Cimetière Cadet, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Le Testament de Job.
La République des rêves, roman, VII
L'Harmattan, 2023.
Louis, médusé, se retrouve bientôt, comme s'il jouait un rôle inconnu, après avoir lui aussi ouvert sa carte d'identité, assis en silence dans lapénombre d'une pièce tendue de tapisseries brunes. Le notaire, beau barbu blanchâtre compassé de correction et de savoir-vivre désuet, range ses papiers avec une précision décorative sur un large bureau Louis XV surchargé d'ornements de bronze exotiques, palmiers, lions et chameaux, d'encriers en écailles de tortue, de sous-mains et de nécessaires à buvards, sous le cône jaune d'une lampe, potiche énorme de porcelaine parcourue de dragons bleutés chinois et dont l'abat-jour sable leur fait comme une tente orientale et chaude...
- Madame, Messieurs, moi, Roger-Stéphane Le Tellis des Allebasses, ci-devantnotaire à Job, en présence des dénommés Jean Roche-Savine, Geneviève etGérard Laurenque, Antoine Merlot et Camille Braconnier, et devant Dieuet l'Etat français, vais procéder à l'ouverture du testament du regretté Julius Roche-Savine.Il est entendu qu'hors la quotité réservataire dévolue à Madame Mère Roche-Savine qui avec nous partage, encore et selon la volonté de Dieu, la terre, et hors Mademoiselle Jeannie Roche-Savine, exclue de la succession pour cause d'indignité, le défunt susnommé peut disposer à sa guise de la quotité disponible, étant donné l'absence de conjoint vivant et de descendance.
De ses doigts longs, cérémonieux et jaunis par l'âge ou le tabac, il brisele cachet de cire rouge d'une enveloppe toilée brune pour en extraire un fort feuillet qu'il fait subrepticement claquer.
- Voici lecture du testament olographe, daté et signé du 23 mai dernier et de la main du testateur lui-même, et enregistré au fichier central des dispositions des dernières volontés sis à Aix en Provence:
« Je soussigné, Julius Roche-Savine, sain de corps et d'esprit, annule parla présente toute disposition précédente et dispose de mes biens commesuit :
Toutes mes propriétés, bâties et non bâties, sises dans les limites de la sous-préfecture d'Ambert, reviendront à ma mère.
Le château et le Vignoble de Saint-Amant iront à mon frère Jean, y compris tous les biens et les actifs financiers de la société du même nom. A charge pour lui de laisser la jouissance sans contrepartie financière du pavillonde garde à Antoine Merlot. Il devra également, en accord avec ce dernier, lui conserver toutes ses attributions et avantages liés à sa profession de maître de chai de Saint-Amant. La maison et les vignes de Lesparrey à Saint-Médard reviendront à AntoineMerlot.
À Louis Braconnier, à charge pour lui de réaliser une œuvre photographique originale et d'ampleur, reviendra la somme de cent mille francs,hors frais, droits de successions et impôts divers.
À Flore Hellens-Braconnier, le collier à six rangs de perles baroques.
À Geneviève et Gérard Laurenque, ma maison et son parc de Bordeaux, y compris tous les biens mobiliers.
Mes portefeuilles d'actions et d'obligations seront répartis selon les instructions laissées à mon notaire de Bordeaux sous le sceau du secret.
Les sommes restantes sur mes divers comptes et coffres iront à part égales à Recherche contre le Sida et à des associations d'aide aux enfants handicapés laissées au choix du notaire.
- Voilà tout. Madame, Messieurs, j'aurais à la suite de cette lecture, etdans les jours prochains, l'honneur de dresser les actes légaux, l'acte de notoriété, les attestations et certificats de propriété, la déclaration de succession, sans omettre le procès verbal d'inventaire de tous les éléments d'actifs et de passifs de la succession et pour finir les acceptations ou renoncements des héritiers...
Pour Louis, le reste se perdit dans le brouhaha de ses pensées qui luipermirent seulement de retenir que les legs seraient effectifs dans les six mois... Il pétille d'une sensation de liberté, d'une gratitude supplémentaire envers Julius, comme dans ces contes de fée où l’orphelin se découvre soudain une riche et noble lignée... Il s'inquiète fébrilement de ne pas savoir quoi faire et de ce que mériterait la mémoire de Julius. Il aperçoit en même temps que c'est en face de lui-même seul qu'il doit faire autre chose qu'une œuvresur le papier, mais transmettre une vie rendue visible…
Dehors, on s’étonne et se congratule dans la lumière de midi : Jean, rayonnant, se répète, incrédule : « Alors, je vais changer de vie ? » Non sans avoir signalé à la ronde que « la mère allait cracher de fureur en apprenant que Julius avait légué à des étrangers », il embrasse chacun de larges accolades et entraîne comme vers de nouvelles aventures Antoine Merlot.
Gérard, visiblement impressionné, donne le bras à Geneviève qui, la larme et le rire à l'œil exulte doucement :
- Je sais, le parc c'est pour les enfants. Quelpère Julius eût fait!
- Allons, la taquine Louis, nous n'allons pas donner dans le complexe du père. C’est à nous de jouer maintenant…
- Nous te ramènons à Bordeaux ? Nous partons de suite, demande Gérard.
- Merci. Je vais profiter du buffet à l'hôtel. De l'après-midi pour marcher vers le haut... Et de quelques jours pour aller à pied voir la Danse Macabrede La Chaise-Dieu.
- Tu te mets au travail ?
- Je ne savais pas encore que j'y étais déjà.
- Bon courage, alors. Tu nous raconteras plus tard, n'est-ce pas ?
En montant, par des chemins de ferme et une route communale, glacis de prairies au-dessus des bandes semi-brumeuses bleues et jaunes de la vallée de la Dore, en avant de l'énorme massif de hêtraie sapinière du Forez, Louis se demande ce qu'il va faire de lui. Si l'argent lui permettra certainement, sans compter son impulsion, de faire quelque chose de plus et autrement, il sait qu'il ne peut pas seulement refaire un travail circonscrit par un lieu,ni s'aventurer dans un continent de photographies féminines et érotiques. Ce que Julius ne lui avait en aucune manière intimé : « De ce que je suis, de cela seul, moi seul, je peux faire quelque chose ! » se dit-il dansle souffle plus appuyé d'un raide virage en épingles à cheveux devant uneferme.
Au cul de sac de la route, et sous le départ du sentier grimpant à l'assaut du sous-bois montagneux, Louis tombe enarrêt,comme pour une pause respiration,relaxation, devant un superbe tas de fumier jaune et noir encore fumant. Se retournant, il peut disposer dans le cadre de sa vision le village de Job sur son fumier. La puanteur riche, la pourriture de paille et de purin, agitée de micros organismes etde bactéries, déjà prête à se changer en fertile engrais vivant, dégage à son sommet de subtiles vapeurs, agitant d'un mystique encens ou des photons d'un mirage, le village de Job groupé autour de son fort clocher...
Une fois suffisamment amusé de ce tableau, Louis adapte son pas à l'ombreraide, feuillue et résineuse, à une de ces montées dont l'effort orchestré, balancé des muscles allume les pensées, puis les empêche. Certes, il ne saitpas quel grand projet va naître. Délivré des trop bêtes photos de commandes alimentaires par ce legs, cette manne,par son poste de professeur d'histoire de la photographie, il peut prendre le temps d'imaginer un objet fabuleux. Il avait cru rentrer aussitôt la mise en terre faite, et maintenant, après avoir appelé Flore au téléphone, et décidé d'abandonner la énième série de photos de vignobles qu'il aurait pu vendre à quelque magazine, il se retrouve en chemin d'il ne sait quel prestigieux millésime photographique sur les sentiersdu Puy de Dôme et de Haute-Loire. Avec la liberté d'inventer n'importe quoi au passage, sans même avoir à se soucier pour l'instant de but. La terre se mélange de feuillesde hêtre roussâtres, les cônes de pins s'écrasent ou roulent sous ses chaussures, les troncs et les branches dessinent sur son passage des répétitionsjamais semblables. Mâchonnant la dynamique possible d’un langage sous des rais de soleil des bois, comme courtisant quelque Phébus-Apollon ou jardin zen intérieur, sa pensée se dilue dans la sueur de l’effort, dans l’odeur d’écorce et de champignons de la forêt de la Volpie…
Après une bonne demi-heure d'effort, il débouche sur une cheville de la montée, un mince balcon d'herbes et de rocs dégagé des feuillages aubord supérieur du Rocher de la Volpie. Le cœur battant, il pose le sac et s'assied au bord du paysage. Il est à mi-hauteur de montagne, au-dessus d'une conque de prés enchâssés dans le grand mouvement d'échine du Forez qui va vers le sud se mélanger avec les Monts du Livradois. Sentant venirle calme, il prend possession des cent quatre-vingt degrés des monts, boisés de brillantes couleurs automnales, de la vallée de la Dore, parfois bleue visible, Job derrière invisible, le monde comme pour lui délié. Après le rythme s'apaisant du souffle saoulant de vitesse et de force, une jubilation d'équilibre s'installe, comme aux lumières fuguées des suites et Partitas de Bach. Ce rocher du renard, dont le nom venait du vulpus latin, lui suggère une certaineruse, acquise comme Ulysse au cours de ses humaines pérégrinations, rusebien tempérée dont le but serait l'accord et la tenue de soi. En ces moments, tranquillement posé perché sur l'extrusion rocheuse devant l'espace, il pourrait éprouver la minuscule et rare velléité de fumer, comme quelques annéesplus tôt, une cigarette qu'il aurait patiemment roulée. N'eût été le goût maintenant désagréable et la vulgarité du geste, qui d'ailleurs suffisait pour lui à désérotiser une jolie femme, il aurait apprécié de voir, comme matérialisant l'accord de son souffle apaisé et de l'espace, s'échapper, à la fois calmement et rapidement, les volutes d'abord parfaites, puis tourbillonnant en désordres bouclés, en soies de cirrus incalculables, mimant la consumation lente et ardente de la vie. Mais il n'aplus besoin de cet objet. Il lui suffit d'y avoir pensé pour inspirer, expirer,respirer enfinconsciemment, cependant profondément et sans poids,sentir ce même dessin de la colonne d'air plus pure que la fumée dans l'intérieur et jusqu'aux plus fines alvéoles de ses poumons. Alvéoles également sollicitées par les bancs de brouillards sporadiques et blancs s'évadant en plumetis dans les amonts de vallées et sous le soleil. Au fond, il voit se former une bande de petits nuages bizarrement roses, striés parles bandes pâles d'un moignon d'arc en ciel, l'un en forme deFerrari Testarossa, l'autre grossissant depuis le sud-ouest en forme de ville chaotique et brûlée, et soudain, proche à le toucher dans le bas, la montée aussitôt évaporée d'une petite brume en forme de gracieux sein féminin... Dans le pré, deux cent mètres en dessous, un cerf doré est assis, faisant à peine bouger ses grands bois au rythme de l'air, comme dans une pause royale de l'ardeur de la saison du rut. Un peu plus tard, il n'y est plus. D'un cerf à l'autre, des hasards peuvent coïncider à un sens que Camille peut donner après coup. Il s'amuse à penser qu'après ces scènes de réalisme à Job, il peut se jouer un air de consolation financière et lyrique en devinant au loin l'endroit où la Dolore se jette dans la Dore...En accord avecle mouvement, le renouvellement ininterrompu de ses atomes et des atomes de l'espace qu'il sent s'agiter en lui et autour de lui, il perçoit le souffle de l'univers palpiter doucement entre les osselets du centre de l'équilibredans l'oreille, comme au son d'une infime trompe grave venue des roches intérieures de la terre, comme au son d'une basse de viole au-dessus delaquelle établir les harmonies fruitées d'un concert spirituel...
La nuit suivante, une pluie catastrophique s'abattit sur la montagne.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.