Allegoria de la vanidad, catedral de Calahorra, La Rioja.
Photo T. Guinhut.
De la révolution du féminin :
pour un féminisme humaniste.
Camille Froidevaux-Metterie, Betty Friedan,
Soraya Chemaly, Jeanette Winterson,
Heide Goettner-Abendroth.
Camille Froidevaux-Metterie : La Révolution du féminin,
Gallimard, Bibliothèque de sciences humaines, 2015, 384 p, 23,90 €, Folio, 9,70 €..
Betty Friedan : La Femme mystifiée,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Yvette Roudy, Belfond, 2019, 576 p, 22,50 €.
Soraya Chemaly : Le Pouvoir de la colère des femmes,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Collon, Albin Michel, 2019, 370 p, 21,90 €.
Jeanette Winterson : Les Oranges ne sont pas les seuls fruits,
traduit de l’anglais par Kim Trân ; Pourquoi être heureux quand on peut être normal,
traduit par Céline Leroy, L’Olivier, 2012, 240 p, 18 € ; 276 p, 21 €.
Heide Goettner-Abendroth :
Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Chaplain,
Des Femmes-Antoinette Fouque, 2019, 600 p, 25 €.
Clara Bouveresse : Femmes à l’œuvre, femmes à l’épreuve,
Eve Arnold, Abigail Heyman, Susan Meiselas, Actes Sud, 2019, 168 p, 35 €.
Dans un monde trop résolument machiste, avons-nous remarqué qu’à peu près toutes les allégories sont féminines ? La Liberté, les Vices et Vertus, la Vanité, la Luxure, la Chasteté, la Tempérance ou la Force… Or si les progrès du féminisme sont avérés, ont-ils cependant un avenir, coincé qu’il est entre le rigorisme infamant de l’Islam honorant prétendument les femmes et les tendances virilicides de viragos qui brandissent le drapeau d’un mouvement de libération dévoyé, entre outrecuidance, tyrannie et vanité ? Il est temps de dire qu’il ne faudrait peut-être plus employer le terme « féminisme » s’il est la peau retournée du machisme. Aussi l’humanisme, en sa neutralité insexuée, conviendrait bien mieux pour signifier une réelle et respectueuse équité. Il n’en reste pas moins que ce que l’on appelle encore avec dignité le féminisme, produit de belles réflexions et des livres sagaces, jalons de notre humanité[1]. Associant histoire et corporéité, Camille Froidevaux-Metterie, en son essai capital, trace le chemin d’une Révolution du féminin. Toute une histoire du féminisme la précède, de Betty Friedan et sa Femme mystifiée à la colère de Soraya Chemaly, en passant par l’autobiographie de Jeanette Winterson et les témoignages de la photographie. À moins de penser à ces sociétés matriarcales qui ne sont pas un mythe.
Le féminisme n’existe pas. Cette affirmation apparemment aussi aberrante que provocatrice ne signifie rien d’autre que la nécessité de concevoir qu’il est un humanisme, en tant qu’il existe déjà dans ce dernier, qu’il n’est ni complet ni essentiel sans la dignité égale de la femme et de l’homme. C’est ce que postule Camille Froidevaux-Metterie, en son essai, clair, roboratif, apaisé. Si La Révolution du féminin est toujours en cours et à parfaire, elle a déjà, depuis un demi-siècle, accomplit une révolution copernicienne, auparavant inimaginable. Pourtant sa généalogie est plus lointaine, entre anthropologie et libéralisme politique.
Droit de vote des femmes, accès égal à l’éducation, à des dizaines de professions auparavant à elles fermées, à la représentation entrepreneuriale, militaire, politique, les décennies qui nous séparent de l’immédiat après-guerre, ont marqué une révolution des mentalités et des actes, étonnante et brillante au regard d’une longue Histoire, parmi laquelle la séparation des sphères domestique et politique était celle du féminin et du masculin. Pour incomplet, à parfaire encore, qu’il soit, le tableau est celui, étonnant d’une post-histoire, intrinsèquement libérale.
Pourtant « la consécration du dessein égalitaire et l’avènement d’une société à la fois neutre et mixte n’ont pas fait disparaître cet invariant anthropologique que constitue la division du genre humain en deux sexes ». Devenir humain n’efface pas la féminité du corps. C’est à cette « dimension incarnée de l’existence féminine » que se propose de réfléchir Camille Froidevaux-Metterie. En effet, « quel sens revêt pour les femmes l’obligation de devoir vivre dans le monde comme des hommes, tout en continuant de s’éprouver comme des femmes ? » Elle nous dira combien la femme est un « individu de droits », qu’il s’agisse de figurer dans la sphère privée intime, autant que dans la sphère sociale et politique.
Pour mesurer cette révolution du statut féminin, l’essayiste examine les lointains de l’histoire, depuis les Grecs et Platon, qui fait renaître - oh sort cruel ! - dans un corps de femme ceux qui ont échoué à vivre une vie vertueuse. La République condamne l’épouse et l’enfant au même statut d’objet que le bétail. Ensuite, « la définition aristotélicienne du destin domestique féminin traversera les âges »… La Rome patriarcale, accueillant le christianisme, fait de la femme, autant que de l’homme, une créature divine, quoique le « patriarcalisme d’amour » de Saint Thomas d’Aquin justifie le chef de famille. C’est avec Locke, au XVIIème, que le libéralisme pense le mariage comme « un contrat entre deux égaux », même si le philosophe conserve l’argument de la « force » masculine, pour « légitimer un substrat inégalitaire enraciné dans la nature ». H élas, Rousseau consacrera la dépendance féminine, bien qu’elle s’appelle Sophie dans son sexiste Emile…
Il faut attendre le timide « droit de cité » des femmes de Condorcet, en 1790, la revendication de l’anglaise Mary Wollstonecraft (soit la mère de Mary Shelley[2]) en faveur du droit de vote des femmes, en 1792, et surtout Olympe de Gouges, dont la « Déclaration de droits de la femme et de la citoyenne », de 1791, ne fut guère entendue, pour espérer en un changement. Ainsi, la modernité politique du XIXème continuera à exclure les femmes. Les philosophes libéraux ne vont jusqu’au bout de leur démarche, en n’accordant pas la même liberté à ces dernières, sauf, imparfaitement, John Stuart Mill. Pourtant, il ne faut pas omettre que « généalogiquement, le féminisme s’est constitué en dialogue avec la doctrine libérale ». C’est à partir de 1845 que nait le féminisme américain. Seul le XXème siècle verra se succéder droits politiques et fin de « l’enfermement au foyer ». Et les années 70 seront à cet égard cruciales, grâce à son « rejet de la division sexuée du monde ». Et surtout grâce à la maîtrise de la fécondité : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une femme peut se rêver un avenir sans enfants et s’imaginer une vie non domestique ». Mais aussi l’homme peut révolutionner sa paternité, en participant aux tâches paternelles. Si l’on est passé « de la guenon à la lady », il s’agit d’accéder, à l’instar de l’homme, à la femme libre.
Outre la voie libérale, s’ajoutent en ce volume des lectures marxistes, psychanalytiques et radicales du féminisme, toutes voies bien excessives. Car le marxisme phagocyte le féminisme en l’agglomérant à sa mortifère lutte de classe, à sa lutte entêtée contre « la mondialisation néolibérale », donc en l’éloignant de ses racines inscrites au cœur du libéralisme. La psychanalyse, elle, s’embourbe dans « le manque du pénis ». Enfin, le radicalisme oppose l’homme prédateur à la femme opprimée, voit la grossesse comme une tyrannie de la nature, ce qui est le point de vue outrageux de Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième sexe. Ce pourquoi « la contraception et la dépénalisation de l’avortement forment le cœur de l’action féministe ». Bientôt le concept de « genre », ou de « sexe social », permet de déconstruire les stéréotypes, de faire bouger la « matrice hétérosexuelle »…
Mais que vaut une vie si elle ne transmet pas la vie ? Comme lorsque la génération des femmes sans enfants compte en Allemagne 30% d’entre elles ? Bientôt la science permet la « pilule sans règles », le projet d’enfant grâce à la grossesse d’autrui, voire à un prochain utérus artificiel. C’est alors que Camille Froidevaux-Metterie, dans son projet conjoint de fonder la liberté féminine et de réinvestir sa corporéité, passe par le biais bienvenu de quelques pages autobiographiques qui, pour rompre le contrat apparent du strict essai, n’en sont pas moins à son service. Née en 1968, elle accède aux fonctions universitaires (elle enseigne la science politique) quand elle ressent le désir d’enfant. Être mère d’un garçon et d’une fille est vécu comme une réalisation intime complémentaire de la réalisation professionnelle. La gestation est une « générosité », auprès de « la transmission du langage et de l’avènement d’un être nouveau et autonome », ce dont nous lui sommes reconnaissants. Au-delà de « la hiérarchisation sexuée du vivre ensemble », le défi pour les femmes est bien de « s’éprouver comme des sujets incarnés et libres », et « reliés aux autres », ne serait-ce qu’en lisant plus que les hommes, en s’investissant plus sur les blogs, en assumant la séduction comme désir de reconnaissance. Car elles sont aussi à la source de la responsabilité du monde meilleur de demain…
Si l’on consent de pardonner un léger manque de concision, l’essai de Camille Froidevaux-Metterie vaut autant par ses qualités historiques et politiques, que par ses qualités de modération et d’engagement. En effet, elle n’écrit pas un manifeste, encore moins un pamphlet, mais une réflexion raisonnable et raisonnée, à la fois encyclopédique et discrètement personnelle.
« Féminisation du monde », grâce à « l’être humaine ». Soit. On aurait tort d’y voir, si l’on est de sexe masculin, une menace ; plutôt une universalité, une complémentarité, où chacun a sa façon « d’exprimer sa singularité sexuée », parmi « le vertige de la liberté d’être soi ». Reste que le retour d’idéologies au machisme surdimensionné et tyrannique, non sans fonctionner comme une réaction d’incompréhension, de peur et de vengeance envers la révolution du féminin dans les sociétés occidentales, est une menace non négligeable. L’Islam, pour ne pas le nommer, quoiqu’il existe un féminisme arabe, quoique les Kurdes viennent de proclamer l’égalité homme-femme au grand dam de leurs ennemis, n’est-il qu’un éphémère archaïsme bestial devant la cause de l’humanité féminine ? Quel avenir pour le féminisme ; donc pour l’humanité ?
Si le mot « féministe » a pu être une insulte dans des gueules machistes et avinées, il a pris depuis longtemps ses lettres de noblesse, ne serait-ce qu’avec le livre de Betty Friedan (1921-2006), publié dès 1963 outre-Atlantique sous le titre de The feminine Mystique et l’année suivante en France : La Femme mystifiée, en un biais du sens cependant révélateur. Bien que traduit par Yvette Roudy, qui allait devenir ministre des droits de la femme sous François Mitterrand, l’essai eut son heure de gloire. Pourtant un peu oublié, et c’est pourquoi le voici justement réédité, il contribuait à changer la vie des femmes.
Une bombe au cœur du mythe de la femme au foyer ! Ainsi parut l’essai de Betty Friedan, qui s’appuie sur maints entretiens et une soigneuse enquête. Comme l’auteure elle-même a pu le ressentir, mariée, trois enfants puis divorcée, Madame, épouse et mère, n’est pas aussi comblée que le laisserait accroire la fameuse American Way of Life. Trop souvent elle se révèle frustrée, aussi bien sentimentalement qu’intellectuellement, sans oublier la vie sexuelle, dont le fameux Rapport Hite est l’autre versant, dévoilant en 1976 les pratiques érotiques des Américains et des Américaines. Ne reste à la gent féminine que le secours de l’alcool et autres psychotropes pour s’évader. À moins de se jeter dans la frénésie d’objets de consommation destinée à la ménagère frivole. En outre la jeune fille américaine ne cherche alors plus souvent que le mariage et la procréation pour s’affirmer, comme si « la possession de deux seins et d’un utérus lui octroyait une gloire que les hommes ne pourraient jamais connaître, même s’ils travaillent toute leur vie à une œuvre créatrice ». Le foyer est le monde de la femme, le monde est celui de l’homme. Or pour sortir du cercle fermé, mieux vaut faire des études, exercer un métier, se marier plus tard, et concurrencer la sphère masculine sur son terrain, sans oublier « une intelligence qui n’aura plus à refuser l’amour pour s’épanouir ». Ou encore : « Le dépassement du moi, dans l’orgasme ou la création, ne peut être atteint que par un être qui s’est pleinement réalisé, un être mûr et achevé ». N’oublions pas à cet égard que plusieurs facteurs expliquent cette évolution des mentalités vers plus de liberté féminine, l’espacement des naissances (et bientôt la contraception), la généralisation de l’électro-ménager (donc le capitalisme) et la formation intellectuelle des jeunes femmes.
Polémique, notre essayiste déplore l’imagerie de « la ménagère comblée », « le solipsisme sexuel de Sigmund Freud » enclin à l’infériorité de la femme, l’éducation liée au sexe autant que les « obsédées du sexe », tout ce qui conduit à une déshumanisation. En conséquence, la sagesse de Betty Friedan la pousse à militer pour une réelle égalité des sexes (en particulier salariale), pour le droit à l’avortement, mais sans cautionner « les dérives qui conduisent à une hostilité à l’égard des hommes ».
Ce serait alors le retour du péché capital de la colère, cependant préconisé par Soraya Chemaly, dans son essai rageur paru en 2018 aux Etats-Unis : Le Pouvoir de la colère des femmes. Cependant la polémiste dénonce avec raison le cliché misogyne selon lequel un homme en colère a du caractère, quand une femme est qualifiée d’hystérique, sachant que ce dernier mot vient de l’utérus grec. Sans compter un autre cliché, celui de « la femme noire hargneuse »…
N’y a-t-il pas en effet de quoi être saisi d’une vive colère lorsque « vous faites partie des millions de personnes qui ont été maltraitées dans votre enfance ou ont subi des violences sexuelles à l’âge adulte » ? Il suffit de « sextos » bien sûr envoyés par les garçons sans consentement d’autrui, de « porn revenge », d’exhibitions sexuelles machistes, de constater le désintérêt pour les symptômes féminins dans le milieu médical, de pointer l’inégale répartition des tâches ménagères et culinaires (quoique, notons-le, cela puisse être un féminin bastion de pouvoir), le manque de toilettes publiques adéquates, la pléthore de viols et la dépréciation a priori des femmes scientifiques, d’observer le regard sociétal sur la grossesse et la dépression post-partum, les souffrances gynécologiques qui empêchent longtemps une sexualité sereine, sans compter l’éventuel divorce qui afflige la condition affective et économique, pour comprendre combien la condition féminine mérite mieux que de la pitié. En outre la position anti-avortement de trop religieux acteurs, voire activistes tyranniques et violents, peut entraîner une sujétion, un sacrifice de la femme, par exemple lorsque dans un hôpital catholique de Phoenix Sœur McBride autorisa un avortement pour sauver la mère, ce qui leur valu d’être excommuniées par l'église locale !
Cependant, tant la colère rentrée, que celle qui s’épuise envers autrui sont contre-productives, dévastatrices, si l’on ne les verbalise pas. Si la colère, que l’on ne confondra pas avec la haine, est « un instrument de pouvoir », il n’est pas sûr que la femme s’autorisant de son investiture, y gagne en dignité et en noblesse. Ne vaut-il pas mieux la pugnacité, « réorienter [sa] colère de manière à aider les gens », être efficace et rationnelle au service d’une dignité humaniste, qui transcende les sexes ?
Riche d’anecdotes, personnelles et recueillies parmi la société américaine, de faits scientifiques souvent ignorées, de réflexions le plus souvent pertinentes, d’indignations ardentes, l’essai mérite son succès outre-Atlantique et, cela reste à souhaiter, dans l’hexagone. Journaliste engagée, Soraya Chemaly s’intéresse à la distribution des genres dans les médias, la politique, la culture et même la religion. Directrice du « Women Media Speech Project », elle milite avec vigueur en faveur de l’engagement social et politique des femmes. Rien que de très honorable, quoique le syndrome anti-Trump ne l’ait pas épargnée. Certes l’amitié du Président des Etats-Unis à l’égard du droit à l’avortement est sujette à caution, mais c’est bafouer les millions de chômeurs et de chômeuses qui ont acquis leur indépendance grâce aux vertigineuses créations d’emplois (le taux de chômage étant aujourd’hui descendu à 3,4 %), et les femmes de son gouvernement, que de méconnaître ses qualités[3]. Reste que Soraya Chemaly a été entendue dans la mesure où de nombreuses femmes font preuve de pugnacité, que ce soit dans le domaine économique, scientifique, intellectuel ou politique, quoique la limite de la chose, mais à l’égal de l’homme, soit la justesse de l’engagement, ce qui n’est pas toujours avéré…
Une enfance éprouvante est à la source de l’autobiographie féministe de Jeanette Winterson. Ce fut dans Les Oranges ne sont pas les seuls fruits, qu’en un roman autobiographique construit selon les livres de la Bible, elle narra sa vie familiale et sa formation entravée, entre religiosité étriquée et pauvreté obligée, dans les années soixante, parmi l’Angleterre industrielle. Sa mère pentecôtiste est un dragon de haine, interdisant, hors la Bible révérée, les livres, le sexe et le diable… Alors, on cache ses lectures, on rêve de légendes arthuriennes. Difficile, dans cette atmosphère, de déployer sa personnalité, surtout lorsque l’on ressent des émotions lesbiennes. Il ne restera qu’à fuir l’affreux foyer maternel…
Quoiqu’impressionnant, ce roman, qui fut le premier succès de l’auteur en 1985, devient presque superflu, en découvrant le bien plus récent Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Cette autobiographie embrasse en effet toute la carrière intime et publique de Jeanette Winterson, malgré les vastes ellipses temporelles assumées. Ces mémoires d’une jeune fille venue du prolétariat de Manchester et corsetée par son milieu, deviennent un vade-mecum du féminisme. Elle se crée « une bibliothèque intérieure », et, en dépit des violences subies, elle parvient à « aimer les femmes sans se sentir coupable ni ridicule ». Puisque adoptée, elle part à la recherche de sa mère naturelle, que la pauvreté, l’excessive jeunesse, l’absence de contraception, les préjugés, poussèrent à abandonner son bébé. Ce qui nous vaut une belle réconciliation.
Outre ses romans passablement baroques et ses essais féministes, notre autobiographe, dans la tradition de Simone de Beauvoir et de Virginia Woolf, sait jouer à la fois de rigueur intellectuelle et de fantaisie narrative dans son « trajet utérus-tombeau d’une vie intéressante ».
Il reste à souhaiter que nos sociétés deviennent nettement moins patriarcales, a fortiori infiniment moins machistes. Ne serait-ce qu’en sachant que le patriarcalisme n’est en rien une norme absolue, moins anthropologique qu’arbitraire. En témoigne le livre, que dis-je, la somme passionnante et fourmillante, d’Heide Goettner-Abendroth : Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, originellement publié outre-Atlantique en 1990, et qui a mis trente années à nous parvenir. Il existe bien des sociétés, anciennes ou encore d’aujourd’hui, où les pouvoirs, qu’ils soient religieux, politiques ou économiques, sont détenus par la gente féminine, au-delà de nos traditions occidentales. Or, s’est indignée notre ethnologue, elles ont trop rarement été étudiées, voire occultées, au point qu’elle crut bon de fonder en 1986 l’Académie internationale HAGIA au service des recherches sur le matriarcat. Et, contrairement à ce que l’on aurait tendance à imaginer, il ne s’agit guère de remplacer une domination par une autre : « les sociétés matriarcales sont des sociétés de réelle égalité entre les sexes ». Un insolite tour du monde parcourt une vingtaine de peuples (en autant de chapitres), des Khasi d'Inde aux Newar du Népal, des Kuna colombiens aux Mosuo chinois (auprès desquels elle a vécu), en passant par les Juchitan mexicains, les Ashanto africains, les Iroquois d’Amérique du Nord et quelques Touaregs. C’est d’abord la capacité d’enfantement qui est infiniment respectée. Si l’égalité politique est patente, l’on reste néanmoins assez conforme aux usages du monde : comme le soulignait Alain Testart[4], aux femmes revient l’agriculture, aux hommes la pêche et la chasse. Ce sont de petites communautés, autonomes et sans propriété privée, où l’on n’est pas censé gouverner au moyen de la violence. Mais, pour rester méfiant devant l’enthousiasme engagé de l’essayiste, loin de les idéaliser, de célébrer une utopie à calquer sur notre présent, même si leur gestion des conflits est fondée par la négociation, il est à craindre que la liberté individuelle y soit fort réduite. Cela dit, ne vaudrait-il pas mieux que les distinctions patriarcales et matriarcales s’effacent pour laisser place à l’humanisme…
Joignons aux mots les images. Clara Bouveresse présente Femmes à l’œuvre, femmes à l’épreuve, soit un triptyque de photographes américaines : Eve Arnold, Abigail Heyman, Susan Meiselas. Il ne s’agit guère de faire l’éloge de la beauté féminine comme l’artiste aime traditionnellement le faire, mais de reportages sur des pans de la condition féminine peu radiographiés. Les clichés, presque toujours en noir et blanc, sont poignants et courageux. Abigail Heyman trace en 1974 un journal intime du « devenir femme » où les scènes réalistes sont accompagnées de commentaires manuscrits afférents au conditionnement des sexes. En 1976, Eve Arnold travaille à « la femme non-retouchée ». Ce ne sont plus de somptueuses mannequins, mais, de Marilyn Monroe à des anonymes, une factrice, une policière, ou un visage affirmatif : « Black is beautiful ». Avec Strip-tease forain, Susan Meiselas, évite en ces tranches de vie à la fois le misérabilisme, le voyeurisme et la séduction, ce qui n’empêche en rien une esthétique sculpturale. L’on s’intéresse aux tâches ménagères, au maquillage, au corps faisant l’amour, divorçant, accouchant, voire avortant, dans une perspective résolument veinée de militantisme. Une dame en bigoudis balayant auprès de la statue d’Athéna pourrait être l’allégorie de ce livre…
L’un des nombreux charmes de ce volume, quoique ces charmes soient parfois volontairement et justement rugueux, est de présenter des pages ouvertes de magazines, de livres, telles que les ont voulues les créatrices. Comme quoi, une fois de plus, elles ne sont pas seulement créatrices d’enfants ; mais de regard et d’art, d’humanité au sens le plus large, voire espérons-le, le meilleur.
Là encore, l’indépendance, la liberté, est bien celle de l’humanisme dont nous avons besoin. L’homme serait encore plus homme si la femme était partout l’équivalente de ce qu’elles ont gagnées dans les sociétés occidentales, même s’il reste de réels progrès à faire. Ce n’est pas pécher par européanocentrisme que de prôner la liberté et l’humanisme au service de tous, l’accord grammatical féminin étant ici superflu. Voilà bien un universalisme qui n’a rien de relativiste, ni d’oppressif…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Ainsa, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.