Musée des Beaux-Arts de Tours, Indre-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
Alexis Legayet, romancier satirique
de la cause animale et botanique,
jusqu’à la folie artistique :
Dieu-Denis ou le divin poulet,
Bienvenue au Paradis,
Le Syndrome de Bergson
& La Sainte et la putain.
Alexis Legayet : Dieu-Denis ou le divin poulet, François Bourin, 2019, 200 p, 18 €.
Alexis Legayet : Bienvenue au Paradis, AEthalidès, 2020, 192 p, 18 €.
Alexis Legayet : Le Syndrome de Bergson,
La Mouette de Minerve, 2023, 260 p, 15 €.
Alexis Legayet : La Sainte et la putain,
La Mouette de Minerve, 2024, 294 p, 16,90 €.
Erasme avait fait de la folie des hommes un éloge paradoxal[1]. Nul doute que depuis son XV° et XVI° siècle, la matière n’a pas manqué de croître, de manière exponentielle. Parfois il vaut mieux, de crainte de la censure, de crainte d’être traité de provocateur, de « troll » comme l’on dit vulgairement aujourd’hui, ne pas attaquer les monstres sociétaux et politiques de front. Le recours à l’apologue, animalier par exemple, est alors recommandé, voire la pochade burlesque, pour dénoncer avec rire, finesse et verdeur les délires et manques de notre temps. De cette trempe est Alexis Legayet. Il use tour à tour de gallinacées comme personnages à l’occasion de son « Dieu-poulet », puis de plantes comme préalables à un « paradis », enfin d’un « syndrome » poétique et artistique afin de donner des leçons bien senties à nos contemporains. Un détective un brin loufoque servira la cause de l’écrivain afin de lutter contre une dangereuse épidémie artistique, puis d’aller à la recherche du meurtrier d’une sainte prostituée… Techno-sciences, véganisme, néo-féminisme, manipulation des gênes, misère sexuelle, tout est cible pour notre humoriste, et satiriste aux fictions croquignolesques, finalement délicieuses. Délivrez-nous du mâle[2] est un titre à cet égard explicite, alors qu’avec Chimères[3], il prend pour cible les heurts et malheurs de la gestation pour autrui. Pourquoi de tels romans doivent-ils trouver refuge chez de confidentiels éditeurs, éditeurs, d’autant plus dignes d’éloges qu’ils font un travail qui devrait incomber aux plus grands, par la taille du moins…
Un duo de gallinacés, dans l’élevage industriel de volailles A. Lounatcharski, chez Viktor Pelevine[4], romancier russe, avait élu les hommes pour leurs dieux. Renversement de tendance avec Alexis Legayet : ce ne sont plus les hommes qui sont les dieux des poulets, mais l’un d’entre eux qui devient le « Dieu Denis ou le divin poulet », selon un titre à la direction particulièrement loufoque, quoique les végans militants préfèreraient en grincer des dents élimés. Cependant l’heure est grave. Un type inédit de « serial killer » sévit. Non, il ne tue ni ne cuit pour les déguster ses frères humains, mais en contravention avec la « Loi éthique universelle signant l’abolition du meurtre, de la consommation et de l’exploitation de nos frères animaux » ! Frank en aurait bien plaisanté, mais devant son épouse Hélène, ce serait blasphème : « L’élévation morale de notre humanité réduisait le champ du rire autorisé comme peau de chagrin ».
Car une certaine Marthe (et non Marie) reçut l’annonciation : une poule qui n’a jamais connu de coq va concevoir « Denis, Fils du Très-Haut » ! Mais comment prêcher lorsque l’on est poussin piaillant ? Bientôt notre « Dieu-Denis » parvient à attirer l’attention en traçant des lettres dans la boue, puis en écrivant sur un smartphone. Ainsi un adolescent benêt persuadé par la bestiole devient-il « l’apôtre Jordan », bientôt flanqué de trois comparses. De surcroit, comment convaincre les incrédules, qui prennent les vidéos You Tube pour des bouffonneries ? Omnisciente comme il se doit, la bête emplumé pirate les sites internet de grandes marques de restauration, comme KFC, spécialiste en nuggets de poulets, ce pour « sauver les bêtes de l’Homme ». Sur les affiches, les publicités et les menus, la maltraitance animale éclate au grand jour, associant les camps d’exterminations nazis aux « camps de poules du Kentucky, trois millions de morts par an », en une burlesque reductio ad hitlerum. Au grand scandale d’une société qui voit décroître ses carnivores, quoique la police se charge d’arrêter les quatre apôtres et de faire griller le fauteur de trouble, dont la mort rachète les péchés des hommes contre leurs frères animaux, pour parler comme Saint-François d’Assise.
Devant la déshérence de l’Eglise catholique, il va bien falloir que la Papauté intègre celui qui est devenu « Père Jordan ». En conséquence, naîtra le « dieudenisme ». Les péripéties s’enchainent avec entrain, retrouvailles des apôtres, « siège de Rungis », « Sus aux bouchers », jusqu’au couronnement législatif et politique de la cause, en un abject semblant de théocratie, punissant le « crime contre l’animalité », imaginant de changer les génomes pour que les prédateurs bestiaux deviennent végétariens ; avenir qui n’est pas tout à fait improbable.
Voilà les bêtes redevenues sauvages, mais pourvues d’inhibiteurs cellulaires qui leur font cesser toute prédation dans les « zones familières ». Les restes d’un poulet « tandoori » sont exposés lors d’une cérémonie religieuse télévisée, face à un crucifix nanti d’un « poulet embroché ». L’on se demande « comment protéger les animaux les-uns des autres », si interdire aux bêtes « aux piscines publiques n’était pas une intolérable discrimination, tout à fait analogue aux pires formes de racisme ». Quant à Jordan, outre le Panthéon pour son corps, c’est la canonisation qui lui est réservée pour son âme ! Le festival conceptuel et drolatique est irrésistible, quoiqu’effrayant…
La parodie de l’Evangile est aussi claire que réussie ; l’on y retrouve la « Cène » et le tombeau vide », sans compter les allusions au coq et à la lumière du matin dans les dernières pages des Evangiles. En un renversement des valeurs anthropologiques, le véganisme fait loi : « Les végans étaient des chevaliers de l’absolu, refusant tout compromis ». Pourtant leur tyrannie alimentaire trouve rapidement sa limite, dans la mesure où les animaux s’entredévorent et où « Dieu-Denis » fait l’expérience de « la condition sauvage de la bête traquée » par les prédateurs animaux, ce qui le conduit à imaginer de revenir pour « sauver la Bête de la Bête ».
Le romancier, qui est notre contemporain et enseigne la philosophie, est peut-être un fin métaphysicien, tel que veut le prouver son essai : Métaphysique de l’astre noir[5]. Cependant, usant ici d’un zeste de science-fiction (« la grande loi du 8 mai 2050 »), et bien entendu de la prosopopée qui fait parler les bêtes, au service d’une fable politique et d’une redoutable dystopie, il se montre un maître de l’apologue, croquant ses personnages avec une vivante acuité, jusqu’au vigoureux boucher Marcel Durand, lapidé par les défenseurs de « 30 millions d’amis ». Si notre talentueux auteur, à l’humour redoutable, veut attirer la pitié et l’humanité sur le sort des quatre et deux pattes[6], il y réussit sans nul doute. Mais pas au prix de la tyrannie vegane dont il se fait le juste satiriste virulent, visionnaire et impénitent, sans oublier de brocarder les thuriféraires et moutons de Panurge de la nouvelle doxa, violente de surcroit : cette nouvelle humanité compassionnelle a accouché d’un monstre. Ce sont jusqu’aux livres de cuisine et de gastronomie qui sont « mis à l’index » et détruits…
Evidemment, l’on pense au voltairien « Dialogue du chapon et de la poularde[7] », dans lequel les deux comparses se plaignent de leur castration et de leur destinée gastronomique, mais Alexis Legayet va bien plus loin que ce bref dialogue philosophique. D’autant que son poulailler prend la dimension du monde politique autant que du sacré.
Il y a de pire déclencheur qu’un sublime fessier féminin pour animer une histoire, un récit, un roman, tel ce Bienvenu au paradis, dont on ne sait d’abord s’il s’agit de cette porte anatomique qui exalte Dan Basquet. Alice Roux, qui fut par « trois mères » conçue comme un de ces indispensables « esprits augmentés », est également étudiante en manipulations génétiques. S’inoculant des cellules souches, elle acquiert la beauté de « la rose et la panthère qui sommeillaient en elle ». Celle qui travaille à créer des roses éternelles est aussi une militante du « Flower Power ». Car un siècle après la « libération animale », l’on fomente celle des plantes ! Ces victimes, sensibles à la souffrance, seraient douées d’une « âme ». Toute créature méritant le respect, « l’agonie d’Escherichia coli était bouleversante » ! L’on a même, un siècle plus tôt, « reprogrammé le génome des carnassiers afin qu’ils cessent enfin d’être agressifs et de dévorer leur prochain ». Ce roman fonctionnant alors comme le deuxième volet du triptyque initié par Dieu-Denis ou le divin poulet.
Ainsi le malheureux héros qui ne se nourrit plus que de fruit (l’on imagine les carences alimentaires !) ne s’agrège au mouvement que par amour sensuel pour la belle. Il faut libérer les plantes de l’assassinat par les fleuristes, enquêter sur leur disparition, jusqu’à un chêne immense, dont le coupable serait probablement la firme « Biosanec », dont les locaux sont sous haute protection. Il faut à Dan, et à l’aide d’un scaphandre sophistiqué, s’immerger dans le béton encore liquide véhiculé par un camion afin de pénétrer les secrets inquiétants du monstre scientique. S’il semble d’abord réussir dans sa rocambolesque mission, il sera hélas arrêté avant de pouvoir fuir les lieux. Pourtant le voilà bientôt rendu à son Alice, qui l’accueille en héros et lui prodigue tous les trésors de son corps. Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir l’inattendu retournement de situation qui fait de Dan un sommet de l’immortalité numérique…
Sous couvert de science-fiction - nous sommes en 2145 - le roman déploie un futur enchanteur ou inquiétant, selon les promoteurs de l’entreprise prétendant que « l’ère du tout numérique est le royaume de Dieu », ou selon Dan privé de son corps charnel et de sa finitude. En docteur Frankenstein, Francis Zorb change l’humanité en vies artificielles, y compris lorsqu’il se targue de reconstituer Alice au moyen de la mémoire de Dan…
Si les plantes sont bien le siège d’échanges chimiques et de réactions à l’agression, il s’agit de personnification et d’anthropomorphisme si l’on parle de sensibilité tant elles sont dépourvues de cerveau et de moelle épinière. À la perspective régressive et obscurantiste qui correspond à un animisme botanique, postulant « le cri des carottes », répond une perspective futuriste permettant à l’homme d’échapper à la mort, aux limites corporelles pour s’éterniser dans l’illusion immensément tactile et transhumaniste d’une réplique numérique, soit « dans un monde d’esthétique pure ». L’on peut alors parler de roman philosophique, y compris en terme de libre arbitre, dans la plus noble acception du terme.
L’une des implications les plus profondes de ce roman est la remarque selon laquelle cette défense de l’espèce botanique serait due au « grand désœuvrement de la jeunesse ». Que de grandes causes puissent être justes, soit. Mais que d’autres ne tiennent leur pseudo-validité que de l’incapacité des individus à fonder le sens de leur existence sinon avec des groupes auxquels ils se lient par grégarisme et communautarisme, laisse entendre combien des fictions, des mensonges, s’arrogent rapidement une dimension tyrannique, voire totalitaire, comme par ailleurs notre écologisme planétaire, grâce à la cette libido dominandi dont l’humanité fait trop souvent preuve…
Photo : T. Guinhut.
Au premier regard, Le Syndrome de Bergson se présente comme un roman policier sans grande ampleur, avec ce qu’il faut d’ingrédients piquants, voire de l’ordre des clichés : un inspecteur bedonnant et dépendant au whisky, un crime aux circonstances insolites et comiques ; ce que semble confirmer l’humour aimablement simplet de la couverture. Que le lecteur ne se laisse pas décrocher d’un tel déroulé narratif assez conventionnel, quoiqu’entraînant et divertissant ! S’il est déjà prévenu des pouvoirs d’Alexis Legayet, il devine que se prépare là une bombe philosophique, surtout sachant que ce dernier enseigne par ailleurs la discipline de Socrate, auquel il a consacré un essai pataphilosophique[9], traitant de l'enseignement de la philosophie, non sans un regard critique.
En effet les victimes meurent en pleine hilarité chorégraphique, disjonctent en pleine extase poétique, laissant tous leurs avoirs financiers s’évader vers quelque compte lointain. Ils ne sont plus bons que pour l’institut psychiatrique Antonin Artaud, si bien nommé par de foucaldiens édiles, où leurs prestations éblouissent les connaisseurs. Notre inspecteur, aux aventures peu reluisantes, burlesques, n’en cache pas moins une perspicacité, une culture pertinentes. Car bientôt cette ubuesque folie doit prendre un nom passablement scientifique, à laquelle un médecin de la Grande guerre aurait consacré une thèse introuvable : « le syndrome de Bergson ». L’on devine la parenté avec le fameux syndrome de Stendhal qui, à Florence ou Venise, affecte le touriste en pâmoison devant tant d’insupportable beauté.
« Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes », telle est la teneur de la citation venu de Bergson, dans Le Rire, qui permet de qualifier le soudain emportement qui gagne de plus en plus de protagonistes. Ainsi, brusquement, après une centaine de pages, le roman prend son envol vers une étonnante beauté intellectuelle, à laquelle on veillera à ne pas trop succomber, n’est-ce pas…
Un poème venu du XVI° siècle, quoique soigneusement retiré des rares volumes conservés, d’un certain Pierre de Eudes, serait-il à l’origine du phénomène ? « Création, création, je te chante ; / Tu es be-lle. Tu es be-lle ». Il faut enquêter auprès des bibliophiles, des historiens, d’un haut-fonctionnaire, d’un général. Car l’affaire est d’importance. Devant la menace venue d’une population toute entière changée en artistes extatiques improductifs, il est nécessaire de fomenter un complot d’envergure. Ce pourquoi l’agent Marcel Duchamp conçut sa « Fontaine », l’urinoir bien connu, de façon à détourner l’art de la beauté. Et l’on sait comment toute une troupe de pseudo-artistes, de faiseurs du marché de l’art contemporain se sont engouffrés dans la brèche, avec le succès que l’on sait. L’on travaille dans le grand guignol, mais fort pertinent au second regard. Tant « l’art officiel d’aujourd’hui finance des plugs anaux géants gonflables, de gigantesques vagins rouillés et des doigts d’honneur jetés à la face du ciel ». Ce qui rappelle ce vert plug anal de Paul McCarthy auquel Alexis Legayet a consacré un essai critique[9]. Comme quoi l’on peut être un judicieux complotiste !
En quelles mains est donc tombé ce « Chant de la création » pour qu’elles en fassent une arme redoutable ? Au-delà du mobile qu’est le vol, et puisqu’il ne touche que les auditeurs francophones, il se pourrait que soit ainsi éradiquée la France tout entière.
Le récit, de surcroit ressortissant également du dialogue philosophique, s’agrémente d’allusions à la caverne de Platon, au philosophe Bergson, aux gnostiques, sans perdre sa dimension ludique et loufoque. Enquêter sur le « fichier maudit », aux risques et périls des auditeurs n’est pas une mince affaire. Les rebondissements à grand spectacle ne font pas défaut en cette immense galéjade, Canetti se retrouvant emprisonné chez les fols artistes et s’échappant, l’armée répliquant par un massacre, les insurgés contaminant les autres en leur « paradis » (encore une fois), la France en état de démence artistique avancée, Canetti seul - ou presque - résistant à ce « virus de l’esprit », comme Béranger au dénouement du Rhinocéros d’Ionesco…
Féroce et impayable est la satire contre la sous-culture, par exemple le rap et son « effet déspiritualisant », ou encore l’art contemporain d’un Jef Koons, des scatologiques Wim Delvoye et Damien Hirst, quoiqu’ils n’aient qu’un effet limité contre la contamination par le « génie de la musique et de la poésie ». L’antidote reste à découvrir : « c’est la critique qu’il faut faire naître en suscitant le rire ». Mais la partie n’est-elle pas perdue ? La fin de la « laideur indutrielle », la survenance d’une « nature riche d’esprit » sont impitoyablement à l’ordre du jour, l’homme vivant en « poète sur la terre », y compris auprès des nécessités quotidiennes, tout devient possible… Pourtant, une dernière pirouette anti-artistique saura mettre fin au syndrome. Si le rire est le propre de l’homme, et surtout rire de tout[10], sans oublier que Bergson est l’auteur d’un essai célèbre sur le rire, peut-être aura-t-il le pouvoir de désamorcer les pires et les plus beaux délires. Faut-il le regretter ? Le romancier laisse au lecteur le soin d’épiloguer, de mettre son libre arbitre à l’épreuve pour décider du bien et du mal sociétal et artistique.
D’autant qu’Alexis Legayet laisse son lecteur devant une interrogation restée béante : quelle est la nature exacte de ces incessantes créations, de ces œuvres d’art permanentes et extatiques ? Peut-être le romancier aurait-il pu nous offrir quelques exemples poétiques… Mais outre qu’il n’est pas un poète au sens précis du créateur de vers - du moins ne le laisse-t-il pas supposer - son personnage d’inspecteur au travers duquel est contée l’action n’est guère enclin à la poésie, en bon réaliste qu’il reste. Ce qui permet de supposer qu’il s’agit là d’une irrecevable utopie…
Personnage récurrent, le bedonnant inspecteur Canetti, dans le dernier opus de notre romancier, La Sainte et la putain, se voit chargé de résoudre un crime fort énigmatique. Qui a pris le soin de massacrer Barbara, une prostituée, dont la tête ne réapparait que dans l’obscurité de la morgue ? L’on crie au miracle, l’on se scandalise. La victime ne fut-elle pas une paradoxale belle de nuit tant elle prétendait aimer l’humanité, tant elle apportait amour et réconfort aux disgraciés et aux malheureux par ses services ? Ce qu’elle confiait à son apparente antithèse, la « sainte » du titre, d’une chasteté exemplaire, jeune infirmière heurtée par l’attouchement d’un vieux pensionnaire. Peu à peu convaincue par sa surprenante amie, Alice va opérer un tournant pour le moins stupéfiant. Ne devient-elle pas à son tour une prostituée catholique au service des malheureux que la destinée prive d’amour et de caresses, une nouvelle Marie-Madeleine aux pieds du Christ : « la sainteté visée et accomplie par l’acte de chair ». À tel point que les pensionnaires de « l’EHPD Oasis » puissent entrer « dans une phase d’ébullition vitale ressemblant fort à une résurrection » ! Mieux encore, en l’an 2036, a contrario de la misère sexuelle ambiante, « l’idée de droit universel à une sexualité épanouie pénétra la Constitution » !
Au travers de pages palpitantes, de pages qui ressortissent un brin de l’essai, de péripéties et rebondissements entraînants et parfois hilarants, nous laisserons le lecteur découvrir avec Boris Canetti l’identité et les mobiles du meurtrier, personnage pour le moins ambigu.
Michel Houellebecq[11], justement ici placé à l’épigraphe, dénonçait le « libéralisme sexuel », ses inégalités et sa paupérisation ; tout en préconisant dans ses Particules élémentaires un clonage généralisé, un égalitarisme sexuel, finalement de type communiste, au dépend de la dignité de l’individu. Alexis Legayet préfère proposer au travers de son dernier apologue un éloge de la charité érotique par la grâce de ses « filles de la joie ». Si toutes les « putains » ne sont pas des « saintes », mais animés par le seul appât du gain et les nécessités de la pauvreté, voire par la contrainte d’un souteneur, l’on peut considérer cette proposition comme nettement idéaliste. Satire d’un christianisme dont l’amour ne sait pas être érotique ? Certainement. Utopie atteignable ? Plutôt, en même temps qu’une hérésie du christianisme, une éthique à ne pas prendre au sérieux. Quoique…
Reste encore à se plonger dans Délivrez-nous du mâle, ou l’on devine que sont rabrouées les dérives les plus excessives du néoféminisme. Ou encore Le Greffon sacré[12], où la « machinumérisation » emporte dès 2029 tout sur son passage, ne laissant que chômage et misère. C’est au Sénégal que l’on trouve la solution au désastre économique. Les richissimes jouissant de surcroit des privilèges de l’humanité technologiquement augmentée pourront bénéficier de la légalisation de la vente d'organes des plus pauvres, dont le corps recèle un inestimable joyau. Croisant des questions transhumanistes, transéconomiques, il est certain que notre prolixe romancier ne manque pas d’y faire mouche. Ou plus exactement d’injecter un rire cynique en ces espérances scientifiques, tel le sperme canin au service d’une ambitieuse gestation pour autrui parmi les pages de Chimères, une sotie joliment iconoclaste.
Mis à part Dieu-Denis ou le divin poulet, chez François Bourrin, les livres d’Alexis Legayet sont publiés par des éditeurs lilliputiens au regard de monstres comme Gallimard, Grasset ou Flammarion. Ces derniers, certes souvent honorables, s’en tenant généralement à leur horizon d’attente, font-ils toujours le travail nécessaire pour que soient révélés des talents originaux ? Fort heureusement, des yeux fureteurs et éveillés, aux paupières non cousues par le préjugé et le conformisme, s’allument à l’occasion de cette Mouette de Minerve, qui, à la sagesse de la chouette allégorique, répond par le rire de celle qui est la compagne de Gaston Lagaffe. Ce qui, dans le cadre ouvert de l’apologue, permet d’associer rire et savoir, dans la lignée séculaire d’un Rabelais et de sa « substantifique moelle ». Ce dernier ne permettait-il pas à son Gargantua d’élire le meilleur « torche-cul » ? Ne soyons pas étonné si Alexis Legayet a consacré à l’anus un essai au titre ampoulé, Métaphysique de l’astre noir, bien entendu en philosophe cocasse et facétieux.
Tout en ne se prenant pas au sérieux, Alexis Legayet est terriblement grave. Il est un rare avertisseur des dérives de notre temps, même s’il n’en a pas parcouru - qui le pourrait ? - tout le catalogue. Il écrit avec verve et intelligence. La Fontaine, dans « Le pouvoir des fables[13] », savait « l’assemblée par l’apologue réveillée ». S’il n’écrit pas en alexandrins et autres octosyllabes, notre romancier anime ses fictions animales, botaniques et artistiques avec humour et brio, de façon à révéler toute la saveur épicée de l’apologue. Conjuguant satire des mœurs et moralité, il montre comment l’homme peut perdre sa dignité humaine en se condamnant à devenir le vassal des animaux, voire des plantes, en s’effaçant en faveur d’une immortalité numérique, certes aussi provisoire que les technologies et l’énergie qui la nourrissent, en s’élevant aux plus utopiques activités esthétiques. Fantasmes et grandes causes ne peuvent-ils pas se révéler finalement délétères ? L’art lui-même, ô paradoxe, et en sa plus pleine réalisation, ne pourrait-il pas signer le péril de l’humanité ? Alexis Legayet, l’air de rien, quoique loufoque en diable, serait un redoutable maître de la dystopie…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] Alexis Legayet : Délivrez-nous du mâle, AEthalidès, 2021.
[3] Alexis Legayet : Chimères, Ovadia, 2022.
[5] Alexis Legayet : Métaphysique de l’astre noir, Sens et Tonka, 2012.
[7] Voltaire : « Dialogue du chapon et de la poularde », Mélanges, La Pléiade, Gallimard, 1995, p 679.
[8] Alexis Legayet : Socrate Academy, la Mouette de Minerve, 2014.
[9] Alexis Legayet : L’Arbre sacré de McCarthy, La Mouette de Minerve, 2015.
[10] Voir : Peut-on rire de tout ? D'Aristote à San-Antonio
[11] Voir : Houellebecq
[12] Alexis Legayet : Le Greffon sacré, Les Impliqués, 2016.
[13] Jean de la Fontaine : Fables choisies mises en vers, VIII, IV, Le Livre Club du Libraire, 1957, tome II, p 85.
Charles d’Orbigny : Histoire naturelle, Au Bureau principal des éditeurs, 1842-1849.
Photo : T. Guinhut.