Quoiqu’il en eût vu bien d’autres, le Beau se sentit soudain bouleversé, voire outragé, saccagé, lorsqu’à deux reprises des arts venus d’ailleurs, Japon, puis Afrique noire, firent irruption dans le champ occidental. S’agissait-il d’art d’ailleurs ? Sans compter l’Amérique centrale des Aztèques, ou encore l’Australie des Aborigènes. Il nous faut alors se confronter au japonisme, se mirer dans les masques africains et ceux des Indiens de la Colombie Britannique, tels que les révéla Claude Lévi-Strauss, ceux relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Ainsi est-il nécessaire d’envisager une « anthropologie de l’art », pour reprendre le titre de Muriel van Vliet. La face de la beauté en est-elle changée ?
De Platon à Hegel, en passant par Boileau, la cause était largement partagée. L’art devait imiter la nature, figurer l’universalité du beau, ce en rassemblant la Grèce antique et le christianisme, enclins à entretenir la plasticité du dessin et la lumière des couleurs. Corps, paysages, allégories ne devaient convaincre et persuader que par le sésame du beau universel, même si Hume et Kant y ajoutaient la subjectivité d’où découle ce qui plait. Hegel allait jusqu’à voir dans le déroulement chronologique de la création artistique un progrès, dans le cadre d’une téléologie.
Mais à la fin du XIX° siècle, l’irruption des estampes japonaises, d’Hokusai, Utamaro et Hiroshige, change la donne, ouvre le regard, bouscule les peintres, comme Monet. Le japonisme bat son plein, jusque dans la décoration. Car en 1868 commence l’ère Meiji, soit la sortie du Japon de son isolement insulaire et son ouverture commerciale au monde occidental. À cette occasion déferle en Europe un univers insolite, exotique et fascinant. Un Français, Philippe Burty, critique d’art et collectionneur, invente dans les années 1870 le néologisme aujourd’hui consacré : « japonisme ». Les échanges commerciaux, les expositions universelles de Paris, Londres et Vienne, la revue de Samuel Bing, Le Japon artistique, fondée en 1888, tout concourt à faire l’art extrême-oriental une référence choyée. L’on découvre la perspective diagonale qui ôte les toits des demeures, les paravents paysagers, les éventails peints, les céramiques aux opalescences profondes. Les artistes européens et particulièrement français ne peuvent manquer d’être étonnés, chamboulés, influencés. Impressionnistes, Nabis, symbolistes, Art nouveau, tous succombent à cette séduction, empruntant, intégrant et revisitant thèmes et motifs. Ainsi Siegfried Wichmann, en son volume aux quatre cents pages et mille cent illustrations, nous montre comment Van Gogh, Degas et Toulouse Lautrec, mais aussi le Viennois Gustav Klimt, sans oublier Emile Gallé et ses vases, se sont nourris, certes sans que cette influence les assèche, de l’art vivifiant d’une civilisation qui ne doit rien à l’Occident.
Savamment fleuris, les kimonos exercent toujours un pouvoir de fascination calme. Ce dont témoigne, au Musée Guimet, la première exposition hors du Japon des plus belles pièces textiles de la collection de la célèbre maison Matsuzakaya, fondée en 1611. Depuis l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’à nos jours, ce vêtement qui est une œuvre d’art à soi seule et d’autant plus qu’il est porté avec le plus grand soin n’en est pas moins sujet aux évolutions séculaires, alors que leurs réinterprétations sont légion dans la mode japonaise et française contemporaine. Sous un titre laconique et suffisant, Kimono[1], un ouvrage délicieux répertorie ces prétextes aux déclinaisons florales colorées, parfois sur fond d’or et de pourpre, sans omettre des coiffeuses et des peignes ornés qui leurs sont associés.
Porté à l’origine comme un vêtement de dessous par l’aristocratie, avant d’être adopté par la classe des samouraïs comme vêtement extérieur, le kimono est progressivement devenu un vêtement usuel pour l’ensemble de la population japonaise. À partir de l’ère Meiji, les élégantes françaises en font un vêtement d’intérieur, participant du japonisme ambiant, qui essaime chez des créateurs de mode comme Paul Poiret (1879-1944) ou Madeleine Vionnet (1876-1975). Aujourd’hui, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto ou Junko Koshino aiment à rappeler son influence, alors que chez nous Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou John Galliano s’en inspirent, réinterprétant les codes structurels du kimono, nonobstant la forme originelle en T, l’honorant d’une place de choix sur la scène artistique. Si l’exquis raffinement du kimono emprunte ses motifs à la nature, il permet à la culture japonaise d’offrir à l’universalité du beau une déclinaison qui témoigne des infinies capacités de l’esprit humain - et de ses doigts textiles - au service de ce qui nous transcende dans l’immanence.
En conséquence le périmètre et la nature du beau n’en peuvent être qu’élargis, métamorphosés. Non que la beauté venue du Phédon de Platon[2] et des statues de Praxitèle soit invalidée. Mais à la source grecque s’ajoute un monde plastique où la subtilité du dessin et la richesse des couleurs peuvent dire combien les paysages du mont Fuji sont beaux, combien les chevelures lisses et noires des dames et geishas glissant sur leurs kimonos aux fleurs palpitantes sont émouvantes et mystérieuses. Une allusive poétique fait frissonner des efflorescences esthétiques, dont l’origine insulaire et lointaine n’empêche en rien qu’elle soit digne de l’universel.
Des masques de bois, que l’on disait nègres sans y voir malice, plongèrent ensuite quelques artistes dans une stupéfaction profonde, tel au premier chef un Pablo Picasso. Ses scandaleuses Demoiselles d’Avignon, peintes en 1913, en portent la trace, ses peintures précubistes, aux traits accusés, anguleux, bruns et noirâtres, presque expressionnistes, volontairement laides, si l’on pardonne ce jugement esthétique, y font sans ambigüité allusion. Ce qui était fétiches et invocations rituelles accède alors à la dignité de l’art occidental, au travers d’un vocabulaire plastique permettant d’élargir le champ pictural. Et même si Pablo Picasso revint ensuite à un néoclassicisme graphique, il n’est pas interdit de penser que la vitalité barbare de l’art nègre continua d’irriguer ses productions, du cri de Guernica aux plus tardives déchirures affectant ses figures picturales.
Un catalogue édité à l'occasion de l'exposition à Paris, au Musée Dapper, de mai à septembre 1992, permet de balayer l’immense patrimoine de la sculpture de l'Afrique noire, sous la direction éclairée d’Ezio Bassani. Ce grand héritage ne peut plus échapper à notre sagacité.
Quoiqu’iconiques, ce serait réducteur de ne penser qu’aux masques, tant l’Afrique regorges de figurines, statuettes, objets divers, sans compter les aires géographiques et culturelles spécifiques si nombreuses. L’on connait des civilisations archaïques, celles des Nok au V° siècle avant Jésus Christ et au centre du Nigéria, ou des Ifè, au XII° siècle, une cité yoruba du sud-ouest du Nigéria, dont les terres cuites et les bronzes sont fort curieux ; ces derniers représentant des têtes royales. L’ancien royaume du Bénin, lui, ornait de scènes quotidiennes et de la vie de cour, aux XVI° et XVII° siècles, des plaques de bronze.
Cependant pour nombre d’objets, nous ne connaissons guère le fonctionnalisme ou le symbolisme qui les justifiait. Fétiches, exorcismes, danses sacrales, rituels… Faute d’une culture écrite, d’une mémoire orale, le sens premier se dérobe, ne laissant pour le regard occidental et contemporain, en un ethnocentrisme discutable, que la dimension esthétique, peut-être improprement accolée à l’objet ; sauf si l’ethnologue, tel Michel Leiris peut en recueillir auprès des indigènes les modalités.
Art du Pacifique. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.
Reste que les qualités esthétiques peuvent être difficilement niées. Venu du Nigéria, un masque représentant « l’oni obalufon », frappe par sa rondeur, son équilibre des traits, sa plasticité délicate, sa sérénité méditative. Même si la dimension psychologique ne semble qu’allusive, tant l’on peut deviner qu’il s’agit moins d’individualisme que d’atavisme collectif.
Une caractéristique semble l’emporter : l’hiératisme. Figures d’ancêtres, matérialisation de l’au-delà, offrandes magiques, anthropomorphisme mythique au service d’un reliquaire, tous sont stylisés. Les identifier comme œuvre d’art est-il une erreur d’appréciation ? Dans la mesure où l’art est un concept plutôt occidental - mais aussi extrême oriental -, où la muséification n’est pas ici de mise, oui. En revanche, si l’on considère combien « elles sont le résultat d’un acte conscient de leur créateur ; qu’elles transcendent donc le cadre fonctionnel, religieux ou social[3] », non. Reste à séparer, peut-être arbitrairement, les objets relevant de l’artisanat, les concrétions brouillonnes et propitiatoires, et les œuvres à proprement parler d’art. Quoique le document ethnographique puisse être à cheval sur ces deux catégories.
Une « figure de reliquaire Kota » du Gabon, un « appui-tête » de bois, venu du « maître des chevelures en cascade » au Zaïre, des cavaliers « djenné » du Mali en terre cuite, une tête de reine « ifé » presque bouddhique, un masque déjà cubiste de Bamana au Mali, un autre « ngbaka » du Zaïre, un autre encore « punu » du Gabon, sans compter des cimiers de danse « bamana » du Mali et de simples cuillères « edo » du Nigéria coiffées de figurines zoomorphes… Tous exsudent le raffinement plastique, la sûreté de la représentation stylisée, la noblesse formelle. Donc l’insolite dignité du beau.
C’est approximativement au moment de l’irruption du japonisme que nait une discipline nouvelle : l’anthropologie de l’art, ce qui est également le titre d’un essai de Muriel van Vliet. Le concept vitalise les études qui abordent l’art au travers du prisme de la diversité des cultures, incluant « d’autres formes telles que le langage, le rituel, la technique et la science ». Or les fonctions culturelles ne sont pas toujours esthétiques, soit de par la volonté des créateurs pour qui l’art n’a pas à cet égard de sens, soit au regard des utilisateurs et des spectateurs.
Sortis des cabinets de curiosité, des fonds ethnologiques, issus des vols et des pillages d’un Malraux ou constatés par Michel Leiris à l’occasion de son récit L’Afrique fantôme[4], les artefacts orientaux et les masques africains accèdent la consécration muséale occidentale, voire à la nécessité de rendre aux pays originaires les pièces indument conservées, même si leur conversation en d’africaines contrées peut poser des problèmes de sécurité. Ces objets sont-ils indument muséifiées ? Car, associant à un masque africain le concept occidental d’art, la consécration muséale et la dignité esthétique ne seraient-elles pas de l’ordre du faux sens, voire du contresens ? Toutes ces questions sont posées par le synthétique et intelligent ouvrage de Muriel van Vielt, dont la progression est aussi claire que rigoureuse : L’Anthropologie de l’art.
L’émergence de sciences humaines comme la sociologie et la psychologie, la science du langage et l’histoire de l’art, et a fortiori l’ethnologie, lors du XIX° siècle, favorise de nouvelles lectures du phénomène artistique. Au siècle suivant, Aby Warburg étudie danse, rituels et photographie, captivé par la « survivance de motifs, malgré les changements de cultures », ce dont témoigne entre 1921 et 1926 les planches de son Atlas Mnémosyne[5], qui se veulent poser les fondements d’une grammaire figurative générale.
À sa suite, l’auteur de La Pensée mythique[6], Ernst Cassirer, opère le tournant « permettant de passer du transcendantalisme kantien à l’anthropologie de la culture ». Dans la foulée, Michel Foucault parlant à cet égard d’« épistémai », l’on peut s’aventurer sur le terrain de la pluralité des universaux. Dans le même temps, Erwin Panofsky[7], au moyen de son iconologie, fonde une histoire de l’art comme une discipline des sciences humaines nantie d’une ampleur philosophique informée. Ainsi, entre Warburg, Cassirer, Panofsky, l’art n’est plus seulement le lieu d’un beau chef-d’œuvre, mais il est étudié en congruence avec les rituels, les récits mythiques, les sciences de son temps. Sans compter les arts appliqués, dans le sillage de Gottfried Semper, voire l’art de vivre…
André Leroi-Gourhan examine les peintures préhistoriques, Michel Leiris les « objet-fées » africains, tous artefacts qui interrogent les créateurs, surréalistes ou non, à l’instar d’André Masson clignant de l’œil vers la préhistoire. Conjointement, l’on se souvient de Walter Benjamin et de sa réflexion sur « la ruine de l’aura » à l’occasion de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[8]. De surcroit l’on accorde à l’art bien plus que son identité esthétique en lui reconnaissant une dimension sociale, économique, politique. D’autant qu’en 1947 Adorno et Horkheimer publient conjointement Kulturindustrie, arguant que « la fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement[9] ». A contrario, Muriel van Vielt se demande : « Quel est le risque de l’esthétisation des objets relevant de l’ethnologie ? ». L’interrogation résonne au croisement des excès tant du colonialisme que du décolonialisme[10].
Et pas seulement dans le cadre d’une perception visuelle, Claude Lévi-Strauss s’attache aux masques de la Colombie britannique et de l’Alaska, mais dans la perspective des homologies avec les mythes. Plus récemment, l’approche morphologique de Philippe Descola[11] s’ajoute à toutes ces démarches permettant d’inscrire l’art comme facteur de culture. Ce dernier opposant conception naturaliste du monde (celle des paysages et portraits occidentaux) et visions animistes, totémistes et analogistes.
Mais d’où vient-il qu’étudiés par Claude Lévi-Strauss, les masques, dont les yeux protubérants sont clairvoyants, nous paraissent bien moins esthétisants que ceux de l’Afrique noire ? Ne doutons pas que leur fonction magique soit prépondérante, que « presque tous ces masques sont des mécaniques à la fois naïves et véhémentes[12] ». Leur universalité viendrait moins de la beauté que du fonds tribal et mythique de l’humanité.
Si l’on désire compléter la réflexion anthropologique jusqu’à des considérations contemporaines, voire un brin polémiques, consultons un Cahier d’anthropologie sociale, soit un numéro intitulé L’Art en transfert, sous la direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Car dans notre monde interconnecté, globalisé, les objets et les pratiques, les normes et les modèles, toutes les valeurs artistiques enfin, peuvent traverser les frontières nationales et culturelles. L’on s’approprie sans cesse ce qui vient non seulement du passé, mais d’ailleurs nombreux, au-delà même des phénomènes de métissage, de créolisation et d’hybridation. En ce volume, sont évoquées pêle-mêle les démarches de collectionneurs d’art africain en Afrique, aussi bien que de curieux artistes contemporains intégrant d’anciens rituels à des installations vidéo, la résistance d’immigrés à intégrer des modèles ambiants ou imposés par le pays d’accueil, ou encore la constance de sculpteurs inuit à les négocier. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de stéréotypes autochtones, de critères esthétiques occidentalo-centrés, d’authenticité et de droits d’auteur.
En revanche, l’on peut admettre que, maîtrisant les langues, les écritures romanesques, poétiques et argumentatives, les pratiques artistiques occidentales, les anciens colonisés et autres exogènes retournent ces savoirs contre ceux qui crurent inculquer un modèle. Ainsi s’émancipent-ils d’un contrôle politique ou culturel ; ainsi leur appropriation est un gage, non seulement de multiplicité, mais de liberté. Matérielle, intellectuelle, politique et esthétique, l’appropriation permet d’augmenter son identité plurielle, au contraire de ceux, qui, dans une démarche régressive, essentialiste, abusivement décoloniale, dénoncent l’appropriation culturelle, comme si le beau et le soi n’avaient qu’une couleur, qu’une nation, qu’une tribu. Les avant-gardes n’ont-elles pas profité de bien des appropriations ? Au tour des appropriés d’en faire leur miel…
N’oublions pas que l’esthétique est « la saisie de la prégnance du sens », pour reprendre la conclusion de Muriel van Vliet. En conséquence, l’art n’est plus à ranger dans le seul camp du beau, mais de l’agir sur la perception et sur le monde. Conjointement, il est également un artefact des sociétés et des mentalités, et bien entendu du politique. La tribu l’affirme en garant du mythe collectif, le prince en usait comme instrument de sa gloire, l’empire comme vitrine de sa grandeur, les totalitarismes comme outil de propagande obligée. Aujourd’hui la démocratie oligarchique l’affiche en apparence de liberté, d’autant que les mouvements de pressions, y compris écologistes, s’insinuent jusque dans les galeries et les musées. Beauté ou laideur politique ?
Laurent Fassin : Le Beau, l’Art Brut et le Marchand,
L’Atelier contemporain, 2022, 368 p, 25 €.
De longtemps la plume de l’Histoire de l’art eut à cœur de placer sur le piédestal platonicien de la beauté les artistes les plus savants en matière de grâce, de modelé, de perspective, de couleur, sans oublier leur iconologie venue de la mythologie et du christianisme. Cependant le XIX° siècle parut aimer, non sans résistance, le mal-peint des impressionnistes, alors que le siècle de Marcel Duchamp baptisa du beau nom d’art le n’importe quoi, de son urinoir à la « merde d’artiste » de Pietro Manzoni. Pire encore, les malheureux exclus de l’Histoire de l’art eurent enfin leur musée : à Lausanne, la collection d’Art Brut constituée par Jean Dubuffet en 1976 s’enrichit encore et encore, de 5000 à 70 000 œuvres. Elles viennent des ignorants, des fous, des isolés dans les asiles psychiatriques (aujourd’hui bien moins nombreux grâce aux neuroleptiques), de peintres et de dessinateurs compulsifs et solitaires, de sculpteurs de bric et de broc qui officient en dehors de toute ligne esthétique théorisée, en dehors des circuits scolaires, religieux, muséaux et officiels de l’art. Depuis ces prémices muséographiques, une flopée de livres, des historiens d’art comme Michel Thévoz à des galeristes comme Jean-Pierre Ritsch-Fisch, est venue contribuer aux lettres de noblesse de ces ignorants ignorés, dont les curieuses et brouillones métamorphoses interrogent notre regard, ainsi que l’évolution des enjeux esthétiques.
En 1945 Jean Dubuffet créa l’oxymore qui fit ensuite florès, acquérant plus tardivement l’honneur des majuscules. Valorisant cet Art Brut, en un somptueux volume, Michel Thévoz rassembla dès 1975 des dizaines d’artistes, et bien plus de reproductions soignées, depuis le XIX° siècle. Esthétique de la déviance, du bricolage, « voyage intérieur », naïveté, sexualité débridée, puérilité, sauvagerie, grossièreté, répétition, « exemption du sens », tout parait ignorer un idéal artistique dévoué à la clarté du sens, à la beauté philosophique attendue. Si les fabricateurs de l’Art Brut, qui n’avaient pas la moindre idée d’une telle catégorie, dérogent à ces dernières, ce n’est guère par subversion, mais par fidélité à leurs visions, malgré la « dénégation de la signature ». Ils s’appellent le Facteur Cheval, Adolf Wölfli, Aloïse, Henry Darger, et inventent « leur propre mythologie et leur propre écriture figurative ».
Michel Thévoz, en sa « Préhistoire de l’Art Brut », en appelle aux préjugés venus du siècle dix-neuvième, qui aggloméraient « les enfants, les fous, les primitifs » en un paquet bien emballé de lourdeur, de mocheté et de vulgarité. Une sorte de « colonialisme culturel » assomme d’un même mépris les productions des peuplades africaines et celles des forcenés des asiles psychiatriques. Mais, qu’il s’agisse de Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, ou des « dessins médiumniques » de Victor Hugo, puis du « Palais idéal » du Facteur Cheval, enfin des collections psychiatriques à but documentaire et scientifique, le chemin vers la reconnaissance esthétique de l’art brut est déjà, in nucleo, tracé.
L’on a pu comparer les productions de ces simples, de ces fous, schizophrènes et déviants, qui ne se savent même pas artistes, ou qui ne le sont que pour eux-mêmes, à celles des arts premiers tels que les découvrit l’ethnographie : leurs sculptures, assemblages et autres totems fait de bois, voire agrégés de matériaux hétéroclites et autres rebuts, semblent invoquer on ne sait quel fétiche, quel dieu bizarrement animal. Ils relèvent également des coloriages enfantins, comme ceux d’Harry Darger, avec ses fillettes pré-pubères aquarellées et parcourues de fantasmes inavouables et alarmants[1].
Ce sont des accumulations, comme « Les effrayants insectes » cornus de Vojislav Jakic, exhibant et conjurant des peurs compulsives et récurrentes. Pour lesquelles on imagine que le fantôme de Freud est prêt à jeter les filets de ses interprétations psychanalytiques. Ce sont des coloris alambiqués et hallucinatoires, des corps et des visages dégingandés, déglingués, torturés. Ils s’entremêlent parfois de textes, à la syntaxe et à l’orthographe, scabreuses, cacophoniques, sinon des signes graphiques inconnus, que l’on appelle également « écrits bruts ». Adolf Wölfli va jusqu’à confectionner une autobiographie, calligraphié et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, [qui] fait une pile de près de deux mètres », sans compter ses partitions musicales indéchiffrables.
Les matériaux sont également hors normes : bandes de papier démesurées, ciment, ficelles, sacs de plâtre, bricoles de rebut, broderie de laine sur carton, robe patchwork, « coquilles d’œufs finement pilées sur Isorel », planches, tout fait l’objet d’un « réinvestissement libidinal ». Comme lorsque Gaston Chaissac peint sur des lattes de parquet.
Pouvoir « diagnostiquer telle ou telle maladie mentale d’après les caractères stylistiques d’un dessin », fut un fantasme du XIX° siècle. Mais ainsi « Picasso, Ernst ou Klee eussent conjugué toutes les formes de démences ». Ce en quoi l’essai de Michel Thévoz a une facette militante bienvenue, qui consiste à reconnaître l’invention plastique, d’où qu’elle vienne, y compris d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour autrui.
Ce volume est une somme : il n’oublie ni ceux qui se sont fait un prénom, Carlo, Aloïse, ni le miniaturiste Lesage, qui agglomère sur neuf mètres carrés de lilliputiens motifs en des architectures proliférantes, ni les graphismes aux prétentions médiumniques de Laure Pigeon… Sans pouvoir répondre à la question de savoir si l’Art brut a une histoire, au sens institué qui est celui de l’Histoire de l’art, tant ses pratiquants s’ignorent les uns les autres et font fi de toute filiation. Reste que le talent d’historien de l’Art Brut de Michel Thévoz est avéré, son attention envers les exclus d’une culture pontifiante est digne d’éloge ; malgré la grotesque phraséologie marxiste dont il parsème son texte, en conspuant le « fascisme économique », la « marchandisation » et le « néolibéralisme », auquel visiblement il ne comprend rien, aveuglé par ses œillères idéologiques ; dommage…
Il s’agit là d’une réédition d’un volume paru chez Skira en 1975, et depuis longtemps épuisé ; cette fois illustré par un masque en coquillages de Pascal-Désir Maisonneuve. Cette judicieuse initiative permet, avec le temps et le recul, une comparaison d’abord insoupçonnée avec les développements de l’art contemporain[2]. Ce qui, alors « brut », paraissait confiné dans la maladresse et l’ignorance, sinon le mépris venu des codes de l’art plus ou moins officiel, est devenu une bonne partie de la norme, entre (pour se focaliser sur le pire) ready-made à tout va et accumulations dignes d’un brutal dépotoir. Une «postface » bienvenue, de 2016, s’interroge sur la quasi-disparition des productions artistiques dans les hôpitaux psychiatriques : les délires et les violences des patients ont été soulagés par les neuroleptiques et autres psychotropes, mais quand cette chimiothérapie a mis « fin aux délires et aux hallucinations qui étaient à la source de l’inspiration, elle a été fatale à la création artistique ». Elle montre également que ces artistes, loin d’être méprisés, sont aujourd’hui recherchés, comme des créateurs de « ratages réussis » : « L’Art Brut ressortit lui aussi, plus encore que toute forme d’expression, à une histoire de la réception de l’art », reprend Michel Thévoz, qui par ailleurs a réuni bien des « écrits bruts[3] », en une fidèle vocation.
Gaston Chaissac, Musée d'Art moderne et contemporain,
Les Sables d'Olonne, Vendée. Photo : T. Guinhut.
Si Michel Thévoz a pu paraitre un fondateur en la matière, bien des historiens de l’art lui ont ensuite emboité le pas. Plutôt que le traité, Céline Delavaux concocte « le guide ». Les notions clés précèdent les thématiques, avant de consacrer un petit dictionnaire des artistes. Eminemment pédagogique donc.
Car elle remet en question les idées reçues. Il n’est pas fait qu’avec des matériaux bruts, on ne l’associera pas aux primitifs et aux fous, il n’est pas forcément modeste ni naïf ; il a ses propres contours, jamais arrêtés. Lui aussi, et sans vergogne, il pratique le portrait et l’autoportrait, le bestiaire et l’érotisme, les moyens de locomotion, le cirque et les jouets, flirte avec la guerre et les armes. En somme tout le bric-à-brac et toutes les valeurs et antivaleurs de l’humanité. L’on devine alors que la psychanalyse a cru devoir faire son miel d’une telle provende, en particulier aux soins de Pascal Roman[4].
De plus peindre, dessiner et sculpter ne lui suffisent pas. Il fait sa cuisine avec des matériaux incongrus, cousant, brodant, tissant ; il mêle écriture et figure ; il raconte des histoires et concocte des formules magiques et chamaniques, sans autre institution sociale et tribale que son propre atavisme, son propre imaginaire, sans souci de communication avec le regardeur anonyme, encore moins le critique d’art institutionnel. C’est tout cet inventif fourbi que souligne Céline Delavaux, avec le concours d’une iconographie pullulante et colorée. Complétant une liste de « dates clés », une anthologie d’écrits nous permet de frôler les secrets de la création de ces artistes bruts ; par exemple à l’occasion d’Emile Josome Hodinos, enfermé vingt ans dans un asile, qui a dessiné et repassé à l’encre 3200 « médailles » : allégoriques, elles ont quelque chose des médailles de l’Antiquité, avec tout ce qu’il faut de naïveté appliquée. La patience innombrable est également une caractéristique de nos artbruteurs…
L’ouvrage ne pouvait se conclure sans un choix de vingt artiste phares. Outre les plus connus, Aloïse Corbaz ou Adolf Wölfli, l’on est surpris par un Croate, Janko Domsic, dont le stylo bille intervient sur des affiches urbanistiques, ajoutant des figures pointant avec ses jambes les symboles nazis et communistes, en une volonté pamphlétaire, alors que ses bras élèvent des cœurs étoilés. Comme quoi l’on peut être brut et engagé à la fois.
Sans cesse en métamorphose, l’Art Brut s’est aggloméré de nouveaux créateurs européens, mais aussi japonais, chinois, jusqu’à Bali, au Ghana, au Brésil... En sa nouvelle édition actualisée, Lucienne Peiry retrace non seulement l’histoire de l’Art Brut, autour de l’originel Jean Dubuffet, avec un luxe de 500 œuvres reproduites, mais encore sa prolifération durant les vingt dernières années, sans oublier d’actualiser les enjeux. Si Wölfli, Aloïse et Müller sont les grands classiques tutélaires du genre, ils ne sont pas sans avoir largement influencé nombre d’artistes contemporains : ainsi Georg Baselitz, Annette Messager, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Hervé Di Rosa ou Thomas Hirschorn. Au primitivisme porteur de bien des altérités plastiques, s’ajoutent les perspectives de l’art populaire, des dessins d’enfants, des marginaux, l’automatisme tant aimé par les Surréalistes, et bien entendu les graffitis, en fait tout un pandémonium de propositions plastiques errant comme fauves en liberté qui ne sont plus l’apanage d’isolés, mais le terrain de chasse de tout plasticien aux yeux ouverts, aux mains créatrices.
Encyclopédique, ainsi doit s’ouvrir le volume de Lucienne Peiry. Or ce qui était un « anti-musée » est devenu nolens volens un musée de plus, certes au moyen d’un pas de côté, néanmoins incontournable. Entre « verve enfantine et valeurs sacrées », l’on passe de ce qui était caché, privé de toute reconnaissance, aux collections, expositions, puis musées. Trahison ou révélation ?
Avec pertinence elle conclue sur une allusion à Claude Lévi-Strauss : « l’ordre du rationnel » et « l’ordre poétique » serait de nouveau réunis chez nos inassouvis de l’Art Brut. Probablement pourrait-on ajouter que ce dernier ordre répare pour eux le désordre d’un monde qui ne les a pas compris, et souvent rejetés.
Il faut faire une place particulière à l’ouvrage de Laurent Fassin. Car il emprunte un angle bienvenu, s’intéressant au parcours et à la démarche d’un galeriste passionné. Depuis Strasbourg et les années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch n’a guère fouillé greniers et baraques, brocantes et successions pour dénicher des inconnus de l’Art brut, mais il est allé directement à la source, soit les ateliers, où il achète avec discernement. L’on ne doute pas que la persévérance d’un tel « passeur du jamais vu » (selon le sous-titre) l’amène à des découvertes inouïes. Ce pourquoi sa « collection » à laquelle il a consacré vingt années, est l’adéquat argument du récit biographique, des analyses de Laurent Fassin et des entretiens ici recueillis. Le tout formant un ensemble vivant, animé par l’enthousiasme communicatif de l’écrivain et poète[5].
Lors de ses premières années, Jean-Pierre Ritsch-Fisch (né en 1950) était un petit garçon qui « rêvait de devenir explorateur ». Jeune homme, dans les années soixante-dix, il se sentait bien des affinités avec le mouvement de la Figuration narrative. Mais à l’occasion de la rencontre de Pierre Bettencourt, sa collection prit un tournant dont Le Dieu d’or, un haut-relief, fut le détonateur. De même la rencontre avec Daniel Cordier, lui-même rendu sensible à l’Art Brut grâce à Jean Dubuffet, ne fit que pousser notre collectionneur vers les originalités les plus insolites. Le voilà stupéfait en 1989 devant « l’allure barbare ou baroque » des poupées de Michel Nedjar, par son antre sordide ; de là date sa conversion définitive, sa quête irrépressible. Sa découverte de Rosemarie Koczÿ, dont les réalisations textiles sont inspirées par son expérience du système concentrationnaire nazi et de la Shoah, ne fait que le conforter dans son entreprise.
Sachant cependant que « le public n’affectionne rien tant que le connu et ses habitudes », le galeriste doit bousculer, convaincre du bien-fondé de sa cause, exposer donc vendre. Ce qui fut d’abord un échec. À force de travail acharné, la « caverne d’Ali Baba » acquiert pourtant une réputation, parvient à participer à d’internationales foires d’art contemporain. Surtout lorsque Jean-Pierre Ritsch-Fisch vend à New-York des sculptures paysannes sur pierres, appelées des « Barbus Müller » ! Le succès des « génies facétieux » est assuré, par exemple lorsqu’à l’occasion de l’Outsider Art Fair 2003, les plus célèbres acteurs anglo-saxons viennent se fournir chez notre galeriste, qui déniche un bateau d’Auguste Forestier, des dessins de Jean-Joseph Sanfourche… Bientôt naissent des « Foires d’Art Brut ». En 2003, la vente de la collection d’André Breton fait battre le cœur de notre galeriste, qui put acquérir un dessin d’Aloïse. Mieux que les ventes aux enchères, il s’agit de fureter dans le cabanon de jardin d’Albert Louden, en Angleterre, dans la cave du céramiste Stefan Holzmüller, dans l’atelier d’un certain A.C.M. fabriquant ses « architectures » au moyen de rebuts technologiques, ou chez le boulanger-pâtissier Hervé Bohnert…
Certes l’on est en pays connu avec les dessins d’Aloyse Corbaz, les mausolées graphiques obsessionnellement répétitifs d’Augustin Lesage, les fillettes aquarellées d’Henry Darger. Mais les moyens plastiques font fi de toute décence, en emmêlant des fils, comme poupées en leurs suaires maladroits chez Judith Scott et Michel Nedjar, des bateaux faits de bouts de bois par Auguste Forestier, des bus de tôles déglinguées par Willem Van Genk, des terres cuites totémiques sous la poigne de Stefan Holzmüller. Particulièrement morbide se montre Hervé Bohnert, entre furia picturale et sculpturale, où des personnages squelettiques et autres théories de cranes siègent dans des parlements, habitent de noirâtres boites reliquaires au rythme d’une « mort joyeuse ». L’obsession, la peur, sont ici créatrices en une bizarre quincaillerie, rigolarde, ricanante et angoissée à la fois.
Avant tout « puissance émotionnelle », l’Art Brut « bouscule les idées reçues. Il aide notamment à renoncer à l’idée tout à fait absurde de progrès quelconque en art ». Reste que ce fut un progrès moral que de l’agréger à l’archipel fluctuant de l’art. L’idée du beau[6], « aussi changeante qu’un ciel d’orage », se voit chargée de noirceurs et d’éclairs.
Ainsi le titre, Le Beau, l’Art Brut et le Marchand se justifie parfaitement. Un beau paradoxal, une laideur suggestive, donc un beau du faire et de l’exploration des sales tranchées de la peur et du mal, comme sur la couverture cette petite fille morveuse d’Hervé Bohnert exhibant un lourd pistolet noir avec des intentions que l’on sent délétères. Tout cela s’égrène sous nos yeux ébahis à la lumière d’un généreux cahier de photographies pour explorer les loisirs et les fantasmes de l’esprit humain. Une fois de plus, cet ouvrage élégant et scrupuleusement documenté figure parmi les réussites des éditions L’Atelier contemporain[7]. Ainsi la quête d’un avisé collectionneur est également quête des abîmes de l’esprit humain, de ses fantasmes, de ses besoins existentiels et esthétiques.
L’Art Brut subsiste-t-il encore parmi des créateurs à découvrir ? Très probablement demeure-t-il toujours des marginaux affairés dans leur coin à des créativités brutales, informes, curieuses et singulières. Il n’est cependant pas impossible, suite à des surgeons comme celui de « l’Art singulier » chez un Guy Sénécal empreint de naïve poésie colorée, que des plasticiens plus radicaux, comme Jean-Michel Bastiat, se nourrissant de la rage du Street Art et des graffs urbains et suburbains, exploitent un avatar de l’Art Brut, aussitôt récupéré, répertorié, étudié, glosé par des historiens d’art. À ce prix, les frontières se brouillent : comment savoir où commence et finit cette expression de la poigne créatrice, brutalisée par des artistes peut-être en manque d’inspiration. Sic transit gloria mundi…
Michel Pastoureau : Blanc. Histoire d’une couleur,
Seuil, 2022, 240 p, 39,90 €.
Jean-Gabriel Causse : L’Etonnant pouvoir des couleurs,
Flammarion, 2022, 208 p, 32 €.
Loin de n’être que la nuit la plus négative, l’absence de toute vision, de toute lueur et couleur, le noir fut longtemps un symbole du chaos primitif et autant d’humilité que d’autorité, comme le montre le déjà légendaire Michel Pastoureau, dans son ode esthétique : Noir. Histoire d’une couleur. Limitant son attention à l’Occident, il laisse place à d’autres investigations bienvenues. Ainsi l’on apprend que se noircir les dents est une acmé de l’élégance japonaise, ce que rapporte et analyse, dans son essai intitulé Au Cœur du noir, Lucien X. Polastron. Mais en son dernier né de sa série qui en compte six, Histoire d’une couleur, sans ignorer ses Rayures, Michel Pastoureau dresse une stèle, un piédestal peut-être conclusif au blanc, que l’Occident aime virginal et pur, voire pénitent, alors qu’ailleurs il peut se faire funèbre. Un arc-en-ciel de volumes, tant culturels qu’esthétiques, trouve ici son achèvement, de façon à ce que le lecteur, contemplateur et acteur tolérant du monde, puisse partager une chromo-esthétique culturelle. Voire, avec le concours de Jean-Gabriel Causse, une chromothérapie tant le pouvoir des couleurs est étonnant.
Au commencement étaient les « mythologies des ténèbres ». Là où le dieu Anubis est celui de la mort, le noir est fécondant et promesse de renaissance. Car l’Egypte ancienne aimait la noirceur fertile du limon et des lourds nuages annonciateurs de pluie sur le delta. Et s’ils préféraient vivement peindre leurs temples et leurs statues, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos, ainsi que les Parques et les Furies. Usant des charbons de bois, des os calcinés, les Romains en parent les peintures pompéiennes, mettant ainsi en valeur, par contraste, des tableaux de riches couleurs. Notons qu’en latin « niger » est brillant quand « ater » est sale, ce qui signifie qu’originellement « nègre » n’a rien de dépréciatif.
Ténèbres, deuil et enfer sont longtemps le lot du chrétien moyenâgeux, puisque le noir est antérieur à la création, moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Cette obscure entité trouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, celle de la « palette du diable » et d’un « bestiaire inquiétant » entre loups et corbeaux, quoiqu’associée à la salissure auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rougeflamboyant, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. Terne et repoussant, chtonien et effrayant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché capital et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir devient le signe de l’austérité et de l’autorité. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - au bénéfice de la reine de Saba ou du roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages, par imposante dignité.
Aux siècles de la Renaissance, la mode est en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, par une sorte de pudibonderie, ce que notre historien appelle un « chromoclasme ». Ce n’est pas un hasard si ce mouvement correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et de surcroit à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation chromatique, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers gothiques[1]et de ses peintres, comme Fussli. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne » et honrable, malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, des afficionados du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il acquiert des lettres de noblesse ou de honte politiques : il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste. Bien entendu il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, et le voici devenu transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic. En fait le noir est une couleur à part entière, de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…
Matrice prête à préparer le jour, le noir se découvre un nouveau prêtre en la personne du peintre Soulages, qui prétendit inventer « l’outrenoir ». Ce dernier avatar du dieu de la peinture fascine une vaste frange des amateurs d’art, il a son musée à Rodez, avant même la consécration de la mort, il sidère ceux qui auraient le front de contester son autorité picturale. Une spiritualité intense, venue d’une influence japonaise s’en dégage ; à moins que l’on puisse y voir le mécanisme de l’esbroufe, itération et réitération d’une recette à base de couteaux graissant l’huile et le goudron noirs, en une sorte de fatigue, voire de rejet de l’inspiration, un nihilisme comminatoire, hors duquel point de salut pour la figuration, l’imagination, la liberté esthétique, et auquel les badauds sacrifient en un culte entendu et muet.
Une fois de plus, parmi les livres de Michel Pastoureau, rouge, jaune, vert ou bleu, noir enfin, montrent combien se mêlent étroitement « les problèmes chimiques, techniques ou matériels et les enjeux sociaux, idéologiques ou symboliques ».
Nous avions connu Lucien X. Polastron dans un tout autre exercice, où l’on devinait cependant un noir repoussoir : un roboratif essai sur Les Livres en feu[2], où la dimension historique ne se déparait pas d’une intention polémique en faveur de la liberté de publication, d’expression et de conservation des bibliothèques. Le voici plus paisiblement méditatif avec Au Cœur du noir.
Si Michel Pastoureau limitait ses histoires des couleurs aux sociétés européennes, il laissait avec humilité la place à des entreprises telles que celle de Lucien X. Polastron tourné, lui, vers l’Extrême-Orient. Art de vivre et philosophie esthétique, le noir, quoiqu’il ait son origine matérielle et esthétique en Chine, s’est longuement épanoui dans l’archipel japonais. Au contraire de la préférence occidentale pour la luminosité, la non-lumière, essentiellement naturelle, est le vortex d’une riche et profonde impression visuelle, au point d’être à la source de la rêverie, de la sensualité. Toutes les pulsions artistiques, du style de vie jusqu’aux spéculations philosophiques, empruntent sa voie, dans le cadre du shintoïsme et du zen : il est donc couleur absolue. Or « l’extrême couleur signifie le pouvoir suprême ».
Venu d’époques ancestrales, le noircissement des dents est une parure aristocratique. La délicieuse Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet[3]écrites au XI° siècle, ne classe-t-elle pas, parmi les « Choses qui égayent le cœur », « Des dents bien noircies » ? Si la mode s’est affaiblie lors de l’ère Meiji, qui vit l’ouverture à la modernité occidentale à partir de 1868, elle perdure chez les geishas. La longue chevelure noire féminine est également un gage d’érotisme et de distinction, surtout si elle est plus longue que sa détentrice, ce que l’on peut observer dans les peintures illustrant le Dit du Genji[4]. Cet accord entre dents et cheveux « relève d’une esthétique de l’insondable », alors que les « échelonnements bariolés des encolures de vêtements » sont la règle. Or le bouddhisme japonais vêt ses novices de la plus sombre nuance nocturne, car « c’est la couleur de l’acceptance de tout ». En tant qu’ornement et essence, le noir est aujourd’hui pour les stylistes « l’étoffe absolue », la noblesse et l’intelligence. Il est d’abord de soie, mais aussi de lin, de coton et de laine. De surcroit, pour les femmes, le kimono noir, sans autre ornement, est si « érotiquement troublant » ! Ainsi, il n’est pas une couleur, mais « un idéal esthétique ». L’on devine que, malgré les matières botaniques, terreuses et ferriques qui le composent, les artisans teinturiers ne dévoilent pas entièrement leurs précieuses recettes pour aboutir à la profonde intensité.
De tels costumes, sans oublier les ombres, jouent un rôle prépondérant dans les spectacles du kabuki et du bunraku. Si l’on ne s’étonne pas qu’un tel goût ait touché la cérémonie du thé, au travers de bols au premier regard grossiers, mais doués d’un raffinement insondable, l’on sera plus surpris de savoir que le tatouage total et entièrement noir touche la jeune génération. Le jeu de go, lui, a 181 pions noirs, soit un de plus que les blancs, ce qui n’est pas sans sens. L’on aime également trouver des aliments couleur de nuit ; et l’on imagine qu’à la rencontre de dents noircies un pétillement d’extase ne manque pas de se produire. En cohérence avec une telle esthétique, la « planche de cèdre cuite » orne certaines maisons, comme chez nous les bardeaux. Un calligraphe a même enduit sa demeure d’encre à calligraphier ; luxe suprême n’est-ce pas ?
La pierre à encre offre la même nuance que celle qui va imprégner le pinceau. Venu d’une suie et de gélatine animale, le mélange étant patiemment travaillée de façon traditionnelle, un tel bâton d’encre peut encore se payer à prix d’or. L’art de la calligraphie, qu’il soit figuration des êtres et des paysages de l’univers, ou poème, se ressourçant dans la profondeur originelle de l’encrier, est en quelque sorte le fondateur d’une part de l’art moderne du XX° siècle, soit le tachisme, l’expressionnisme abstrait de Franz Kline et Hans Hartung, et l’abstraction lyrique de Georges Mathieu et de Zao Wou Ki[5]…
Notre essayiste ne se fait pas faute d’oublier Tanizaki Junichiro, dont la Louange de l’ombre[6] est le nostalgique éloge d’une habitation sereinement ombreuse et d’une esthétique en voie de disparition. Pourtant, là, une méditation zen pouvait accéder au « moi sans forme », à un « monologue intérieur ayant fondu au noir ». Est-il permis de voir en cette ancestrale mythique le reflet des trous noirs de l’astrophysique contemporaine ?
Cet essai, précieusement noirci d’illustrations expressives, parcourt l’esthétique profonde du Japon. Aristocratique, le noir orne le vêtement, quand les ombres de la maison sont propices à la paix. Il faut cependant s’intéresser à la fabrication de l’encre autant qu’à leurs reflets dans les valeurs morales. Ainsi cette synthèse méticuleuse est autant esthétique, sociétale que philosophique. L’on ne s’étonnera pas que, grand connaissance de l’Extrême Orient traditionnel, Lucien X. Polastron ait publié un volume sur la calligraphie chinoise[7], en quelque sorte heureusement complémentaire.
Santa Maria de Pellizzano, Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.
Quittons l’obscur, si nous en avons assez de broyer un noir cependant spirituel, et revenons à l’Occident avec Michel Pastoureau. Pour trouver son opposée, pure luminosité. Car il n’a rien d’incolore. Dès l’Antiquité, le blanc est l’apanage du taureau de Pasiphaé, du cygne de Léda. Cependant une fausse croyance venue du XIX° siècle prétendait que les temples et statues grecs étaient immaculés. Eh bien non ! ils étaient peints de couleurs vives pour honorer les dieux, les peintres étant d’ailleurs payés plus chers que les sculpteurs. Quoique Platon pensât de la pureté et de la beauté du blanc, seul convenable : « La couleur qui conviendrait à une offrande aux dieux serait le blanc[8] ». Et si les Romains aimaient les robes immaculées des vestales et les toges blanches, en particulier les sénateurs, les peintures de Pompéi et d’Herculanum témoignent de leur appétence gourmande pour les forces multicolores.
Biblique est le blanc, vêtant de peu le Christ sur la croix, ainsi que les apôtres et les anges. La pureté, la justice divine sont ainsi magnifiées. Pendant l’ère médiévale, les moines bénédictins, les pénitents, arborent ce symbole de l’innocence et de la sainteté, même si le noir des moines de Cluny n’a rien de diabolique tant il est humilité. Le bestiaire lui-même n’échappe pas à cette pureté tant sont valorisés l’agneau christique, la colombe de Noé, la licorne et le cygne. Du Moyen-âge à la Renaissance, il s’agit d’une nuance féminine, alliant clarté du teint et propreté vestimentaire. Ainsi est peinte « l’amour profane » du Titien. Cependant le nourrisson et le mort se rejoignent en cette blancheur, lange et linceul. Couleur de la noblesse, au moyen de ses dentelles, mais aussi des Protestants, et jusqu’au XVIII° siècle celle des rois, elle a tout pour être raffinée, honorée, sanctifiée. L’on sait qu’elle n’échappe pas à la politique : monarchiste lors de la Révolution française et des guerres de Vendée, tsariste contre les révolutionnaires bolcheviques…
Mais à partir du XVII° siècle, siècle scientifique, le noir et le blanc ne sont plus des couleurs. La neutralité du papier en témoignant. La naissance de la photographie, en 1839, ne fait qu’accentuer le phénomène. Pourtant les impressionnistes, Monet, Whistler expérimentent avec virtuosité le blanc sur blanc, neigeux, crémeux… C’est à cette époque que la mariée est ainsi ornée. Voilà qui est concomitant avec les avancées de l’hygiène, alors que des professions arborent la blouse et la toque, plâtriers, cuisiniers, bouchers, pâtissiers, chirurgiens, comme un gage de vie saine, et bientôt les joueurs de tennis. Aujourd’hui il est encore le « blanc du design », alors que c’est au tour du gris d’être « le degré zéro de la couleur », même si l'on pourrait objecteur qu'il beaucoup utilisé dans la décoration, l'ameublement, la tapisserie, pour raison de sobriété, de neutralité...
Une fois de plus Michel Pastoureau fait un travail très propre sur le blanc de la page, tant les caractères noirs y sont révélateurs des temps et des mentalités changeantes, tant le chromatisme des illustrations concourt à cette fête des yeux et de l’intellect historique, la science, la religion, la sociologie et la création artistique participant de ce couronnement de ses « Histoires d’une couleur » par la blancheur.
La seule réserve que nous saurions exprimer face aux ouvrages de notre cher Michel Pastoureau tient aux couvertures, au design certes pur, mais minimalistes, austères. N’aurait-on pas pu, parmi les nombreuses et somptueuses illustrations qui émaillent les volumes de ces « Histoires d’une couleur », choisir quelque splendeur plus explicite ? Par exemple le portrait d’un « jeune homme élégant » de Lorenzo Lotto, dont la chevelure rousse est relevée par le noir du pourpoint et du bonnet ; et la jeune nudité à peine rosée sur draps et des oreillers abondamment crémeux de la Rolla d’Henri Gervex…
Les avatars du noir et du blanc sont loin d’être achevés. Aujourd’hui les « wokistes » et autres « éveillés » antiracistes s’en donnent à cœur revanchard et tyrannique pour élever une couleur de peau « racisée » - qui en soi n’a aucune vertu - à un absolu face auquel la blancheur du derme est condamnée au racisme « systémique ». Faudra-t-il briser et brûler les damiers et leurs échecs, pour crime de « black face », condamner l’antagonisme du blanc et du noir, pour crime raciste par la pensée, le délit de colorisme prétendant s’afficher à l’encontre exclusive des faces de couleurs, euphémisme pour le noir, cette inqualifiable noirceur que ne veut pas voir enfumée la Cancel culture ou inculture de l’annulation[9]… Pourtant, n’en déplaise aux grincheux, aux langues plus empreintes de noirceurs que leur peau, mieux vaut laisser nos yeux se réjouir de ces deux nuances complémentaires, y compris sur les pages imprimées, quoique les couleurs multipliées des papiers et des polices de caractères ne feraient pas de mal à nos préjugés et à notre joie de lire.
Justement, voici un livre multicolore dont aucune page n’est blanche, même si les caractères restent noirs. Jean-Gabriel Causse nous propose une chromothérapie généreuse, tant le pouvoir des couleurs est étonnant. Même s’il ne peut qu’être complice de Michel Pastoureau, la démarche n’est plus historienne, mais didactique, et de surcroit un brin ludique.
Lorsque le bleu relaxe, le vert rassure. Il suggère qu’il est permis d’aller de l’avant, ce dont témoignent les feux de signalisation. L’on devine le danger à l’apparition du rouge. Science et psychologie président donc à cet ouvrage qui propose une colorimétrie des sentiments et des informations délivrées plus ou moins inconsciemment au cerveau humain, selon des intentions universelles, mais aussi culturelles. Tant en qui concerne l’apprentissage, la décoration d’intérieur, la mode, la créativité, le marketing et le packaging, le choix des couleurs peut être d’une réelle pertinence, sachant combien il peut contribuer à l’achat, au repos, à l’action. Jusque bien entendu à l’occasion de l’émotion érotique, où la robe rouge, le rouge à lèvres et les tapisseries pourpres contribuent à l’inflammation du désir. D’ailleurs il serait temps de passer au mauve, car l’on fait plus souvent l’amour dans une chambre ainsi ornée.
Les influences chromatiques sont infinies. Y compris en pharmacologie, tant la couleur du médicament, sirop ou gélule, persuade et contribue à l’effet placébo. Comme lorsque le rose du yaourt laisse penser que vos papilles ont rencontré la fraise même si ce n’est pas le cas. Et si les murs blancs sont majoritairement élus dans les bureaux d'entreprise, l’on ignore combien ils sont ainsi contre productifs. A contrario, le lave-linge et le lave-vaisselle sont immaculés pour suggérer la capacité à réussir leur mission de propreté.
Illusions d’optique, synesthésie, daltonisme, sont également au rendez-vous de cet ouvrage. Le petit adage « voir la vie en rose » n’est pas seulement une métaphore mais une réalité scientifiquement prouvée, sans compter qu’au rebours d’un préjugé défunt les hommes aussi aiment le rose. Par contre, le jaune est le mal aimé : il suffit pour s’en convaincre de constater combien peu il nous habille. Au contraire du rouge, qui pour le bibliophile est la nuance la plus prisée pour habiller les livres d’une somptueuse reliure. À cet égard l’on préfère parler de reliure « citron », quoique l’on assure ici que « le jaune est la couleur de l’intelligence ».
En conséquence, un peu de chromothérapie ne nous fera pas de mal : nous en aurons pour preuve la révélation selon laquelle la lumière - qui l’on sait est la somme des couleurs - est remboursée par la sécurité sociale en Suisse, évidement bien plus performante que dans notre piètre hexagone et pas le moins du monde déficitaire.
Illustré avec humour par les collages de Robin Gillet (que l’on aimerait avoir orné également la couverture) cet assai avance en un joyeux désordre, en une réjouissante promenade colorée, plaisante à l’œil, enrichissante pour l’esprit. Designer, Jean-Gabriel Causse fait pour notre plaisir voyager l’arc-en-ciel de l’esthétique aux comportements, en passant par les perceptions, de façon à mieux faire connaissance avec notre corps et notre cerveau. « Connais-toi toi-même », disait Socrate, se référant à l’inscription gravée sur le fronton du temple de Delphes où les oracles du dieu Apollon frappaient l’oreille humaine par l’intermédiaire de la Pythie. Ses messages cryptiques avaient, qui sait, une teneur colorée, rien n’étant impossible aux dieux, qui, d’ailleurs ont pour messagère Iris, soit l’arc-en-ciel.
Peintre classique, peintre baroque et anti-contemporain, et cependant vigoureusement novateur, curieusement singulier, tel est Gérard Garouste (né en 1946), chez qui la couleur excède le dessin, comme le souhaitait Le Titien. Parfois démesurées, ses toiles sont à thèmes, à histoires, illustratives et fantasmatiques, sensuelles et cultivées. Néanmoins il peut paraître ludique et décoratif, voire kitsch, lorsqu’il séduit la mythologie et ses figures les plus emblématiques, comme celles de Diane et d’Actéon. Peut-être manquait-il parmi sa première période un brin naïve une profondeur émotionnelle et expressive que lui a permis l’acquisition de la virtuosité ainsi qu’une réelle ascèse intellectuelle. C’est en illustrant des chefs-d’œuvre de la littérature, tels le Don Quichotte de Cervantès, en emportant ses pinceaux aux vents de Kafka, du Talmud et de la Shoah, des grands maîtres du judaïsme, qu’il a trouvé sa véritable dimension. Et si nous aimons tant ce peintre littéraire, au meilleur sens du terme, c’est également pour investiguer ceux qui le commentent, qui pratiquent l’ekphrasis, voire la prosopopée, en faisant discourir ses tableaux. Mais aussi celui qui aime « Vraiment peindre », comme l’affirment ses entretiens avec Catherine Grenier. Notre Gérard Garouste signe-t-il le retour en grâce de la peinture ?
Cela n’étonnera personne, une constante source d’inspiration pour Gérard Garouste est la mythologie gréco-romaine. L’un de ces mythes, celui de Diane et d’Actéon, est examiné par Philippe Angénieux, dans la collection « Le Roman d’un chef-d’œuvre », sous le titre de La Vengeance divine selon Garouste. Selon une stimulante idée de départ, le romancier fait parler le tableau à la première personne, comme le propose la rhétorique, au moyen de la prosopopée, qui fait parler tout ce qui ne parle pas : animal, dieu, objet… Ce pour quoi il s’agit bien du « roman d’un chef-d’œuvre ».
Le thème de « la fâcheuse curiosité » est mis en scène, depuis ne serait-ce que Les Métamorphoses d’Ovide[1], au moyen de « la rencontre fortuite et fatale entre la déesse de la Chasse et le petit-fils d’Apollon. De prestigieux ancêtres de l’Histoire de l’Art président à l’innovation garoustienne - si l’on peut employer ce néologisme - : Titien, Rembrandt, Boucher, Böcklin… La toile vierge confie son bonheur de ne pas avoir été lacérée par un Lucio Fontana, brûlée par un Yves Klein, ignorée par les idolâtres de Marcel Duchamp. Puis son attente dans un immense atelier où musique, lumières et masques s’enchantent les uns les autres. Aux côtés des boites de couleurs, en fonction d’une commande, les échanges philosophiques, politiques, théologiques fécondent le geste à venir : « J’ai vécu assez de mois dans l’atelier pour comprendre que ces débats sont nécessaires à son travail, qu’ils en sont l’essence même ». Carnets, esquisses et dessins préparent l’exécution ; là il s’agit de « peindre à l’ancienne ». Cependant l’artiste joue avec les représentations traditionnelles : « Il coupe, cache, hypertrophie, plie, tord, noue, démultiplie les figures, les membres et les corps, se refusant à respecter la moindre convention, organisant toujours un labyrinthe d’interrogations et de mystères ». Etape par étape, avance le récit de la création formelle et colorée : Surprise dans l’onde bleue, Diane, cependant sereine, condamne la sacrilège à être torturé, dévoré par ses propres chiens. Le plus étrange n’est-il pas que l’on puisse reconnaître dans la déesse un peu du portrait de son épouse Elizabeth, voire dans celui d’Actéon un autoportrait au cri…
Toute fière d’elle, la toile achevée relate son voyage capitonné vers la galerie Daniel Templon, à Paris, puis vers la galerie Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Enfin elle se sent admirée et ne compte pas son bonheur.
Si la couverture de ce volume ne présente qu’un détail, le rabat s’ouvre sur la reproduction complète du tableau. L’on y mesure le contraste entre le lisse utilisé pour peindre Diane, sur la droite, et le brouillé, qui sur la gauche isole le malheureux Actéon, se métamorphosant en cerf aux bois élancés, dont la chair cruellement se dissout sous les crocs des chiens furieux. Et si ces derniers sont devenus chasseurs du chasseur, sous le commandement de la chaste, froide et lunatique déesse dont la pudeur fut transgressée, il est logique que cette toile soit maintenant exposée à Paris, sur les cimaises du Musée de la Chasse et de la Nature, qui en fit la commande. Elle fait rayonner, dans un décor XVIII°, l’effroi et la beauté, où « chaque jour de visite est un jour de surprise », celle sans cesse renouvelée des énigmes et du sens des grands mythes.
Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité, pour reprendre le titre d’Alfred Schulzt[2]. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double, comme le confirme la tête biface de Janus les unissant sur la couverture imaginée par le peintre Gérard Garouste,
Cette relecture, stimulante, de Don Quichotte ne peut se passer du retour au texte de Cervantès ; surtout s’il est accompagné des images des illustrateurs des XIX° et XX° siècles, Tony Johannot, Gustave Doré, Dubout… Il faudra maintenant compter sur un renouvellement inouï de l’imagerie en 150 gouaches et 126 lettrines aux prestigieuses éditions Diane de Selliers[3]. Car l’œil et le pinceau de Gérard Garouste (né en 1946) ont ce grain de lyrisme et de folie qui font exploser les couleurs au service des facettes du mythe quichottesque.
En toute singularité complice, le Don Quichotte de Gérard Garouste est un sous-univers flamboyant, né de la rencontre d’un écrivain du XVI° siècle déjà égaré en son temps, quoiqu’incroyablement moderne, avec un peintre inactuel, qui ne s’embarrasse pas des credo conceptuels et post-duchampiens de l’art contemporain. Il joue avec la fraîcheur de la gouache, avec la représentation, la diffraction, aussi bien mentales que colorées. Il peint comme le fantasme d’un enfant qui hallucine le monde de la fiction, mais avec les moyens et la liberté d’un artiste achevé. En fait il s’agit de la représentation par l’artiste de la représentation de la réalité que s’est faite Don Quichotte, lui-même personnage de fiction, né d’un auteur fictionnel, Cid Hamet Ben Engeli, imaginé par Cervantès. Les mises en abymes de la représentation et de la fiction brouillent tout espoir de réalité dès lors qu’il s’agit d’œuvre d’art aux multiples facettes, concaténations et métamorphoses.
Gérard Garouste montre avec autant de brio qu’Alfred Schütz[4] combien Don Quichotte a un problème avec la et sa réalité. Il le peint à travers des distorsions corporelles, des affabulations de la perception. Sa tête se déploie, se retrouve détachée entre ses mains, multipliée, liée sans retour avec son complice et opposé, Sancho, qui est l’autre face de ce Janus. De plus, son miroir se renverse, comme il se démultiplie dans le miroir des histoires enchâssées parmi le roman. Il est tatoué d’yeux et de songes, couché dans la caverne de Platon. Allégorique comme les tarots, puéril comme le barbouillage, le travail du peintre bouscule les yeux, ravit l’esprit. Les métaphores baroques de Cervantès s’animent sous nos paupières : squelettes en feu, chanteuse devenue harpe, bossue se changeant en pieuvre, une duchesse se partageant en lune et soleil… Mieux encore, Gérard Garouste, en sa belle et quichottesque folie, s’identifie à son personnage et peint ses propres traits pour un « Quixotte apocrifo ».
Nous n’aurons pas la folie qu’eurent le curé et la gouvernante de Don Quichotte : jeter dans la cour et brûler ses livres de chevalerie. Que la raison, la beauté et la bibliophilie nous gardent d’agir de même ! Prenons soin du coffret où Diane de Selliers sut unir la main de Cervantès et celle du peintre aux pinceaux polymorphes…
Le Banquet de Platon cherchait l’origine et le sens de l’amour, sous la gouverne de Socrate, qui avait le dernier mot en donnant la parole à l’idéale Diotime, après un défilement d’hypothèses mythiques. Il est bien possible qu’avec un tel titre, Gérard Garouste y ait pensé, mais pour lui opposer une autre tradition culturelle : celle du judaïsme. Avec un clin d’œil formel à la tradition picturale chrétienne, puisqu’il s’agit d’un triptyque, comme ceux de la nativité ou de l’adoration des mages, ou encore Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Mais il s’agit cette fois d’un triptyque intensément coloré, virevoltant, placé sous le signe de Kafka[5].
L’essai d’Olivier Kaeppelin relève de l’exerce classique de l’ekphrasis, soit, en rhétorique, la description d’une œuvre d’art. Si l’on reconnait d’emblée la figure de Franz Kafka, celles de Walter Benjamin et de Gershom Scholem[6] ne sont accessibles qu’à l’initié. D’autant que l’art de Gérard Garouste aime associer son hommage fervent à des déformations corporelles, un rien grotesque, serpentiformes, où l’on devine le souvenir d’un Espagnol : Le Greco.
Au centre, Le Banquet proprement dit, intitulé « Le festin d’Esther », du nom de cette héroïne de la Bible qui sauva le peuple juif, au dépend des « oreilles d’Aman », celui qui crut pouvoir le massacrer. Autour d’une table en perspective diagonale et nappée de blanc, les convives sont présidés par un Kafka au faciès tourmenté, et opprimé par un fantôme vermiforme bleuâtre. Le conclave pensif et facétieux ne semble guère festif, car hanté par la Shoah, les femmes aimées, Felice et Dora, et les trois sœurs de l’auteur du Procès, victimes de la barbarie nazie : « spectres, algues, plantes sous-marines, couleurs verdâtres sont conviées à la fête de Pourim, mais avec elles la mort s’invite ».
La partie gauche fait survoler par un ange en forme de zeppelin un « Carnaval » fantasque et animalier sur le Grand canal vénitien, où le pont rappelle le « je et le tu » de Martin Buber. Mais un petit masque jaune tombé signe le ghetto et annonce la partie suivante. Celle de droite voit une farandole de créatures animaliformes tournoyer autour d’un poète bâillonné taquinant sa lyre, dans lequel on reconnait le peintre soi-même, sous les confettis multicolores de la manne biblique, nourriture physique et spirituelle. Il fait danser les « chiens musiciens » venus d’un récit de Kafka, auprès duquel le « choucas » (« kavka » en tchèque) ponctue le tableau comme une signature, rappelant le « G » de Garouste sur la tombe de l’auteur de La Métamorphose, à droite du dernier volet.
Lorsque la Kabale, le Talmud sont à la source de toute cette farandole, la « tragédie de l’Histoire » est-elle rédimée par les intellectuels, écrivains, poètes, et par la manne divine, sous la gouverne de l’artiste postbaroque ?
La prose d’Olivier Kaeppelin fournit les clefs que lui confia le peintre, conduit son lecteur avec patience et sens des nuances parmi les arcanes du vaste ensemble pictural, somptueusement reproduit avec maints détails et un dépliant qui nous laisse imaginer avec un rien d’effarement et un beaucoup d’admiration les trois mètres sur huit du chef-d’œuvre. Elle explicite les allusions à Dante, Scholem, Benjamin et surtout Kafka dont lettres et récits sont sollicités. Enfin « À ce banquet, les convives, les spectateurs se nourrissent d’une manne mentale et picturale ».
Peut-être pourra-t-on, mais seulement si l’on se montre grincheux, qualifier la chose de peinture trop littéraire. Le peintre a tant joué avec une débordante fantaisie de Don Quichotte pour que l’on ne puisse le qualifier de simple copiste du mot par l’image. Le seul éblouissement visuel qui se produit de prime abord suffit par ailleurs à disqualifier l’argument. Si chercher à nommer les personnages et décrypter les énigmes est ici exaltant, rien n’interdit la pure contemplation des formes dansantes et des couleurs amères ou enjouées, avant de se confier à une esthétique qui est une herméneutique.
Non sans une réelle provocation à l’encontre des installations pléthoriques de l’art contemporain, Gérard Garouste, professe de Vraiment peindre, comme l’affirment avec une inquiète jubilation ses entretiens avec Catherine Grenier.
Composé sous forme d’autobiographie, ce volume modeste, et cependant somptueusement illustré comme l’annonce sa couverture, est une conversation idéale entre le peintre et son attentive amie, au point qu’il paraisse offrir avec largesse ses confidences à ses lecteurs. Une enfance dyslexique auprès d’un père violent, des épisodes « maniaco-dépressifs », dix ans sans peindre, et l’indéfectible soutien de son épouse Elisabeth. Voilà pour les épreuves, exposées sans fard. Puis une pièce de théâtre Le Classique et l’Indien, dont il réalisa les décors. Et enfin une carrière ininterrompue jalonnée de peintures de chevalet, soutenue par des galeristes fidèles, dont Daniel Templon, des collectionneurs passionnés. Marqué par la révolution du ready made de Marcel Duchamp, il est cependant plus exactement l’héritier du Greco, de Tiepolo et de Chirico, voire d’Alberto Savinio. Ses rouges, ses bleus et ses ocres flamboient, ses figures s’étirent, multipliant leurs bras et leurs têtes dans un fantastique baroque. Les autoportraits et les portraits sont triturés, infiniment expressifs, alors que l’étude des mythes, de grandes œuvres de la littérature mondiale, comme Don Quichotte ou Faust, puis de la spiritualité biblique et juive nourrissent un univers sans cesse renouvelé. La réalité trouve en ses toiles et ses dessins de nouvelles dimensions de la représentation, des élaborations sensuelles de l’imagination et de l’intelllect. Si le métier est « classique », l’élaboration patiente, tout est possible dans ce « grand œuvre drolatique ».
Être un peintre aux visions bouillonnantes n’empêche pas l’humanité. Pour preuve, l’association « La Source » que Gérard Garouste anime et dans laquelle il propose des ateliers au service des enfants en difficulté. Un homme aux pinceaux et à la pensée stimulants se livre ainsi dans un livre qui n’a qu’un défaut : de laisser le lecteur un peu sur sa faim tant il aimerait plonger encore un peu plus dans l’immensité physique et psychique de ses tableaux. Heureusement, il ne manque pas d’occasion de contempler ses tableaux en chair et en os, tant ils flamboient de vie, et de beaux livres qui sont autant de polyptiques du maître, comme le catalogue du Centre Pompidou[7].
Dans une sorte de nihilisme, de ressentiment contre la tradition classique, de paupérisme intellectuel, de provocation infantile, nombre d’artistes, la plus grande part de l’art contemporain[8] en fait, a non seulement abandonné la peinture, mais la culture. Entre minimalisme abstrait monochrome et pléthore de quincaillerie d’objets prétendument pensants au moyen des installations, une désertification balaie l’espace artistique et le temps muséal. Mais avec ce mythologue quichottesque et kafkaïen, Gérard Garouste enfin, et une abondante exposition au Centre Pompidou en 2022, en forme de reconnaissance tardive des institutions et de l’Etat, au contraire des amateurs et collectionneurs depuis bien longtemps plus avisés, l’on signe enfin le retour en grâce de la peinture dans l’art contemporain, dont ce Banquet est l’œuvre tutélaire.
Ghiacciaio del Monte Cevedale e Monte Zebrù, Martell / Martello, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Peintures et paysages sublimes
par Alain Mérot, Edmund Burke & Remo Bodei.
Alain Mérot : Du paysage en peinture dans l’Occident moderne,
Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2009, 448 p, 39 €.
Edmund Burke :
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau,
Vrin, 2009, 300 p, 12 €.
Remo Bodei : Paysages sublimes. Les hommes face à la nature sauvage,
traduit de l’italien par Jérôme Savereux,
Les Belles Lettres, 2022, 156 p, 21,90 €.
Longtemps le paysage ne fut qu’un décor agréable parmi les fresques, un vert jardin aux oiseaux de la Villa Livia à Rome, ou un hortus conclusus[1] pour recueillir la Vierge dans l’imagerie médiévale. La Renaissance pensa peu à peu à le peindre pour lui seul, et non pour agrémenter les scènes religieuses. Cependant ceux des XVII° et XVIII°, puis du XIX° siècle, sont voués à dépasser, au gré d’un étonnant bouleversement des mentalités, ce qui était la peinture classique, ainsi que le montre Alain Mérot. Car bientôt écrivains, philosophes et peintres voient surgir des « paysages sublimes », selon le titre de Remo Bodei. Ce sublime aux allures extraordinaires subit pourtant une dévalorisation, peut-être irréparable…
Le développement de la peinture de paysage est patiemment exposé par Alain Mérot en ce fleuron de la collection de « La Bibliothèque illustrée des histoires ». L’historien de l’art cherche à savoir comment le paysage classique s’est constitué, de son développement à son déclin, entre 1500 et 1800. Loin derrière la valorisation des figures divines et humaines, loin derrière « les enjeux stratégiques, politiques, économiques ou religieux », l’appréciation esthétique des panoramas picturaux prend néanmoins de l’importance.
Le terme venant du grec « parerga » et de l’italien « paesaggi », il désigne au début du XVI° siècle « des tableaux de chevalet ou de cabinet ». Arrière-fond stylisé des crucifixions et des Adorations des Mages et autres retables, puis genre mineur en Italie, dans les Flandres et en France, face aux grandeurs de l’Histoire et de la mythologie gréco-romaine, le paysage, simplement décoratif d’abord, atteint à une réelle dignité grâce à l’art classique. Il est chez Nicolas Poussin transcendé par un épisode biblique qui n’est pourtant qu’une mince scène dans un immense espace. Or notre historien de l’art est en quête « d’une certaine forme idéale dont l’apogée se situe au XVII° siècle ».
Pour ce faire il est nécessaire de sonder la charnière artistique que fut la Renaissance, avec l’apparition de la perspective. Y compris en s’appuyant sur les mosaïques nilotiques romaines, les peintres sont en quête d’un « modèle théâtral » mettant en valeur les actions des dieux et des hommes. L’on imagine des solutions pour intégrer le paysage dans les fresques et les tableaux, en usant des encadrements, de l’artifice des fenêtres, au point qu’à l’heure du romantisme certaines œuvres de Caspar-David Friedrich ne seront plus que des fenêtres. En attendant cette extrémité picturale, le tableau, quelle que soit l’action représentée, se charge de paysages urbains et naturels, de détails arbustifs, parfois d’un réalisme botanique exact, et dignes d’une science descriptive, comme chez Albrecht Dürer. À l’occasion duquel l’on découvre l’opposition entre le paysage nordique et celui méditerranéen. D’arrière-plan décoratif, il passe à la dignité d’un espace immense, où l’enlèvement d’Hélène par exemple n’est plus qu’un prétexte narratif. Au risque de « l’énumération » qu’il faudra dépasser par « l’ordonnancement ».
Si « forme idéale » il y eut, elle se trouve incontestablement chez Nicolas Poussin, et Claude Lorrain. La campagne romaine et son incomparable lumière en font foi : « Située au terme d’une longue tradition humaniste et poétique, cet exemple montre bien que la description du paysage est devenue une évocation où se projettent les sentiments d’un spectateur méditatif ». « L’héroïque et le champêtre » des scènes bibliques et mythologiques voisinent dans le paysage idéal classique, en particulier chez le maître entre tous, Nicolas Poussin, ce dans le cadre de la « tradition pastorale ». Le goût pour les représentations des saisons est à cet égard probant. Les ports de mers sont sereins et lumineux chez Claude Lorrain ; mais, autour de 1750, ils deviennent presque préromantiques chez Joseph Vernet.
Pourtant, au nord, pour penser à la théorie des climats de Montesquieu, les peintres des Pays-Bas animent des paysages atmosphériques avec des nuages marins insistants et tourmentés, comme chez Jacob van Ruysdael.
Dans une démarche encyclopédique, Alain Mérot étudie également le « paysage chrétien » des ermites, celui du paradis terrestre et des Evangiles, sans oublier les fameux Bergers d’Arcadie qui sous le pinceau poussinien s’interrogent devant une inscription énigmatique : « Et in Arcadia ego », soit celle de la mort, entre pastorale et élégie.
Peu à peu, le paysage pictural est passé à « l’invention poétique » qui culmine avec le romantisme et l’impressionnisme, avant de subir une « crise de la représentation ». À force d’allégories, le paysage devient « hiéroglyphique », y compris chez Nicolas Poussin. Déjà dans les siècles précédents, l’on se heurtait au flou et à l’impalpable, à l’irreprésentable donc : brouillard, sfumato, tempêtes… C’est là qu’intervient le sublime : « Cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte », selon le Pseudo Longin, ainsi que le traduisait du grec ancien Boileau. Avant même Edmund Burke, les marines et les orages spectaculaires emplissent les tableaux. Au XVIII° siècle, le pittoresque peut avoir tendance à l’emporter sur l’imitation, malgré l’esthétique digne des Lumières d’un peintre comme Pierre-Henri de Valenciennes.
Le chemin est long avant de parvenir au réalisme et à l’impressionnisme à l’occasion desquels une prairie ou une étude de vagues s’est débarrassé « de tout présupposé idéologique ou rhétorique ». Ainsi l’on est passé d’un modèle mental au motif reproduit sur le vif. À moins que cette libération soit un appauvrissement ? Supplantant l’idéalité, la représentation champêtre aurait-elle ainsi réussi à s’assurer le succès auprès d’un public bourgeois en quête d’œuvres anodines ? Et si l’on continue à se poser des questions en allant plus loin qu’Alain Mérot, faut-il voir, au-delà de la fragmentation cézanienne préparant la modernité du cubisme, une désagrégation, voire une maladresse pitoyable du pinceau. Réflexion qui paraîtra pour beaucoup sacrilège…
Fourmillant d’anecdotes, l’essai profus d’Alain Mérot ravit son lecteur, l’enchante grâce aux nombreuses et pertinentes illustrations, de Duccio di Buonisegna jusqu’à Jean-Baptiste Camille Corot, grâce à ses analyses fouillées, ses citations et références, de Pline l’Ancien à John Constable, en passant par le De Pictura d’Alberti[2], les traités de peinture de Léonard de Vinci et de Gérard de Lairesse…
« On ne savait pas encore voir ni exprimer pleinement au XVII° le spectacle de la mer et surtout de la montagne », note Alain Mérot. Ce n’est en effet qu’au siècle suivant que l’on accède à une connaissance et une capacité de représentation de leur dimension sublime. Surtout grâce à l’essai d’EdmundBurke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. En 1757 cet auteur anglais a soudain intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse», qui deviendra un topos romantique : « une sorte d’horreur délicieuse, une sorte de tranquillité semée de terreur, qui, comme elle se rapporte à la conservation de soi, est une des passions les plus fortes. Son objet est le sublime[3] ». Ce qui s’applique au paysage : « Une plaine très unie et d’une vaste perspective n’est assurément pas une médiocre représentation ; la perspective peut s’en étendre aussi loin que celle de l’océan ; mais remplira-t-elle jamais l’esprit d’une idée aussi imposante ? Des nombreuses causes de cette grandeur, la terreur qu’inspire l’océan est la plus importante[4] ». L’on devine qu’il en est de même pour la montagne…
Museo de Zamora, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Non, le livre de Remo Bodei, Paysages sublimes. Les hommes face à la nature sauvage, en dépit de son sous-titre, n’est pas un traité d’écologisme un brin niais et fort propagandiste, comme il sied à une envahissante doxa[5]. Le traité d’histoire philosophique met avant une révolution esthétique. Bien que ne négligeant pas la peinture, l’horizon de recherche de Remo Bodei est avant tout philosophique et littéraire.
Lieux horribles, lieux délicieux, ce sont en latin les « loci horridi » et les « loci amoeni ». Ils sont « stériles, périlleux, vastes et désolés » au contraire d’une campagne riante et arrosée, couverte de fruits et de plaisirs. Quand le beau est harmonie et sérénité, ce qui n’est pas encore le sublime est effroi et démesure. L’opposition est parlante, jusqu’au XVIII° siècle où les premiers peuvent devenir « sublimes » ; impressionnants donc et permettant de contrôler ses angoisses devant la nature grandiose, menaçante, et face à sa propre finitude, permettant cependant de préserver l’idée de la supériorité intellectuelle humaine au moyen tant d’une intense contemplation que d’une action, comme celle de l’alpiniste : « un défi victorieux à la nature dans la lutte pour la suprématie ». Contre l’humaine mélancolie, la volonté de puissance s’affirme.
Avant de parvenir à la révolution burkienne, à son inversion radicale du goût, il est nécessaire de revenir aux sources du mot et du concept de sublime. Ce qui est au-delà des limites, tend au soulèvement oblique vers le haut, a originellement son penseur en la personne du Pseudo Longin, plus exactement un auteur grec anonyme, qui, au II° siècle de notre ère écrit son traité : Du sublime. La noblesse des attitudes et des pensées, la langue soutenue, élevée, « la véhémence et l’enthousiasme de la passion », « le tour des figures » et « l’agencement[6] » en sont les ingrédients, car il s’agit du beau discours, oratoire et poétique, dont Homère est le modèle. Mythe et littérature contribuent au soulèvement vers la grande âme.
La civilisation chrétienne y voit à son tour une élévation vers l’éternel et vers Dieu. Le classicisme, entre Boileau (qui traduit le traité de Longin en 1674) et Racine, fait du sublime une poétique de l'enthousiasme, une éloquence de l'éthos et du pathos. Cependant, d’Edmund Burke à Emmanuel Kant, en 1764, le chaos et la sauvagerie de la nature engagent le sublime dans une autre disposition de l’esprit, bien au-delà de l’expérience religieuse et du beau empreint de sérénité des Grecs : une admiration mêlée de terreur dont la transcendance serait de l’ordre de l’esthétique. Et qui serait, avec par exemple des poètes comme Edward Young, auteur des Nuits, ou les créateurs du roman gothique[7], « le cône d’ombre des Lumières ». Car le goût de l’absolu qui empreint le romantisme implique la fin « tant de l’universalité morale que de l’universalité esthétique ».
Littérature encore, lorsque Remo Bodei consacre un chapitre entier à un court poème, iconique autant pour les Italiens que pour la notion de sublime : « L’infini », que nous citons in extenso dans la traduction ici offerte par Jérôme Savereux, qui est en fait de Michel Orcel :
Ainsi énigmatique, Leopardi, en 1826, suscite l’inquiétude et l’enthousiasme, lorsque l’individu disparait dans le vortex de l’infini…
Une cartographie de la nature immense s’impose alors, soit, de chapitre en chapitre, montagnes, océans, forêts, volcans, déserts… Seul l’Etna, dans l’Antiquité, pouvait être escaladé, pour y voir la bouche des Enfers. Mais, au contact des cimes, les sensibilités de la seconde moitié du siècle des Lumières, mais aussi des poètes comme Samuel Taylor Coleridge et Percy Bysshe Shelley, dont le poème « Mont Blanc » est un sommet du lyrisme sublime, se hissent « au moyen d’une ascension extérieure qui correspond à une ascension intérieure ». Si un théologien du XVII° siècle, Thomas Burnett, prétendait que la sphère parfaite de la terre avait été déformée par le Déluge, donc par les péchés des hommes, les montagnes peuvent être désormais une voie vers le divin. Le « Grand tour », entre Suisse et Italie, puis l’ascension du Mont Blanc en 1786 contribuent à la popularité des splendeurs alpestre, quoiqu’un philosophe comme Hegel ne fût guère touché par les sommets suisses. Avec ce dernier, « le sublime commence ainsi à migrer de la nature à l’Histoire »
Repaire de tous les dangers, la mer, l’océan, pire encore au-delà des colonnes d’Hercule, est terra incognita jusqu’au bouleversement des grandes découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. D’un sonnet de Giuseppe Carducci, en 1851, au « Voyage » de Charles Baudelaire, l’horizon maritime est le synonyme de la mort, ce qui n’est plus guère le cas aujourd’hui. Le spectacle de la mobilité océanique universelle reste cependant un puissant stimulant de la sensibilité au sublime.
De même les forêts interminables de Germanie terrorisaient les Romains. Plus tard, au contraire, Jean-Jacques Rousseau aimait à se retirer dans les bois, au bénéfice de la rêverie et de l’écriture ; sans oublier l’Américain Henry David Thoreau[9]. S’éloigner « du fracas de la ville et de ses relations contraintes » permet de renoncer au défi, de se couler dans la paix de la nature, même si la chose ne va pas sans une idéalisation. Mais lorsque l’éperon de la découverte ne cesse plus d’ouvrir les forêts les plus lointaines et inextricables à ouvrir leurs secrets, quelque chose du sublime reflue.
La sacralité des volcans, que le souvenir de Pompéi enfoui rendait encore plus menaçant, reste, elle, pérenne, même sans le moindre dieu à son sommet ou en ses entrailles. Celui qui en approche la gueule est, comme Empédocle, un philosophe aspiré par la mort ou un vulcanologue qui risque sa vie. Ils sont avec les tremblements de terre, les plus terribles ennemis de la nature et de l’homme puisque leurs éruptions, outre leurs victimes directes, peuvent entraîner un réel refroidissement climatique, comme en 1815. Leopardi encore, cette fois dans « Le genêt » : « De volcans embrasés elle était constellée, / En maints lieux elle était recouverte de cendres ».
Torride ou glacé, le désert, s’il permet de « se rencontrer soi-même », semble dire à l’homme : « Ici tu n’habites pas et ton passage, dérisoire, n’a peut-être pas de lendemain ». Ne restent que la solitude des anachorètes, ou des ossements. Même si le tourisme, ou le terrorisme, l’humanisent…
« L’élan vers le haut est-il épuisé ? ». Il disparut en effet de la peinture après Turner et Caspar-David Friedrich, ou à peu près. La nature étant balisée, elle n’est plus aussi effrayante que par le passé, elle n’est plus qu’un jardin, une campagne, un circuit organisé. Le développement des sciences, la déshérence du religieux, le confort de nos sociétés, la polluante vulgarité du tourisme de masse, tout ferme la voie au sublime. Même le surhomme nietzschéen, de plus injustement sali par la mainmise du nazisme, n’a plus le prestige de sa hauteur. « La crise du modèle héroïque et sublime » parait sans appel.
Il semblerait donc que le concept de sublime se soit aujourd’hui déplacé. Ce dernier aurait glissé de la nature à l’Histoire - ce qui n’est pas au compliment d’Hegel et du communisme de Marx -, à la politique enfin, qui en trouva l’expression dans les totalitarismes, dans « la communion mystique avec le chef » et « l’esthétisation de la politique » par le biais du fascisme, selon la formule de Walter Benjamin[10]. Tout ce qui permet également l’avènement de la déception des « grands récits[11] », selon la terminologie de Jean-François Lyotard. Peut-être un lambeau du sublime s’accroche-t-il aux espaces intersidéraux de l’univers qui restent à conquérir. Par ailleurs, alors que le tourisme de masse a pu contribuer à affadir ce sentiment, la conscience d’une planète menacée, offensée, en quelque sorte une « Mater dolorosa » devant laquelle l’humanité devrait se flageller, pose de « nouvelles frontières du sublime ». À moins qu’il s’agisse du retour de la religiosité, cette fois à l’égard de Gaïa. Ce serait l’objet de nouveaux essais, qui affirmeraient les errements délétères d’un sublime dévoyé et les ferments d’une juste humilité devant les prodiges de la nature, mais aussi de l’art…
À la lecture de Remo Bodei, l’amateur ne peut que rencontrer la délectation intellectuelle, tant il fait se croiser les prestiges de l’imagination découvrant les paysages sublimes évoqués et ceux de la pensée au travers de ses mots et de ceux des théologiens, poètes et philosophes convoqués et cités avec une rare pertinence, y compris ceux chinois dont la tradition reste acquise en terme de respect des paysages montagneux.
Il est difficile, voire impossible, de s’intéresser au paysage et à ses représentations sans s’appuyer sur le travail colossal de Simon Schama : Le Paysage et la mémoire. Car, moins que le lieu réel, c’est la façon dont il se marque en nous qui le singularise, le rend emblématique. Récits, romans, mythes, tableaux, photographies, cartes postales puis films, tout est fait pour que nous voyions moins l’espace que son icone, son idéal, son cliché. Les hauts lieux naturels, religieux et militaires sont ceux où l’âme et l’Histoire se révèlent à soi-même ; ce que l’essayiste confirme : « rendons justice à l’œil humain, car c’est son regard qui fait toute la différence entre la matière brute et le paysage ». Ainsi les montagnes du Yosemite aux Etats-Unis sont iconiques de la noblesse et de la préservation de la nature ; les forêts de la Germanie, avec leur statue d’Arminius qui anéantit trois légions romaines à Teutobourg en l’an 9, sont le symbole de l’héroïsme national ; les monts, en sus d’être « altitude, magnitude, béatitude[12] », sont philosophiques[13] et parfois politiques, comme le Mont Rushmore où l’on sculpta les faciès grandioses de quelques présidents américains… Un travail quasi poétique, voire idéologique, s’exerce par la mémoire collective sur nombre de paysages, ce que montre avec une écriture aussi torrentielle qu’érudite, prenante, évocatrice, Simon Schama, qui n’oublie évidemment pas Edmund Burke, avec l’indispensable secours d’une abondante et pertinente iconographie. Des mythologies de l’Arcadie aux forêts allemandes célébrées et questionnées par des penseurs aussi différents et controversés que le romantique Philipp Otto Runge ou Heidegger, des peintres aussi divers que Joseph Mallord William Turner ou Anselm Kiefer, la mémoire du paysage apparait comme un feuilleté de rêves, de cauchemars, de beautés et d’Histoire…
Jérôme Thélot : La Peinture et le cri. De Botticelli à Francis Bacon,
L’Atelier contemporain, 2021, 184 p, 25 €.
Christian Ruby : Des cris dans les arts plastiques,
La Lettre volée, 2022, 144 p, 19 €.
Eugène Leroy : Toucher la peinture comme la peinture vous touche,
L’Atelier contemporain, 2022, 264 p, 20 €.
« Ut pictura poesis[1] », rêvait Horace dans la Rome ancienne. La peinture est comme la poésie… Cependant le Laocoon de Schelling[2]montra que chacune dispose de son vocabulaire propre, que la porosité et la similarité de l’un à l’autre n’est que fiction. Or la peinture, monstre sacré des arts, tant elle impressionne le regard, n’est rien sans la magie sociale qui concourt à l’apprécier, ce que montre Bernard Lahire, dans Ceci n’est pas qu’un tableau, au point que ce dernier puisse être considéré comme une relique au sens religieux du terme. Pourtant la peinture est autre chose qu’elle-même, tant elle peut-être « cri » et « cris », ce qu’écrivent avec vigueur Jérôme Thélot et Christian Ruby ; alors qu’Eugène Leroy sait Toucher la peinture comme la peinture vous touche. Induit par la seule visibilité picturale, le jeu avec quelques-uns des cinq sens contribue à la valeur surprenante, à l’aura stupéfiante d’une œuvre. Ainsi nos esthéticiens s'attachent à écrire sur les cris et l'épiderme de la peinture, comme en vertu des synesthésies.
Couche plate de pigments selon un certain ordre agencés, le tableau ainsi pensé n’aurait ni valeur, ni prix, ni sacralité. Cependant, « ceci n’est pas qu’un tableau », insiste Bernard Lahire au fronton d’un ouvrage qui ne vaut que son pesant de papier si l’on suit le précédent raisonnement, mais dont la consistance n’est pas que physique. Ainsi, dans un copieux volume sous-titré « Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré », il s’interroge sur les mécanismes de la valeur inhérente à l’œuvre d’art.
En une enquête progressive, il prend pour déclencheur un tableau disparu pendant plusieurs siècles, puis soudain réapparu : la Fuite en Egypte au voyageur couché de Nicolas Poussin, de plus en plusieurs versions. S’agit de l’œuvre du maître ; ou d’un faux ? Si les experts, voire les tribunaux s’en mêlent, c’est bien parce deux toiles apparemment semblables n’auront ni la même valeur, ni le même prix, passant « du plomb à l’or » comme en une opération alchimique. Il y a bien une aura, cette « aura » dont parlait Walter Benjamin[3], une « magie », dont nous sommes partie prenante, malgré notre prétention à l’exacte rationalité. Bernard Lahire va plus loin, parlant de « sacré », de « magie sociale », car au-delà du seul monde de l’art, ce sont ceux de l’économie, de la politique, du droit et de la science qui en sont les réceptacles, c’est-à-dire les bénéficiaires, ou les victimes. Autrement dit, nous voilà pas seulement caressés par le plaisir procuré par une œuvre d’art, émancipés par la dynamique de la connaissance qu’elle induit, mais entraînés dans son substrat de domination, de pouvoir…
Thomas de Quincey, au XIX° siècle, « compare la guerre des musées pour l’appropriation des plus beaux tableaux à une chasse aux reliques. L’intention critique montre que la conscience du lien structural entre les reliques et les œuvres d’art est désormais perdue ». Or il faut prendre conscience que la fétichisation muséale de ces dernières et les pèlerinages qui en découlent ne sont qu’une œuvre face de la religiosité ; ce qui n’enlève rien par ailleurs à leur validité.
Ainsi, partant d’une anecdote, soit « d’une toile, tirer le fil », et à partir de l’authenticité controversée, notre sociologue ouvre et élargit l’éventail de la pensée jusqu’à une théorie de la domination par le sacré qui embrase toutes nos sociétés, y compris celle, moderne et occidentalisée. N’en doutons pas, capital et symbolique sont étroitement liés. Le marché de l’art et la ritualisation de la visite des musées sont, n’en doutons pas, la trace et le rebond sécularisés du sacré.
Erudition scrupuleuse, largeur de vue lorsque les analyses du sociologue embrassent histoire de l’art, théologie et économie, l’essai de Bernard Lahire est une mine à soi seul, un reliquaire finalement…
Une valeur supplémentaire ne peut-elle derechef être accordée au tableau s’il dépasse le sens de la vue qui lui est octroyé ? De quoi s’agit-il si l’on entend résonner à la surface des bouches peintes, un cri ? Jérôme Thélot et Christian Ruby, chacun à leurs manières sensibles et érudites, s’attaquent à cette redoutable question esthétique. Car la peinture est paradoxale si elle ajoute à sa dimension visuelle obligée la suggestion d’un cri, qui la transgresse bien plus que la figuration de la parole, plus discrète et se prêtant moins à la visibilité d’une émotion puissante.
Comme inspiré par les neuf Muses, Jérôme Thélot rassemble en neuf chapitres une vingtaine de tableaux iconiques et criants de la peinture européenne, du XV° au XXe siècle. La perspective est vaste, polyphonique et visiblement fort sonore, de Pollaiolo à Bacon, en passant par Botticelli, Raphaël, Caravage, Guido Reni, Poussin, Ribera, Giordano, sans oublier l’incontournable à cet égard : Munch. Cependant outrepassant son propos initial, le lecteur le découvre, à l’achèvement de son essai, appelé par les sculptures de Raymond Mason, qui crie le désarroi du monde au travers de son groupe réuni autour du résultat d’une agression, ou de son haut-relief intitulé Les épouvantées. Œuvres récentes dont la « conscience tragique » se souvient de la tradition chrétienne de la représentation.
« Art du silence », la peinture est le plus souvent paisible ; et même les tableaux les plus guerriers, le plus épiques, ou les scènes des enfers, paraissent étonnamment peu bruyantes. Rares sont ceux dont les bouches crient violemment, procurant au spectateur « l’impression paradoxale d’entendre presque ce bruit pourtant inouï d’un cri traversant l’image ». De fait, au travers des écrits de Lessing et Winckelmann, le siècle des Lumières évince le cri, lui préférant « le silence pictural de la tradition humaniste et néoplatonicienne ». Les romantiques, eux, le réhabiliteront, au travers de la représentation de la violence, quand l’art moderne et contemporain ne sait pas faute d’oublier la représentation de la violence existentielle et de l’Histoire.
Même si notre essayiste semble oublier tous ces damnés qui hurlent maux et douleurs éternelles parmi les Jugements derniers, c’est à la Renaissance, lorsqu’un réalisme pictural crève la fresque ou la toile, que les lèvres béent avec insistance sur un hurlement. Spécialiste de la profération de la douleur, le Florentin Pollaiolo, entre 1450 et 1460, donne à la bouche du mauvais larron, dans une crucifixion, à celle d’un Antée étreint par Hercule, une dimension proclamative : la mort de celui qui ne reconnait pas le Christ, comme celle du vaincu par le demi-dieu ne peuvent qu’exhaler un cri qui déchire la couleur. Ce dernier est la manifestation visible du mal et de la démence.
Chez Botticelli, le centre exact du tableau est « la bouche ouverte de la femme poursuivie » venue d’un conte de Boccace où « l’amour courtois se retourne en meurtre ». Narrative, la peinture destinée à un coffret de mariage veut châtier les vices et honorer les vertus féminines. Le but moral affiché dévoile que « l’origine de la peinture gît dans la violence ». Ainsi le cri en peinture révèle « le fondement sacrificiel de toute représentation ». S’agit-il d’une « exhibition du refoulé » ou de la conscience imagée du fondement de l’humanité ?
Une tout autre histoire résonne chez Raphaël. Sa dernière œuvre, la plus accomplie, met en scène une Transfiguration. Un enfant, le doigt levé vers le Christ n’est-il que « le démoniaque épileptique » ? À moins que sa stupéfaction, entre « théophanie et convulsion », soit « une crise épileptique donatrice de science », qui sait l’aurore de la guérison et de la joie… Notre essayiste ne cesse de faire assaut de sagacité, de pertinence : « Le peuple juif est-il selon Raphaël, et selon le christianisme […], le peuple possédé, épileptique, dont les Chrétiens attendent que son prochain cri soit le dernier ? »
Le double cri de la mère et du bébé dans Le Massacre des innocents de Poussin est à l’apogée de l’horreur, il tente de « déchirer l’épaisseur du monde » ; en vain. Quant à Ribera, le voici déchirant sa toile sous l’horreur de la violence et de la torture, en peignant Apollon et Marsias, lorsque le ridicule concurrent du dieu est écorché vif à cause de son hubris coupable. La dimension morale est également indubitable que lorsque l’on peint, comme Luca Giordano, un Saint-Michel archange perçant de sa lance un démon hurlant.
Mais face à tout ce que peut approuver un Winckelmann, Munch réalise un « acte insurrectionnel », balayant le classicisme et le romantisme, et déjà expressionniste. Non seulement la bouche mal dessinée crie, mais les couleurs tournoient en criant leurs voltiges psychédéliques. Enfin, à tout seigneur tout honneur, Francis Bacon exhibe ses gueules largement ouvertes. Ce Francis Bacon auquel le même éditeur a consacré un beau volume de conversations[4]. Car tout tableau chez Bacon crie, d’une manière ou d’une autre, gueulant, dégueulant, édenté, ou ne laissant qu’une trace sanglante explosée. La « religion de Bacon » est celle de la transe, voire de l’absurde au sens philosophique ; et ce n’est pas innocent de se souvenir que la vision du Massacre des innocents de Poussin fut pour le jeune peintre une révélation, un aiguillon incessant. À la différence de ses prédécesseurs, le hurlement des figures de Bacon est sans bourreau, sans explication ni compassion ; a-métaphysique même. D’où l’intolérable et cependant extraordinairement esthétique de la picturalité colorée d’un art brouillant les limites de la figuration et de l’abstraction.
Ecrit avec clarté, entrant rapidement dans le vif du sujet, progressant par étapes historiques bien identifiées, l’essai de Jérôme Thélot ne peut laisser indifférent. La réflexion esthétique est autant théologique que morale, alors que ces dernières s’effacent au profit d’une métaphysique sans dieu, quand le cri s’éteint dans le silence sourd et muet de l’univers.
Si Jérôme Thélot procède par vignettes descriptives et analytiques successives, Christian Ruby, quoique embrassant le même grand écart historique tout en s’aventurant jusqu’aux performances contemporaines, emprunte une démarche plus synthétique et conceptuelle.
La « bouche en cri artialisée » montre avec cet essai « comment une conception moderne du cri a été extraite par les arts plastiques européens de la référence au divin » pour accéder « à la souffrance qui plane sur le monde ». Au-delà de celle christique ou du Massacre des innocents de Poussin, au-delà encore des créatures mythologiques comme la tête de Méduse hurlant sa douleur parce qu’arrachée, se trouve le scandale des victimes hurlantes du Guernica de Picasso. La résonnance universelle atteint les œuvres d’Anne et Patrick Poirier, de Marina Abramovic, ou d’Annette Messager, voire au contact d’une brûlante actualité, celle des migrants ou de l’anthropocène, répondant par-delà les siècles aux clameurs des Sabines enlevées par les Romains. Ainsi l’Histoire crie au travers de l’art et d’une béance buccale que l’on aurait pu qualifier de mauvais goût, mais qu’il faut entendre dans sa réprobation de la barbarie humaine, qu’elle soit individuelle ou collective.
Il n’y a pas d’unicité du cri : celui de la douche dans Psychose d’Hitchcock n’est pas celui du Dictateur de Chaplin, ce dans le cadre d’allusions cinématographiques. Depuis l’« abîme noir » de la bouche, en passant par les écarts des membres, « l’harmonie classique » du corps est brisée. Ainsi dans La mort d’Adam de Piero della Francesca. Mais, par-delà le temps religieux des damnés et des mortels pleurant la mort inévitable, en passant par une « sécularisation du cri », le spectateur est aujourd’hui appelé par ce qui est peut-être une nouvelle religion, celle du traumatisme. En effet « cri public médiéval » et « cri public moderne » s’opposent, non sans qu’une typologie puisse venir au secours de l’analyse : peur, douleur, scandale, protestation, résistance… Recherche-t-on toujours, comme à l’époque baroque, une « bella deformita » ? « Un tel examen du difforme le conduit soit vers une nature humaine, soit vers une morale, soit vers une esthétique, soit vers leur synthèse ».
Ainsi, en notre époque contemporaine, « des œuvres, en explorant l’état du monde et des dominations, proposent ainsi des configurations de cris, indiquent des causes qui les ont suscités : colonisations, exils, enfermements, anthropocène ou capitalocène ». L’on reconnait bien là les clichés postmarxistes dont on veut nous abreuver. En ce sens ni l’artiste, ni le critique (ni l’auteur de ces modestes lignes, assurément) n’échappent aux vagues idéologiques, pertinence ou non.
Même si l’essai de Christian Ruby est parfois un peu verbeux, il a le mérite de balayer un vaste champ artistique, sans exclusive, en l’agrémentant de nombreux exemples, parfois reproduits parmi les illustrations. La sculpture y trouve une place significative, au travers du Laocoon, de Bernin, de Rodin, où l’on découvre une valorisation du cri par l’anatomie. L’érudition n’est pas en reste, à l’occasion par exemple de « la bouche en cri », dans le Traité de la peinture, de Léonard de Vinci ; comme quoi le motif n’est pas nouveau, quoique ses significations puissent vigoureusement évoluer, entre « furor baroque » et « cri classique », jusqu’à la Pieta du Kosovo de Pascal Convert.
Si la peinture nous touche, c’est au sens émotif du terme, tel qu’il était employé au siècle classique, de Molière à Racine. C’est bien entendu ainsi que l’entend le peintre Eugène Leroy (1910-2000). Mais de par ce titre en forme de chiasme, Toucher la peinture comme la peinture vous touche, il nous inviter à saisir par la main, par les doigts, la surface accidentée de la couche picturale, comme l’on parcourt de sa pulpe digitale - s’il est permis dans un musée - une sculpture, lisse, bombée, grenue, voire dangereusement acérée…
Une sensibilité préhensive explose à la surface des tableaux d’Eugène Leroy, digne d’un tremblement de terre. En « défenseur de la peinture », et précisément de celle à l’huile, en toute « fidélité à une tradition qui peut passer pour de l’entêtement », il livre les secrets de sa force picturale dans une série d’entretiens et de lettres, même si « un peintre ne devrait pas parler ». Plus que des portraits (des « têtes », tient-il à dire), des paysages, des réécritures des classiques, il peint des matières, des pâtes épaisses : « J’aime que la peinture soit aussi pareille à une fenêtre dégoulinante comme un mur lumineux. Pas opaque, mais réaliste ». C’est une épaisseur, une lourdeur, une accumulation qu’il appelle « respiration lumineuse ». Moins une représentation qu’un état d’âme terraformé, qu’une réalité intérieure sauvage, brutale et sensuelle à la fois. Le chaos de surface s’enrichit et s’exacerbe d’empâtements, de strates accumulées, où l’image est dévorée sous un compost bouillonnant, grenu. Georg Baselitz, l’un de ses collègues et complices, comparait la carapace picturale qui envahissait son atelier à de « la fiente de pigeon ». L’on se doute alors qu’aucune reproduction, de surcroit comme en ce volume orné de photographies noir et blanc par Benjamin Katz, ne rendra justice à son travail. Certes il ne s’agit là que d’un livre sur un peintre expressionniste singulier, qui ne se veut ni figuratif ni abstrait, mais ne faut-il pas le considérer plus amplement, comme une autobiographie, confinant au roman d’apprentissage, une éducation à la vérité de la peinture au cours du XX° siècle…
Chaque art rêve plus ou moins d’échapper à sa nature, à sa condition, à son déterminisme et devenir en même temps un autre art. La synesthésie étant alors un moyen, ou fantasme, de se développer hors de lui-même. À moins de penser à « l’art total », tel qu’a voulu le pratiquer un Richard Wagner[5], rassemblant en un cycle opératique poésie, musique, décor. L’on ne saurait d’ailleurs ignorer que l’art musical ne dédaigne pas la bouche criant. Pensons aux Cris de Paris de Clément Jannequin ou à la fin de l’Elektra de Richard Strauss. Mais en tant qu’art du son, néanmoins censé être agréable, elle est bien moins l’hôte du paradoxe que cette surface silencieuse de la peinture qui parvient à trouver son au-delà, quoique dans la souffrance.
Si nous avons en tête l’art de la Renaissance, que le travail iconologique d’Erwin Panofsky[1] sut lire, n’est-il pas sage de se demander si, de Titien et Michel-Ange à la peinture de notre XXI° siècle, même si l’immense enjambée n’est qu’à demi pertinente, se profile une décadence, une obsolescence ou une effervescence, pour reprendre le titre d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. De la figuration à l'art numérique, en passant par l'abstraction, une nébuleuse picturale mérite en effet l’exploration. À moins que des peintres du siècle dernier puissent être des Néo-romantiques, tels que les réhabilite le bel ouvrage de Patrick Mauriès, et dont les temps à venir verront peut-être une postérité…
Peut-on proposer un regard iconologique à cette peinture qui voit son retour en grâce dans l’art contemporain[2] ? Ce dernier s’est ingénié à ringardiser la toile et les pinceaux, leur préférant les installations, les performances, les vidéos et les objets déjà faits, dans la tradition éculée du « ready made » de Marcel Duchamp, ou encore les démarches conceptuelles, les attitudes de l’engagement politique, écologique, féministe et tutti quanti, au dépend peut-être de l’œuvre elle-même. Certes des artistes, quoique ignorés par les galeries à la mode et les institutions officielles, ont continué à œuvrer avec l’huile et l’acrylique, mais voici ces techniques retrouver un souffle que l’on croyait défunt, au travers de l’ouvrage d’Anaël Pigeat : Effervescence de la peinture. Adoubant ainsi le retour en grâce du travail pictural, que pourrait en partie expliquer la facilité d’exposition, de collection et de conservation de la chose, en un mot, sa muséalité.
Notre critique d’art offre ici le résultat d’une dizaine d’années de débats acharnés. Car trente artistes ont été sélectionnés dans le cadre du Prix Jean-François Prat. Son comité aux cinq membres retient chaque année trois artistes au sortir d’un parcours assidu des musées, biennales, centres d’art, galeries, foires, jusqu’aux ateliers d’artistes, de Berlin à Paris, de New York à Los Angeles, sans oublier Le Cap, Tokyo, Shanghai… Si nos écrans rivalisent d’images, il s’agit là de trouver, d’imposer la matérialité sensuelle de la peinture avec 250 reproductions qui ne sont que des appels vers les œuvres en leur vérité.
Effervescence de la peinture.
Hélas ce n’est pas seulement parce que cette peinture souffre du manque évident d’iconologie - autres temps autres mœurs - qu’elle semble être depuis longtemps être en état de décadence avancée. Son abstraction a perdu tout effet de nouveauté, l’originalité en est étique, la forme peinturlurée semble dépourvue de tout discours, au mieux décorative, à moins que cela soit le but recherché. Nicolas Chardon copie les carrés de Malevitch au point que cela soit pitoyable. Myriam Haddad ne parvient qu’au barbouillis coloré, empâté parmi son abstraction où surnagent de vagues fantômes figuratifs baroques. L’abstraction calligraphique de Patricia Treib laisse perplexe. Les bonshommes puérilement peindouillés de Florian Krewer ne valent pas tripette. Jonathan Gardner a regardé Fernand Léger et David Hockney au point de faire de ses paysages vus de sa fenêtre de pâles succédanés pour playmobils. Mathieu Cherkit use d’un réalisme acidulé pour ses intérieurs familiers et platement décoratifs. Coulures et aplats, patrons photographiques, un nouveau vocabulaire, depuis son initieteur Sigmar Polke en 1968, n’a plus l’autorité comminatoire de la nouveauté. De même pour les rebuts peints, les tentures qui se voulaient transgressifs en rejetant l’espace traditionnel du tableau. Alors l’on tente l’aérographe robotisé, le dessin numérique, les images trouvées et sérigraphiées, en somme une « peinture sans pinceaux » pour Alexandre Lenoir, une « peinture posthumaine », pour reprendre le mot d’Anaël Pigeat. Le processus de production, non loin des arguties de l’art conceptuel, tant prisé par l’artiste et le critique verbeux, ne permet pas de contrebalancer la pauvreté picturale visible de cette « ère post-medium ». Si l’on prétend « démystifier » les icônes de l’Histoire de l’art en les subvertissant, est-ce la preuve d’une vivacité intellectuelle critique ou d’une faillite de l’inspiration et de la créativité personnelles ?
En revanche, il y a bien « effervescence », si la figuration découvre des formes et des langages jusque-là inconnus, si tant est que ces derniers soient à découvrir au sens néoplatonicien ou à créer à la force du l’esprit du pinceau. C’est bien le cas de quelques artistes étonnants. Renouvelant l’art du portrait, la force des personnages de Chloë Saï Breil-Dupond provoque l’interrogation du spectateur, surtout s’ils éclosent d’une sorte de « pâte noire ». Surtout encore lorsqu’ils ont sous le bras d’étranges « cassettes », ou cadres peints, ou livres : s’agit-il de films fétiches, de souvenirs élégiaques, de projections symboliques, d’émotions traumatiques ou de fantasmes ? En un melting-pot iconographique, les toiles de Kei Imazu font vibrer une jungle de motifs abstraits et figuratifs, parmi les gestes de la picturalité, en une juxtaposition culturelle virtuose. Li Qing fait des cadres de ses fenêtres de véritables réécritures des volets des retables dans lesquelles vibrent des vues de la ville chinoise. Quant aux tableaux de Maude Maris, l’on ne sait s’ils figurent des sculptures, des stèles à des dieux inconnus, ou des mirages. Autres mirages, radicalement différents, ceux de Stelias Faitakis, dont le travail relance l’iconocité byzantine dans notre contemporain politique. Et l’on reste longtemps impressionné par les « Fusain, pastel et crayon sur papier » de Toyin Ojih Odutola, née au Nigéria et fascinée par les mangas, en un cosmopolitisme explosif, qui nous offre des portraits, voire un autoportrait dont les noirs ont une force et une profonde humanité, non sans une presque fantastique intensité spectrale, car ses « corps noirs » (et c’est tant mieux) ne se veulent pas politiques.
Enfin, les paysages semi-urbains de Jean Claracq ont une étrangeté mélancolique qui combine les mausolées anciens et des immeubles à fenêtres ouvertes sur des vies intimes. Il peint sur bois et a « parfois inclus de petits diamants dans la couche picturale, dont il parle en écho au texte d’Erwin Panofsky sur les matériaux précieux dans les œuvres d’églises » ! Comme quoi notre rapprochement avec l'iconologie n’est pas totalement insensé… Certes il peut paraître cruel de comparer la technicité et l’iconologie néo-platonicienne du Titien et notre peinture contemporaine. Il n’en reste pas moins que, malgré nos réserves et réticences, peut-être trop subjectives, trop historicistes, cette Effervescence de la peinture est un ouvrage d’art précieux, tant il permet de visualiser des tendances picturales certes inégales, souvent indigentes, mais parfois hautement germinatives.
Philippe Hurteau : Studio 9 (Suzanne), 2017.
Musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Tendances que l’on peut enrichir au moyen d’un regard sur Peinture : obsolescence déprogrammée – Licences libres, qui poursuit « l'exploration des relations complexes entre les pratiques picturales contemporaines et leur environnement numérique », pour reprendre l’intitulé d’une exposition du Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun (Indre), parmi laquelle les tableaux rivalisent de géométries, d’images colorées à la lisière de la figuration ou, mieux, de connexions entre le langage numérique et les fractales de la figure humaine, comme en un sursaut de rattrapage, de revanche picturale, comme s’il n’y avait de dignité artistique ultime que dans le tableau.
Présentés par les textes de Jill Gasparina et Camille Debrabant, les peintres ici convoqués dialoguent avec l’envahissante imagerie des écrans d’ordinateurs, de leur architecture numérique, de leurs signes et chiffres, même si leurs coups de brosse, leurs abstractions géométriques et leurs repiquages de photographies sont parfois bien pauvres.
L’accès aux ressources numériques, paraissant illimité, un « Supermarché des images » s’ouvre grâce à la concurrence des logiciels sous licence et de ceux libres, et témoigne d’un « enjeu stratégique majeur, tant financier que politique ». Une économie visuelle distribue images et clichés, soit offerts par les réseaux sociaux et leurs tensions entre exhibitionnisme et voyeurisme, soit ceux commerciaux, encyclopédiques ou encore venus de la surveillance par satellites, drones ou intelligences artificielles. Dans quelle mesure peut-on disposer et manipuler ces images, jouer avec leur pouvoir de transgression, de subversion, dans le cadre d’un « surréalisme informatique » ?
Il ne s’agit plus là du « tableau fenêtre » auquel pensait à la Renaissance Alberti, mais des fenêtres qu'ouvrent les sites et les liens, de la représentation de visuels d’écrans et autres « palettes graphiques » les retravaillant. Voilà à quoi jouent ces artistes, avec un bonheur inégal. Les uns, comme Nina Chidress, pillent et repeignent des silhouettes, les autres peignent des « vidéos gelées », comme Dan Hays, au-dessus de conifères pixélisés. Amélie Bertrand fait autant allusion aux nymphéas impressionnistes qu’à un jeu vidéo dans ses « Swamp Invaders ». Flavio de Marco, avec ses « Mimesis », capte des fenêtres et des icônes de Photoshop. Mario Klingemann propose des « neurographies », sortes de fantôme pâteux, visages ovoïdes venus du croisement des développements algorithmiques et de l’imaginaire de Frankenstein et de la science-fiction. Quant à Philippe Hurteau et sa série « Studio », grâce à ses vibrations de fragments corporels roses et d’écrans bleutés animés de codes numériques, il est peut-être celui qui dit le mieux l’esprit du projet avec une réelle et obsédante réussite esthétique. Entre la tradition picturale de la « Suzanne au bain » et l’avalanche pornographique, le lien qu’il instille a sa délicatesse.
Paul Tchelitchew, Néo-Romantiques.
En fait, au cours du XX° siècle, la peinture n’a jamais cessé d’exercer ses talents. L’on en aura pour preuve l’ouvrage de Patrick Mauriès, qui est à cet égard une révélation : celle des « néo-romantiques ». Qui l’eût cru ? Et votre ignorant critique en fut le premier stupéfait, il existait entre 1926 et 1972 un tel courant. C’est bien, selon le sous-titre de l’ouvrage, « un moment oublié de l’art moderne ». Ce sextuor de peintres ne s’est pas laissé ringardiser dans une trappe de l’Histoire de l’art pour avoir ignoré les voies de Cézanne, Picasso et Duchamp. Ils ont continué à peindre comme dans un espace-temps qui serait un surgeon du XIX° siècle. Est-ce à dire qu’il n’en faut rien retenir ? Au contraire. Nous voici projetés dans le Paris de 1926, dans la galerie Druet, avec de jeunes artistes qui firent l’admiration de Gertrude Stein, de Georges Balanchine puis de Christian Dior. Sans se limiter à illustrer des ballets et des opéras, leurs chevalets s’imprégnèrent de portraits et de paysages. Loin de se confiner dans le réalisme, ils frôlèrent l’art métaphysique de Giorgio de Chirico, dans le cas d’Eugène Berman, voire de son frère Léonide Berman aux contemplatives marines, ou un surréalisme presque dalinien pour le brillant Paul Tchelitchew. Toutefois leur originalité n’est pas à mettre en cause, tant leur sensibilité sereine, quoique Christian Bérard prône des figures plus inquiètes, prend possession de la toile. Si Paul Tchelitchew frôle parfois les saltimbanques de Picasso, il nourrit également ses visages de réseaux sanguins et de fluides lumineux particulièrement oniriques : « une méditation métaphysique sur l’arcane du vivant », pour reprendre les mots de Patrick Mauriès. L’impressionnante « Sunset Medusa » d’Eugène Berman dépose, parmi « les muses de la désolation », le faciès d'une mélancolie qui projette vers le spectateur une curieuse chevelure rousse dans un décor digne de Lovecraft. Quant à Thérèse Desbains, elle est une portraitiste et paysagiste plus rêveuse, un brin postimpressionniste. Le cas de Kristians Tonny semble le poser à l’écart et sur une toute personnelle lisière du surréalisme ; ses dessins méticuleux sont des déclinaisons de figures médiévales dignes d’un maléfique erotica.
Reste pour unir ces néo-romantiques, malgré leurs « stylistiques diverses », le « retour à l’émotion » ; et à la figure, bien entendu. Et si le pape américain de l’expressionnisme abstrait, le critique Clement Greenberg, les vomissait, les voici réhabilités. Tous les six (dont la quatrième de couverture devrait mentionner tous les noms) aiment nourrir leurs toiles d’une « pâte épaisse », d’une « lumière sourde, amortie », comme s’ils se savaient destinés à être occultés par les vagues tonitruantes du cubisme, du surréalisme et de l’abstraction, toutes voies triomphantes de la modernité. Jusqu’à ce que leur porosité entre réalisme et onirisme leur permette une niche plus que singulière parmi l’art du XX° siècle.
Le bel ouvrage, précédé de sculpturales photographies en noir en blanc de nos six peintres et de leurs thuriféraires, bénéficie de la plume érudite de Patrick Mauriès, avec le concours d’apports biographiques, historiques, et d’analyses avisées. Comme en écho à son maître ouvrage sur les cabinets de curiosités[3], ou à son Miroir des vanités[4], il déploie un univers à contre-courant, dont le délicieux parfum de nostalgie a quelque chose d’un « temps retrouvé » presque proustien.
S’il y avait une morale à cette affaire, ce serait la suivante : tant qu’il y aura une main humaine, la peinture, iconologique ou non, qu'elle s'inspire de Lascaux ou du Métavers, jamais ne saurait mourir.
Soffitto del Consiglio dei Dieci, Palazzo Ducale, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
De l’iconologie de Panofsky
aux sommeils de la Renaissance.
Erwin Panofsky : Essais d’iconologie ;
Marina Seretti : Endormis.
Erwin Panoksky : Essais d’iconologie, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre,
Tel Gallimard, 2022, 400 p, 16,50 €.
Marina Seretti : Endormis.
Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance,
Les Presses du réel, 2021, 392 p, 32 €.
Enfin Panofsky vint. Révélateur d’un savoir perdu, il sut forer bien au-delà d’une lecture des images de l’Histoire de l’art confinée à la description et aux allusions bibliques et mythologiques. Ce pourquoi, même s’il prétendit en ses préfaces ultérieures avoir mésusé du terme « iconologie » et devoir revenir à celui plus traditionnel d’« iconographie », il faut lui rendre justice de cet éclairage sur le langage raisonné de l’image picturale qui fit l’éclat de la Renaissance. Ses Essais d’iconologie, brillants entre tous, rendent à la peinture une noblesse intellectuelle et néoplatonicienne occultée. La méthode Panofsky ne cesse d’inspirer depuis lors la critique d’art et la pensée esthétique. Ce dont témoigne, au hasard des sorties éditoriales et de la table du modeste critique, l’essai de Marina Seretti sous l’égide des Endormis, qui veille sur le sommeil des dieux et des humbles peint lors de la Renaissance.
Plus qu’un critique, Erwin Panofsky est un esthète, un herméneute, un philosophe de l’art. Pourtant, né en 1892 à Hanovre, il fut radié de l’Université par les Nazis en 1933 pour la raison que l’on devine. Installé aux Etats-Unis, à Princeton, passant avec aisance de l’allemand à l’anglais, il poursuivit ses recherches, principalement sur l’idéalité depuis Platon jusqu’à l’ère baroque, sur la persistance de la mythologie comme grille de lecture du monde, entre Moyen Âge et âge classique, sur le rapport entre la scolastique et le gothique, sur la dimension symbolique de la perspective…
De la description à l’interprétation, tel est le chemin qui fit à Erwin Panofsky quitter le terrain iconographique pour celui venu du titre de Cesare Ripa, Iconologia[1], un livre d’emblèmes allégoriques paru en 1593, auquel notre historien de l’art fait de nombreuses allusions.
C’est en 1939 que ces Essais d’iconologie furent réunis. Dès lors, les descriptions et autres explications psychologiques et esthétiques sont balayées par un tourbillon culturel qui ranime la ferveur intellectuelle de la Renaissance. Certes Erwin Panofsky travaille dans le fil de ses maîtres Ernst Cassirer et Aby Warburg, de façon à fonder une novatrice science de l’interprétation. Au moyen de tout un corpus d’œuvres picturales, de la fin du Moyen Âge à la Renaissance, notre historien explore au cours de six conférences les métamorphoses de figures et de mythes antiques : bien entendu la création du monde, et ces concepts allégorisés tels que le Temps, l’Amour, la Mort. Une savante - et par là même délicieuse - refondation s’opère sous les yeux du lecteur lorsque les images, passés par un cortège de fusions et confusions, de malentendus et d’oublis, renaissent en de nouveaux avatars chargées de présences symboliques, de significations poétiques et philosophiques. L’humanisme du XV° siècle se nourrit du néoplatonisme de Plotin et de Proclus, pour l’Antiquité, de Marcile Ficin pour la Renaissance italienne. Ainsi nous entrons dans l’intimité et la compréhension d’une alchimie artistique où la pensée imageante dépasse en effervescence la pensée discursive. Le lecteur est à cet égard abondamment servi, quoiqu’il eût souhaité un livre d’apparat relié, puisqu’aux reproductions en noir s’ajoute un généreux cahier en couleurs, où pullulent Amours et Prométhée, de Van der Weyden à Rubens, en passant par les peintures murales de Pompéi et les tapisseries du XVI° siècle.
L’analyse panofskienne s’élabore en trois niveaux. La « description pré-iconographique» identifie les événements, les objets, les formes et le style. Ensuite vient l’analyse iconographique, attachée au sujet de l'œuvre, au moyen de la relation entre les compositions et les concepts, allégoriques par exemple, avec le secours des sources. Enfin, l’analyse iconologique proprement dite s’attache à révéler la signification intrinsèque, non sans replonger l'œuvre en son contexte historique et ses « symptômes culturels », soit les mentalités nationales, religieuses et philosophiques. Il s’agit de voir une série de personnages partageant un repas, puis de réaliser, grâce à une connaissance des Evangiles, qu’il s’agit de la Cène, enfin de qualifier le style, donc l’inscription dans l’esthétique, la théologie et la philosophie du temps.
À l’instar de son ouvrage sur la Renaissance[2], « la seconde naissance de l’Antiquité classique » est l’occasion de mettre ces préceptes à l’épreuve. Pendant l’ère médiévale, l’on reprenait des dispositifs formels et l’on christianisait des mythes, Hercule devenant une allégorie du salut. C’est ainsi que dieux et demi-dieux païens furent interprétés de manière allégorique, avec le concours d’ouvrages comme le Commentaire sur Virgile de Servus, les mythographies ou la moralisation d’Ovide. Il faut attendre la Renaissance proprement dite pour que les corps venus de l’Antiquité retrouvent leur vigueur intellectuelle et leur sensualité.
À partir de deux cycles de tableaux mythologiques de Piero di Cosimo (1461-1521), qui représentent les mythes d’Hylas, Vulcain, Silène, Bacchus et des centaures, Erwin Panofsky découvre « les origines de l’histoire humaine », entre un « primitivisme doux » conforme au jardin d’Eden et un « primitivisme dur » bien plus matérialiste. Avec les concours de lectures venues des auteurs antiques et de Boccace, il y discerne les étapes de la civilisation, par un peintre qui se piquait de vivre d’une manière sauvage.
Fort représenté, « le vieillard Temps » est opposé au jeune « Kairos » de l’instant décisif[3]. Kronos-Saturne quant à lui n’a vu son iconographie évoluer que peu à peu, depuis les peintures pompéiennes, et au cours du Moyen Âge. Sinistre, il acquiert les attributs devenus traditionnels de la longue barbe, de la faux. De même « l’Amour aveugle » se pare de son bandeau sur les yeux en sus de son arc et de ses flèches, glissant d’Eros à Cupidon, alors qu’une telle cécité était inconnue de l’Antiquité grecque, alors qu’Antéros symbolisait l’amour partagé. Il est opposé non seulement à « l’amour divin » mais à « l’amour clairvoyant ». L’illustration des Triomphes de Pétrarque[4] contribua au raffinement de ses nombreux avatars. Jusqu’à ce que le Temps « coupe les ailes de l’Amour », dans une gravure d’Otho Venius en 1567. Cependant l’une des plus belles toiles les réunissant est celle d’Angelo Bronzino, vers 1540 : Allégorie avec Vénus et Cupidon, dans laquelle Erwin Panofsky discerne la luxure…
Depuis l’Antiquité l’on n’a jamais cessé de lire Platon. Mais à Florence, Marcile Ficin (1433-1499) prétendit ressusciter l’Académie avec Laurent de Médicis et Pic de la Mirandole[5]. Il s’agissait de lire, traduire en latin et commenter non seulement Platon, mais ses continuateurs, Plotin, Proclus, ou encore Hermès Trismégite et Orphée, de façon à les concilier avec le Christianisme. L’on trouve la trace de cette démarche philosophique dans les arts plastiques, la « divine bonté » étant beauté. Aussi représente-t-on la Vénus céleste et la Vénus vulgaire, l’une intellectuelle, l’autre corporelle et procréatrice. Comme dans L’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, la première de ces « Geminae generes » étant nue - comme « Nuda Veritas » - et la seconde splendidement vêtue.
Michel-Ange lui-même est inspiré par le néo-platonisme. Ce qui est patent dans ses Sonnets, est également actif dans sa sculpture. Chez Plotin en effet l’on lit ce « processus qui de la pierre récalcitrante extrait la forme d’une statue ». Le corps humain est bien « la prison terrestre de l’âme immortelle » qui cherche à se dégager du marbre. Quant aux tombeaux des Médicis aux nombreuses allégories, ils sont, entre Jupiter (Julien) et Saturne (Laurent), le théâtre de la dualité entre vie active et vie contemplative. Ainsi la Renaissance néo-platonicienne aboutit à « une identification de la mélancolie saturnienne au génie ». Plus tard, dans la Chapelle Sixtine, Michel-Ange délaissa l’univers classique pour s’adonner plus largement à celui chrétien…
Fouillant avec précision les musées et les bibliothèques pour notre délectation, aussi à l’aise avec la philosophie qu’avec l’art plastique, la finesse et l’érudition d’Erwin Panofsky sont époustouflantes : un tourbillon d’images et de sens s’élève à sa lecture.
En dépit des pudeurs du maître, le terme « Iconologie » devint bien le fil conducteur de ses recherches. En témoigne ce bouquet consacré au prince de la peinture vénitienne : Le Titien, questions d’iconologie[6]. Cette démarche sera également continuée à l’occasion de l’étude du mythe de Pandore[7], cette première femme qui ouvrit la boite défendue par les Dieux, libérant les maux de l'humanité, libérant l’expressivité poétique et picturale, de Maurice Scève à Paul Klee, en passant par Jean Cousin et Dante Gabriel Rossetti. Un tel cheminement intellectuel culmina, dans Idea[8], pour s’intéresser à l’évolution des idées du beau, depuis Platon et Phidias, jusqu’à Michel-Ange et Durer, évolution qui passa de l’équivalence des concepts du beau et du bien à une vision renaissante et maniériste, à l’occasion de laquelle le plaisir, le désir et la volupté opposent au néoplatonisme ce maniérisme qui figure une tension entre la nature et l’art, ce dernier devenant créateur, à l’imitation de Dieu.
Erwin Panofsky conclue ses Essais d’iconologie au moyen d'une conscience moderne assise sur une « désintégration graduelle tout ensemble de la foi chrétienne et de l’humanisme classique - désintégration dont les résultats, de nos jours, sont éclairées d’une lumière aveuglante ». Faut-il y voir une décadence de la peinture qui, abandonnant le cortège de l’iconologie, abordant le réalisme, puis l’abstraction, peine à retrouver une effervescence[9]…
Le regard iconologique est désormais une discipline autant qu’une tradition. Ce qui se vérifie en dépliant un ouvrage qui ne cesse de garder un œil ouvert sur les représentations des effets du dieu Hypnos, ce par les soins de Marina Seretti : Endormis. Le sommeil profond et ses métaphores dans l’art de la Renaissance. Car, au contraire de l’expression courante, « dans les bras de Morphée », ce dernier n’est pas le dieu du sommeil qui a pour nom Hypnos, lui qui est à la racine de l’hypnotisme. Un bon tiers de notre vie se passant sous la couette, à la lisière du rêve et de l’éros, la chose ne pouvait passer inaperçue par les peintres. Songeons combien la Bible s’orne de songes tel celui de Jessé ou de David, combien l’Antiquité fait du songe des héros un motif épique, et surtout comment Ovide, dans ses Métamorphoses, embellit le mythe d’Hypnos, dont les aides s’appellent Phantasos pour les rêves agréables, Phobétor pour les cauchemars, et Morphée pour la capacité de se métamorphoser en quelque personnage que ce soit. Il y a bien en la demeure du sommeil un « héritage médiéval et antique » au service d’une hypnographie : « l’insondable profondeur du sommeil, loin de se réduire à l’état de grisaille indifférenciée, recèle une matrice d’images potentielles, une réserve inépuisable de métaphores visuelles ».
Si le sommeil ne bénéficie pas de l’indulgence des théologiens, condamnant l'inactivité, la paresse et l'inconscience de cette « source des vices », voire des philosophes, les artistes sont eux fascinés par les figure de l’homme endormi. La torpeur minérale de la bête entraîne une « vacance de l’âme », comme sous l’effet de l’acédie, ou mélancolie, ce « vice théologal » selon Saint-Thomas d’Aquin, Il est conspué dans la gravure de Dürer, Le songe du docteur, et parmi Les Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch. Adam dort au moment de la création d’Eve. À ce sommeil accoucheur répond celui coupable des apôtres au Jardin de Gethsémani alors que Jésus veille la nuit précédant son arrestation et son supplice. Cependant l'apôtre Jean, étrangement couché « sur le sein du Christ » lors de la dernière Cène, est le protégé de ce dernier, ce sommeil étant non seulement bienheureux, comme le repos de Dieu au septième jour de la création, mais aussi peut-être annonciateur de la vision de l’Apocalypse dont il rédigera le compte-rendu magnifique et édifiant. De même le lion de Saint-Jérôme gravé par Dürer ne dort que d’un œil. Cette vigilance (ou « dorveille ») est absolument opposée à celle du Tentateur, du Malin. Ainsi les deux premières parties de l’ouvrage ouvrent deux volets d’une lecture biblique et théologique du sommeil, mais aussi médicale, en particulier à l’occasion de l’éducation des enfants, idéale sous la plume de Montaigne. Alors que règne l’énigme des allégories de Michel-Ange : « Nuit de la matière et sommeil de pierre », que Marina Seretti n’oublie pas de relier aux sonnets de l’artiste : « Cher m’est le sommeil, et plus l’être de la pierre ».
Le dialogue trouble d’« Eros et Hypnos » fait l’objet de la troisième partie : plaisir du repos bienfaisant, nuit noire de l’inconscience, éclair du rêve et surtout suggestion érotique… Les belles endormies que sont les Vénus de Titien et de Giorgione usent du prétexte mythologique pour affirmer la splendeur des sens, aiguiser le désir et préparer une belle procréation, tout en insufflant une platonicienne et ficinienne idée du beau. L’on y retrouve la dichotomie entre la Vénus céleste et la Vénus vulgaire ; ainsi que des liens vers la poésie de la Pléiade ou le Décaméron de Boccace. À l’occasion du retour en grâce de la mythologie gréco-romaine, le mythe de Psyché, tour à tour héroïne néo-platonicienne et beauté lascive, permet de figurer l’ambiguïté du sommeil : autant il ne faut pas déflorer la beauté du dieu Eros dans son sommeil, autant il s’agit de la révélation de son pouvoir. Ce à quoi répondent les « nymphe-muses » à « l’aura décuplée » par le sommeil, mais aussi les « Vénus anatomiques », révélant à des fins scientifiques, les entrailles. En revanche la nudité ensommeillée de Mars peut-être une fragilité, la pire étant celle d’Holopherne dont Judith vient trancher la tête après l’avoir épuisé en leurs ébats. Ainsi nous allons « de la vie voluptueuse à la vie menacée ».
Il faut enfin aborder le dernier sommeil, celui métaphorique de la mort, Hypnos étant frère de Thanatos. Etonnamment, les gisants gardent les yeux ouverts, par vigilance. Au contraire, les « Triomphes de la mort » peuvent être des anatomies macabres, quand la « dormition » de la Vierge est promesse du lumineux au-delà. Les portraits de Luther défunt, pourtant protestants, sont peut-être l’écho de cette espérance, de par la sérénité affichée. Et quoique Marina Seretti encercle sa recherche dans le cadre de la Renaissance, elle ne s’interdit pas une embardée contemporaine, des « lignes de fuite modernes et contemporaines », parmi lesquelles, malgré La Muse endormie de Brancusi de 1910, le sacré et l’éros semblent être aujourd’hui dangereusement chassés, si l’on en croit l’essai de Jonathan Crary : Le Capitalisme à l’assaut du sommeil[10], tant l’attraction d’Internet rogne sur nos nuits.
Comme de juste, Marina Seretti, maître de conférence en philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne, s’appuie sur une bibliographie abondante, où l’on découvre - à tout seigneur tout honneur - Ewwin Panofsky, et non moins Plotin et Cesare Ripa. L’on a compris qu’en réhabilitant le sommeil dans sa noblesse, elle ne se limite pas à une approche iconographique, animant la parole des théologiens et des philosophes, ressuscitant les allégories et les symboles. D’Aristote à Marcile Ficin (selon qui « Eros éveille ce qui dort »), de Luther à Montaigne, la pensée illumine les œuvres de Titien, Cranach, Michel-Ange, Tintoret, ce qui permet la levée d’un tableau de l’amour et de la mort à la Renaissance, répondant aux travaux fondateurs d’Erwin Panofsky… Avec le secours de ce riche ouvrage agréablement érudit, soigneusement illustré d’une soixantaine de références, nous regarderons leurs personnages et leurs dieux dormir d’un autre œil, nous restituant une humanité que nous avons peut-être perdue parmi la suractivité du monde contemporain. Monde dont il ne faudrait pas croire qu’il serait totalement déserté par les grilles de lecture de l’iconologie, tant la mémoire culturelle nourrit les images.
Poursuivant plus loin notre enquête ensommeillée de chefs-d’œuvre, où se cache à chaque fois l’archet d’Eros, irons-nous rêver des romanesques Belles endormies du Japonais Yasunari Kawabata, ou de l’hypnotique air du sommeil, au cœur d’Atys, l’opéra délicieux de Jean-Baptiste Lully ?
Vêtement sacerdotal, Monasterio de San Martin de Castañeda, Zamora.
Photo : T. Guinhut.
Couleurs, cochenille et rayures par
Michel Pastoureau, Georges Roque
& Derek Jarman.
Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur, Points, 2014, 288 p, 8,80 €.
Michel Pastoureau : Bleu. Histoire d’une couleur, Points, 2020, 240 p, 9,90 €.
Michel Pastoureau : Jaune. Histoire d’une couleur, Seuil, 2019, 240 p, 39 €.
Michel Pastoureau : Rouge. Histoire d’une couleur, Seuil, 2016, 216 p, 39 €.
Georges Roque :
La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur,
Gallimard, 2021, 336 p, 24 €.
Michel Pastoureau : Rayures, Seuil, 2021, 160 p, 29 €.
Derek Jarman : Chroma. Un livre de couleurs,
traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Mellet,
L’Eclat Poche, 2019, 224 p, 8 €.
Que serait un monde incolore ? Supposons qu’il ne serait même pas blanc, sans lumière ni ombre, pas même noir, d’une fadeur innommable… Source de sensualités, d’enchantements et de mélancolies, la couleur est naturelle, puis artificielle, utilitaire, symbolique et picturale, sans compter sans usage politique. C’est ce que narre, à chaque fois de manière chronologique, Michel Pastoureau, parmi ses cinq « histoires d’une couleur », depuis Bleu, en 2000, en passant successivement par Noir, Vert, Rouge et Jaune. Comment allait-il, au-delà de ces couleurs primaires - et de leurs variations – se renouveler ? Qui aurait pensé qu’il allait ensuite se consacrer aux Rayures… Cependant, pour revenir à cet incendie des sens, le rouge, savions-nous qu’une de ses incarnations fut celle de la cochenille, fort prisée, comme nous le révèle Georges Roque. Pas le moins du monde historien, Derek Jarman, vit la disparition de ces couleurs dont il nourrit, dans Chroma, son autobiographie. Si le sens populaire peut associer à chaque couleur une émotion, l’on verra combien leurs usages et significations sont créateurs et ambivalents.
Chaque couleur s’inscrit dans le temps historique, en fonction des matériaux utilisés pour la montrer et la produire, terre, plante, minéral, animal… Mais aussi en fonction de l’apparat du pouvoir et des exigences de la spiritualité, sans oublier les dimensions symboliques qui s’attachent à leurs ostentations. Ainsi Michel Pastoureau indique sa méthode au seuil de chacun de ses essais, tant la couleur est moins un phénomène naturel qu’une « construction culturelle complexe », « un fait de société », procédure ainsi déployée de l’Antiquité à nos jours, quoiqu’en se limitant au domaine occidental, à l’instar d’Hervé Fischer[1]. Ses aspects matériels, théoriques, techniques, iconographiques, idéologiques et politiques[2] sont dépliés en un caléidoscope qui n’est pas loin d’être encyclopédique. La chimie des pigments, les codes vestimentaires, « les règlements émanant des autorités », laïques et religieuses, les créations des artistes, tout cela fait évoluer, voire exploser la présence et le sens des couleurs.
Longtemps ni le noir ni le blanc n’eurent les honneurs du paradis du nuancier. Ténèbres, deuil et enfer recouvrent le premier, qui est à la fois anti-couleur et son absence puisque antérieur à la création, au moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Non loin de là, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos. Quand seule l’Egypte pense au noir fertile du limon et des lourds nuages, la vision de cette obscure entité ne retrouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, car associée à la salissure, qu’auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rouge, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. S’il existe un noir brillant à côté de celui terne et repoussant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir est austère et digne. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - pour la reine de Saba ou le roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages. Aux siècles suivants, la mode et en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, ce que notre historien appelle un « chromoclasme », ce qui correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation colorée, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers et de ses peintres. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne », malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste, il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, il est transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic : le voici en fait de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…
Une démarche semblable est mise en œuvre à l’occasion de Bleu. Rare dans l’Antiquité grecque et romaine, il est bien plus prisé par les Germains et les Celtes qui pour ce faire exploitent une plante : « la guède ». L’indigo oriental, fort cher, le lapis, l’azurite sont peu utilisés, voire dépréciés, comme lorsqu’à Rome les yeux bleus passent pour disgracieux ! Après un long purgatoire médiéval, il se fait soudain précieux, dans la cadre d’une théologie des lumières initiée au XII° siècle par l’abbé Suger, et malgré les cisterciens « chromophobes », lorsqu’il est attribué au manteau de la Vierge. Une mutation culturelle considérable en somme. À partir de là une fortune considérable lui échoit, entre bleu royal et azur des armoiries, parures avivées par le pastel. Il est du XV° au XVII° siècle « une couleur morale ». Mieux il acquiert le rang de « couleur préférée » jusqu’à nos jours, au pastel s’ajoutant l’indigo puis le bleu de Prusse. En témoignent l’habit bleu du Werther de Goethe, la romantique « fleur bleue » de Novalis, le drapeau tricolore, le rythme du « blues », l’universalisation du jean… Symbole de paix - pensons aux « casques bleus » -, de ciel de beau temps et de vacances maritimes, bien que froid, le bleu a quelque chose de populaire autant que de magique.
Une ambivalence étonnante échoit au jaune. Positif, brillant, il est or, blé et blondeur, donc pouvoir et joie. Négatif, il est souffre diabolique et bile amère, mais aussi avarice et folie. Son rapport avec la richesse agricole et avec le métal doré des monnaies en fait depuis les origines une couleur bénéfique. Pommes d’or du jardin des Hespérides ou toison d’or de Jason, or du Rhin, cultes solaires, en particulier d’Apollon, et peintures pompéiennes suffisent à signifier combien la mythologie s’empare de la fascination véhiculée par les pigments dorés et citronnés, tirés de la gaude, du genêt et du safran. Chez les Romains, c’est la couleur des femmes. Jusqu’à la fin de l’ère médiévale il est fort estimé, pour être ensuite déprécié, surtout s’il tire au verdâtre maladif ; alors que s’il s’éclaire d’une nuance orangé, le voilà fruité, bienfaisant. Son « histoire tourmentée » est peut-être la plus curieuse.
Hélas, dans la Bible, le mythe du veau d’or, symbole d’idolâtrie, concourt à placer le jaune aux côtés des richesses trop terrestres. L’or est bien entendu divin, quand le jaune est sa dégradation. Cependant, lors de la période médiévale, ces deux nuances sont synonymes en héraldique et prolifèrent sur les blasons. Le « prestige des cheveux blonds » enchante les portraits et la poésie de Pétrarque, dont Laure est un modèle de blondeur. De l’autre côté du corps, la bile et l’urine, examinée par les médecins, répondent à la symbolique qui attribue au jaune l’envie, le mensonge et la trahison. Là est peut-être l’origine de l’étoile imposée aux Juifs, le jaune étant l’attribut de Judas et de la synagogue. À partir de la Renaissance, cette couleur devient « mal aimée », même si elle reste indispensable en peinture, jusqu’au « petit pan de mur jaune », chez Vermeer, tel qu’il devint un emblème de la quête de l’écrivain et de l’artiste chez Marcel Proust. Les soleils couchants embrasent ainsi Le Lorrain et Turner. Mais le jaune ne peut échapper au nuancier de l’histoire naturelle et des natures mortes, alors qu’il devient, conjointement avec le rouge, signal de prostitution. La complexe ambivalence continue aujourd’hui si l’on songe au maillot jaune du vainqueur du Tour de France, à la poste et aux taxis, à la révolte des « gilets jaunes », à ce lieu emblématique de la civilisation des loisirs : la plage.
Photo : T. Guinhut.
Mais à tout seigneur tout honneur : rouge ! Couleur « première, contestée, préférée, dangereuse », elle excite, fascine, elle est la rutilance et l’orgueil, la colère et l’éros, la peur et la beauté. Sur les parois des grottes préhistoriques l’animal est ocre. Alors que Prométhée vole le feu, le sang des taureaux de Mithra est répandu en sacrifice. Dionysos, dieu du vin en goûte l’écarlate. La céramique grecque et la peinture romaine en usent avec autorité et splendeur, la pourpre revêtant et signifiant le pouvoir. L’époque médiévale aime « la rose, fleur d’amour et de beauté », tout en abreuvant de rouge les martyrs et le sang vénéré du Christ, sans oublier la gueule du diable et les feux de l’enfer, alors que Judas, outre sa robe jaune, a les cheveux roux. Pouvoir encore, le rouge est papal, impérial, royal ; sur les blasons il est de « gueules ». Qui ne connait en peinture les somptueux rouges de Titien ? Partout fourmillent les allusions et les symboles autour de ces variantes de l’écarlate et du vermillon, comme les « talons rouges de l’aristocratie », l’uniforme militaire sous l’ancien régime, ou, parmi les contes, « Le petit chaperon rouge » de Charles Perrault. S’il est le fard féminin et son gage de séduction, il se fait repaire de prostitution. Mais il devient avec la Révolution, puis le marxisme, une couleur éminemment politique, coléreuse, revendicatrice, sanglante, le drapeau clignant de l’œil vers le petit livre de Mao Zedong. Aujourd’hui l’interdit l’utilise dans la cadre de la circulation routière, et la viande rouge a cessé d’être positive, chassée par le vert végétarien, peut-être provisoirement. Et à l’autre bout du spectre du bonheur, c’est le Père Noël qui s’en gargarise. Sans oublier que le bibliophile a tendance à préférer et choyer les reliures grenat…
Toujours passionnante, intrigante, cette série de l’historien Michel Pastoureau (dont nous passons sous silence Vert, notre bibliothèque n’étant pas à cet égard complète) est un tour de force, qui jamais ne frôle la lourdeur. Littérature, enluminure, peinture, archéologie, étymologie, chimie, tout est miel pour l’écrivain. Son érudition est une joie, les illustrations choisies un musée d’art et un cabinet de curiosités, le tout consacré à ces divinités polymorphes que sont les couleurs.
L’on ne pense pas assez que du pinceau au tableau, en passant par la palette, les couleurs ne tombent pas du ciel. Il faut en découvrir la source, puis les fabriquer. Sur leurs parois, les hommes de la Préhistoire usaient de terres ocrées ou rougeâtres, de noir charbon de bois. Pline l’Ancien témoigne que depuis l’Antiquité l’on broyait des minéraux, des plantes, des mollusques, en particulier le murex, un coquillage qui permit la diffusion de l’impériale pourpre de Tyr, fort chère et prestigieuse. Mais à l’aube de la Renaissance un minuscule insecte a su révolutionner l’histoire de l’Art, au service de la peinture : la cochenille, à laquelle Georges Roque consacre un essai à la solide pertinence.
Un autre rouge allait concurrencer celui du gastéropode, à la suite de la rencontre de l’Amérique. Car dès l’époque précolombienne, les Aztèques connaissaient le pouvoir de ces grappes d’insectes fixées sur les feuilles du « nopal », ou figuier de Barbarie. Quoique mesurant moins de deux millimètres, la cochenille a un fort « taux d’acide carminique » permettant de nombreux usages textiles (car elle ne se délave pas) comme sur des codex ; mais au prix de 140 000 insectes séchés pour produire un kilo !
Ses « qualités tinctoriales » furent très vite reconnues par les Espagnols : ce pigment d’origine mexicaine et péruvienne allait faire le tour du monde, irriguer tout un marché, entre Séville, Venise, Florence et Amsterdam, jusqu’en Chine. Au-delà des utilisations textiles par les teinturiers et des laques pour le mobilier, et supplantant le kermès et la garance, cette « marchandise égale à l’or et l’argent », dont le secret était bien gardé, fut une aubaine financière pour la couronne espagnole.
L’esthétique chromatique en fut bouleversée. La symbolique des couleurs, qui attribuait le bleu outremer à la Vierge Marie à l’époque médiévale, offrit à ce nouveau rouge une autorité brillante et flatteuse. Mieux encore, la cochenille écarlate allait vivifier en conséquence l’inspiration des plus grands peintres, du XVI° au XIX° siècle, entre Titien, le premier à en tirer un profit visuel somptueux à Venise (il fit d’ailleurs le portrait d’un marchand de couleurs), Véronèse et Le Tintoret, qui profitèrent d’une vaste gamme de coloris disponibles, alors que Florence fut plus timorée. Anvers et Amsterdam permirent à Bruegel le Jeune et Rubens d’enflammer leurs toiles. Bien entendu, en Espagne, ce furent Vélasquez, Le Greco, Zurbaran et Murillo, qui donnèrent ses ibériques lettres de noblesse à notre insecte aux rouges saveurs. La France, d’abord timide, ne fut pas en reste, à l’occasion des tapisseries des Gobelins, mais aussi de Nicolas Poussin et Georges de la Tour. L’un des éléments remarquables étant l’incroyable capacité des peintres de rendre la splendeur irisée de tissus eux-mêmes teints à l’aide de la cochenille. L’on s’en doute, la sculpture polychrome fut également rehaussée au moyen de cette « couleur du pouvoir » et du sacré.
Malgré le puritanisme du XIX° siècle, ce sont les romantiques qui tireront un fier parti de la cochenille, en particulier Delacroix, puis un symboliste flamboyant : Gustave Moreau. Jusqu’aux impressionnistes Renoir et Van Gogh qui virent leurs toiles rougir de plaisir.
Philip Ball avait livré une passionnante Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments[3]. Georges Roque affine considérablement le propos en glissant la loupe de son investigation sur une créature lilliputienne dont les conséquences furent gigantesques. Loin de n’être qu’un traité sévère et spécialisé, cet essai original, illustré avec justesse, balaie l’Histoire et la géographie, exotique et européenne, balise les dimensions économiques, scientifiques, sémiotiques et sociologiques, et surtout fait une lecture de l’histoire de l’art inattendue, dans laquelle la matériau coloré modifie l’esthétique et suscite la créativité nouvelle des artistes.
Ayant épuisé toutes les couleurs les plus franches et primaires et leurs acolytes nuancés, Michel Pastoureau se heurte à une difficulté : quel mélange, plutôt que de se répéter, serait assez parlant et signifiant ? L’idée est alors originale, sans risquer de brouiller sa palette où d’en décliner l’infini des nuances : se tourner vers les Rayures. En ce sens le projet, qui connut plusieurs éditions à chaque fois enrichies, est encore plus original.
Du bouffon au bourreau, du chevalier félon à l’étoffe du diable, tous, ou presque, sont des personnages négatifs, que les rayures stigmatisent, car trop ambivalentes. Il y a transgression vestimentaire, sociale et morale, scandale et « manteau d’infamie » à arborer un tel défi aux bons usages, particulièrement sensible à « l’œil médiéval », lorsque serfs, bourreaux, lépreux et condamnés sont pour ainsi dire rayés de la carte, lorsque bêtes sauvages et diable arborent peaux et fourrures tachetées et rayées. En sont pourvus, en particulier parmi les enluminures, Caïn, Dalila, Salomé, Judas encore une fois, mais aussi la folie. Néanmoins la Renaissance découvre de « bonnes rayures », les utilisant au gré du décor intérieur, toujours verticales, en bichromie et polychromie. Elles accèdent à la dignité aristocratique, se font festives, exotiques, élégantes. Quant au costume d’Arlequin, notre historien le lit comme « une forme superlative de la rayure ». La politique ne les écarte pas, le drapeau américain étant celui de la liberté, les révolutionnaires français en usant en en abusant. Romantiques sont les robes et les tentures, plus précisément blanches et bleues. Plus tard, le gilet du domestique, la cravate du dandy sont du dernier chic, alors qu’Obélix arbore des braies ainsi sympathiques. Et même si elles marquent les déportés des camps de la mort, elles ornent jusqu’à aujourd’hui les uniformes, les marins et les champs de courses, les tenues de loisir, la mode. Elles intriguent les photographes, qui en tirent des effets curieux, et paraissent rendre plus rapides les chaussures rayées sur le terrain de sport. Une fois de plus, derrière ces rayures, « se posent souvent des questions de société ». Et derrière les rayures uniformes et démesurément monotones de Buren, faut-il deviner les barreaux d’une prison de l’art contemporain ?
Autant l’esthète pouvait pardonner l’abstraite sobriété des couvertures des volumes rouges et vert et tutti quanti, et celui plus austère à l’occasion des rééditions en collection de poche[4] publiées sans illustrations, autant la combinaison d’un Mondrian et d’un Buren rend celle de Rayures minimaliste jusqu’à l’insultante maigreur. Le manque d’imagination est flagrant, alors qu’il y avait tant à choisir parmi les pages intérieures, comme cette tunique d’un joueur de cartes peint par Théodore Rombouts en 1630…
L’aveugle n’a pas connaissance d’un monde coloré : imaginez si sa vue s’ouvre ! Au contraire, Derek Jarman perd chaque matin un peu plus la vue. En conséquence, ce cinéaste et peintre, cet écrivain et jardinier anglais (1942-1994), doit-il recomposer, à la veille de sa mort du sida, son autobiographie sous forme de kaléidoscope. S’il ne lui reste que le langage, les mots, ils sont encore pourvus de la polychromie des souvenirs. Un peu à la manière du peintre Richard Texier, dans son Codex[5], il égrène les couleurs de chapitre en chapitre : du blanc jusqu’à l’or et argent, en passant par le rouge, le gris, le vert et cætera. Dédiant son livre « à Arlequin », il mêle habilement les teintes de ses vêtements, de la campagne anglaise, de la peinture, aux citations livresques, entre Pline l’ancien et son Histoire naturelle, Goethe et son Traité des couleurs, sans méconnaître ni le néoplatonicien Marcile Ficin, ni Les remarques sur la couleur de Wittgenstein.
Enfant, il collectionnait « les petites pastilles d’aquarelle », à l’époque où l’on « se débarrassait de la patine de suie du dix-neuvième siècle ». Sa formation de peintre l’amène à abandonner l’impressionnisme pour se précipiter dans le cubisme, le surréalisme, « jusqu’au tachisme et à l’action painting ». Le blanc des fleurs, des falaises de Douvres, s’oppose à ce « virus qui détruit [ses] globules blancs ». L’on peut également voir plus loin une réponse à cet effacement : « Iris, l’arc-en-ciel, a donné naissance à Eros, le cœur du sujet. L’amour, comme le cœur, est rouge. Non pas comme la viande rouge, mais le pur écarlate des fleurs ». Lui succèdent « la romance de la rose », la « Main Verte », qui va de l’Eden aux jardins en passant par le vert de chrome. Il accorde toute son attention au brun tout en prévenant des « périls du jaune ». Hélas il ne peut oublier son état d’ « homme-lesbien », son « âme noire », qui l’ont mené là où il en est, en un ressassement tragique, quand « l’horloge de la mort branle ».
Cette vaste énumération poétique se clôt sur un poème en vers libres : « Et lorsqu’elle disparaît / Je trinque à la santé de mon fantôme / Avec l’eau de vie / Présence lumineuse / Ici, puis est partie »…
Pathétique, mais sans auto-apitoiement, le récit est à la fois intime et plus largement culturel. Il jongle allègrement à la lisière de l’essai, de l’anthologie, du carnet de notes et du journal, puisant aux meilleurs auteurs, et du poème tant en prose qu’en vers, entretenant, sujet oblige, de subtiles correspondances avec les livres de l’historien Michel Pastoureau. Elégiaque, c’est un adieu aux couleurs, qui, une fois de plus aurait mérité (quoiqu’il s’agisse là du graphisme de la collection « L’éclat/poche ») une couverture plus éloquemment colorée, comme celle humoristique d’une édition anglaise. Pour nous qui bénéficions encore de la vue, la couleur doit être une ode à la joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Cochenillea été publiée dansLe Matricule des anges, juillet 2021.
Un palais d’étoiles, de voie lactée, de projections cosmologiques, de signes et de symboles, tel apparaît l’univers pictural de Richard Texier. S’il s’était peut-être trop longtemps complu dans l’imagerie, il fallait lui reconnaître une constance, une opiniâtreté dans l’exploration méthodique et tous azimuts des figures, des allégories empruntées aux atlas et cosmologies. Traits de crayons, balafres de pinceaux, lavis de couleurs, collages de pages de livres anciens, tout cela offrait un décoratif et délicieux bric-à-brac, mais pas encore un ensemble qui eût trouvé sa patte et sa pâte pour unifier et construire un monde somptueux, si multiple soit-il. Enfin aujourd’hui, avec les sculptures « Atlas » ou la série des « Homo vortex », les déclinaisons photographiques des Muses et des Priapes, Richard Texier (né en 1955) peut accéder à la condition du démiurge. Un beau livre, réalisé sous l’égide de Jo Frémontier, réussit à transmettre au lecteur, aux visiteurs des nombreuses expositions de l’artiste, non seulement « l’alchimie du désir », mais l’accession au grand œuvre. Confirmant cette ambition, du pinceau à la plume, cette fois autant narrateur que poète, il livre en son Codex une autobiographie esthétique, au moyen d’une emblématique déclinaison colorée. En toute logique, l'écriture est pour lui un « cosmos ambulant », comme celui de ses ateliers.
Portulans et cartes, calendriers lunaires, notules astronomiques, incisions et joies de couleurs venues de l’abstraction lyrique, spirales et toupies, échelles et roues dentées, étoiles et vertiges, comètes, tel était le vocabulaire plastique de Richard Texier dans les années quatre-vingts, comme il l’exposa dans le musée de Gijon[1]. À mi-chemin de l’astrologie de Ptolémée et de l’astronomie de Copernic, comme à la traîne des recherches de motifs et des couleurs de Paul Klee, voire de Kandinsky, usant de rouilles, d’ocres et d’or, parmi les noirs et les bleutés, tout cela n’était pas sans charme, sinon magique, presque enfantin, non sans puissance à venir. L’apprenti démiurge fouillait l’histoire des sciences et de l’imaginaire pour se constituer, en un creuset déjà personnel, un pays d’enfance, une fenêtre de grenier sur le ciel des fixes et des mobiles. Des bribes de collage - papiers anciens ou fragments métalliques - offraient en guise de palimpseste, un embryon de dimension supplémentaire à la surface picturale. Déjà, rassemblant et distribuant des éléments d’ordre cosmologiques, il amassait avec patience et opiniâtreté les signes épars de l’univers : en vue de quelle complétude, sinon celle de l’art…
Plus tard, comme si ses bras s’étendaient vers un plus vaste espace, il investit la tapisserie, la sculpture, sans négliger le cadre pictural. Dans le lequel, dépassant ce qui aurait pu apparaître avec le recul comme une maladresse, une gaucherie plastiques, il trouva une liberté du pinceau et de la couleur, une aisance et une élégance surprenantes, qui parvinrent à subjuguer le contemplateur. Sans abandonner son vocabulaire, il le fondait dans le creuset - peut-on dire au sens alchimique ? - de toiles imposantes aux formes plus concises, plus évidentes dans leur énigme, où collages et gravures anciennes s’intégraient à merveille. Ainsi les années 90 et 2000 virent éclore des chefs d’œuvres, comme « Copernic cardinal », « L’esprit des terres jointes », « Océan », « Au matin du monde »…
La sculpture figura des stèles, collages de bois et matériaux divers, comme cadrans et médailles, en particulier dans la série « Le système du monde » ; des tableaux de bois à la lisière de la gravure et de la sculpture comme « Umbra terra », ou « La chevelure de Bérénice », qui forcent la méditation ; des « Toupies nomades » de métal que l’artiste traîna sur une plage ; un « Homme nature » de bronze régnait au sommet d’un pilier enturbanné d’une branche aux bourgeons hardis. Il conçut des trépieds étranges, comme son « Viseur d’étoiles », utilisa des pierres à huitres du rivage de l’île de Ré pour supporter « le cercle du poisson ». Ainsi au cosmos étoilé s’agrégeait l’espace maritime. Et les couleurs des ors et des bistres incendiaient l’énigmatique sérénité de ses toiles[2]…
Photo : T. Guinhut.
Passant il y a peu d’années devant une galerie d’antiquités, Richard Texier, fasciné, osa enfin y entrer : pour y reconnaître son monde. Bientôt le galeriste lui proposa une audacieuse collaboration. Avec cette toute récente Alchimie du désir, visiblement Richard Texier a rencontré sa Muse ; au point de pouvoir la figurer. Pas seulement en photographiant une jeune femme nue d’une pureté native, mais en lui donnant la hauteur et la dignité d’une allégorie. Comme en compagnie du cinéaste et plasticien Peter Greenaway[3], il réinvestit l’ancienne figure pensante de l’allégorie qui encombrait l’Histoire de l’art pour lui rendre une vivacité, une évidence contemporaines : celles de la rencontre de l’artiste mûr et de l’inspiration la plus solide.
Le livre que nous ouvrons entre nos mains attentives est l’équivalent d’une installation dans la galerie Jo Frémontier, mais aussi l’aboutissement du même projet. Car peuplé d’objets scientifiques et d’art extraordinaires et rares, cet espace étonnant attise la libido sciendi de l’artiste. L’artiste étant évidemment un être pétri de fantasmes qui réussit à les figurer, les cristalliser, les réaliser parmi son œuvre. C’est l’hybridation qui permet à Richard Texier d’intégrer les objets exposés au cœur du processus de sa création. Désir « alchimique », désir « mythologique » et désir « cosmique », unissent alors leurs énergies pour propulser cette apparition plastique d’un cerveau universel : le nôtre, celui de l’histoire de la pulsion érotique, autant que celui de la civilisation.
Une évidente cohérence se dessine au cheminement de ce beau livre : une partie intitulée « Genèse » (un entretien), précède « L’Alchimie du désir » elle-même, qui se décline d’abord en « Elastogénèse », pour, passant par l’indispensable intercession des « Muses », aboutir à l’ « Homo vortex ».
Les « Elastogénèses » sont celles de tableaux qui explorent la nature plastique de la création. À cet « éloge du mou », à ce mollusque cervical, correspond la métamorphose de formes ovoïdes, parfois spermatozoïdales, « force du désir qui structure le monde depuis toujours », parmi les blancs, les bleutés, et que n’interrompt pas la fixation en des tableaux de techniques mixtes et autres « porcelaines organiques ».
Les « Muses », s’acoquinent sereinement avec le marbre apollinien de phallus priapiques, ou dansent nues dans des « cabinets chinois ». Le désir de possession érotique s’allie avec celui du collectionneur en ses cabinets de curiosités. Ce réinvestissement de la statuaire grecque de l’antiquité n’a rien de réactionnaire, de régressif ou de simplement néoclassique : en un geste postmoderne, Richard Texier fait dialoguer la beauté des corps avec les mesures scientifiques, le marbre praxitélien de Paros et la photographie contemporaine, comme des poètes d’aujourd’hui ont pu réinvestir le mythe d’Aphrodite[4]. Rien d’iconoclaste, au contraire : inviter des femmes nues à érotiser un lieu d’art est un souffle, associant amour créateur et sciences de la nature. Les objets d’art antiques, phallus, statues, et les objets scientifiques anciens sont de fait revitalisés par la chair spirituelle de ces « Muses ».
L’ « Homo vortex » supporte en ses bras de poulpe un bloc d’ambre brut. Ce gnome, comme un nouvel Atlas de l’alchimie, supporte ce qui peut être perçu comme une pierre philosophale, métaphore de l’artiste qui transmue des matériaux originels et terriens en la splendeur imaginative de l’œuvre d’art : « une manière d’enlacer spirituellement les forces du monde ». Ce qui montre bien que Richard Texier est non seulement fort conscient de sa démarche, mais capable, en son entretien avec Nicolas de Cointet, de l’exprimer avec les mots choisis du juste poète.
Quant aux sculptures « Archétype » et « Atlas », ils sont ces merveilleux monstres fantasmés par le monde médiéval : gnomes à la tête rentrée dans la poitrine, ils supportent de splendides sphères armillaires, voire une corne de narval, fantasmant la licorne, tiennent à la main des lunes et des étoiles, des cornues de verre, ils basculent sur des hémisphères. Entre alchimie fantaisiste et prémisses de la science moderne, ne sont-ils pas des « Guetteurs de sens » ? Sans compter que ce livre (qui propose une biographie profuse), décidément fabuleux, riche d’une cinquantaine d’œuvres inédites, offre des pages du « codex » préparatoire, des photographies de la fonderie où ces êtres allégoriques jaillissent du feu et des moules, en une genèse volcanique…
En « sept récits », selon le sous-titre, en phase avec d’originaires journées de la création du monde, Richard Texier manie non plus le pinceau mais le clavier pour confier au lecteur son autobiographie esthétique. Cela s’appelle Codex, comme pour signifier un manuscrit ancien, répondant ainsi à ses portulans imaginaires. Nous savions déjà que Richard Texier est un coloriste enthousiaste. Son Codex décline une gamme de sept couleurs en autant de « mythes fondateurs » et de chapitres : « Noir d’ivoire, Violet cardinal, Indigo, Vert cinabre, Ocre jaune, Rouge vermillon, Blanc d’argent ». Aucune d’entre elles n’est neutre, fade encore moins. Chacune de ces couleurs « identitaires » éclate, brille, lei originaire propice à la navigation de l’imaginaire et à la création.
« Capter la complexité du monde », telle est l’ambition du peintre, quoiqu’avec l’humble conscience de sa difficulté. La matrice originelle est un « sang noir ». Le Marais poitevin, dont il est natif, et qu’adolescent il parcourt en barque, offre la matière noire de sa terre : « Ce noir, venu des entrailles du marais, était habité, il grouillait de vie ». Ainsi confie-t-il, parmi des expériences singulières : « mon vocabulaire de peintre puise dans ce trésor personnel ». Autre souvenir fondamental, la découverte des livres anciens, réchappés d’un incendie, dans la bibliothèque familiale d’un ami. Leurs encres et leurs cendres, leurs journaux de voyages, leurs cartes géographiques et marines allaient tracer un chemin inédit dans la genèse picturale, pour « en découdre avec la puissance de l’art ». Ce qui l’amena aussi à peindre sur des reliures anciennes. L’art du palimpseste est avec soin multiplié.
Une anecdote familiale ramène à la mémoire un raisin violet, foulé aux pieds nus et fomentant un alcool dangereux, « breuvage prohibé » encourageant la folie des hommes et « principe de fermentation ». Voici le peintre coulant sur les toiles cette drogue vineuse.
L’indigo quant à lui est un bleu spirituel. C’est autant le rappel des ciels infinis de Léonard de Vinci que l’influence de Jean Degottex, peintre de l’abstraction lyrique dont il fut l’assistant, qui guident Richard Texier, également aimanté par les « brumes azurées » du marais, cette « machine à nourrir le songe », jusqu’à le propulser vers l’embouchure atlantique, en un Copernicus oceanicus, peint en 1999. Cependant les feuillages et les lentilles d’eau maraichins l’accompagnent dans les déclinaisons du vert cinabre, clair et chaud. Ce dernier trouve sa correspondance au cœur d’un galet translucide, appelé « Skystone » et déniché dans une boutique de Thaïlande : il est censé être un « talisman pour rejoindre l’au-delà ». Alors qu’il se heurte au refus du marchand, notre peintre a la surprise de s’entendre dire : « Un océan de richesse ne pourrait l’acheter mais je peux vous l’offrir ».
Du paysage nimbé d’or des Charentes aux carrières de Roussillon, en passant par le safran de la cuisine de son enfance, l’ocre est solaire, « plate-forme d’envol ». Retrouvé dans une boite de « pans d’or », le legs de bouts de ficelles de la grand-mère Clotilde devient matière organique de nouveaux tableaux. Là est peut-être le moment le plus émouvant de ce livre.
Non pas colère et sang, le vermillon est un éclat de vie, dont « il convient d’user avec retenue », comme « une épice ». Il se veut le signe d’un autre souvenir, tauromachique, à Séville, cinématographique et cependant sanglant.
Reste le blanc, absence et cristal de toutes les couleurs. La « nébuleuse » du lait renversé dans la rivière par l’enfant reste un éblouissement qui nourrit le sens des pigments ; tandis que l’atelier du peintre en résidence au phare de Cordouan lui permet l’ascension entre nuages et écume, mais aussi le risque de l’ensevelissement dans le brouillard et la marée montante.
Si l’on peint avec son temps, celui de l’abstraction, voire contre le temps de l’art contemporain qui n’aime guère la peinture, l’on s’élève au-delà du déterminisme de l’époque grâce à une démarche personnelle qui a sa généalogie dans l’enfance, l’éducation familiale. Le goût de la couleur et l’art de jongler avec les symboles, les icones livresques des sciences et les matériaux aussi divers que des galets régissent ainsi l’art singulier de Richard Texier, qui sut dépasser la peinture et ses deux dimensions pour accéder à une sculpture hautement signifiante. Tout à coup je me suis aperçu qu’il m’était indifférent d’être moderne est le titre d’un de ses tableaux de 2001, blanche plage emblématique, striée de caractères et de chiffres dans lesquels l’on ne reconnait que peu à peu ce même titre…
Construit comme un damier de souvenirs, d’initiations techniques et esthétiques, de poèmes en prose, ce Codex trouve ses correspondances avec de nombreuses reproductions de toiles, aussi intensément colorées que les métaphores du texte.
Même s’il ne s’agit pas là du premier essai d’écriture par le peintre et sculpteur, après Nager[5] ou L’Hypothèse du ver luisant[6], ce Codex est probablement le plus abouti, à la fois récit autobiographique, carnets d’atelier et prose intensément poétique.
Récit de voyage, autobiographie, essai d’esthétique, tout à la fois. Tel nous séduit ce Cosmos ambulant, parmi cinq espaces dispersés dans le monde entier, qui constituent la pléiade d’ateliers du peintre et sculpteur Richard Texier. Ce quintette géographique va de Manhattan à une fonderie de Shanghai, en passant par Moscou, Hyères et le phare de Cordouan. Moins que « le cœur chaud de la création », soit la description des tableaux réalisés, l’auteur invite son lecteur sur un riche cheminement de circonstances et de rencontres ; en particulier celle de Zao Wou-Ki ou de Basquiat, peintres si dissemblables. Outre des personnages curieux, parfois protecteurs, comme Simon le photographe, parfois énigmatiques, comme Misha, un moscovite dont « la personnalité était polyphonique », ce sont des portraits de villes contrastés, mégalopoles bruyantes comme New-York, qui n’achète pas ses peintures, ou paisible « jardin cubiste » dans une villa méditerranéenne. A contrario l’Ambassadeur de France à Moscou le prévient : « Vous êtes inconscient des dangers de cette ville ». Tout aussi dangereux sont les sables de Cordouan, où la brume peut noyer le peintre promeneur. Heureusement, « en mer, les oiseaux, le soleil et le vent sont de précieux alliés pour amplifier le déploiement de l’imaginaire ».
L’ouvrage fourmille d’anecdotes. Montant au sommet d’un immeuble chinois où l’on vend l’ancien et le moderne, le vrai et le faux, il parvient à acquérir un lot de cartes marines venues des siècles précédents, sur lesquelles il va bientôt peindre. Mais l’atelier soudain dévasté de Shanghai, les cartes volées, puis mystérieusement rendues, affectent gravement la joie de la création, avant le retour en Paris, dans l’atelier de la Butte aux Cailles, en quelque sorte le moyeu de ces pérégrinations initiatiques et séminales. La prose, essentiellement narrative, est souvent empreinte d’une dimension poétique, bien entendu cosmique.
Certes, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que Richard Texier soit un « Génie du savoir universel » (pour reprendre le titre d’une de ses sculptures inspirées et encore une fois allégoriques), il a d’ailleurs trop de modestie pour entendre cela. Force est d’admettre que la persévérance du travail de plusieurs décennies l’a conduit vers une tentation de l’universalité, aussi séduisante qu’impressionnante, conceptuellement et plastiquement. Ce dont témoigne son « Autoportrait », en fonte de fer, moins identitaire qu’ouvert sur le souffle de l’ailleurs. L’œuvre, allusive, est le « monde intérieur et mental », de Richard Texier, cet héritier du Jésuite encyclopédiste du XVII° siècle Athanasius Kircher[7]. Plus qu’un cabinet de curiosités, il en est la réinvention plastique, la « plasturgie des rêves[8] », au croisement des routes cosmiques, maritimes et temporelles, en une hybridation de l’Histoire de l’art et des sciences, pour le bonheur des yeux, de la pensée et du désir de connaissances…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.