conscience que de sensibilité ? Que non ! Il est tout bonnement le compagnon de Montaigne qui, ayant perdu son cher ami Etienne de La Boétie, auteur de La Servitude volontaire[2], avait bien besoin d’une ronronnante fourrure en sa librairie.
La conscience de la mort n’effleurant pas les animaux, hors peut-être les éléphants, alors qu’elle conduit Pascal à la foi, les chatons et autres matous ont quelque chose de salvateur. Ainsi l’avance John Gray : « N’ayant aucunement besoin de cette obscurité intérieure, les chats sont au contraire des créatures de la nuit qui vivent au grand jour ». Samuel Johnson, essayiste anglais du XVII° siècle, soignait son inquiétude, voire sa myopie, avec de félins compagnons. Dans une sorte de conte, Rasselas, Prince d’Abyssinie[3], publié en 1759, il met en scène une quête destinée à l’échec : quitter la « Vallée heureuse », ne permet en rien de trouver le bonheur poursuivi. Au contraire du chat auquel il portait affection, Samuel Johnson avait bien du mal à « supporter sa propre compagnie ».
Reste que ce sont « des créatures amorales ». Le sens du bien et du mal étant un apanage humain, le souverain bien est-il humain, est-il félin ? Vivre selon sa nature était l’idéal des Grecs, non loin de celui du taoïsme. Et si la moralité peut s’appuyer sur des faits utiles ou dommageables pour l’humanité, elle peut cependant varier : « Il n’y a pas si longtemps, la moralité exigeait d’étendre le pouvoir impérial pour civiliser le monde. De nos jours elle condamne toute forme d’impérialisme ». Dans l’absolu, les humains ne valent pas plus que les animaux ; ce qui ne signifie pas, ajouterons-nous, qu’il faille subordonner les premiers aux seconds, et ainsi choir dans un relativisme antihumaniste.
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Cependant si pour Spinoza « le bonheur consiste pour l’homme à conserver son être », selon son Ethique[4], nul doute que la maxime s’applique à notre chasseur de souris, alors que « les êtres humains ne comprennent pas qui ils sont, ni quelle est leur place dans le monde ». Rien alors de la « volonté de puissance » nietzschéenne, rien de l’altruisme sauf de la part de la chatte pour ses petits, rien de la chimère du « moi », telle que la dénonçait Nietzsche ; au point que le test du miroir les laisse indifférents, au contraire des cochons, pies et chimpanzés qui font ainsi preuve d’une conscience au moins partielle.
Et lorsque la vie bonne dépend des vertus, si l’on suit Aristote, le courage n’en est-il pas la plus vigoureuse, chez celui qui, dans la nature, doit batailler pour sa nourriture et sa vie…
Amour humain et amour félin sont parfois comparés. John Gray nous rappelle la jalousie de Saha, héroïne féline du roman de Colette : La Chatte[5]. Nombre d’écrivains aiment les chats d’un « amour passionnel », comme Patricia Highsmith, dont le chat siamois Ming se venge de l’homme qui fréquente sa maîtresse[6]. Anthropomorphisme sans nul doute, car il n’y a pas l’ombre d’une vie amoureuse dans l’accouplement félin. Ce qui n’empêche pas le philosophe chevronné de trop s’attacher, comme le Russe Nicolas Berdiaeff, qui espérait la rédemption de son Mourry. L’on eut d’ailleurs un peu trop tendance à diaboliser ou diviniser nos petits félins, lorsque sorcières médiévales étaient, dit-on, accompagnées de chats maléfiques, que l’on brûlait trop volontiers, lorsque l’Egypte ancienne momifiait des chats, et dressait des stèles au « Grand chat » : « Les Egyptiens avaient de bonnes raisons de vouloir que les chats les accompagnent dans leur voyage vers l’au-delà ».
Autre vision morale à mettre en avant : « L’éthique féline est une sorte d’égoïsme désintéressé ». Mais c’est peut-être ce qui chez les chats nous convient ; voire ce qui devrait faire d’eux des modèles. Car la vertu d’égoïsme - pour reprendre le titre d’Ayn Rand[7] - ferait bien d’être un peu plus présente chez cet être humain dont l’altruisme mal placé consiste à se mêler des affaires de ses contemporains et voisins pour les contraindre en religion, en politique…
En une demi-douzaine de chapitres répartis peu ou prou chronologiquement selon l’histoire philosophique, la pensée suit un chemin de promenade, non sans profondeur. Certes, la réflexion de notre essayiste est parfois un peu tirée par les poils des moustaches - que l’on appelle des vibrisses - tant il s’ingénie à faire voisiner une petite histoire de la philosophie avec son animal préféré ; mais la chose est toute entière roborative. L’on ne saurait oublier de conseiller à notre lecteur de se délecter de l’ouvrage de John Gray, mais impérativement de l’accompagner d’une soyeuse fourrure attentive à portée de caresse, de façon à ce que s’en dégage un suave ronronnement : musique si grave et douce, apaisante, chaleureuse et, à l’encontre des déboires et agressions humaines, si consolatrice, si bienheureuse.
Vivre la vie philosophique du chat est chose sage ; cependant bien limitée, car ce faisant l’on se priverait de toute philosophie politique, de tout art. Et de tous ces nombreux livres, tels qu’en dresse un inventaire Michèle Sacquin, où passent et repassent nos chers félidés[8].
Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
À de nombreuses reprises Jacques Derrida[9] a tenté de se faire animal, du moins de rencontrer « l’animalautre ». En particulier dans un dialogue avec Elisabeth Roudinesco : De quoi demain…[10] où la violence contre les animaux est l’objet d’un réquisitoire. Il a également pensé sa « zootobiographie » parmi les pages de L’Animal que donc je suis[11].
Au travers de l’analyse d’Orietta Ombrosi, titrée Le Bestiaire philosophique de Derrida, il s’agit, l’on s’en doute, de déconstruire la figure de l’animal. Et plutôt que ce dernier mot, réducteur, unificateur comme s’il s’agissait d’une seule espèce, un « singulier générique », l’on y préfère le « bestiaire ». Ainsi « l’heure du coq » est une allusion au sacrifice fait par Socrate à Esculape, mais aussi à la tradition judaïque qui apprécie chez ce gallinacé la capacité de saluer la lumière. Et bien qu’elle ne soit pas chez le philosophe, « l’ânesse de Balaam », qui sut reconnaître l’ange de Yahvé, est l’image de l’humilité, de la servitude. Si les animaux sont des « sans logos », ils ne sont « pas sans pathos ». Il est vain en effet de tenter d’effacer leur calvaire, voire leur « génocide ».
Le « regard de voyant » de sa chatte, « vivant irremplaçable », engage le philosophe à quitter le « carnophallogocentrisme », quoique celle-ci ne quitte en rien la viande qui lui est indispensable. Plus loin, le « bélier » du sacrifice devient celui de l’eschatologie, car dans la tradition du judaïsme il est celui qui porte l’autre, sans oublier le « tallith », ce châle de prière » tissé avec sa laine. Prière ou prophétie, il habitera avec l’agneau dit du loup Isaïe dans la Bible. Une telle chimère est-elle possible entre féroces et domestiques ? Utopique encore, Jacques Derrida et à sa suite Orietta Ombrosia plaident pour un « politique universellement ouvert », une « Europe Arche de Noé ». Ce n’est certes pas là « L’homme est un loup pour l’homme » dans le sillage de Hobbes.
Malin génie, le « serpent » ne peut que rappeler celui de la Genèse, ou encore l’attribut d’Apollon et de Dionysos, où l’on devine le bout du nez tragique de Nietzsche. Il est aussi celui de l’écriture ; d’où la nécessité dans les textes philosophiques de recourir à la poésie ; ce pourquoi Derrida pense à Baudelaire, Valéry, Celan. En ce sens, le face à face avec le serpent est une « autobiographogenèse » et une « séduction du séducteur ».
Et quand l’antenne de l’escargot est le symbole de l’intelligence (selon Horkheimer et Adorno qui effacent en ce chapitre Derrida) elle renvoie au regard humain la souffrance animale et le sacrifice de sa viande, tels que les « abattages systématiques » peuvent être comparés à l’holocauste ; à moins que l’on récuse cette association outrancière. Reste le chat Murr du romantique Hoffmann, dont les « autobiogriffures » (selon le titre de Sarah Kofman[12]) affirment la dignité égale de l’animal et de l’homme. Retour au chat philosophe donc, qui cette fois, entreprend d’écrire sa propre vie. En ce cas, la raison n’est pas du seul côté de l’homme. Quoique cela ne soit qu’une belle fiction ; de même qu’un âge d’or de la communication entre humains et bêtes…
Pour revenir au chant du coq, ne s’agit-il pas d’espérer qu’il signifie une aurore de nouvelles relations entre les deux protagonistes de la vie ? L’on devine que régulièrement le bestiaire de Levinas, « tissé à travers les lectures talmudiques », vient au secours de Derrida. Tous deux sont des philosophes de l’altérité, rendant hommage à « l’animalautre ».
En dépit du concept erroné et « répressif » de l’animal machine cartésien, le risque est toutefois d’effacer les différences scientifiques, ontologiques, au profit d’une utopie qui verrait l’animal sortir de l’alimentation humaine. D’opérer une idéalisation de la nature, telle que sur la fort jolie couverture de cet essai, où un éden n’use que des arbres, des fleurs et des herbivores, hors un chat. Pourtant, outre la condition carnivore de tant de bêtes, nous sommes anthropologiquement des chasseur-cueilleurs, et ce serait prendre un risque sanitaire, malgré les divers compléments alimentaires, que de devoir cesser de se nourrir de façon carnée. Ce qui n’empêche en rien de pouvoir veiller au bien-être animal…
Un brin erratique, parfois se répétant, le mérite insigne de l’essai d’Orietta Ombrosi est de rassembler et disposer la pensée animalière de Jacques Derrida dispersée dans maints volumes, tous ses « animots », comme une synthèse discourant de manière peut-être plus lisible que le discours derridien, même si l’on se départ pas toujours du penchant derridien à la verbosité. Elle rappelle avec justesse que le propos du philosophe, malgré son « démantèlement du logocentrisme », au sens où il s’agit d’interroger « tous les concepts destinés à centrer le propre de l’homme », n’est « pas de dénoncer et de répudier le logos », ce qui serait une hérésie pour l’exercice de la philosophie.
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De « la prunelle du chat », un excentrique écrivain fait son incipit. Bien loin d’Esope et de La Fontaine, ce presque fabuliste contemporain, Vincent Wackenheim, écrit sans alexandrins ni octosyllabes, usant néanmoins de la prose en styliste. Ses Bestioles sont onze, comme quoi la douzième reste à imaginer par le lecteur ; à moins de compter les dessins de Denis Pouppeville à même de compléter l’ouvrage avec ce qu’il faut d’invention graphique et colorée.
Le propos de l’auteur est de « commercer avec les bêtes », mais en se gardant « de toute sentimentalité : à l’instar de celui des hommes, le monde animal fait preuve d’une infinie cruauté ». Alors il est bon de philosopher « du groin et du destin » quand le cochon finit immanquablement en boudin, côtelettes et saucisses pour faire ripaille. La célébration de la vie et des sens se fait au dépend de celle du porc, mais c’est dans l’ordre de la nature, où abondent les mangeurs et les mangés. Quelque bégueule lecteur tordra du nez devant cette célébration de l’animal en bestiole pour affamés gourmands. Car si végan, végétarien ou végétalien, il se croit autorisé d’être par la vertu de sa physiologie nutritive, ou de sa compassion envers la souffrance animale, à moins qu’il s’agisse de sa sensiblerie morale, il déchantera bien vite tant nos amis ou ennemis à quatre pattes ou plus deviennent ainsi cochonnaille ! Attendons-nous donc, non pas à un manifeste moralisateur, mais à une délectation foutraque et gargantuesque.
Peut-être le lecteur préfère-t-il apprivoiser « Le tatou de Jean Paulhan ». Car ce dernier aimait cette bestiole pourtant si peu douée d’affection, capable de se rouler en une boule imprenable ; du moins il s’agissait du nom de son chien. L’écrivain de la NRF aurait, selon la légende, promené un tatou en laisse, gage d’excentricité.
Pour employer une expression animalière, Vincent Wackenheim saute du coq à l’âne, du porc en cochonaille aux manières d’accommoder le bœuf, du tatou au lapin. En une gastronomique énumération bovine, son « déjeuner à la fourchette » amène l’eau à la bouche du lecteur. Quant au « lapin d’Albrecht Dürer », s’il se déguste, c’est seulement par l’œil.
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Notre prosateur saute également de la recette de cuisine à la critique d’art, de la liste à la nouvelle : une « fatale idylle » unit « Mademoiselle Roll et Monsieur Mops ». Le premier étant « issu de la poiscaille », l’on devine quel jeu de mot révèle leur union. De même, prendre un animal de compagnie de « cinq mètres cinquante », en l’occurrence une girafe, relève de la bouffonnerie. Tout est burlesque et tragique à la fois pour le pauvre animal grandissant en l’appartement étriqué qui le reçoit…
Après Jean Paulhan, c’est Victor Hugo qui s’y colle, au moyen de la « pieuvre » des Travailleurs de la mer ; voire Ionesco qui ne peut manquer d’affleurer à la pensée du lecteur face à « La consolation des rhinocéros ». Et quoique herbivore, la bestiole reste menaçante : « Ce fut une consolation de penser qu’aucun d’entre nous ne mourrait dévoré, puis digéré, mais seulement piétiné et encorné ». Plus dangereuse encore est « La grande guerre des volatiles ». Car « les paisibles soldats de Fridolon le Pur se révélèrent de féroces combattants, à la surprises de tous, s’acharnant de leur bec à trouver le défaut des armures et des cotes de maille »…
N’est pas si bestiole que celle que le miroir nous présente en fait. Comme un « masque », les fantasmes animaliers ont quelque chose de la satire de l’humanité. Claironnons combien la prose rabelaisienne du facétieux Vincent Wackenheim réjouit. La fête des sens est également fête des mots.
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Même les plus discrets, quoique les poissons ne parlent que chez le fabuliste Jean de la Fontaine, émettent quelque son, plus ou moins expressif, plus ou moins mélodieux, du moins à l’aune de notre perception. La tentation est bien grande de mettre en scène le « grand bestiaire sonore », comme le font l’exposition et le catalogue de la Philharmonie de Paris intitulé Musicanimale. Puisque les insectes stridulent, les loups hurlent, les baleines chantent, sans oublier les vocalises des oiseaux, la tentation est grande de les imiter, pas seulement par des appeaux pour les attirer et les capturer, mais d’en faire les moteurs d’œuvres d’art. Par exemple ces instruments zoomorphes, vièle en forme de paon ou trompe en forme de serpent. Au service de ces concerts en forme de charivari, une pléiade d’auteurs, sous la direction de Marie-Pauline et Jean-Hubert Martin, se voue à un vibrant éloge.
En ces pages profuses et si diverses, le champ des arts plastiques est parcouru autant que celui du bioaccousticien à l’écoute des baleines, ou du philosophe qui entend le baudet braire « le sain-dire-oui » à la fin du Zarathoustra de Nietzsche : « Et l’âne de braire I-A ». Lorsqu’ils « sont tous redevenus pieux, ils prient, ils sont fous[13] ». Mais aussi de la chorégraphie, puisque Luc Petton danse avec des oiseaux en liberté sur scène. De même un escargot fait son petit bonhomme de chemin sur l’archet d’un altiste interprétant Stravinsky. Quant aux pendules à coucou, elles avoisinent les cages à grillon, alors qu’un trio d’artistes s’intitulant « Tout / Reste / À / Faire » démonte et désosse des instruments hors d’usage pour construire d’énormes et étonnants insectes, sauterelle, araignée ou cloporte, faits de bois et de métal, ainsi devenus de sculpturales figures prètes dirait-on à s’animer de toutes leurs pattes et carapaces pour un concert jamais entendu. L’on va jusqu’à faire entrer dans la condition muséale les « sonnailles » des vaches et les « ultra-sons » des chauves-souris, ou « écholocation ». Le rayon « X » est également présent sous la forme des parades sexuelles ou les mâles préludent, rivalisent de trilles, de glissandi et d’harmoniques pour séduire la femelle !
Le musicologue s’en donne évidemment à cœur joie. Car la musique privilégie sans surprise les oiseaux. Du « Coucou » de Daquin, au XVII° siècle, aux « oiseaux dans la charmille » dans Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach au XIX° siècle, en passant par « La poule » grâce au clavecin de Rameau ou le « Duo des chats » faussement attribué à Rossini, l’art des instruments à vent, à cordes pincées, frappées, frottées, et par-dessus tout de la voix s’ingénie au lyrisme à plumes. Pensons à l’air de l’oiseleur Papageno au début de La Flûte enchantée de Mozart. À cet égard l’indispensable et magnifique partition du Réveil des oiseaux d’Olivier Messiaen ne manque pas à l’appel.
Si l’art ancien, en particulier les « Concerts d’oiseaux » de la peinture hollandaise est ici fort représenté, celui contemporain n’est pas en reste. Amusons nous de « la chemise du piégeur » couverte d’appeaux par Daniel Spoerri, d’un Concert de chats peint par David Teniers au XVII° siècle, d’une Symphonie des chats, sur laquelle ces derniers sont les notes fantasques de la partition de Moritz von Schwind en 1868. Quant à Gloria Friedmann, en 1995, elle juche le brame du cerf sur un ballot de journaux à recycler, l’intitulant Envoyé spécial. Pour bramer quelle nouvelle, quelle inquiétude ?
Construit comme un abécédaire, ce beau livre invite à la déambulation sonore et musicale. Il aurait pu être chronologique, mais il préfère chanter depuis les « Appeaux » jusqu’au qualificatif « Zoomorphe ». Superbement illustré de diverses œuvres d’art, entre peinture et sculpture, baroques et contemporaines, avec le concours du dessin fantaisiste de Julien Salaud, en particulier pour les lettrines, ce volume souffre parfois de trop grandes photographies, floues de ce fait, comme celle d’Olivier Messiaen observant les oiseaux de Alpes. Voilà qui cependant tient bellement de la polymorphe boite à musique, de l’imagier burlesque et du cabinet de curiosités, non sans rappeler - malgré le prêchi-prêcha insistant sur la crise climatique et son cortège de disparition des espèces dont l’homme est l’infini coupable - combien nous perdrions si nos nuits devenaient vides du chant du rossignol, si nos jardins étaient muets de leurs mésanges, nos forêts du brame du cerf…
Si l’on quitte toute démarche strictement scientifique, donc zoologique, les regards sur les animaux choient immédiatement dans l’anthropomorphisme. Y compris l’écologisme et le véganisme, qui profitent d’un sentimentalisme strictement humain[14]. Reste que nos compagnons, amis et ennemis, à deux, quatre, six ou huit pattes, contribuent à nous apprendre l’altérité. Et non content d’être des « musicanimales », sont les musanimales inspiratrices des artistes.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] La Boétie : La Servitude volontaire, Arléa, 2020.
[3] Samuel Johnson : Rasselas, Prince d’Abyssinie, L’Accolade, 2017.
[4] Spinoza : Ethique, GF, 1964.
[5] Colette : La Chatte, Le Livre de poche, 1971.
[6] Patricia Highsmith : « La plus grosse proie de Ming », Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animale, Calmann-Lévy, 1977.
[8] Michèle Sacquin : Des chats passant parmi les livres, BNF/ Officina Libreria, 2010.
[9] Voir : Derrida
[10] Jacques Derrida Elisabeth Roudinesco : De quoi demain… Dialogue, Champs Flammarion, 2001.
[11] Jacques Derrida : L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006.
[12] Sarah Kofman : Autobiogriffures. Du Chat Murr d’Hoffmann, Galilée, 198-.
[13] Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Le Club du Meilleur Livre, 1959, p 328, 329.
[14] Voir : Jusqu'où faut-il respecter les animaux ?
Sant Joan de Boí, siglo XI, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.