Photo : T. Guinhut.
Sonnets des peintres :
Aphrodite, Altamira-Lascaux, Boi-Taüll, Crivelli,
Titien, Friedrich, Turner, Monet,
Rothko, Tàpies, Twombly.
Prologue
Approchant du bain, genou plié, innocente,
Marbre comme jade et pétale, latescente,
L’impénétrable sourire est un don sensuel,
Survivant à l’agonie de Terre et de Ciel.
Plénitude charnelle et sa vie suspendue,
Universelle harmonie quoiqu’humaine et nue,
L’amant t’a-t-il sculptée, femme aimée, imitée ?
Aurait-il au concept volé sa pureté ?
Mais le Temps t-a giflée, tient à te harceler :
Affront d’un barbare ou chute malencontreuse,
L’éclat de marbre a fui la tempe douloureuse…
Du Beau, conserves-tu essence et distinction ?
Praxitèlienne icône, érotisme et fruition,
Visage beau d’autant plus qu’imparfait, brisé.
Afrodita al bagno accovacciata, Museo Nazionale Romana.
Photo : T. Guinhut.
I
Altamira-Lascaux
Au boyau forestier, de terre et de fougères,
Fouillant de doigts de nuit des parois solitaires,
Entre silex et boue, ruisseau sec et calcaire,
Les initiés ouvrent un inédit repaire.
Lueurs inassurées, soudain dansent chevaux,
Bisons, humaine érection et cerfs affrontés,
Vulves de pourpre et mains en troupeaux,
Peints d’argiles ocres et de suie encrassée.
Est-ce, aux voûtes d’Altamira et de Lascaux,
Rituel chasseur, culte zoomorphe terni,
Totémisme et mythe, sinon cosmogonie ?
Venu de vieux millénaires et d’anciens regards,
Le geste pariétal enchevêtre un taureau.
Quand l’horreur religieuse devient-elle un art ?
Bardenas Reales, Navarra.
Photo : T. Guinhut.
II
Boi-Taüll
Fissures des vallées rugueuses, flancs sévères
Des montagnes, pour un écrin neigeux, sauvage ;
Là se hausse ferveur venue du Moyen âge :
Rustiques églises, travaillées dans la pierre…
Des maîtres anonymes ont ici porté
Besaces de pinceaux et charrois de couleurs
Parmi les voûtes, les absides et piliers,
Pour en d’humbles villages peindre leur ferveur.
Animaux monstrueux, Lifan, Carcoliti,
Dromadaire hurlant, loup serpentiforme et lion,
Caracolent en ocres, et jaunes, et gris.
Portée par quatre livresques évangélistes,
Une mandorle bleutée en lévitation
Exhausse un dieu pantocrator, suprême artiste.
Iglesia romanica de Taüll, Lleida, Catalunya.
Photo : T. Guinhut.
III
Carlo Crivelli
Se peut-il que du ciel le plus pur esprit saint
Darde son rayon sur une vierge aux traits fins ?
Que le peintre, dans une cité idéale,
Infuse à son modèle l’absence du mal ?
Saint Emidius offrant la ville d’Ascoli,
Gabriel archange vocalise l’infini.
Le paon si chatoyant n’est point la vanité,
Mais résurrection auprès de la déité.
Fiction consolatrice et foi d’annonciation,
Circulent dans le marbre orné des sensations,
Des fleurs, des fruits, des joies, des intellections vives,
Où les oiseaux fluides se jouent des perspectives,
Mimant la liberté et son juste avenir.
Devant tant de beauté, la mort devrait mourir.
Antonio Vivarini : L'Archange Gabriel, Musée des Beaux-arts, Tours, Indre-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
IV
Le Titien
La Vierge marche sur les dallages du Beau,
Parmi d’immenses, transcendants cumulus clairs ;
Des Christs souffrent, des Amours et des angelots
Rient où flamboient des allégories sévères.
Vénus, l’amour sacré, l’amour profane nu,
La bacchanale des corps, les léopards émus
Elèvent le cristal rouge de la passion,
Parmi des bleus ciels d’orage et d’annonciation…
Violante au blonds de feu, splendeur en sentinelle,
Reste vibrante, méditative et sensuelle,
Un homme au gant regarde la pensée rêver,
Flora, les yeux soie, seins pudiques, lèvre ourlée,
Fleurs du toucher, vit en platonicien visage :
Peuple d’amis choisis de l’esthète et du sage.
Le Titien, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
V
Caspar David Friedrich
Vaincue par les pas du lent marcheur, une cime
Ose affronter nuées et horizons lointains,
Elle est géologique ardeur, seuil du sublime :
Un arc-en-ciel sauvage a peint d’un doigt serein.
Les falaises de craie, les sommets crucifiés
Appellent l’indulgence du dieu insondable :
Crépuscule, église solitaire et vidée,
Lueurs des ruines osseuses des cathédrales.
Par tes pigments nacrés, tes horizons immenses,
Aux glacis vaporeux, printanières rosées,
Le paysage se dissout vers l’abstraction.
Depuis le silence au cimetière enneigé,
Brouillard, brume, effacement des formes et sens,
L’homme n’est que dissolution, absolution.
Gummenalp, Dallenwil, Engelberg, Schweiz.
Photo : T. Guinhut.
VI
Joseph Mallord William Turner
Aux effluves mouillés, aux matins vaporeux,
Turner est aquarelle. Aux Tamises en feu,
Aux Venises sauvées, la couleur éblouie
Etreint un paysage et fait rugir la vie.
Les vaisseaux enflammés aux gloires du couchant,
Ciels sauvages, lavis lunaires et orient
Lavent, torrentiels, un palais et le sublime :
Un vif orage d’or rose embrase les cimes.
L’alchimie des pigments, de l’huile et des lumières
Instille un brouillon d’infini dans le brouillard :
Latescence, iridescence, éclats sur la mer.
Caresser le tableau comme en une tempête
De calme. Transmuant la matière en quête.
La transcendance est fiction. Sinon dans cet art.
Turner, Kunstmuseum Luzern.
Photo : T. Guinhut.
VII
Claude Monet
Palette brouillée, vague impression hachurée :
Un soleil levant effarouche les critiques,
Tôt comblés aux sableuses marines, lyriques,
Ecumeuses falaises aux rocs submergés.
Cathédrales changeantes aux heures du jour,
Robes blanches, ombrelles pour attendre l’amour
Savent papilloter dans un lac de lumière
Qui les poudroie au soleil d’été et d’hiver.
Figures disparues et formes effacées,
Pures aquarelles gouachées et huilées,
Au tableau ne bougent que des feuilles sonores.
Les nymphéas palpitent dans l’eau bleue et or,
Pétales de coquelicots venus du ciel,
Narcisse et miroir sensuel, cosmos arc-en-ciel.
Monet : Nymphéas, Kunsthaus, Zurich, Scweiz.
Photo : T. Guinhut.
VIII
Mark Rothko
Je nage aux yeux pigmentés, poissonneux du rouge,
Etreignant sa vibration, fibrilles d’ocelles,
Son sang lavé de carmin, sa paix d’étincelles,
Sa matité de papillon où l’esprit bouge.
Ton jaune ! Miel et citron, œuf et pollen,
Dont je vêts mes deux paupières et ma peau nue,
Versant sur mon sexe et intellect ce soleil
D’eau, Ariel de joie, abeilles de paix ténues.
Tout un bleuté lointain, et proche en l’assomption,
Papilles et Alpes d’Iris, supplice du beau,
Couette de soins et transcendance, évasion…
Or peut-on s’oublier dans l’art, en nirvana,
Absent à soi, neurones poudrés en ses bras,
A moins d’être don, pleurs et couleurs de Rothko ?
/image%2F1470571%2F20230218%2Fob_56d0f4_rothko.jpg)
Mark Rothko, Museo Guggenheim, Bilbao.
Photo : T. Guinhut.
IX
Antoni Tàpies
Graffiti, fœtus, croix, linges d’ocre et de feu,
Corps lacérés dans la terre, viandes, vieux sang,
Flèches et doigts de pourpre, empreintes et pigments,
Sont autant de stèles aux absences des dieux.
Comme carte mentale et cerveau écrasé,
Tes toiles, vanités, tes thorax, sont linceuls,
Où marelles de lettres sont crayons abrasés,
Où brosses et pinceaux sont sauvage écureuil.
Tu es ta signature et ton autoportrait,
Cher Antoni brunâtre aux mains de goudron frais,
Crabouilleur insolent et poète hirondelle…
Comme calligraphiant tes trainées d’aquarelle,
Tes sables et ton bistre où sèche et pleut le roux,
Tu sais, Tàpies, l’art laid, sa délicieuse boue.
Antoni Tàpies, Museo Guggenheim, Bilbao.
Photo : T. Guinhut.
X
Cy Twombly
Que vaut le crabouillis d’une main malhabile ?
Rien. Le rouge du sang mort est rabougri.
La menotte gamine ou le vieillard sénile
Font des brouillons de fleurs aux pétales pourris.
Poussières et coléoptères écrasés
Sont ennoyées par des coulures délavées.
Aux crayonnés des mots, perdus, calamiteux,
Les tremblotants graviers d’un art avalancheux…
Mais le pastel acide aux envols avortés,
Le presque rien du rose aux vortex exaltés,
Le je ne sais quoi de la course du dieu Pan
Emeuvent : coulures pourpres, joies en brouillon.
Le peintre aux cocons bleutés se fait papillon
Aux ailes secrètes d’une genèse enfant.
Cy Twombly, Commode, Museo Guggenheim, Bilbao.
Photo : T. Guinhut.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Ces Sonnets des peintres ont été publiés en guide de dernier chapitre dans :
Faillite et universalité de la beauté
La Mouette de Minerve éditeur, 2024, 348 p, 22 €.
/image%2F1470571%2F20240509%2Fob_fc89f1_z-beaute-couv-def-yuste.jpeg)