Photo : T. Guinhut.
Sonnets des peintres :
Crivelli, Titien, Turner,
Rothko, Tàpies, Twombly.
I Carlo Crivelli
Se peut-il que du ciel le plus pur esprit saint
Darde son rayon sur une vierge aux traits fins ?
Que le peintre, dans une cité idéale,
Infuse à son modèle l’absence du mal ?
Saint Emidius offrant la ville d’Ascoli,
Gabriel archange vocalise l’infini.
Le paon si chatoyant n’est point la vanité,
Mais résurrection auprès de la déité.
Fiction consolatrice et foi d’annonciation,
Circulent dans le marbre orné des sensations,
Des fleurs, des fruits, des joies, des intellections vives,
Où les oiseaux fluides se jouent des perspectives,
Mimant la liberté et son juste avenir.
Devant tant de beauté, la mort devrait mourir.
Juillet 2021.
Pinacoteca de Brera, Milano. Photo : T. Guinhut.
II Le Titien
La Vierge marche sur les dallages du Beau,
Parmi d’immenses, transcendants cumulus clairs ;
Des Christs souffrent, des Amours et des angelots
Rient où flamboient des allégories sévères.
Vénus, l’amour sacré, l’amour profane nu,
La bacchanale des corps, les léopards émus
Elèvent le cristal rouge de la passion,
Parmi des bleus ciels d’orage et d’annonciation…
Violante au blonds de feu, splendeur en sentinelle,
Reste vibrante, méditative et sensuelle,
Un homme au gant regarde la pensée rêver,
Flora, les yeux soie, seins pudiques, lèvre ourlée,
Fleurs du toucher, vit en platonicien visage :
Peuple d’amis choisis de l’esthète et du sage.
Le Titien, Venezia. Photo : T. Guinhut.
III Turner
Aux effluves mouillés, aux matins vaporeux,
Turner est aquarelle. Aux Tamises en feu,
Aux Venises sauvées, la couleur éblouie
Etreint un paysage et fait rugir la vie.
Les vaisseaux enflammés aux gloires du couchant,
Ciels sauvages, lavis lunaires et orient
Lavent, torrentiels, un palais et le sublime :
Un vif orage d’or rose embrase les cimes.
L’alchimie des pigments, de l’huile et des lumières
Instille un brouillon d’infini dans le brouillard :
Latescence, iridescence, éclats sur la mer.
Caresser le tableau comme en une tempête
De calme. Transmuant la matière en quête.
La transcendance est fiction. Sinon dans cet art.
Juin 2021
Turner, Luzern. Photo : T. Guinhut.
IV Mark Rothko
Je nage aux yeux pigmentés, poissonneux du rouge,
Etreignant sa vibration, fibrilles d’ocelles,
Son sang lavé de carmin, sa paix d’étincelles,
Sa matité de papillon où l’esprit bouge.
Ton jaune ! Miel et citron, œuf et pollen,
Dont je vêts mes deux paupières et ma peau nue,
Versant sur mon sexe et intellect ce soleil
D’eau, Ariel de joie, abeilles de paix ténues.
Tout un bleuté lointain, et proche en l’assomption,
Papilles et Alpes d’Iris, supplice du beau,
Couette de soins et transcendance, évasion…
Or peut-on s’oublier dans l’art, en nirvana,
Absent à soi, neurones poudrés en ses bras,
A moins d’être don, pleurs et couleurs de Rothko ?
2013
Antoni Tàpies, Museu de Montserrat, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
V Antoni Tàpies
Graffiti, fœtus, croix, linges d’ocre et de feu,
Corps lacérés dans la terre, viandes, vieux sang,
Flèches et doigts de pourpre, empreintes et pigments,
Sont autant de stèles aux absences des dieux.
Comme carte mentale et cerveau écrasé,
Tes toiles, vanités, tes thorax, sont linceuls,
Où marelles de lettres sont crayons abrasés,
Où brosses et pinceaux sont sauvage écureuil.
Tu es ta signature et ton autoportrait,
Cher Antoni brunâtre aux mains de goudron frais,
Crabouilleur insolent et poète hirondelle…
Comme calligraphiant tes trainées d’aquarelle,
Tes sables et ton bistre où sèche et pleut le roux,
Tu sais, Tàpies, l’art laid, sa délicieuse boue.
Joseph Beuys, Cy Twombly, Kunsthaus, Zurich, Schweiz. Photo : T. Guinhut.
VI Cy Twombly
Que vaut le crabouillis d’une main malhabile ?
Rien. Le rouge du sang mort est rabougri.
La menotte gamine ou le vieillard sénile
Font des brouillons de fleurs aux pétales pourris.
Poussières et coléoptères écrasés
Sont ennoyées par des coulures délavées.
Aux crayonnés des mots, perdus, calamiteux,
Les tremblotants graviers d’un art avalancheux…
Mais le pastel acide aux envols avortés,
Le presque rien du rose aux vortex exaltés,
Le je ne sais quoi de la course du dieu Pan
Emeuvent : coulures pourpres, joies en brouillon.
Le peintre aux cocons bleutés se fait papillon
Aux ailes secrètes d’une genèse enfant.
Avril 2021
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Voir : Trois Requiem, sonnets : Selma Meerbraum, Ossip Mandelstam, Malala Yousafzai
Luzern, Schweiz. Photo : T. Guinhut.