Si l’on sait que toutes les religions déistes sont des fictions, sans écarter à cet égard le système bouddhiste des réincarnations, il peut paraître insensé de faire l’éloge de quelqu’une, d’autant plus que passablement pure en son originel noyau elle a vu son histoire marquée de maintes iniquités et conflits. Même si l’hindouisme, dont la multiplicité des dieux permet de faire son propre choix, peut mériter un mince compliment, de même le polythéisme[1] des dieux gréco-romains qui peuvent être indifférent envers les hommes, si l’on en croit Lucrèce, une seule paraît devoir garder sa dignité : nous avons nommé le christianisme, spiritualité en perte de vitesse, du moins en Europe occidentale. Aussi nous est-il permis d’envisager son éloge paradoxal, au sens du philosophe grec Lucien qui s’exerçait à l’éloge de ce qui mérite le blâme, par exemple la mouche[2]. En conséquence, devons-nous déplorer « l’abolition de l’âme », pour reprendre le titre de Robert Redeker, devons-nous restaurer « l’image chrétienne de l’homme », pour faire écho au sous-titre de Rémi Brague ? Qui se charge en Sur l’islam de faire l’inventaire d’un redoutable concurrent sur le marché des absolus. Tout ceci n’empêchant pas de savoir pourquoi nous ne sommes pas religieux[3], nous voici au croisement non seulement des religions, mais des civilisations.
L’on sait et l’on répète ad nauseam que la chrétienté n’est pas exactement sans péché. Entre Saint-Paul et Tertullien, être misogyne passa de la tradition à l’institution. Les guerres fratricides entre les catholiques et les protestants ensanglantèrent la Renaissance, qui en l’occurrence ne mérita guère son nom. L’inquisition, orchestrée par les Dominicains, ne fut pas des plus glorieuses, quoique le politique y eût la main plus lourde que le religieux. Ce pourquoi l’on ne confondra pas le christianisme, doctrine du Dieu fait homme et des Evangiles, avec la Chrétienté qui en est la succession historique et infidèle.
Mais le tour de passe-passe qui tenta de faire du dieu chrétien un dieu laïc fut loin d’être une réussite à l’occasion du culte révolutionnaire de l’Être suprême. C’est ce que dénonça le pourtant anarchiste et anticlérical Jules Vallès : « Drôle de Dieu que ce Dieu du XVIII° siècle ! Pourquoi donc avoir tué l’ancien, s’ils le remplacent par un autre ? Celui des catholiques vaut autant, j’avoue qu’il me parait meilleur. C’était changer d’eau bénite tout simplement… avec le sang des hommes dans le calice, au lieu du sang d’un dieu ![4] »
Liberticide le christianisme ? Rien dans le message des Evangiles n’interdit au Romain ou au Juif sa religion, même si l’encouragement à rejoindre le Christ est aussi prosélyte que vigoureux. L’on devine pourtant que le pouvoir de la masse chrétienne, quoique venue de principes christiques de tolérance et de pardon, préfère exercer sa libido dominandi à l’encontre des païens, imposer son « ordo virtutum » pour reprendre le titre d’Hildegarde de Bingen, quoique avec bien plus d’humaine violence au secours d’un ordre des vertus peu amène, dont la morale chrétienne fit un diktat par la suite bien décrié. Cependant François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin et érudit fameux, ne manque pas de célébrer à cet égard sa religion : « Quelque soit son autorité, ce Livre que nous magnifions […] n’est pas un livre totalitaire, un livre que l’on pourrait brandir, un livre dont on pourrait s’autoriser pour terroriser qui que ce soit, pour quelque motif que ce soit, religieux, politique, idéologique[5] ». C’est exactement l’antithèse d’un livre qu’une autre religion refuse d’imaginer voir comme un sujet de rire[6] et de blasphème[7], au risque de l’égorgement, ce qu’il commande en maints versets.
Faut-il rappeler le constat fait par Jacques Ellul : « Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Eglise ait donné naissance à une société, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? […] on a accusé le Christianisme de tout un ensemble de fautes, de crimes, de mensonges, qui ne sont en rien contenus, nulle part, dans le texte et l’inspiration d’origine […] Ce n’est pas du tout le même phénomène qu’entre les écrits de Marx et la Russie des goulags ni entre le Coran et les pratiques fanatiques de l’Islam. Ce n’est pas le même phénomène parce que dans ces deux derniers cas on peut certes trouver la racine de la déviation dans le texte même[8]».
Cette « folie de Dieu » est le masque d’une libido dominandi, d’une pulsion de violence et de mort, voire d’une déception : « Sous la fureur des zélateurs actuels de la fin des temps, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, se dissimule aussi certainement une lassitude, camouflée par le voile de la religion, à l’égard du monde et de la vie », analyse Peter Sloterdijk[9].
Ajoutons cependant qu’en dépit de récurrentes crispations, c’est en chrétienté - et en judaïsme - que sont nés le libre arbitre (du jardin d’Eden à Saint Thomas d’Aquin), la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’individualisme, l’athéisme et un développement scientifique tel que nulle-part ailleurs.
Mais, au moyen de sa coutumière pertinence, Peter Slotedjik[10] fait un constat peut-être salvateur, peut-être navrant : « D’un seul coup après le tournant copernicien, le système immunitaire qu’était le ciel n’était plus bon à rien […] Désormais les réseaux et les polices d’assurances doivent remplacer les écorces célestes[11] ». L’ère cosmologique gouvernée par les mythes et le dieu du christianisme prend fin nous nos yeux, remplacée par celle l’Etat-providence, celle des entrepreneurs du confort scientifique et du divertissement médiatique. En tout état de cause, c’est ce que chacun à leur manière, Robert Redeker et Rémi Brague diagnostiquent sous l’égide de L’Abolition de l’âme et d’un Après l’humanisme.
Iglesia de Bagüés, Museo de Jaca, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
Comme sur sa couverture, où une silhouette disparait dans l’indifférencié avec un dernier appel de la main, l’âme est en cours d’abolition. À moins que cet appel soit un rappel, la nécessité d’un retour selon Robert Redeker. Notre essayiste aux livres nombreux, né en 1954, qui fut menacé de mort à l’occasion des polémiques déclenchées par l'une de ses tribunes consacrée à l’islam et à la liberté d'expression parue dans Le Figaro en 2006, est un philosophe volontiers vigoureux en ses satires, lorsqu’il dénonce les errements de notre société à l’occasion du Sport contre les peuples[12]ou de L’Ecole fantôme[13]. Cette fois, il réfléchit autant qu’il se révolte en déplorant ce qu’il appelle « l’abolition de l’âme ». C’est ce dernier mot que l’on ne prononce plus guère, dont le sens devient inconnu, sinon persona non grata. En historien de la théologie, de la philosophie et de la sociologie, voire de la psychologie, l’essayiste décline le lent effacement de ce concept, de cette espérance, quoiqu’il s’attache à postuler sa nécessité spirituelle, voire imaginer son retour. Car, dans une perspective chrétienne, la prière et la poésie, « la gratitude devant la beauté de la nature […] conduisant au sentiment de la Création », la vie intérieure, « reconduisent l’être au supplément perdu, à la source dont la culture, suivant en cela servilement la philosophie, a laissé le sang partir en hémorragie, l’âme ». À la richesse de la pensée s’unit en ces derniers mots de l’ouvrage, la beauté expressive de l’écriture…
En l’occurrence il s’agit également d’un pamphlet. Sont ici pointées les responsabilités de la technique, le désarroi « quand le meurtrier de Dieu perd son smartphone », le refoulement du spirituel et de l’âme de Descartes à Rousseau, le grand remplacement par l’inconscient des psychanalystes, par le moi et par l’ego, la biologisation neuronale, la « spectacularisation de la vie privée », le « sujet déglingué de l’âge des revendications infinies », le « pétrole psychique » de la consommation, la censure de Platon et la fin de la vérité[14] dans le sillage de Nietzsche et de Derrida…
En son essai fouillis et fouillé, Robert Redeker emporte un impressionnant fleuve de pensée où la fin de l’âme est aussi la fin de l’homme ; et bien entendu où la fin de l’âme est également celle du Christianisme. Il est permis de le lire de deux manières également enrichissantes : comme une généalogie progressive d’une longue descente de l’âme, depuis ses hauteurs platoniciennes, célestes et adamiques jusqu’à notre contemporain despiritualisé, mais aussi comme un plaidoyer pour le retour une incarnation de l’âme qui serait une incarnation véritable de l’homme.
Cette crise de l’âme trouve son pendant à l’occasion de celle de l’humanisme, dont Rémi Brague[15], philosophe chrétien, né en 1947, dresse la substance devenue vide. Car cette dignité de l’homme, inspirée de la culture antique et chrétienne, se voit érodée sur bien des fronts. La déconstruction postmoderne et son cortège d’écologisme[16] dénient à l’humanité le droit d’exploiter la création, ses ressources et vies naturelles. L’homme n’est plus qu’une espèce parmi d’autres au service de laquelle le langage et la culture n’autorisent aucune spécificité. Ne parlons même pas de son étincelle divine, renvoyée au magasin des antiquités, des fictions et de la présomption.
Pourtant, pour Platon, dans le Premier Alcibiade[17], l’homme se ramène à son âme. Et si l’Ancien Testament semble le tenir pour bien peu aux mains de Dieu, comme le pauvre Job, il est réhabilité par l’incarnation christique destinée à en éprouver les joies et les douleurs et à le sauver. Le philosophe cherche alors une définition, entre bipède au pouce opposable, à la gorge adaptée aux cordes vocales, et les couples mythologie et rationalité, rire et mélancolie, sage et fou, déterminisme biologique et liberté, élan vers le bien et le mal, bestialité démoniaque et angélisme. Faut-il encore « s’appuyer métaphysiquement sur Dieu », en tant qu’il fut créé à son image, et en déduire qu’il est inconnaissable et laissé à sa propre responsabilité ?
Que l’humanité en l’homme soit bien rare, cela n’empêche pas d’y associer une perspective humaniste. Mais à cette souveraineté du moi qui est probablement une fiction, faut-il associer un parfait libre arbitre ? Faut-il penser « l’anthropologie comme christologie » ? Le Christ comme notre modèle, malgré son échec sur la croix, à moins que ce soit une réussite au sens où il prend sur ses épaules nos souffrances pour les rédimer…
Définir l’homme en rejetant l’image de Dieu, donc seulement par lui-même, aboutirait à l’inhumain. Au risque de décréter surhommes et sous-hommes, de valoriser un transhumanisme dystopique vers un corps métallique et un esprit numérique. En complément ce sont relativisme et « absolutisme effréné du sujet individuel » qui menacent celui sommé de devenir l’homme nouveau. En conséquence le voici modelable à souhait, y compris par autrui sans son consentement, au profit d’entreprises financières, idéologiques, voire périssable, éjectable. L’homme nazi, communiste et mahométiste, peuvent en toute autorité éliminer des hommes. Que fera l’homme augmenté par les biotechnologies et autres avatars numériques de celui resté diminué ? Au contraire, « le christianisme cherche à compléter le politique et non à le supplanter », ose espérer Rémi Brague. D’autant qu’historiquement il faut reconnaître combien le christianisme a contribué à l’éradication de l’esclavage, combien il s’est consacré à la charité, avant que l’Etat confisque cette dernière au nom de l’action sociale…
Reste à apprécier « la mortalité comme propriété positive ». C’est ainsi que la destinée éternelle de l’âme se révèle, si l’on en croit le dogme, et au regard d’une exigence morale, telle que « l’histoire est le lieu du salut ». Toutefois, au contraire de l’islam, le christianisme se caractérise heureusement par « une absence d’indications sur la façon d’agencer la vie quotidienne », quoique les morales catholique et protestante aient voulu corseter, mais aussi par le fait que chacun, y compris l’hérétique, est son prochain, au contraire du judaïsme et a fortiori de l’islam. Car ce dernier considère l’Umma comme la meilleure communauté qui soit, excluant, exploitant et tuant les mécréants.
Associant vaste érudition et perspective immense, sens des citations pertinentes, ainsi qu’écriture aisément accessible, Rémi Brague enchante son lecteur, l’accompagnant vers un réel chemin d’humanisme. Si l’on n’est pas religieusement converti, l’on reste cependant convaincu d’une rigueur éthique du christianisme et de sa nécessité si le besoin d’espérance se fait sentir.
Ce sera bien moins le cas à l’occasion de Sur l’islam, du même Rémi Brague. Qui va jusqu’à affirmer que l’islam n’est pas une religion. Ce qui peut paraître surprenant ; or nous ne l’apprécions que d’une manière biaisée, au regard d’un point de vue occidentalocentré, plus exactement venu de notre culture chrétienne. Il s’agit plus exactement d’une loi. Le concept affiché des trois religions du livre ne repose sur aucune analyse sérieuse, tant l’islam diffère des traditions bibliques ; ce que montre d’ailleurs avec patience et pertinence François Jourdan, parmi les pages de son essai Islam et christianisme, comprendre les différences de fond[18].
Notre spécialiste de l’ère médiévale réfute l’accusation d’« islamophobe savant », et l’apparente irrationalité de la chose en tant que phobie, tant il différencie le dogme coranique qu’il sait analyser, la civilisation islamique (l’Islam avec une majuscule) et la nébuleuse diverse des musulmans. « Donnez-nous des raisons de l’aimer », lance-t-il. Car la loi islamique, coranique et charia, requiert la subordination intégrale et l’emploi effectif de la violence, qu’il préfère appeler, peut-être par euphémisme, « la force », ainsi que la conquête guerrière, mais aussi pacifique par le moyen démographique. Aussi s’attache-t-il à déplier les malentendus, sans éviter de « mettre le doigt où ça fait mal », même s’il ne se résout pas totalement à admettre que « l’authentique islam » est également celui des versets sanguinaires originaires du Coran[19]. Pourtant, comme la polygamie, l’excision, même si pratiquées sans être généralisées, ils sont, de par le terrorisme, prêts à être réactivés. L’on peut en dire autant de l’imposition et de l’humiliation des Juifs et des Chrétiens en terre d’Islam, du voile, de la conquête et du butin.
Sans naïveté, Rémi Brague réfute avec justesse, en scrutant faits et textes, les affabulations qui prétendent en l’islam percevoir la source vive de toutes les avancées culturelles, philosophiques et scientifiques, de la Renaissance et des Lumières, dont se flatte l’Occident, le rapport déficitaire de l’islam à la science l’ayant assez montré[20], à l’exception de l’apogée du IX° au XII° siècle, lui-même largement inspiré des Grecs, et dont il ne reste qu’une longue « ankylose ». Il n’omet cependant pas de rendre justice aux talents scientifiques des Arabes médiévaux, parmi les mathématiques, l’astronomie, l’optique, la médecine.
En un tel monde théocratique, le non-croyant n’a pas sa place, ce en quoi il se distingue radicalement des religions bibliques. En conséquence, ce n’est pas par affection christianocentriste que le philosophe prend des distances nécessaires avec l’islam, mais en s’appuyant sur les textes, l’Histoire, la raison et la nécessité humaniste, par exemple en démystifiant la prétendue tolérance soufie. Tout en ne cachant pas la dimension quasi-obligatoire du jihad, cette guerre sainte contre les mécréants : « Le tour de force de l’islam apparaît ici : faire dépendre du bien le plus élevé, à savoir Dieu, le mal le plus bas, le meurtre ».
Ainsi notre essayiste ne parait rien ignorer, hadiths et tradition, abrogation des versets plus anciens et plus tolérants par ceux derniers et impitoyables, Histoire et théologie. Ainsi nous propose-t-il un - voire le - livre de référence, posément encyclopédique, sur un sujet complexe et préoccupant. Une fois de plus prodigieusement érudit, Rémi Brague fait preuve d’un sens de l’analyse aussi clair que nuancé. Son ouvrage, nanti d’impressionnantes notes et d’un index profus, montre bien que sa prudente dévotion va d’abord au savoir et à la recherche. Encore une fois ce n’est pas par atavisme et christianocentrisme que Rémi Brague reste un homme chrétien, mais parce qu’il est avant tout philosophe raisonnable.
Qu’est-ce que l’homme ? S’il n’est pas le même en islam et en chrétienté, risquons-nous à avancer : un au-delà de l’animal. Ce qui ferait grincer des dents véganes les antispécistes. Pourtant cette définition respecterait à la fois l’animalité et la possibilité de l’âme en son originaire divin, même s’il ne s’agit là que d’une fiction. Faut-il réhabiliter les momeries des génuflexions grégaires lors de la messe et autres processions ? Du christianisme, nous ne voudrons que retenir l’incarnation paradoxale du Dieu en homme, unique parmi les religions qui ne condescendent jamais à mettre Dieu à l’épreuve de la condition humaine, que cette séparation entre sacré et profane qui doit laisser à l’être suffisamment de liberté politique et individuelle, que l’élan qui anima les flèches et les vitraux des cathédrales, les cantates de Jean-Sébastien Bach et l’orgue d’Olivier Messiaen, donc l’art et l’écriture, et surtout cette possibilité en rien obligatoire de concevoir la transcendance, d’associer à la finitude mortelle de l’homme l’espérance d’un au-delà qui le légitimerait, dans une dimension éthique et spirituelle, dans le cadre d’une religion ni totalitaire ni meurtrière, hors les abus et crispations de quelques rares thuriféraires trop zélés, religion de réelle paix et d’amour s’il tel est le pouvoir de l’homme et de son libre arbitre.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.