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7 mars 2024 4 07 /03 /mars /2024 09:58

 

Herman Van Swanewelt : Paysage avec ruines, 1604.

Musée des Beaux-Arts, Tours, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Thierry Guinhut

 

Faillite et universalité de la beauté,

de l’Antiquité à notre contemporain.

 

La Mouette de Minerve éditeur,

mars 2024.

 

 

Depuis le beau platonicien, il semble qu’une avalanche, une décadence, puissent être observées, voire diagnostiquées. Pour qu’aujourd’hui n’en restent que le souvenir muséifié, les éclats, voire la parodie, jusqu’à sa disparition nimbée de mépris dans l’Art contemporain. L’idéale sérénité de la beauté, donc les Grecs assuraient l’universalité, n’a plus qu’un rire tragique, dont le masque est attaqué, délavé, arraché, par la laideur, la vulgarité, le consumérisme et l’égalitarisme. Comment s’est opérée cette catastrophe esthétique ? Comment touche-t-elle l’obsolescence de la peinture, la figure même de l’artiste, livrant une image inquiétante de notre temps ?

Suite à l’irruption du sublime, de l’esthétique des ruines, des pierres et du cosmos, de l’usage signifiant de la mode, des couleurs, puis de l’Art Brut, d’autres avatars de la beauté ont surgi, à l’instar du beau photographique. Cependant, malgré la propension à souiller les icones dans l’Art contemporain, le tapage de la mocheté et du mauvais goût, témoins d’une inversion des valeurs, qui sait s’il reste la possibilité d’un dandysme inédit… À cette dégradation de la beauté plastique, sans oublier celle du langage, faut-il accoupler celle morale, lorsque les idéaux de La République de Platon se changent en monstres politiques, utopie devenue dystopie…

L’essai de Thierry Guinhut, entre esthétique et philosophie politique, tente d’apporter des perspectives originales, s’appuyant sur une judicieuse bibliographie, consultant maints jalons de l’Histoire de l’art et de la pensée, au service d’une conscience de notre temps.

 

Minerva Pacifica, Museo Romano, Calahorra, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Après une maîtrise en Histoire de l’Art Contemporain, Thierry Guinhut,

qui vit en Poitou, devient Agrégé de Lettres Modernes.

Critique littéraire, il a publié un roman, Voyages en archipel,

les récits du Recours aux monts du Cantal.

Photographe, son Marais poitevin fut couronné

par le Grand prix Hippolyte Bayard de Photographie 1991.

Après ses albums sur l’Ile de Ré, les Pyrénées et le Haut-Languedoc,

ce sont deux romans philosophiques :

La République des rêves (L'Harmattan, 2023),

ou la formation d'un artiste photographe parmi la société aquitaine,

des paysages au cosmos, en passant par l'éros :

La République des rêves

Muses Academy (La Mouette de Minerve, 2023),

ou l'irruption des Muses de l'Antiquité grecque

au service la téléréalité contemporaine

et au moyen d'un concours de récits criminels :

Muses Academy

 

 

I Faillite et universalité de la beauté, de Platon à l’Art contemporain     

II L’irruption esthétique : japonisme et arts premiers                                                                   

III L’Art contemporain est-il encore de l’art ?                                         

IV De l’iconologie de Panofsky au Banquet de Gérard Garouste           

V Décadence, obsolescence, effervescence de la peinture                     

VI L’image de l’artiste, de l’Antiquité à l’Art contemporain             

VII Cosmos de littérature, de science et d’art                                       

VIII Peintures et paysages sublimes                                                       

IX L’esthétique des ruines                                                                        

X De la beauté cachée des pierres                                                            

XI Des théories du portrait au portrait comme fiction                        

XII Histoire esthétique et philosophique de la mode                        

XIII Du beau photographique                                                               

XIV Sens et valeurs des couleurs de l‘Occident                                   

XV Éloge du noir et blanc ; ou le beau n’est-il que coloré ?             

XVI De la beauté politique aux couleurs des monstres politiques   

XVII Beau religieux et désacralisation versus théocratie                    

XVIII Art brut et beauté brutale

XIX Piss Christ, une icône souillée    

XX Laideur, mocheté, mauvais goût

XXI De la vulgarité langagière au règne du langage   

XXII Éloge du dandysme      

Conclusion. Ou la mémoire de l'avenir  

Sonnet des peintres          

 

 

 

448 pages, 35 photographies couleur, 22 €.

 

Christian Babou, Abbaye de Flaran, Gers.

Photo : T. Guinhut.

 

I

Faillite et universalité de la beauté,

de Platon à l’art contemporain.

 

 

Il semble évident que la beauté puisse être celle des visages et des corps, de la nature, de l’œuvre d’art enfin. Qu’elle soit une parfaite utopie visible, épargnée, comme le pur regard d’une Aphrodite, y compris si sa joue fut brisée par le temps. Mais au-delà d’un modèle abstrait ou classique, n’y-a-t-il pas cent beautés variées, dépendantes des époques et des cultures, de la perception plus que de l’objet, voire contradictoires ? Pire, avec l’explosion planétaire de l’art contemporain, elle est conspuée, évacuée, niée. Est-ce à dire qu’il faille la rayer de notre vocabulaire, en décrier la prétention platonicienne et universaliste ? À moins que notre capacité à recevoir et conceptualiser le beau mérite d’être étendue, remodelée…

L’affaire paraissait entendue avec Platon : le beau, le bien et le vrai sont équivalents, l’en soi esthétique est en conséquence un en soi moral. En-deçà et au-delà de l’humain, comme les mathématiques, la beauté est aussi éternelle qu’universelle, reposant sur des critères inatttaquables : la complétude, la symétrie, la justesse des proportions, la clarté, la puissance du sublime et la délicatesse de l'expression. De même son pouvoir de persuasion est irrésistible : « Les hommes, ceux du moins qui sont beaux, ô Hippias, comme toutes les décorations, les peintures ou les sculptures, charment nos regards lorsqu’ils sont beaux […] Le beau est ce qui plait par l’ouïe et par la vue[1]. » Or la polysémie du terme est vaste : il s’agit aussi  d’un avantage, d’une honnêteté, d’une distinction, d’une gloire… Il ne faut alors pas douter que le beau soit dans l’objet et non dans la perception. Beauté des corps, des discours et des actions, des âmes, confluent dans l’idéalité du beau en soi. Non sans compter la splendeur du cosmos, d’où vient tant étymologiquement que conceptuellement notre cosmétique moderne, et son au-delà des orbes célestes, tintant de la musique des sphères et résonant de transcendance, où l’impalpable essence du Beau, comme l’Être, ne peut être contemplée que par l’intellect, « ce pilote de l’âme[2] ». Bien sûr, plus bas en notre caverne, le beau s’oppose radicalement au laid, au difforme, au vil, au déshonorant.

Même si plus réaliste, Aristote dans sa Poétique confirme combien le beau est à l’image du vrai : l’artiste imitateur doit chercher le vraisemblable et non le monstrueux. La représentation, pour être belle, doit faire tendre son sujet vers son propre idéal, vers son tèlos réalisé : « Les auteurs de représentations représentent des hommes qui agissent ». L’artiste, peintre, poète ou dramaturge, procure du plaisir à l’amateur « en raison du fini de son exécution, de ses couleurs[3] ».

Au cours du Moyen Âge, le beau reste transcendantal, quoiqu’en cohérence avec le christianisme. De la beauté de la création divine à celle de l’homme et de la musique, proportio, integritas, claritas restent les critères indéfectibles que reconnaît Thomas d’Aquin : en cohérence avec un « ordre théologique de l’univers, une fois passée la crise des alentours de l’an Mil, l’esthétique devient philosophie de l’ordre cosmique[4] ». Cet humanisme de l’intemporel sera cependant infléchi par la mise en retrait du théologique et le regain du platonisme.

Lors de la Renaissance italienne, Leon Battista Alberti privilégie le beau, alors que « circonscription, composition et réception des lumières sont complémentaires en peinture », là « où les hommes représentés montreront avec force les mouvements d’âme qui les animent[5] ». L’inspiration néoplatonicienne et le culte du nombre d’or nourrissent de surcroit cette Renaissance. La lecture de Plotin est alors fondamentale, grâce auquel le monde des idées ne se sépare pas du visible. Cependant, chez ce dernier, l’objectivisme du beau se voit contré par sa dimension spirituelle : la forme ne suffit pas sans l’ascèse de l’œil intérieur qui voit « cette beauté de l’âme bonne ». Plotin ordonne : « ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste », afin de devenir « une lumière sans mesure […] Que tout être devienne d’abord divin et beau, s’il veut contempler le Beau et le Divin. […] En tous cas, le Beau est dans l’intelligible[6] ». Pour l’âme, la laideur, qui « la souille, la rend impure et y mélange de grands maux[7] », est l’exacte antithèse. Ce pourquoi Umberto Eco aura beau jeu de consacrer deux volumes encyclopédiques opposés, et cependant accolés, à l’Histoire de la beauté[8] et à l’Histoire de la laideur[9]. L’on retrouve encore une telle opposition à l’occasion d’un romancier allemand du XIX° siècle qui sut allier la tradition de l’esthétique classique et le romantisme, Adalbert Stifter : « rien, dans l’art, n’est absolument laid aussi longtemps que c’est une œuvre d’art, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne nie pas le divin mais aspire à l’exprimer[10] ». Ce qui pousse à penser que la perte de la foi en Dieu puisse entraîner une dégradation de l’art, condamné à se déjuger…

De même, dans la tradition du beau et du bien platonicien, Adam Smith, au XVIIIème siècle continue à faire l’éloge de « la beauté attachée au gouvernement civil du fait de son utilité », ce dans sa Théorie des sentiments moraux[11]. Le beau esthétique doit confluer en un beau politique.

De longtemps cette conception d’origine platonicienne perdure. En témoigne ce qui est probablement le premier essai d’esthétique en tant que tel, celui du Père Yves-Marie André, simplement intitulé Essai sur le beau, publié en 1760. Il y différencie le beau visible et celui audible, selon deux des cinq sens qui lui permettent l’accès, tout en assurant qu’il est indépendant du sentiment. Est-il absolu ou relatif, « suprême, qui soit la règle & le modèle du beau subalterne que nous voyons ici-bas » ; dépend-il du caprice des hommes, de l’opinion & du goût » ? Voici sa réponse : « je dis qu’il y a un beau essentiel, & indépendant de toute intention, même divine, qu’il y a un beau naturel, & indépendant de l’opinion des hommes ; enfin qu’il y a une espèce de beau d’institution humaine, & qui est arbitraire jusqu’à un certain point ». En sus du beau sensible et du beau intelligible, il convient qu’il y a « un beau essentiel, & indépendant de toute institution, qui est la règle éternelle de la beauté visible des corps », s’appuyant sur « la régularité, l’ordre, la proportion, la symétrie », soit une « géométrie naturelle[12] », bien dans le fil du classicisme.

En 1841, Vicenzo Gioberti se montre plus prudent : « le Beau est un je ne sais quoi d’immatériel et d’objectif qui frappe l’esprit de l’homme et l’attire avec ses charmes», tout en concluant indéfectiblement : « le Beau est inséparable du bien et du vrai[13]  ».

Sauf que l’on pourrait s’interroger : le beau est-il dans les choses, ou n’est-il qu’un sentiment moral ? Ce à quoi répond Emmanuel Kant, pour qui le seul attribut véritable du beau est le sentiment esthétique et non la propriété de l’objet observé. De plus, en rupture avec le platonisme, il affirme qu’il « n’y a et ni ne peut y avoir aucune science du beau et que le jugement de goût n’est pas déterminable par des principes[14] ».

Cependant les critères permettant de définir le beau, depuis essentiellement la statuaire grecque et ses Aphrodite, jusqu’à l’époque classique, restent la complétude, la symétrie, la justesse des proportions (depuis Vitruve), la mimesis et la sérénité. Ce que n’oublie pas de mentionner Hegel dans son Idée du beau : « ce qui caractérise avant tout l’idéal, c’est le calme et la félicité sereine », en particulier « la calme sérénité des personnages créés par les œuvres d’art de l’antiquité[15] ». Cependant Hegel, probablement lecteur d’Edmund Burke, a intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse[16] » du sublime romantique. « Dans l’art romantique, le déchirement et la dissonance intérieurs sont plus accusés […] c’est souvent (pas toujours cependant) la laideur ou la non-beauté qui se substitue à la beauté sereine.[17] » Gageons qu’après que le sublime ait dévasté le beau, la beauté du laid s’impose, comme lorsque Baudelaire publie en 1857 Les Fleurs du mal et fait l’éloge paradoxal de sa « charogne ».

Mais à l’attaque de la beauté du laid s’est ajoutée une autre déconvenue : Voltaire, dans « Beau, beauté », son article du Dictionnaire philosophique, ouvre la boite de Pandore du relativisme, non sans se moquer du « to kalon » de Platon : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon : il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. » Il conclut en toute logique, et ce dans la tradition de Descartes, malgré le piquant d’une facile ironie, « que le beau est souvent très relatif[18] ».

C’est plus nettement à partir de Nietzche que s’ouvre définitivement la faille : car « rien, absolument rien ne nous garantit que le modèle de beauté soit l’homme. » En effet, selon son antiplatonisme, « Le beau en soi n’est qu’un mot, pas même un concept. […] le prédicat « beau » c’est la vanité de l’espèce ». Rien de plus relatif et arbitraire que cette idole dont voici le crépuscule définitif : « absolument rien ne nous garantit que ce soit justement l’homme qui constitue le modèle du beau[19] ».

Bientôt, aux côtés de la démultiplication du goût, l’anthropocentrisme et l’éthnocentrisme se liguent alors pour autoriser une déconstruction du concept de beauté, historiquement, religieusement et esthétiquement constitué, dans la perspective de Derrida. À moins que, selon Jean-Pierre Changeux, une « neuroesthétique[20] » permette à la beauté et à la laideur d’illuminer des aires neuronales différentes ; et surtout à la première de procurer des émotions plus paisibles, plus éclairées…

Avec l’impressionnisme des Nymphéas de Monet et a fortiori l’abstraction, une beauté informelle, exclusivement colorée, peut enfin apparaître, affranchie de toute injonction aristotélicienne à la représentation, assimilable par le plaisir visuel de l’émotion et du sentir, d’aires neuronales exquisément chatouillées, quoique non sans une possible élégance du goût, tant l’harmonie de la composition et des couleurs restent un critère flagrant, malgré l’assertion kantienne selon laquelle « la critique du goût est [...] simplement subjective[21] », de Vassily Kandinsky à Marc Rothko et Olivier Debré… Faut-il alors regretter que l’art moderne se soit souvent consacré au goût, voire au culte, de la laideur ?

[...]

 

 


[1] Platon : Hippias majeur, 298a, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 543.

[2] Platon : Phèdre, 247 c, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 1263.

[3] Aristote : Poétique, 1448a, 1448b, Œuvres complètes, Flammarion, 2014, p 2762, 2764.

[4] Umberto Eco : Le Problème esthétique chez Thomas d’Aquin, PUF, 1993, p 219.

[5] Leon Batista Alberti : De Pictura, Allia, 2019, p 44, 56.

[6] Plotin : Ennéades, I 6-9, Les Belles Lettres, 1924, p 105 et 106.

[7] Plotin : Ennéades, I, 6-5, Les Belles lettres, 1924, p 101.

[8] Umberto Eco : Histoire de la beauté, Flammarion, 2004.

[9] Umberto Eco : Histoire de la laideur, Flammarion, 2007.

[10] Adalbert Stifter : L’Arrière-saison, Gallimard, 2000, p 349.

[11] Adam Smith : Théorie des sentiments moraux, PUF, 2011, p 261.

[12] Père André : Essai sur le beau, J. H. Schneider, 1767, p 2, 3, 5.

[13] Vincent Gioberti : Essai sur le beau, Meline, Cans et Compagnie, 1843, p 9, 304.

[14] Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 60, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1146.

[15] Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 112.

[16] Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime du beau, Vrin, 2009, p 227.

[17] Hegel : Esthétique, II, L’Idée du beau, Aubier, 1964, p 113.

[18] Voltaire : Dictionnaire philosophique, Bry Ainé, 1856, tome II, p 49.

[19] Friedrich Nietzsche : Le Crépuscule des idoles, § 19, Œuvres III, La Pléiade, Gallimard, 2023, p 742.

[20] Jean-Pierre Changeux : Du vrai, du beau, du bien, une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008, p 103.

[21] Emmanuel Kant : Critique de la faculté de juger, § 34, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1985, p 1063.

 

 

Parador de Tujillo, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 
   

Conclusion.

 

Ou la mémoire de l'avenir.

 

 

Nous n’aurons jamais fait que gloser de la beauté, que l’honorer, la regretter, la relativiser, la conspuer, la ressusciter peut-être, voire, qui sait, écrire pour elle en beauté. Car malgré toutes les avanies que les temps modernes et contemporains lui ont faites, lui font et lui feront subir, elle reste un horizon de l’humanité. Universelle, depuis la sereine Aphrodite capitoline jusqu’à une éruption sublime du Vésuve, d’un masque nô japonais ou Ibo du Nigéria jusqu’au plus brut de l’Art Brut, voire au coin de la mocheté, à l’ironie de la laideur. Pour emprunter une opposition nietzschéenne et le sens des métaphores de Peter Sloterdijk, la thérapeutique apollinienne qui était celle de la beauté platonicienne est peut-être passée du côté obscur de la « thérapeutique dionysiaque »[1]. Sauf si l’érosion jusqu’à la disparition de la beauté confine à la disparition de sa dimension thérapeutique et cathartique, remplacée par le divertissement, ce qui se- rait un signe inquiétant au service du diagnostic afférent à notre civilisation.

D’autant que la dimension métaphysique échappe à notre perception esthétique, alors que le poète Yves Bonnefoy nous le rappelle : « L’art, ce serait ce qui profite du déni conceptuel de la finitude pour le plaisir - un plaisir qui souvent prend figure d’une souffrance - et non plus pour la connaissance. Il saurait que de la simple apparence peut naître une beauté qui aidera à voiler les terreurs du gouffre »[2].

Pour emprunter encore à Peter Sloterdijk, le crime per- pétré par l’art contemporain, le consumérisme vulgaire, le relativisme et l’égalitarisme, commis sur l’immémoriale beauté, vaut comme un temps du crime, lorsque l’« abandon de l’Être qui caractérise les univers de l’art était inéluctable »[3] qui aurait pour vertu paradoxale d’en valoriser les ruines, la disruption du sublime, l’assaut du moche, venus de son éclatement. En une catharsis peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que du pire voyeurisme, la beauté qui sera « convulsive, érotique-voilée, explosante fixe », venue d’André Breton[4], propose encore les traces, les indices, qui permettraient à l’enquêteur de retrouver la victime, voire de la rédimer. Ce au nom du droit naturel du dandy à la liberté et du droit intellectuel à la beauté, dans sa dimension peut-être universelle. Ce dans le cadre d’un universel qui ne soit pas uniformisateur, sans menacer la diversité culturelle qui compose l’humanité, mais également sans que les revendications identitaires le menacent.

Autre universel de l’humanité, la liberté politique. Car avec Philippe Nemo, nous pouvons penser le politique en termes de beauté et laideur, grâce à son lumineux essai : Esthétique de la liberté[5]. Au-delà de la prémisse selon la- quelle chez Platon, le vrai, le beau et le bien sont un, il montre que « la servitude enlaidit les existences humaines [et] que cela n’est pas seulement vrai de la certitude absolue instaurée par les totalitarismes, mais aussi de la demi-servitude instaurée par certaines sociétés réputées plus douces, les socialismes, qui sont nombreux dans le monde actuel ». En conséquence, seule une vie libre est créatrice de beautés et peut avoir un sens. Les vertus de justice, véracité, libéralité, esprit de paix, tolérance, prudence, tempérance, force, orientation positive des activités (en particulier l’innovation scientifique) fondent la beauté morale, donc politique, au sens où seule la participation de l’être libre leur per- met d’accéder à la beauté de l’œuvre d’art. Rappelons-nous qu’avec Jean Petitot, Philippe Nemo signa une belle Histoire du libéralisme en Europe[6], ce dernier participant d’une indispensable esthétique de la politique.

Nous savons bien hélas que la liberté n’est pas partout et en tout temps cet invariant du droit naturel dont nous réclamons l’éthique et l’esthétique. L’on y préfère trop souvent la servitude imposée et volontaire des théocraties ou des constructives totalitaires. L’espérance cependant de la beauté libre ne doit pas nous abandonner. Nous serons ainsi un dandy, non seulement de la beauté plastique, mais un dandy politique. Car à la rencontre nécessaire de ces deux disciplines complémentaires, esthétique et philosophie politique, l’art, qui selon Gilles Deleuze « n’est pas le chaos, mais une composition du chaos qui donne la vision ou la sensation[7] », est un universel de l’humanité.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 
   

[1] Peter Sloterdijk : Le Penseur sur scène, Christian Bourgois, 2000, p 199.

[2] Yves Bonnefoy : La Beauté dès le premier jour, William Blake & co, 2010, p 41.

[3] Peter Sloterdijk : Essai d’intoxication volontaire Suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Hachette Pluriel, 2001, p 226.

[4] André Breton : L'Amour fou, Gallimard, 1976, p. 26.

[5] Philippe Némo : L’Esthétique de la liberté, PUF, 2014, p 11-12.  

[6] Jean Petitot & Philippe Nemo : Histoire du libéralisme en Europe, PUF,  2006.

[7] Gilles Deleuze & Félix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991, p 192.

 

Cy Twombly, Neuf discours sur Commode, Museo Guggenheim, Bilbao, Bizkaia.

Photo : T. Guinhut.

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26 novembre 2023 7 26 /11 /novembre /2023 14:54

 

Cathédrale Saint-Gatien, Tours, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Beau religieux et désacralisation de l'art

versus théocratie.

En passant par Kamel Daoud

& Michel Guérin :

Le Peintre dévorant la femme,

Le Temps de l’art

& Bibliodyssée.

 

 

 

Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock, 2018, 220 p, 17 €.

 

Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes,

Actes Sud, 2018, 448 p, 25 €.

 

Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy :

Bibliodyssée. 50 histoires de livres sauvés, Imrimerie Nationale, 2019, 219 p, 29 €.

 

 

C’est diversement que les religions ont usé du beau, au service de Dieu, de la création et de l’homme, mais aussi en l’ignorant, en interdisant la plupart de ses potentialités. En ce sens, le beau et son corollaire obligé, l’art, ont une indubitable dimension civilisationnelle, pérenne selon toute apparence. Pourtant deux menaces semblent dangereusement planer au-dessus de la civilisation de l’art, l’une théocratique, si l’on suit Kamel Daoud, l’autre tenant à sa désacralisation, selon Michel Guérin. Voulons-nous que l’œuvre d’art et la beauté soient dissous, ou qu’ils se dissolvent d’eux-mêmes ?

Le christianisme et la chrétienté ne sont en rien iconoclastes. Comme ils n’opposent aucun interdit alimentaire, la coïncidence n’étant en rien fortuite. En ce sens l’on peut s’autoriser à parler de libéralisme. L’on mettra à part le judaïsme, qui prohibe la représentation, mais se rattrape en favorisant l’interprétation des textes sans cesse remise sur le métier, en une émulation intellectuelle profitable. Et si Byzance eut sa longue querelle entre iconophiles et iconoclaste, la victoire des premiers assura la pérennité du beau parmi les icônes.

En revanche l’islam prohibant la représentation de la figure humaine, jusqu’à celle animale, se prive d’une immense possibilité du beau. Même si l’appétence pour la beauté, consubstantielle à la plupart de l’humanité, conduit l’artisan et l’artiste à façonner des mosquées aux céramiques bleutées, des calligraphies savantes ; quoique trop majoritairement à l’usage du texte coranique, hors l’espace persan dont l’atavisme a longtemps permis à leurs manuscrits de s’honorer de savantes beautés humaines, animalières, végétales et ornementales. La théocratie est en cela jalouse du beau qui est un concept brillant par son absence, si l’on excepte l’architecture et la décoration.

Enluminures et reliquaires, chapelles et cathédrales, manuscrits calligraphiés et chapiteaux sculptés, enluminés, retables et triptyques, mosaïques d’or, coupoles peintes, toute la chrétienté aspire à Dieu, loue le seigneur de la Création, depuis le cosmos jusqu’au corps d’Adam et Eve, dont la nudité est la beauté native. La lumière solaire traversant les vitraux historiés de scènes bibliques aux couleurs de l’arc en ciel n’est-elle pas la métaphore du « Fiat Lux » inaugural de la Genèse ?

Pourtant la pudibonderie ecclésiastique n’a pas manqué de fustiger le nu. Si Tertullien Père de l’Eglise du III° siècle, plaide en faveur des femmes qui « simples encore et dépourvues de tout ornement, dans leur beauté inculte et native […] avaient bien pu séduire les anges », il fustige les diaboliques apprêts, les bijoux, « cette poussière noire destinée à peindre le contour des yeux », car « les ornements destinés à relever la beauté ne vont pas sans la prostitution du corps », et « parce que le désir de plaire par la séduction de la beauté vient d’un cœur corrompu». N’y-a-t-il là un anathème contre la beauté, qu’elle soit naturelle ou cosmétique, voire artistique ? Sans oublier l’injonction à voiler la chair et la féminité : « En vain, vous courez après une fastueuse magnificence ; en vain vous appelez pour bâtir l’édifice de vos cheveux les mains les plus habiles, Dieu commande que vous soyez voilées[1] ». Fort heureusement la chrétienté n’emboita guère le pas à un tel rabat-joie. Alors que l’islam s’appuyant sur deux versets de son livre est infiniment plus rigoureux, d’autant que notre contemporain observe l’influente instrumentation politique de ce voile infamant et sexiste, véritable attentat à l’encontre du visage, siège de l’identité individuelle et signe ainsi giflé de la beauté, sinon physique, morale, du moins espérons-le…

Le linge de Véronique, essuyant le visage maculé de sang et de sueur du Christ lors de sa passion, n’est-il pas une nécessité, un témoignage de la dimension humaine et corporelle de ce dieu qui a su se faire homme - ce qui est inconcevable en islam - et, de manière logique, l’affirmation de la représentation, à fin d’adoration certes, mais aussi de connaissance du visage ? Il est la figure du visible, pour reprendre l’argumentation de l’essai de Jean Clair[2], dont ce même linge orne la couverture, assurant du même mouvement la possibilité de la beauté divine au travers de la laideur des traits mortifiés, donc la direction de la transcendance et de la résurrection.

En conséquence le beau religieux, essentiellement chrétien, est antinomique non seulement de l’islam, mais de la théocratie. Car tant qu’elle est inséparablement religieuse et politique, elle ne peut que restreindre non seulement les libertés, mais également la culture de la beauté. L’on sait combien les talibans et autres islamistes détruisent les Bouddhas de Banyan, les antiquités sumériennes, brûlent les bibliothèques, interdisent la musique, alors que l’Occident chrétien a cultivé le chant grégorien et la polyphonie, les orgues et les cantates, à la fois instrumentales et vocales, soit le beau musical. Cependant en une dommageable et récurrente misogynie, la papauté interdit un temps les femmes sur la scène de l’opéra, culpabilisant la beauté de leurs gorges, et conduisant à la cruauté infligée aux castrats, quoique leurs voix d’or puissent se consacrer autant à l’opéra profane qu’aux oratorios sacrés.

Reste un attentat contre la beauté, soit les feuilles de vigne apposées sur les sexes, jusque parmi les fresques de la Chapelle Sixtine exécutées par Michel-Ange. S’il est permis de discuter de l’esthétique des appareils génitaux, celui féminin, dont le pubis s’orne d’un duvet charmant, paraît plus flatteur à l’œil, ne serait-ce que par sa discrétion, le ridicule ne peut qu’éloigner du sentiment de la beauté, plastique, érotique, sculpturale et picturale.

 

Museu de l'Abadia de Montserrat, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

 

Si le temps de chacun de nous est compté, jusqu’à sa funéraire disparition, celui de l’œuvre d’art a la capacité de nous dépasser, voire, selon les Anciens, de se fixer dans une éternité. Pour la rejoindre, Kamel Daoud n’a qu’une nuit. Une nuit éclairée parmi le temps civilisationnel de l’art. Une « nuit au musée », pour déambuler, s’il ne cède à l’attrait du sommeil, parmi les toiles et les sculptures, où il découvre, avec effroi et fascination, Le Peintre dévorant la femme[3]. De cette méditation nocturne, est né un livre qu’il aura fallu plus du temps d’une nuit pour l’écrire, en sa fenêtre bruissante d’éros, et cependant confronté à des civilisations radicalement opposées.

L’on sait que Kamel Daoud est un romancier, journaliste et polémiste algérien : « Je suis un Arabe », reconnait-il. Ce qui ne fait pas de lui un tenant « de l’espèce gémissante qui en veut à l’Occident » ; voilà une graine d’honnêteté intellectuelle qui vaut son pesant d’or. Il se présente bien plutôt en « copiste du Moyen-Âge, en voleurs d’angles et de possibilités », non sans une modestie qui l’honore, alors qu’il ne manque ni de perspicacité, ni d’art.

Dans le cadre d’une collection « Ma nuit au musée », Kamel Daoud est à son tour convié au musée Picasso de Paris, pour vivre une expérience visuelle onirique, et, bien sûr la confier à ses lecteurs.

Pas le moins du monde effrayé par une sortie des figures et personnages qui pourraient tenter l’aventure nocturne et débouler à son chevet, l’écrivain ne s’inquiète guère non plus de ses conditions de gîte : doit-il et pourra-t-il dormir, dîner et petit-déjeuner sans que les miettes de son croissants importunent les précieux tableaux ? Un « lit de camp » et un « panier-repas » seront son ordinaire. Mais le torrent de sa méditation l’emporte et l’importe bien plus. Dans ce « temple de la chair », où la nudité ne cesse d’être représentée, voire molestée, il n’ose dormir. Même si l’on devine qu’il a surtout écrit après cette expérience, on le voit à l’affut, ne perdant pas une seconde d’observation, pas une occasion d’associations d’idées et de rapprochements culturels pertinents ; et inquiétants.

Satyres, baigneuses et femmes bousculent l’image chez Picasso, qui peint Marie-Thérèse avec dévoration ; elle a dix-huit ans, lui cinquante. Son érotisme est prédateur, venu de l’atavisme du chasseur, néanmoins tempéré par le désir amoureux : « le corps se fait pieuvre, inconsistance, possibilité d’abîme », écrit le voyeur, en une langue intensément poétique, là où « le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme ». Dans le regard de l’observateur, se mêlent la femme française et le fantasme arabe de la houri, qui attend et contente, toujours vierge, parmi soixante et onze semblables, l’élu d’Allah au paradis, toujours en érection, selon l’hyperbole coutumière des hadiths. Ce qui d’ailleurs suscita l’idéalisation des harems par les peintres orientalistes du XIX° siècle et les illustrateurs des Mille et une nuits, en dépit de la condition carcérale de leurs esclaves sexuelles…

Rencontrant un peintre délicieusement ou violemment érotique selon, il s’agit alors autant d’une ekphrasis (c’est-à-dire une description d’une œuvre d’art) que d’un autoportrait intellectuel et moral de l’écrivain. Interrogeant l’art du nu dévoilé de l’Occident, où « Le paradis fait partie de la vie, pas de la mort », Kamel Daoud met à la question ce qui, dans la culture de l’Islam dont il est originaire, est « l’art du djihadiste », celui d’une frustration sexuelle congénitale, d’un « assassin du corps […] qui brûle les impies, les captives, les livres ». Face à l’intense liberté érotique de Picasso, il dresse le réquisitoire le plus vif contre l’obscurantisme musulman le plus fanatique et têtu, par-delà les siècles, car « Allah est le contraire de l’image ». Et, en toute logique, contre tous ceux qui font « triompher le cadavre comme préliminaire », c’est-à-dire « les fascismes, les radicalismes, les utopismes et les grandes dépressions religieuses ». Au point qu’il imagine d’écrire l’histoire d’un djihadiste venu se cacher au musée pour détruire les tableaux, « jusqu’à purifier la terre de Dieu de ce qui n’est pas Dieu ». Ou d’écrire « un essai sur l’esthétique du djihadiste » où triomphe le désert…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ne reste que « l’érotisme de l’écriture », formule sarcastique, celui de la calligraphie arabe qui loue le  nom de Dieu, en effaçant les corps. Après l’explosion charnelle de Picasso, ou la génitale Origine du monde tant censuré de Courbet, il n’est pas sûr que la conjonction des puritanismes, qu’ils soient féministes ou religieux, permettent encore longtemps une telle joie débridée devant la beauté sexuelle.

Or, comme Picasso ressuscitant Dionysos et Eros,  le musée est un espace « où les dieux tués par un Dieu récent reviennent à la surface ». Lieu de rassemblement de l’art et de sa liberté sexuelle, il cristallise les représentations, les identités et les Histoires, heurtant forcément qui les refuse au nom d’une théocratie absolutiste : « le musée est traité comme un détail face à la mosquée », qui si elle devient muséale risque également la destruction, car « elle s’est dégradée en incarnation de l’homme et du temps au lieu d’être le lieu du Dieu et de l’éternité ». Notre écrivain nocturne ne peut ici que rappeler la destruction des icônes de l’art païen, de Palmyre et des statues de Mossoul par les djihadistes, cet autodafé universel, cette condamnation éternelle : « L’occident est une femme et il faut voiler cette femme ». Ce pourquoi le nouveau livre de l’auteur de Meursault contre-enquête[4], vaste poème en prose fouillé, inspiré, est au carrefour de l’esthétique et de la philosophie politique.

Ainsi Kamel Daoud, auteur moins d’un récit nocturne que d’un essai lumineux, est un écrivain au plus noble sens du terme, avec ferveur engagé ; sachant faire le lien entre le temps d’une brève nuit, celui de Picasso et celui de l’Histoire des civilisations, pour admettre enfin que « l’art est la seule éternité dont je peux être certain ». Reste que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger : un Picasso, qui sut emprunter un esthétique dessin néoclassique pour animer ses figures, eût aussi à cœur de les casser, défigurer ; est-ce à dire que la beauté en fut blessée, ou qu’elle trouva une autre explosion visuelle ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’art ancien était fondamentalement relié au divin, l’art moderne s’en détache de plus en plus, jusqu’à, en son ère postmoderne, devenir absolument athée, détaché non seulement de Dieu, mais aussi de la Vérité, de la Beauté et de l’Histoire. C’est la thèse de Michel Guérin dans Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes[5]. Michel Guérin ouvre de ses bras conceptuels le vaste Temps de l’art, depuis sa dimension anthropologique jusqu’à notre contemporain le plus urgent.

Passé le temps de la transcendance, disparait la vocation à l’éternité, pour ne laisser, dans « la condition épochale », place qu’à la singularité d’une œuvre. Renier cet héritage « ne reviendrait-il pas à une manière de suicide ? » se demande-t-il, alors que nous voici dans un « monde hyperprofane dominé quasi exclusivement par la technologie et l’argent » ; nous pourrions ajouter le divertissement. Pouvons-nous objecter au philosophe persuadé du « lien de l’art à la métaphysique » que se libérer d’une transcendance obligatoire, ne soit pas une mince amélioration de notre condition…

Le territoire de recherche de l’essayiste embrasse un vaste cercle. Il a cependant ses temps de prédilection : la Renaissance italienne, le XVIII° siècle de Diderot, le romantisme et la modernité baudelairienne ; où chaque époque est « le fait de sa différence ». Des ors de la peinture religieuse à l’orée de la photographie, la figuration du divin et le réalisme parlent deux langues radicalement opposées, cependant tout autant marquées par le manque, ce qui ne signifie pourtant pas que soit engagée la mort de l’art.

Or « la grandeur de l’art moderne, dégrisée de l’idéalisme », divorcée du sacré et des mythes, place l’artiste et le spectateur face à un défi : dompter son temps, fût-il laid. Michel Guérin est-il trop nostalgique - ou prophète d’un temps à venir - lorsqu’il avertit à juste raison que renoncer à la beauté « revient à faire son deuil de l’amour humain ».

Touffu, bouillonnant de références à l’Histoire de l’art, à la philosophie, à la littérature, l’ambitieux essai de Michel Guérin, par ailleurs auteur de La Philosophie du geste[6] et de Nihilisme et modernité[7], emporte son patient lecteur dans un maelström conceptuel qui nous montre combien la destinée de l’art au travers des siècles et des civilisations est le reflet de notre condition humaine. S’interroger sur l’art, c’est en fait s’interroger sur soi et sa place dans l’univers.

Si la perspective de Michel Guérin est excitante, la lecture le devient parfois un peu moins. Parmi d’éclairantes et belles pages, le profus embrouillamini et la sinuosité de la réflexion, ponctuée d’allusions un brin pédantes à une foultitude de philosophes, cependant souvent pertinents, de Platon à Kant, de Nietzsche à Walter Benjamin, qui surpeuplent la bibliographie et l’index, mais aussi d’italiques qui se veulent signifiantes (quoique les concepts philosophiques germaniques soient explicités), ne répond pas toujours à la clarté que l’on aurait pu attendre.

L’on conseillera de le lire par petites touches, voire fragments pris au hasard et offerts à la méditation. Comme lors de ce beau chapitre sur l’ironie qui s’empare du romantisme allemand et de « l’esprit de prose », et qui, succédant aux grands genres poétiques, sculpturaux et picturaux, s’affirme comme parodie, genre auquel il est possible de rattacher « la geste ultra-réductrice duchampienne » : « La méthode de l’ironie aura permis à l’art moderne d’affirmer par voie négative l’autonomie de l’art ». Faut-il alors se désoler des audaces et des dérives de l’art contemporain ? La quête de la nouveauté à tous crins risque de mener à la futilité sans cosmos, ni beauté : « Ou bien l’art est en souffrance, ou bien la maladie qui se met à le ronger dès qu’il a fini de grandir […] le livre à l’inquiétude, voire à l’angoisse : y aura-t-il encore demain l’art ? »

Quoiqu’un tant soit peu verbeuse, l’analyse de Michel Guérin reste néanmoins une fort pertinente traversée du « temps de l’art », ou plus exactement de ses temps, dont le dernier, le nôtre, a pour lui quelque chose de crépusculaire. L’on pourrait dire que l’essai de Kamel Daoud, illustre parfaitement ce propos, dans la mesure où un moderne, représentatif de l’avant-garde du XX° siècle, Picasso lui-même, n’a pas encore abandonné la tradition érotique de l’Antiquité ni celle religieuse au travers de ses crucifixions, et parce qu’il confronte l’ère muséale à une transcendance par le vide où par ailleurs ne respire plus que l’intrusion étouffante du dieu de l’Islam. L’art postmoderne, succédané de l’anti-art de Marcel Duchamp, s’il est libération de la créativité, pourra-t-il, au-delà de son allégeance au kitsch, à la parodie et au pastiche, assumer une dimension métaphysique et civilisationnelle, y compris par  une résistance à l’encontre de ceux qui ne rêvent que d’anéantir son blasphème, cela aux yeux des futurs amateurs et historiens d’art, auprès desquels il a une vaste responsabilité ?

 

Retrouvons Kamel Daoud, car lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées[8], qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.

Kamel Daoud propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ». En d’autres termes préférer la beauté de la chair à la terreur de la négation de sa liberté.

Quant à Raphaël Jerusalmy, essayiste complice de Kamel Daoud en la matière, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman d’Elias Canetti, Auto-da-fé, où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.

Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques, ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen, au prétexte d’une accusation discutable, par ailleurs pardonnée par la victime, de viol.

Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche, la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[9]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les  Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionnent pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.

N’y-a-t-il pas cependant une beauté poignante à ces livres menacés, pillés, lacérés, brûlés ? Celle de l’héroïsme de la culture et de la civilisation, face aux théocraties et autres barbaries récurrentes et consubstantielles à l’inhumanité ?

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tertullien : Œuvres III, Louis Vivès, 1852, p 307, 306, 329, 316, 323.

[2] Jean Clair : Eloge du visible, Gallimard, 1983.

[3] Kamel Daoud : Le Peintre dévorant la femme, Stock,

[5] Michel Guérin : Le Temps de l’art. Anthropologie de la création des Modernes, Actes sud, 2018

[6] Michel Guérin : Philosophie du geste, Actes Sud, 2011.

[7] Michel Guérin : Nihilisme et modernité. Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Jacqueline Chambon, 2003.

[8] Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy : BibliOdyssées. 50 histoires de livres sauvés, Imprimerie Nationale, 2019.

[9] Giorgio van Straten : Le Livre des livres perdus, Actes Sud, 2017.

 

Cathédrale Saint-Etienne, Bourges, Cher.

Photo : T. Guinhut.

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12 novembre 2023 7 12 /11 /novembre /2023 15:25

 

Rue des grandes écoles, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Nuanciers de la rose et du rose

par Alain Baraton, Michel Pastoureau,

Pierre-William Fregonese

& Anne Varichon.

 

 

Alain Baraton : Le Livre de la rose, Grasset, 2023, 250 p, 20 €.

 

Michel Pastoureau : Rose, Seuil, 2024, 192 p, 39,90 €.

 

Pierre-William Fregonese : L’Invention du rose, PUF, 2023, 240 p, 18 €.

 

Anne Varichon : Nuanciers. Eloge du subtil, Seuil, 2023, 284 p, 59 €.

 

 

 

« Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, / l’espace d’un matin[1] ». Au commun trépas, la fille de Monsieur du Perier n’a pas échappé, en l’an de grâce 1607. Ainsi le poète François Malherbe lui offre-t-il une élégiaque « Consolation », qui est restée parmi les plus beaux vers de cet auteur classique néanmoins passablement oublié, associant la beauté des pétales à celle également éphémère de la jeune enfant. Mais cette rose, qui est la reine des bouquets et le péché mignon des clichés, d’où vient-elle, qui est-elle ? Certainement Alain Baraton, fameux jardinier du château de Versailles, saura nous le conter. Et pour jouer sur le mot, n’assistons-nous pas à la montée en puissance d’une couleur, comme en revanche de la puissance du rouge, dont l’invention est l’objet à la fois de l’album de Michel Pastoureau et de l’essai de Pierre-William Fregonese, japonisant épris de rose kawaii. Ne doutons pas que de telles nuances végétales et pigmentées soient les reines des plus délicats nuanciers, tels qu’Anne Varichon nous les présente avec amour. Sans nul doute l’on y verra les bouleversements des mentalités, des sensibilités, les variations de l’Histoire…

 

 

Du latin « rosa », qui désigne autant la fleur que l’arbuste, son essence, « eau de rose », pourtant parfaitement distillée, devint l’équivalent du fade et du mièvre, comme ces romans sentimentaux qui font florès. De l’homérique « Aurore aux doigts de rose », à celle qui n’est jamais sans épine, le vocabulaire qui en est issu nous fait rosir de délectation…

En botaniste émérite, Alain Baraton aborde la rose sous les espèces de son climat, de sa culture et de ses variétés. L’on y apprend que les épines (ou plutôt « aiguillons) permettent de dissuader les herbivores, qu’après la fleur, « aplatie, arrondie, turbinée, en coupe ou en quartier, en rosette, en pompon ou urcéolée », vient le fruit, ou cynorrhodon ; l’ouvrage présentant d’ailleurs un lexique conclusif. L’on se doute qu’une rose sans parfum ne serait pas une rose : « Lorsqu’un rosier est en fleur, vous ne pouvez pas vous empêcher d’en humer le parfum. La rose, on va la voir d’instinct. Et puis, lorsque vous parlez d’une rose, vous donnez son nom, ce qui n’est pas le cas d’une pivoine, d’un camélia… » Ainsi parmi les dames aux pétales veloutés, aux fragrances inimaginables, sauf grâce au musical pouvoir d’évocation du seul mot « rose », que l’on ne peut prononcer qu’avec volupté, rêverie et désir de l’offrir à la douce carnation de l’aimée, l’on décline : La Blue girl, la Delbard, la Princesse de Galles, la Pierre de Ronsard… Seraient-elles innombrables ? N’y a-t-il pas de surcroit une « rose Baraton », au point que ce dernier s’exclame : « J'ai reçu pas mal de décorations mais lorsque je dis qu'une rose porte mon nom, c'est un autre effet. La rose, c'est un peu la Légion d'honneur du jardinier ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Les roses parlent d’amour, qu’il s’agisse des clichés à l’eau de rose ou de la passion enflammée. Elles sont également le symbole des jours heureux, de la sortie de l’hiver avec l’apparition des premiers boutons printaniers. Leur fragilité ne les dessert pas. Au contraire : « Elle ne dure qu’un instant mais c’est ce côté éphémère qui la rend si belle ». Qu’elle soit solitaire ou d’un bouquet nombreux, sans un mot de plus elle est tout entière déclaration d’amour, mais dont les conventions disent qu’il faut les offrir par nombre impair, blanche pour le charme, l’innocence et l’amour timide, rose pour la tendresse, orange pour le désir et rouge pour la volupté et les déclarations les plus sensuelles et torrides. Quant à celle qui serait jaune, pourtant séduisante, l’on dit qu’elle signifie un emballement volage, trop volage, voire qu’elle dissimulerait quelque trahison à redouter…

Les contes et légendes s’emparent d’elle, depuis celle qui considère que les filles naissent dans les roses ; et l’un d’entre eux touche particulièrement notre essayiste, évoquant les aventures un peu malheureuses de Marion, fille de jardinier. L’Histoire cependant se rappelle à nous à l’occasion de la vaine résistance d’Hans et Sophie Scholl créant le mouvement de la Rose Blanche en 1942 contre le nazisme, mouvement éphémère et tragique l’on s’en doute,  puis de la rose rouge brandie par François Mitterrand élu en 1982. Hélas, oserons-nous dire que le socialisme n’est pas aussi éphémère que la promesse des pétales…

 

Photo : T. Guinhut.

 

Au-delà des jardins et des bouquets, elle se révèle au travers de la société toute entière, de la littérature, la peinture, le cinéma, la chanson… Du poétique et médiéval Dit de la rose de Christine de Pizan[2], en passant par Le Jardin des roses du Persan Saadi, jusqu’au magnifiquement romanesque Nom de la rose d’Umberto Eco, peut-on imaginer un écrivain qui échapperait à cette fleur, à moins qu’il soit un peu aveugle, comme le dangereux bibliothécaire Jorge de notre regretté Umberto ? La romancière Amélie Nothomb, qui n’a jamais obtenu le prix Goncourt, a reçu un bien plus beau cadeau : un rose à son nom…

Délicieusement didactique, la prose d’Alain Baraton exhale les parfums attendus, sans la moindre épine. En forme de déclaration d’amour, sa prose n’en est pas moins une histoire culturelle raisonnée, entre poètes, musiciens qui ont chanté cette rose, et peintres, coloristes, comme Boucher et Redouté. Hélas jusqu’aux guerres, comme celle anglaise des Deux roses. Et de même la gastronomie s’en est emparée. Que diriez-vous d’un délicieux thé à la rose ?

Reine des fleurs aux cent pétales, celle qui est parfois un prénom règne depuis l’Antiquité, depuis la Perse ancienne, sur les jardins et sur les cœurs, comme pour confirmer la réputation d’Alain Baraton, « rosiériste » et jardinier en chef du Domaine national du Trianon et du Grand Parc de Versailles, sur lesquels il a publié maints ouvrages[3]. Gageons qu’il ne néglige jamais d’offrir cette chair végétale et rose à l’élue de ses sentiments. Pour paraphraser Ronsard, « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », en même temps que ce beau livre, nourri de science botanique, d’Histoire et autres pimpantes anecdotes.

 

Charles d'Orbigny : Atlas du Dictionnaire universel d'Histoire naturelle,

Renard & Martinet, 1849.

Photo : T. Guinhut.

 

Dans son volume consacré au rouge, Michel Pastoureau[4] n’avait pu que frôler le rose. D’autant qu’en ses histoires des couleurs il restait sagement dans une perspective occidentale. Visiblement cette nuance n’est plus guère la couleur de la mièvrerie, d’une acception genrée[5] uniquement féminine, d’un seul état d’âme ou d’un bonbon[6], ou encore d’un étendard de l’homosexualité masculine. Son histoire se révèle plus vaste que l’on eut cru.

Avec la publication de l’album Rose, Michel Pastoureau doit en convenir : au-delà de sa surabondance naturelle, car florale, minérale et céleste, cette couleur, qui n’en est pas vraiment une à part entière, en tant que succédané du rouge, ne fut que tardivement création et usage humains. C’est à l’occasion de l’ère médiévale, et en particulier au XIV° siècle, qu’il put fleurir. Et s’il paraît aujourd’hui assez courant, ce sont le XVIII° siècle puis le romantisme qui permirent sa vogue étonnante. Ambigu, « insaisissable », il voit la vie en rose autant qu’il est à l’eau de rose.  Néanmoins, notre historien, depuis l’Antiquité à la veille de demain, déplie les usages et les sensibilités du rose, avec le goût et avec le talent qu’on lui connait.

Curieusement, lors du néolithique, ce sont quelques « rouge-rosés » sur les parois d’Altamira. Quant aux premiers pigments roses, ils apparaissent sur une coupe attique, vers 500 avant Jésus Christ, pour nuancer un corps nu, puis dans les tesselles de marbre d’une mosaïque au cerf, et bien entendu pour figurer la vénusté de la déesse de l’amour. C’est aussi le cas de quelque parure ecclésiastique sur une enluminure de la première chrétienté. Cependant un étrange corbeau rose orne le vitrail de Noé dans la cathédrale de Chartres. Exceptionnellement ainsi vêtu, un Christ d’une miniature du XVI° siècle témoigne de la mode nouvelle de cette séduisante nuance fabriquée à partir de bois de brésil. Et parce qu’instable, elle est l’apanage de la Fortune aux multiples bras. En fait la vague rosée submerge l’enluminure depuis les années 1400, voire un papier ainsi coloré, parant bien d’élégantes damoiselles, y compris grâce au talent de nombreuses « enlumineresses ». Le Romant de la rose se prêtant à de tels raffinements, conjointement aux illustrations botaniques.

Ensuite les Vénitiens et les peintres maniéristes sont de fervents usagers du rose. Rubens en fait la carnation sensuelle des « filles de Leucippe ». Les teinturiers, quant à eux, usent de la garance. Le sommet étant peut-être atteint avec le « rose Pompadour », du nom de la favorite de Louis XV, dont les robes de soie fleuries sont à mourir de volupté. Ce goût n’a rien de spécifiquement féminin, puisque le Prince de Ligue arborait l’éclatante livrée qui lui valut le surnom de « prince rose ». À l’heure du préromantisme, la Charlotte du Werther de Goethe orne sa robe blanche de plus discrets rubans roses. Ensuite, impressionnistes et fauves en sont friands. Ce meilleur goût côtoie plus secrètement la débauche et la pornographie, telle qu’un Félicien Rops le représente en son porc allégorique tenu en laisse par une dame nue replète, quoique munie de bas et gants noirs : elle se nomme, en 1878, Pornokratès. Mais, après la « période rose » de Picasso, cette couleur devient « triangle d’infamie » dans le système concentrationnaire nazi. Fort heureusement après le « rose Barbie », le tailleur de Jackie Kennedy et la célèbre « Panthère rose » du film de Blake Edwards, ce sont jusqu’aux rugbymen qui en parent leurs maillots. Un beau retour en grâce, n’est-ce pas ?

Il pourtant est permis de regretter que la période contemporaine, avec les éblouissantes abstractions de Rothko, soit plutôt survolée par notre historien, tant sa néanmoins vaste période de prédilection va de l’Antiquité au siècle des Lumières.

Ne se limitant pas aux enjeux de l’histoire de l’art, Michel Pastoureau étudie la couleur « du lexique aux symboles, en passant par la vie quotidienne, les pratiques sociales, les savoirs scientifiques, les applications techniques, les morales religieuses, les créations artistiques, le monde des emblèmes et des représentations ». Une fois de plus, l’iconographie de cette série des couleurs, dont il s’agit là du septième volume au cours d’un quart de siècle de recherches, est somptueuse. L’on ne cesse de s’extasier devant une intaille romaine de cornaline rose orangé, un tableau d’Alma-Tadema, dont la pluie de roses étouffe les convives de l’empereur romain Héliogabale, en une douloureuse ambigüité…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Michel Pastoureau reste en ses histoires des couleurs sagement dans une perspective occidentale. Avec Pierre-William Fregonese, nous ouvrons les yeux en même temps que les fleurs de cerisiers japonaises. Car l’archipel nippon a développé un goût outrecuidant du rose, cultivant sa mignonnerie, que l’on appelle là-bas le « kawaii ».

Cela dit, « phénomène culturel » irrésistible, le rose contemporain est désormais bien mondialisé, bien plus identifié qu’un intermédiaire consensuel entre le rouge historique et le violet, ce dernier trop vigoureux et transgressif, il est définitivement devenu un emblème de la modernité, voire l’un de ses stigmates.

Etat d’âme ou convention ? Une telle tonalité suggère la bonne humeur de « la vie en rose », comme lorsque ce « Think pink », dont le film Funny Face de Stanley Donen, en 1957, en fit une réplique fameuse, dans la bouche de la journaliste de mode vedette, influenceuse avant l’heure. Des longueurs infinies de tissus framboise, fraise, saumon sont alors étalées sous ses yeux. Cependant le rose « shocking » concocté par la couturière Elsa Schiaparelli lors des années 1930, n’est pas celui de la friandise pour fillettes et ingénues. Autrement dit, entre puérilité sans façons et affirmation d’une esthétique, il y a tout un monde lointain.

Rien ne prouve que le rose soit exclusivement féminin. Certes ce que l’on appela joliment le « rose Pompadour », au XVIII° siècle, parait convenir à la carnation des dames, quand l’austère XIX° préfère le réserver aux bourgeoises de bon ton, au temps triste où les Messieurs affectent d’arborer le noir. Ainsi « le rose d’un côté érotise la femme et de l’autre l’infantilise ». Pourtant la layette des bébés ne sépare le rose et le bleu que lorsque des teintures impeccables et de doux lavages permettent de les voir ainsi éclore au XX° siècle. En 2016, l’exposition Barbie du Musée des arts décoratifs parisien confirmait un rosissement culturel, venu des Etats-Unis.

Aujourd’hui, la poupée Barbie devient une héroïne de cinéma, en chair et en écran, vedette absolue lorsque son film encaisse plus d’un milliard de dollars. Depuis 1959, date de lancement de cette poupée élancée, moderne, bientôt inconsidérément féministe, les petites filles se les arrachent, les collectionnent, les font vivre, bouger, parler, rêver, lors de séances de jeu sans cesse renouvelées. Cependant « Barbie ne devient l’incarnation du rose qu’à la charnière des années 1970 et 1980, le modèle emblématique étant « Superstar Barbie » de 1977, où la péronelle est vêtue d’une rose du soir et d’une étole rose ». S’agissait-il d’un conservatisme bien américain réduisant la femme au rose, comme pour écarter un féminisme dangereux ? Alors que l’on vit des garçons arborer des chemises de cette teinte pétulante !

Ainsi, à l’instar d’Alain Baraton, Pierre-William Fregonese se fait historien, au point que le lecteur curieux en rosisse de plaisir. Il fouille les dictionnaires, les filmographies, la peinture, les cosmétiques, les séries, les jeux vidéo, les accessoires et les jouets, à la recherche de son tendre fétiche, « chimère de chair et de plastique »….

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Mais le rose des Japonais, c’est une autre histoire, bien plus profuse. Il est celui traditionnel des fleurs de cerisiers ornementaux, ou « sakura », et celui plus récent, de l’envahissante culture du mignon, ou « kawaii », sans cesse en évolution, en expansion, au point parfois d’écœurer les yeux délicats, ou coincés, selon. Lorsque la société japonaise arbore une vie sociale souvent contraignante, fortement réglée, le rose fait office d’antidote, d’échappatoire et de part du rêve. Les mangas, surtout de romance, les animés sont à cet égard généreux. La mode du cosplay, le succès fulgurant de la culture manga[7], et particulièrement en France, de « Sailor Moon », tout conspire à un « soft power », plus encore à un « rose-pouvoir », à la japonaise, soit un charmant colonialisme, sentimental et intellectuel, que notre auteur qualifie de « self-orientalism ».

Voilà qui donne ses lettres de noblesse à ces « Little Pinks », ces « Hello Kitty » de notre enfance ou de celle de nos filles. Les femmes enfants japonaises, à la fois puériles et innocentes, mais aussi un brin érotiques, voire perverses, ne peuvent qu’exhiber, voire laisser découvrir le rose de leurs parures, de leur corps…

Il n’en reste pas moins que tous les roses ne sont pas des antichambres du rêve. En son avant-dernier chapitre, la vision matinale des nettoyeuses des gares japonaises laisse notre essayiste un peu tristement ému. En ces stations à la propreté légendaire, ces dames discrètes et efficaces vêtues de rose remplissent soigneusement leur office, mais personne ne les regarde ni ne les voit : « Leur rose est délicat, pétillant, anonyme, il est invisible pour nos yeux comme pour nos imaginaires ». Tout n’est pas rose pour elles, mais lui seul les a observées avec tendresse.

L’essayiste Pierre-William Fregonese, professeur à l’Université de Kobe et chercheur auprès de l’Institut des arts contemporains à l’Université des arts de Kyoto, nous offre un ouvrage curieux, ouvrant des fenêtres sur le monde, lointaines, exubérantes. Il est sous-titré « Couleur Japon, histoire monde ». Fascinant, original, l’essai est une mine d’étonnements, un « balcon sur aujourd’hui ». S’il ne présente aucune illustration, comme un beau livre qu’il mériterait d’être, il se veut sans cesse susciter des « réminiscences ». Et tout empruntant parfois le tour autobiographique, d’un Auvergnat venu s’installer au Japon, il permet d’entretenir avec son lecteur une complicité bienvenue.

 

Rose-thé, saumon ou vieux-rose, fleur ou couleur, elle a son nuancier. Et si l’on pense aux vins rosés de Provence, combien de nuances charment-elles, sinon toujours le palais, toujours les yeux au travers du verre lumineux de leurs bouteilles. C’est non sans un certain humour qu’Anne Varichon ajoute une touche vineuse à son beau livre, combien original et inattendu, intitulé sobrement, mystérieusement, Nuanciers. Eloge du subtil. Outre le répertoire des collections, ce volume est celui encyclopédique des textures, des variations et déclinaisons chromatiques.

Depuis au moins le XV° siècle, nombre d’artisans, d’industriels et d’artistes ont eu le goût en même temps que la nécessité d’élaborer méticuleusement ces nuanciers. Ils sont   médecins, peintres, teinturiers, naturalistes, chimistes, commerçants. Il fallait répertorier, disposer une grande variété d’échantillons colorés pour communiquer et s’entendre précisément. L’ingéniosité et le raffinement de ces échantillonnages sont confondantes, tant elles font montre des connaissances scientifiques, techniques et artistiques disponibles au moment où ils émergent. Si la délicate beauté n’était pas forcément le but initialement recherché par les créateurs de ces nuanciers, leur intérêt esthétique n’est pas le moindre.

Bien entendu, outre leur valeur intrinsèque, ces nuanciers témoignent de l’évolution des techniques, des besoins, des désirs et des goûts, en un tableau sociétal où l’abondance des matières est le reflet de la pluralité des affects humains, qui ainsi savent découvrir et s’approprier de nouvelles nuances, d’inédites harmonies. Choisir, nuancer, classer, ordonner, nommer, n’est-ce pas apprendre à penser la couleur, donc la multiplicité du monde, et, partant, du moi...

Parmi un éblouissant défilé, ce ne sont pas moins de cent-cinquante exemples que nous propose Anne Varichon. Tous plus insolites et séduisants les uns que les autres, ils ont été puisés dans des collections publiques et privées, de surcroit le plus souvent inédits. Cahiers manuscrits et délicatement peints, rappelant les boites aux généreuses pastilles d’aquarelles, aux tubes de gouaches pléthoriques, ils révèlent au XIX° siècle « la nomenclature de Werner-Syme » (le premier nom étant celui du naturaliste et le second celui du peintre), véritable « poème chromatique ». Aussitôt l’industrie s’en empare, la chimie allemande par exemple avec BASF, au secours des colorants textiles. Bientôt, les fils de soie sont soigneusement et joliment attachés en rangs de jaunes et de violets, de bleutés et de verts… Non, il ne s’agit pas de pétales de roses, mais de pétales de soie, rangées comme à la parade, le tout du plus délicat effet. La peinture, du Ripolin d’ameublement aux loisirs de l’aquarelliste, s’empare du couvercle des bidons, les cuirs déplient leurs brillances, les papiers s’irisent, les rouges à lèvres et les fonds de teint pétillent,  en une sorte de chromogonie !

« Nuancier icône », « nuancier idole », tel apparait ce volume émouvant et encyclopédique, en quelque sorte proustien, tant il réveille les souvenirs des bleutés perdus, des rouges et des ocres oubliés, en une toujours nouvelle floraison. À qui sait voir, apprécier, aimer, cette progressive démocratisation des couleurs offre la « jubilation chromatique ». Au risque de devoir le conserver pieusement, si la numérisation et l’intelligence artificielle deviennent l’ultime réceptacle.

 

Ainsi pouvons-nous voir la vie non seulement en roses et en rose, mais en nuances intelligemment ordonnées, comme un accord entre les dons colorés de la nature et le système peut-être platonicien  qui saurait en expliciter le nuancier parfait…

 

Thierry Guinhut

Une d'écriture et de photographie


[1] Malherbe : Œuvres poétiques, Garnier, sans date, p 73.

[3] Alain Baraton : Le Jardinier de Versailles, Grasset 2006.

[5] Kévin Bideaux : Rose, une couleur en prise avec le genre, Amsterdam, 2023.

[6] Valerie Steele : Pink : The History of a Punk, Pretty, Powerfull, Color, Thames & Hudson, 2018.

 

Photo : T. Guinhut.

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13 juillet 2023 4 13 /07 /juillet /2023 17:20

 

Arte Africana, da coleção de José de Guimarães.

Centro Internacional das Artes José de Guimarães, Portugal.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’irruption esthétique du japonisme

et des arts d'Afrique noire.

Ou l’anthropologie de l’art

au secours de la beauté.

 

 

 

Siegfried Wichmann : Japonisme, traduit de l’allemand par Olivier Séchan,

Chêne/Hachette, 1982, 432 p, 540 F.

 

Ezio Bassani : Le Grand héritage. Sculptures de l’Afrique noire, Dapper, 1992, 304 p.


Claude Lévi-Strauss : La Voix des masques, Pocket, 2004, 8,40 €.

 

Maurice van Vliet : L’Anthropologie de l’art, Apogée, 2023, 84 p, 11 €.

 

L’Art en transfert, direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini,

Cahiers d’anthropologie sociale, L’Herne, 2015, 160 p, 15 €.

 

 

 

Quoiqu’il en eût vu bien d’autres, le Beau se sentit soudain bouleversé, voire outragé, saccagé, lorsqu’à deux reprises des arts venus d’ailleurs, Japon, puis Afrique noire, firent irruption dans le champ occidental. S’agissait-il d’art d’ailleurs ? Sans compter l’Amérique centrale des Aztèques, ou encore l’Australie des Aborigènes. Il nous faut alors se confronter au japonisme, se mirer dans les masques africains et ceux des Indiens de la Colombie Britannique, tels que les révéla Claude Lévi-Strauss, ceux relevant de ce que l’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Ainsi est-il nécessaire d’envisager une « anthropologie de l’art », pour reprendre le titre de Muriel van Vliet. La face de la beauté en est-elle changée ?

 

De Platon à Hegel, en passant par Boileau, la cause était largement partagée. L’art devait imiter la nature, figurer l’universalité du beau, ce en rassemblant la Grèce antique et le christianisme, enclins à entretenir la plasticité du dessin et la lumière des couleurs. Corps, paysages, allégories ne devaient convaincre et persuader que par le sésame du beau universel, même si Hume et Kant y ajoutaient la subjectivité d’où découle ce qui plait. Hegel allait jusqu’à voir dans le déroulement chronologique de la création artistique un progrès, dans le cadre d’une téléologie.

Mais à la fin du XIX° siècle, l’irruption des estampes japonaises, d’Hokusai, Utamaro et Hiroshige, change la donne, ouvre le regard, bouscule les peintres, comme Monet. Le japonisme bat son plein, jusque dans la décoration. Car en 1868 commence l’ère Meiji, soit la sortie du Japon de son isolement insulaire et son ouverture commerciale au monde occidental. À cette occasion déferle en Europe un univers insolite, exotique et fascinant. Un Français, Philippe Burty, critique d’art et collectionneur, invente dans les années 1870 le néologisme aujourd’hui consacré : « japonisme ». Les échanges commerciaux, les expositions universelles de Paris, Londres et Vienne, la revue de Samuel Bing, Le Japon artistique, fondée en 1888, tout concourt à faire l’art extrême-oriental une référence choyée. L’on découvre la perspective diagonale qui ôte les toits des demeures, les paravents paysagers, les éventails peints, les céramiques aux opalescences profondes. Les artistes européens et particulièrement français ne peuvent manquer d’être étonnés, chamboulés, influencés. Impressionnistes, Nabis, symbolistes, Art nouveau, tous succombent à cette séduction, empruntant, intégrant et revisitant thèmes et motifs. Ainsi Siegfried Wichmann, en son volume aux quatre cents pages et mille cent illustrations, nous montre comment Van Gogh, Degas et Toulouse Lautrec, mais aussi le Viennois Gustav Klimt, sans oublier Emile Gallé et ses vases, se sont nourris, certes sans que cette influence les assèche, de l’art vivifiant d’une civilisation qui ne doit rien à l’Occident.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Savamment fleuris, les kimonos exercent toujours un pouvoir de fascination calme. Ce dont témoigne, au Musée Guimet, la première exposition hors du Japon des plus belles pièces textiles de la collection de la célèbre maison Matsuzakaya, fondée en 1611. Depuis l’époque d’Edo (1603-1868) jusqu’à nos jours, ce vêtement qui est une œuvre d’art à soi seule et d’autant plus qu’il est porté avec le plus grand soin n’en est pas moins sujet aux évolutions séculaires, alors que leurs réinterprétations sont légion dans la mode japonaise et française contemporaine. Sous un titre laconique et suffisant, Kimono[1], un ouvrage délicieux répertorie ces prétextes aux déclinaisons florales colorées, parfois sur fond d’or et de pourpre, sans omettre des coiffeuses et des peignes ornés qui leurs sont associés.

Porté à l’origine comme un vêtement de dessous par l’aristocratie, avant d’être adopté par la classe des samouraïs comme vêtement extérieur, le kimono est progressivement devenu un vêtement usuel pour l’ensemble de la population japonaise. À partir de l’ère Meiji, les élégantes françaises en font un vêtement d’intérieur, participant du japonisme ambiant, qui essaime chez des créateurs de mode comme Paul Poiret (1879-1944) ou Madeleine Vionnet (1876-1975). Aujourd’hui, Kenzo Takada, Yohji Yamamoto ou Junko Koshino aiment à rappeler son influence, alors que chez nous Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou John Galliano s’en inspirent, réinterprétant les codes structurels du kimono, nonobstant la forme originelle en T, l’honorant d’une place de choix sur la scène artistique. Si l’exquis raffinement du kimono emprunte ses motifs à la nature, il permet à la culture japonaise d’offrir à l’universalité du beau une déclinaison qui témoigne des infinies capacités de l’esprit humain - et de ses doigts textiles - au service de ce qui nous transcende dans l’immanence.

En conséquence le périmètre et la nature du beau n’en peuvent être qu’élargis, métamorphosés. Non que la beauté venue du Phédon de Platon[2] et des statues de Praxitèle soit invalidée. Mais à la source grecque s’ajoute un monde plastique où la subtilité du dessin et la richesse des couleurs peuvent dire combien les paysages du mont Fuji sont beaux, combien les chevelures lisses et noires des dames et geishas glissant sur leurs kimonos aux fleurs palpitantes sont émouvantes et mystérieuses. Une allusive poétique fait frissonner des efflorescences esthétiques, dont l’origine insulaire et lointaine n’empêche en rien qu’elle soit digne de l’universel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des masques de bois, que l’on disait nègres sans y voir malice, plongèrent ensuite quelques artistes dans une stupéfaction profonde, tel au premier chef un Pablo Picasso. Ses scandaleuses Demoiselles d’Avignon, peintes en 1913, en portent la trace, ses peintures précubistes, aux traits accusés, anguleux, bruns et noirâtres, presque expressionnistes, volontairement laides, si l’on pardonne ce jugement esthétique, y font sans ambigüité allusion. Ce qui était fétiches et invocations rituelles accède alors à la dignité de l’art occidental, au travers d’un vocabulaire plastique permettant d’élargir le champ pictural. Et même si Pablo Picasso revint ensuite à un néoclassicisme graphique, il n’est pas interdit de penser que la vitalité barbare de l’art nègre continua d’irriguer ses productions, du cri de Guernica aux plus tardives déchirures affectant ses figures picturales.

Un catalogue édité à l'occasion de l'exposition à Paris, au Musée Dapper, de mai à septembre 1992, permet de balayer l’immense patrimoine de la sculpture de l'Afrique noire, sous la direction éclairée d’Ezio Bassani. Ce grand héritage ne peut plus échapper à notre sagacité.

Quoiqu’iconiques, ce serait réducteur de ne penser qu’aux masques, tant l’Afrique regorges de figurines, statuettes, objets divers, sans compter les aires géographiques et culturelles spécifiques si nombreuses. L’on connait des civilisations archaïques, celles des Nok  au V° siècle avant Jésus Christ et au centre du Nigéria, ou des Ifè, au XII° siècle, une cité yoruba du sud-ouest du Nigéria, dont les terres cuites et les bronzes sont fort curieux ; ces derniers représentant des têtes royales. L’ancien royaume du Bénin, lui, ornait de scènes quotidiennes et de la vie de cour, aux XVI° et XVII° siècles, des plaques de bronze.

Cependant pour nombre d’objets, nous ne connaissons guère le fonctionnalisme ou le symbolisme qui les justifiait. Fétiches, exorcismes, danses sacrales, rituels… Faute d’une culture écrite, d’une mémoire orale, le sens premier se dérobe, ne laissant pour le regard occidental et contemporain, en un ethnocentrisme discutable, que la dimension esthétique, peut-être improprement accolée à l’objet ; sauf si l’ethnologue, tel Michel Leiris peut en recueillir auprès des indigènes les modalités.

 

Art du Pacifique. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

Reste que les qualités esthétiques peuvent être difficilement niées. Venu du Nigéria, un masque représentant « l’oni obalufon », frappe par sa rondeur, son équilibre des traits, sa plasticité délicate, sa sérénité méditative. Même si la dimension psychologique ne semble qu’allusive, tant l’on peut deviner qu’il s’agit moins d’individualisme que d’atavisme collectif.

Une caractéristique semble l’emporter : l’hiératisme. Figures d’ancêtres, matérialisation de l’au-delà, offrandes magiques, anthropomorphisme mythique au service d’un reliquaire, tous sont stylisés. Les identifier comme œuvre d’art est-il une erreur d’appréciation ? Dans la mesure où l’art est un concept plutôt occidental - mais aussi extrême oriental -, où la muséification n’est pas ici de mise, oui. En revanche, si l’on considère combien  « elles sont le résultat d’un acte conscient de leur créateur ; qu’elles transcendent donc le cadre fonctionnel, religieux ou social[3] », non. Reste à séparer, peut-être arbitrairement, les objets relevant de l’artisanat, les concrétions brouillonnes et propitiatoires, et les œuvres à proprement parler d’art. Quoique le document ethnographique puisse être à cheval sur ces deux catégories.

Une « figure de reliquaire Kota » du Gabon, un « appui-tête » de bois, venu du « maître des chevelures en cascade » au Zaïre, des cavaliers « djenné » du Mali en terre cuite, une tête de reine « ifé » presque bouddhique, un masque déjà cubiste de Bamana au Mali, un autre « ngbaka » du Zaïre, un autre encore « punu » du Gabon, sans compter des cimiers de danse « bamana » du Mali et de simples cuillères « edo » du Nigéria coiffées de figurines zoomorphes… Tous exsudent le raffinement plastique, la sûreté de la représentation stylisée, la noblesse formelle. Donc l’insolite dignité du beau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est approximativement au moment de l’irruption du japonisme que nait une discipline nouvelle : l’anthropologie de l’art, ce qui est également le titre d’un essai de Muriel van Vliet. Le concept vitalise les études qui abordent l’art au travers du prisme de la diversité des cultures, incluant « d’autres formes telles que le langage, le rituel, la technique et la science ». Or les fonctions culturelles ne sont pas toujours esthétiques, soit de par la volonté des créateurs pour qui l’art n’a pas à cet égard de sens, soit au regard des utilisateurs et des spectateurs.

Sortis des cabinets de curiosité, des fonds ethnologiques, issus des vols et des pillages d’un Malraux ou constatés par Michel Leiris à l’occasion de son récit L’Afrique fantôme[4], les artefacts orientaux et les masques africains accèdent la consécration muséale occidentale, voire à la nécessité de rendre aux pays originaires les pièces indument conservées, même si leur conversation en d’africaines contrées peut poser des problèmes de sécurité. Ces objets sont-ils indument muséifiées ? Car, associant à un masque africain le concept occidental d’art, la consécration muséale et la dignité esthétique ne seraient-elles pas de l’ordre du faux sens, voire du contresens ? Toutes ces questions sont posées par le synthétique et intelligent ouvrage de Muriel van Vielt, dont la progression est aussi claire que rigoureuse : L’Anthropologie de l’art.

L’émergence de sciences humaines comme la sociologie et la psychologie, la science du langage et l’histoire de l’art, et a fortiori l’ethnologie, lors du XIX° siècle, favorise de nouvelles lectures du phénomène artistique. Au siècle suivant, Aby Warburg étudie danse, rituels et photographie, captivé par la « survivance de motifs, malgré les changements de cultures », ce dont témoigne entre 1921 et 1926 les planches de son Atlas Mnémosyne[5], qui se veulent poser les fondements d’une grammaire figurative générale.

À sa suite, l’auteur de La Pensée mythique[6], Ernst Cassirer, opère le tournant « permettant de passer du transcendantalisme kantien à l’anthropologie de la culture ». Dans la foulée, Michel Foucault parlant à cet égard d’« épistémai », l’on peut s’aventurer sur le terrain de la pluralité des universaux. Dans le même temps, Erwin Panofsky[7], au moyen de son iconologie, fonde une histoire de l’art comme une discipline des sciences humaines nantie d’une ampleur philosophique informée. Ainsi, entre Warburg, Cassirer, Panofsky, l’art n’est plus seulement le lieu d’un beau chef-d’œuvre, mais il est étudié en congruence avec les rituels, les récits mythiques, les sciences de son temps. Sans compter les arts appliqués, dans le sillage de Gottfried Semper, voire l’art de vivre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

André Leroi-Gourhan examine les peintures préhistoriques, Michel Leiris les « objet-fées » africains, tous artefacts qui interrogent les créateurs, surréalistes ou non, à l’instar d’André Masson clignant de l’œil vers la préhistoire. Conjointement, l’on se souvient de Walter Benjamin et de sa réflexion sur « la ruine de l’aura » à l’occasion de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[8]. De surcroit l’on accorde à l’art bien plus que son identité esthétique en lui reconnaissant une dimension sociale, économique, politique. D’autant qu’en 1947 Adorno et Horkheimer publient conjointement Kulturindustrie, arguant que « la fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement[9] ». A contrario, Muriel van Vielt se demande : « Quel est le risque de l’esthétisation des objets relevant de l’ethnologie ? ». L’interrogation résonne au croisement des excès tant du colonialisme que du décolonialisme[10].

Et pas seulement dans le cadre d’une perception visuelle, Claude Lévi-Strauss s’attache aux masques de la Colombie britannique et de l’Alaska, mais dans la perspective des homologies avec les mythes. Plus récemment, l’approche morphologique de Philippe Descola[11] s’ajoute à toutes ces démarches permettant d’inscrire l’art comme facteur de culture. Ce dernier opposant conception naturaliste du monde (celle des paysages et portraits occidentaux) et visions animistes, totémistes et analogistes.

Mais d’où vient-il qu’étudiés par Claude Lévi-Strauss, les masques, dont les yeux protubérants sont clairvoyants, nous paraissent bien moins esthétisants que ceux de l’Afrique noire ? Ne doutons pas que leur fonction magique soit prépondérante, que « presque tous ces masques sont des mécaniques à la fois naïves et véhémentes[12] ». Leur universalité viendrait moins de la beauté que du fonds tribal et mythique de l’humanité.

Si l’on désire compléter la réflexion anthropologique jusqu’à des considérations contemporaines, voire un brin polémiques, consultons un Cahier d’anthropologie sociale, soit un numéro intitulé L’Art en transfert, sous la direction Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini. Car dans notre monde interconnecté, globalisé, les objets et les pratiques, les normes et les modèles, toutes les valeurs artistiques enfin, peuvent traverser les frontières nationales et culturelles. L’on s’approprie sans cesse ce qui vient non seulement du passé, mais d’ailleurs nombreux, au-delà même des phénomènes de métissage, de créolisation et d’hybridation. En ce volume, sont évoquées pêle-mêle les démarches de collectionneurs d’art africain en Afrique, aussi bien que de curieux artistes contemporains intégrant d’anciens rituels à des installations vidéo, la résistance d’immigrés à intégrer des modèles ambiants ou imposés par le pays d’accueil, ou encore la constance de sculpteurs inuit à les négocier. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de stéréotypes autochtones, de critères esthétiques occidentalo-centrés, d’authenticité et de droits d’auteur.

En revanche, l’on peut admettre que, maîtrisant les langues, les écritures romanesques, poétiques et argumentatives, les pratiques artistiques occidentales, les anciens colonisés et autres exogènes retournent ces savoirs contre ceux qui crurent inculquer un modèle. Ainsi s’émancipent-ils d’un contrôle politique ou culturel ; ainsi leur appropriation est un gage, non seulement de multiplicité, mais de liberté. Matérielle, intellectuelle, politique et esthétique, l’appropriation permet d’augmenter son identité plurielle, au contraire de ceux, qui, dans une démarche régressive, essentialiste, abusivement décoloniale, dénoncent l’appropriation culturelle, comme si le beau et le soi n’avaient qu’une couleur, qu’une nation, qu’une tribu. Les avant-gardes n’ont-elles pas profité de bien des appropriations ? Au tour des appropriés d’en faire leur miel…

 

N’oublions pas que l’esthétique est « la saisie de la prégnance du sens », pour reprendre la conclusion de Muriel van Vliet. En conséquence, l’art n’est plus à ranger dans le seul camp du beau, mais de l’agir sur la perception et sur le monde. Conjointement, il est également un artefact des sociétés et des mentalités, et bien entendu du politique. La tribu l’affirme en garant du mythe collectif, le prince en usait comme instrument de sa gloire, l’empire comme vitrine de sa grandeur, les totalitarismes comme outil de propagande obligée. Aujourd’hui la démocratie oligarchique l’affiche en apparence de liberté, d’autant que les mouvements de pressions, y compris écologistes, s’insinuent jusque dans les galeries et les musées. Beauté ou laideur politique ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Kimono. Au bonheur des dames, sous la direction d’Iwao Nagasaki et d’Aurélie Samuel, Gallimard / Musée Guimet, 2017.

[3] Ezio Bassani : Le Grand héritage. Sculptures de l’Afrique noire, Dapper, 1992, p 11.

[4] Michel Leiris : L’Afrique fantôme, Gallimard, 1934.

[5] Aby Warburg : L’Atlas Mnémosyne, L’Ecarquillé, 2012.

[6] Ernst Cassirer : La Pensée mythique, Minuit, 1972.

[8] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Allia, 2020, p 25.

[9] Adorno et Horkheimer : Kulturindustrie, Allia, 2022, p 56.

[12] Claude Lévi-Strauss : La Voie des masques, Albert Skira, Les sentiers de la création, 1975, p 23.

 

Art du Nigeria. Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

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18 avril 2023 2 18 /04 /avril /2023 15:15

 

Gaston Chaissac, Musée d'Art moderne et contemporain,

Les Sables d'Olonne, Vendée. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Des exclus de l’Art Brut

au couronnement par le livre d’art :

Michel Thévoz, Céline Delavaux, Lucienne Peiry,

Laurent Fassin & Jean-Pierre Ritsch-Fisch.

 

 

Michel Thévoz : L’Art Brut, La Différence, 2016, 256 p, 40 €.

 

Céline Delavaux : Art Brut. Le Guide, Flammarion, 2019, 224 p, 19,90 €.

 

Lucienne Peiry : L’Art Brut, Flammarion, 2023, 400 p, 24,90 €.

 

Laurent Fassin : Le Beau, l’Art Brut et le Marchand,

L’Atelier contemporain, 2022, 368 p, 25 €.

 

 

De longtemps la plume de l’Histoire de l’art eut à cœur de placer sur le piédestal platonicien de la beauté les artistes les plus savants en matière de grâce, de modelé, de perspective, de couleur, sans oublier leur iconologie venue de la mythologie et du christianisme. Cependant le XIX° siècle parut aimer, non sans résistance, le mal-peint des impressionnistes, alors que le siècle de Marcel Duchamp baptisa du beau nom d’art le n’importe quoi, de son urinoir à la « merde d’artiste » de Pietro Manzoni. Pire encore, les malheureux exclus de l’Histoire de l’art eurent enfin leur musée : à Lausanne, la collection d’Art Brut constituée par Jean Dubuffet en 1976 s’enrichit encore et encore, de 5000 à 70 000 œuvres. Elles viennent des ignorants, des fous, des isolés dans les asiles psychiatriques (aujourd’hui bien moins nombreux grâce aux neuroleptiques), de peintres et de dessinateurs compulsifs et solitaires, de sculpteurs de bric et de broc qui officient en dehors de toute ligne esthétique théorisée, en dehors des circuits scolaires, religieux, muséaux et officiels de l’art. Depuis ces prémices muséographiques, une flopée de livres, des historiens d’art comme Michel Thévoz à des galeristes comme Jean-Pierre Ritsch-Fisch, est venue contribuer aux lettres de noblesse de ces ignorants ignorés, dont les curieuses et brouillones métamorphoses interrogent notre regard, ainsi que l’évolution des enjeux esthétiques.

En 1945 Jean Dubuffet créa l’oxymore qui fit ensuite florès, acquérant plus tardivement l’honneur des majuscules. Valorisant cet Art Brut, en un somptueux volume, Michel Thévoz rassembla dès 1975 des dizaines d’artistes, et bien plus de reproductions soignées, depuis le XIX° siècle. Esthétique de la déviance, du bricolage, « voyage intérieur », naïveté, sexualité débridée, puérilité, sauvagerie, grossièreté, répétition, « exemption du sens », tout parait ignorer un idéal artistique dévoué à la clarté du sens, à la beauté philosophique attendue. Si les fabricateurs de l’Art Brut, qui n’avaient pas la moindre idée d’une telle catégorie, dérogent à ces dernières, ce n’est guère par subversion, mais par fidélité à leurs visions, malgré la « dénégation de la signature ». Ils s’appellent le Facteur Cheval, Adolf Wölfli, Aloïse, Henry Darger, et inventent « leur propre mythologie et leur propre écriture figurative ».

Michel Thévoz, en sa « Préhistoire de l’Art Brut », en appelle aux préjugés venus du siècle dix-neuvième, qui aggloméraient « les enfants, les fous, les primitifs » en un paquet bien emballé de lourdeur, de mocheté et de vulgarité. Une sorte de « colonialisme culturel » assomme d’un même mépris les productions des peuplades africaines et celles des forcenés des asiles psychiatriques. Mais, qu’il s’agisse de Rodolphe Töpffer, père de la bande dessinée, ou des « dessins médiumniques » de Victor Hugo, puis du « Palais idéal » du Facteur Cheval, enfin des collections psychiatriques à but documentaire et scientifique, le chemin vers la reconnaissance esthétique de l’art brut est déjà, in nucleo, tracé.

L’on a pu comparer les productions de ces simples, de ces fous, schizophrènes et déviants,  qui ne se savent même pas artistes, ou qui ne le sont que pour eux-mêmes, à celles des arts premiers tels que les découvrit l’ethnographie : leurs sculptures, assemblages et autres totems fait de bois, voire agrégés de matériaux hétéroclites et autres rebuts, semblent invoquer on ne sait quel fétiche, quel dieu bizarrement animal. Ils relèvent également des coloriages enfantins, comme ceux d’Harry Darger, avec ses fillettes pré-pubères aquarellées et parcourues de fantasmes inavouables et alarmants[1].

Ce sont des accumulations, comme « Les effrayants insectes » cornus de Vojislav Jakic, exhibant et conjurant des peurs compulsives et récurrentes. Pour lesquelles on imagine que le fantôme de Freud est prêt à jeter les filets de ses interprétations psychanalytiques. Ce sont des coloris alambiqués et hallucinatoires, des corps et des visages dégingandés, déglingués, torturés. Ils s’entremêlent parfois de textes, à la syntaxe et à l’orthographe, scabreuses, cacophoniques, sinon des signes graphiques inconnus, que l’on appelle également « écrits bruts ». Adolf Wölfli va jusqu’à confectionner une autobiographie, calligraphié et ornementée sur de grandes feuilles de 50 cm de côté, [qui] fait une pile de près de deux mètres », sans compter ses partitions musicales indéchiffrables.

Les matériaux sont également hors normes : bandes de papier démesurées, ciment, ficelles, sacs de plâtre, bricoles de rebut, broderie de laine sur carton, robe patchwork, « coquilles d’œufs finement pilées sur Isorel », planches, tout fait l’objet d’un « réinvestissement libidinal ». Comme lorsque Gaston Chaissac peint sur des lattes de parquet.

Pouvoir « diagnostiquer telle ou telle maladie mentale d’après les caractères stylistiques d’un dessin », fut un fantasme du XIX° siècle. Mais ainsi « Picasso, Ernst ou Klee eussent conjugué toutes les formes de démences ». Ce en quoi l’essai de Michel Thévoz a une facette militante bienvenue, qui consiste à reconnaître l’invention plastique, d’où qu’elle vienne, y compris d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour autrui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce volume est une somme : il n’oublie ni ceux qui se sont fait un prénom, Carlo, Aloïse, ni le miniaturiste Lesage, qui agglomère sur neuf mètres carrés de lilliputiens motifs en des architectures proliférantes, ni les graphismes aux prétentions médiumniques de Laure Pigeon… Sans pouvoir répondre à la question de savoir si l’Art brut a une histoire, au sens institué qui est celui de l’Histoire de l’art, tant ses pratiquants s’ignorent les uns les autres et font fi de toute filiation. Reste que le talent d’historien de l’Art Brut de Michel Thévoz est avéré, son attention envers les exclus d’une culture pontifiante est digne d’éloge ; malgré la grotesque phraséologie marxiste dont il parsème son texte, en conspuant le « fascisme économique », la « marchandisation » et le « néolibéralisme », auquel visiblement il ne comprend rien, aveuglé par ses œillères idéologiques ; dommage…

Il s’agit là d’une réédition d’un volume paru chez Skira en 1975, et depuis longtemps épuisé ; cette fois illustré par un masque en coquillages de Pascal-Désir Maisonneuve. Cette judicieuse initiative permet, avec le temps et le recul, une comparaison d’abord insoupçonnée avec les développements de l’art contemporain[2]. Ce qui, alors « brut », paraissait confiné dans la maladresse et l’ignorance, sinon le mépris venu des codes de l’art plus ou moins officiel, est devenu une bonne partie de la norme, entre (pour se focaliser sur le pire) ready-made à tout va et accumulations dignes d’un brutal dépotoir. Une « postface » bienvenue, de 2016, s’interroge sur la quasi-disparition des productions artistiques dans les hôpitaux psychiatriques : les délires et les violences des patients ont été soulagés par les neuroleptiques et autres psychotropes, mais quand cette chimiothérapie a mis « fin aux délires et aux hallucinations qui étaient à la source de l’inspiration, elle a été fatale à la création artistique ». Elle montre également que ces artistes, loin d’être méprisés, sont aujourd’hui recherchés, comme des créateurs de « ratages réussis » : « L’Art Brut ressortit lui aussi, plus encore que toute forme d’expression, à une histoire de la réception de l’art », reprend Michel Thévoz, qui par ailleurs a réuni bien des « écrits bruts[3] », en une fidèle vocation.

 

Gaston Chaissac : Personnage aux yeux bleus, Musée des Arts, Nantes.

Loire-Atlantique. Photo : T. Guinhut.

 

Si Michel Thévoz a pu paraitre un fondateur en la matière, bien des historiens de l’art lui ont ensuite emboité le pas. Plutôt que le traité, Céline Delavaux concocte « le guide ». Les notions clés précèdent les thématiques, avant de consacrer un petit dictionnaire des artistes. Eminemment pédagogique donc.

Car elle remet en question les idées reçues. Il n’est pas fait qu’avec des matériaux bruts, on ne l’associera pas aux primitifs et aux fous, il n’est pas forcément modeste ni naïf ; il a ses propres contours, jamais arrêtés. Lui aussi, et sans vergogne, il pratique le portrait et l’autoportrait, le bestiaire et l’érotisme, les moyens de locomotion, le cirque et les jouets, flirte avec la guerre et les armes. En somme tout le bric-à-brac et toutes les valeurs et antivaleurs de l’humanité. L’on devine alors que la psychanalyse a cru devoir faire son miel d’une telle provende, en particulier aux soins de Pascal Roman[4].

De plus peindre, dessiner et sculpter ne lui suffisent pas. Il fait sa cuisine avec des matériaux incongrus, cousant, brodant, tissant ; il mêle écriture et figure ; il raconte des histoires et concocte des formules magiques et chamaniques, sans autre institution sociale et tribale que son propre atavisme, son propre imaginaire, sans souci de communication avec le regardeur anonyme, encore moins le critique d’art institutionnel. C’est tout cet inventif fourbi que souligne Céline Delavaux, avec le concours d’une iconographie pullulante et colorée. Complétant une liste de « dates clés », une anthologie d’écrits nous permet de frôler les secrets de la création de ces artistes bruts ; par exemple à l’occasion d’Emile Josome Hodinos, enfermé vingt ans dans un asile, qui a dessiné et repassé à l’encre 3200 « médailles » : allégoriques, elles ont quelque chose des médailles de l’Antiquité, avec tout ce qu’il faut de naïveté appliquée. La patience innombrable est également une caractéristique de nos artbruteurs…

L’ouvrage ne pouvait se conclure sans un choix de vingt artiste phares. Outre les plus connus, Aloïse Corbaz ou Adolf Wölfli, l’on est surpris par un Croate, Janko Domsic, dont le stylo bille intervient sur des affiches urbanistiques, ajoutant des figures pointant avec ses jambes les symboles nazis et communistes, en une volonté pamphlétaire, alors que ses bras élèvent des cœurs étoilés. Comme quoi l’on peut être brut et engagé à la fois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans cesse en métamorphose, l’Art Brut s’est aggloméré de nouveaux créateurs européens, mais aussi japonais, chinois, jusqu’à Bali, au Ghana, au Brésil... En sa nouvelle édition actualisée, Lucienne Peiry retrace non seulement l’histoire de l’Art Brut, autour de l’originel Jean Dubuffet, avec un luxe de 500 œuvres reproduites, mais encore sa prolifération durant les vingt dernières années, sans oublier d’actualiser les enjeux. Si Wölfli, Aloïse et Müller sont les grands classiques tutélaires du genre, ils ne sont pas sans avoir largement influencé nombre d’artistes contemporains : ainsi Georg Baselitz, Annette Messager, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Hervé Di Rosa ou Thomas Hirschorn. Au primitivisme porteur de bien des altérités plastiques, s’ajoutent les perspectives de l’art populaire, des dessins d’enfants, des marginaux, l’automatisme tant aimé par les Surréalistes, et bien entendu les graffitis, en fait tout un pandémonium de propositions plastiques errant comme fauves en liberté qui ne sont plus l’apanage d’isolés, mais le terrain de chasse de tout plasticien aux yeux ouverts, aux mains créatrices.

Encyclopédique, ainsi doit s’ouvrir le volume de Lucienne Peiry. Or ce qui était un « anti-musée » est devenu nolens volens un musée de plus, certes au moyen d’un pas de côté, néanmoins incontournable. Entre « verve enfantine et valeurs sacrées », l’on passe de ce qui était caché, privé de toute reconnaissance, aux collections, expositions, puis musées. Trahison ou révélation ?

Avec pertinence elle conclue sur une allusion à Claude Lévi-Strauss : « l’ordre du rationnel » et « l’ordre poétique » serait de nouveau réunis chez nos inassouvis de l’Art Brut.  Probablement pourrait-on ajouter que ce dernier ordre répare pour eux le désordre d’un monde qui ne les a pas compris, et souvent rejetés.

Il faut faire une place particulière à l’ouvrage de Laurent Fassin. Car il emprunte un angle bienvenu, s’intéressant au parcours et à la démarche d’un galeriste passionné. Depuis Strasbourg et les années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch n’a guère fouillé greniers et baraques, brocantes et successions pour dénicher des inconnus de l’Art brut, mais il est allé directement à la source, soit les ateliers, où il achète avec discernement. L’on ne doute pas que la persévérance d’un tel « passeur du jamais vu » (selon le sous-titre) l’amène à des découvertes inouïes. Ce pourquoi sa « collection » à laquelle il a consacré vingt années, est l’adéquat argument du récit biographique, des analyses de Laurent Fassin et des entretiens ici recueillis. Le tout formant un ensemble vivant, animé par l’enthousiasme communicatif de l’écrivain et poète[5].

Lors de ses premières années, Jean-Pierre Ritsch-Fisch (né en 1950) était un petit garçon qui « rêvait de devenir explorateur ». Jeune homme, dans les années soixante-dix, il se sentait bien des affinités avec le mouvement de la Figuration narrative. Mais à l’occasion de la rencontre de Pierre Bettencourt, sa collection prit un tournant dont Le Dieu d’or, un haut-relief, fut le détonateur. De même la rencontre avec Daniel Cordier, lui-même rendu sensible à l’Art Brut grâce à Jean Dubuffet, ne fit que pousser notre collectionneur vers les originalités les plus insolites. Le voilà stupéfait en 1989 devant « l’allure barbare ou baroque » des poupées de Michel Nedjar, par son antre sordide ; de là date sa conversion définitive, sa quête irrépressible. Sa découverte de Rosemarie Koczÿ, dont les réalisations textiles sont inspirées par son expérience du système concentrationnaire nazi et de la Shoah, ne fait que le conforter dans son entreprise.

Sachant cependant que « le public n’affectionne rien tant que le connu et ses habitudes », le galeriste doit bousculer, convaincre du bien-fondé de sa cause, exposer donc vendre. Ce qui fut d’abord un échec. À force de travail acharné, la « caverne d’Ali Baba » acquiert pourtant une réputation, parvient à participer à d’internationales foires d’art contemporain. Surtout lorsque Jean-Pierre Ritsch-Fisch vend à New-York des sculptures paysannes sur pierres, appelées des « Barbus Müller » ! Le succès des « génies facétieux » est assuré, par exemple lorsqu’à l’occasion de l’Outsider Art Fair 2003, les plus célèbres acteurs anglo-saxons viennent se fournir chez notre galeriste, qui déniche un bateau d’Auguste Forestier, des dessins de Jean-Joseph Sanfourche… Bientôt naissent des « Foires d’Art Brut ». En 2003, la vente de la collection d’André Breton fait battre le cœur de notre galeriste, qui put acquérir un dessin d’Aloïse. Mieux que les ventes aux enchères, il s’agit de fureter dans le cabanon de jardin d’Albert Louden, en Angleterre, dans la cave du céramiste Stefan Holzmüller, dans l’atelier d’un certain A.C.M. fabriquant ses « architectures » au moyen de rebuts technologiques, ou chez le boulanger-pâtissier Hervé Bohnert…

Certes l’on est en pays connu avec les dessins d’Aloyse Corbaz, les mausolées graphiques obsessionnellement répétitifs d’Augustin Lesage, les fillettes aquarellées d’Henry Darger. Mais les moyens plastiques font fi de toute décence, en emmêlant des fils, comme poupées en leurs suaires maladroits chez Judith Scott et Michel Nedjar, des bateaux faits de bouts de bois par Auguste Forestier, des bus de tôles déglinguées par Willem Van Genk, des terres cuites totémiques sous la poigne de Stefan Holzmüller. Particulièrement morbide se montre Hervé Bohnert, entre furia picturale et sculpturale, où des personnages squelettiques et autres théories de cranes siègent dans des parlements, habitent de noirâtres boites reliquaires au rythme d’une « mort joyeuse ». L’obsession, la peur, sont ici créatrices en une bizarre quincaillerie, rigolarde, ricanante et angoissée à la fois.

Avant tout « puissance émotionnelle », l’Art Brut « bouscule les idées reçues. Il aide notamment à renoncer à l’idée tout à fait absurde de progrès quelconque en art ». Reste que ce fut un progrès moral que de l’agréger à l’archipel fluctuant de l’art. L’idée du beau[6], « aussi changeante qu’un ciel d’orage », se voit chargée de noirceurs et d’éclairs.

Ainsi le titre, Le Beau, l’Art Brut et le Marchand se justifie parfaitement. Un beau paradoxal, une laideur suggestive, donc un beau du faire et de l’exploration des sales tranchées de la peur et du mal, comme sur la couverture cette petite fille morveuse  d’Hervé Bohnert exhibant un lourd pistolet noir avec des intentions que l’on sent délétères. Tout cela s’égrène sous nos yeux ébahis à la lumière d’un généreux cahier de photographies pour explorer les loisirs et les fantasmes de l’esprit humain. Une fois de plus, cet ouvrage élégant et scrupuleusement documenté figure parmi les réussites des éditions L’Atelier contemporain[7]. Ainsi la quête d’un avisé collectionneur est également quête des abîmes de l’esprit humain, de ses fantasmes, de ses besoins existentiels et esthétiques.

 

L’Art Brut subsiste-t-il encore parmi des créateurs à découvrir ? Très probablement demeure-t-il toujours des marginaux affairés dans leur coin à des créativités brutales, informes, curieuses et singulières. Il n’est cependant pas impossible, suite à des surgeons comme celui de « l’Art singulier » chez un Guy Sénécal empreint de naïve poésie colorée, que des plasticiens plus radicaux, comme Jean-Michel Bastiat, se nourrissant de la rage du Street Art et des graffs urbains et suburbains, exploitent un avatar de l’Art Brut, aussitôt récupéré, répertorié, étudié, glosé par des historiens d’art. À ce prix, les frontières se brouillent : comment savoir où commence et finit cette expression de la poigne créatrice, brutalisée par des artistes peut-être en manque d’inspiration. Sic transit gloria mundi…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Michel Thévoz fut publiée dans Le Matricule des anges, mai 2016

 

[3] Michel Thévoz : Les Ecrits bruts, Editions du Canoé, 2021.

[4] Pascal Roman : Art Brut et psychanalyse, In Folio, 2019.

[5] Laurent Fassin : La Maison l’île, Conférence, 2017.

 

 

Guy Sénécal : La Grenouille. Photo : T. Guinhut.

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10 décembre 2022 6 10 /12 /décembre /2022 10:06

 

Monasterio El Paular, Rascafría, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Profondeurs et lumières du noir et du blanc

 

par Michel Pastoureau

 

& Lucien X. Polastron.

 

Suivi par L’Etonnant pouvoir des couleurs

 

de Jean-Gabriel Causse.

 

 

 

Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur,

Seuil, 2008, 212 p, 39,60 € ; Points, 2014, 288 p, 8,80 €.

 

Lucien X. Polastron : Au Cœur du noir,

Le Prunier Sully, 2022, 120 p, 24 €.

 

Michel Pastoureau : Blanc. Histoire d’une couleur,

Seuil, 2022, 240 p, 39,90 €.

 

Jean-Gabriel Causse : L’Etonnant pouvoir des couleurs,

Flammarion, 2022, 208 p, 32 €.

 

 

Loin de n’être que la nuit la plus négative, l’absence de toute vision, de toute lueur et couleur, le noir fut longtemps un symbole du chaos primitif et autant d’humilité que d’autorité, comme le montre le déjà légendaire Michel Pastoureau, dans son ode esthétique : Noir. Histoire d’une couleur. Limitant son attention à l’Occident, il laisse place à d’autres investigations bienvenues. Ainsi l’on apprend que se noircir les dents est une acmé de l’élégance japonaise, ce que rapporte et analyse, dans son essai intitulé Au Cœur du noir, Lucien X. Polastron. Mais en son dernier né de sa série qui en compte six, Histoire d’une couleur, sans ignorer ses Rayures, Michel Pastoureau dresse une stèle, un piédestal peut-être conclusif au blanc, que l’Occident aime virginal et pur, voire pénitent, alors qu’ailleurs il peut se faire funèbre. Un arc-en-ciel de volumes, tant culturels qu’esthétiques, trouve ici son achèvement, de façon à ce que le lecteur, contemplateur et acteur tolérant du monde, puisse partager une chromo-esthétique culturelle. Voire, avec le concours de Jean-Gabriel Causse, une chromothérapie tant le pouvoir des couleurs est étonnant.

Au commencement étaient les « mythologies des ténèbres ». Là où le dieu Anubis est celui de la mort, le noir est fécondant et promesse de renaissance. Car l’Egypte ancienne aimait la noirceur fertile du limon et des lourds nuages annonciateurs de pluie sur le delta. Et s’ils préféraient vivement peindre leurs temples et leurs statues, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos, ainsi que les Parques et les Furies. Usant des charbons de bois, des os calcinés, les Romains en parent les peintures pompéiennes, mettant ainsi en valeur, par contraste, des tableaux de riches couleurs. Notons qu’en latin « niger » est brillant quand « ater » est sale, ce qui signifie qu’originellement « nègre » n’a rien de dépréciatif.

Ténèbres, deuil et enfer sont longtemps le lot du chrétien moyenâgeux, puisque le noir est antérieur à la création, moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Cette obscure entité trouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, celle de la « palette du diable » et d’un « bestiaire inquiétant » entre loups et corbeaux, quoiqu’associée à la salissure auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rougeflamboyant, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. Terne et repoussant, chtonien et effrayant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché capital et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir devient le signe de l’austérité et de l’autorité. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - au bénéfice de la reine de Saba ou du roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages, par imposante dignité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux siècles de la Renaissance, la mode est en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, par une sorte de pudibonderie, ce que notre historien appelle un « chromoclasme ». Ce n’est pas un hasard si ce mouvement correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et de surcroit à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation chromatique, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers gothiques[1] et de ses peintres, comme Fussli. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne » et honrable, malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, des afficionados du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il acquiert des lettres de noblesse ou de honte politiques : il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste. Bien entendu il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, et le voici devenu transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic. En fait le noir est une couleur à part entière, de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…

Matrice prête à préparer le jour, le noir se découvre un nouveau prêtre en la personne du peintre Soulages, qui prétendit inventer « l’outrenoir ». Ce dernier avatar du dieu de la peinture fascine une vaste frange des amateurs d’art, il a son musée à Rodez, avant même la consécration de la mort, il sidère ceux qui auraient le front de contester son autorité picturale. Une spiritualité intense, venue d’une influence japonaise s’en dégage ; à moins que l’on puisse y voir le mécanisme de l’esbroufe, itération et réitération d’une recette à base de couteaux graissant l’huile et le goudron noirs, en une sorte de fatigue, voire de rejet de l’inspiration, un nihilisme comminatoire, hors duquel point de salut pour la figuration, l’imagination, la liberté esthétique, et auquel les badauds sacrifient en un culte entendu et muet.

Une fois de plus, parmi les livres de Michel Pastoureau, rouge, jaune, vert ou bleu, noir enfin, montrent combien se mêlent étroitement « les problèmes chimiques, techniques ou matériels et les enjeux sociaux, idéologiques ou symboliques ».

Nous avions connu Lucien X. Polastron dans un tout autre exercice, où l’on devinait cependant un noir repoussoir : un roboratif essai sur Les Livres en feu[2], où la dimension historique ne se déparait pas d’une intention polémique en faveur de la liberté de publication, d’expression et de conservation des bibliothèques. Le voici plus paisiblement méditatif avec Au Cœur du noir.

Si Michel Pastoureau limitait ses histoires des couleurs aux sociétés européennes, il laissait avec humilité la place à des entreprises telles que celle de Lucien X. Polastron tourné, lui, vers l’Extrême-Orient. Art de vivre et philosophie esthétique, le noir, quoiqu’il ait son origine matérielle et esthétique en Chine, s’est longuement épanoui dans l’archipel japonais. Au contraire de la préférence occidentale pour la luminosité, la non-lumière, essentiellement naturelle, est le vortex d’une riche et profonde impression visuelle, au point d’être à la source de la rêverie, de la sensualité. Toutes les pulsions artistiques, du style de vie jusqu’aux spéculations philosophiques, empruntent sa voie, dans le cadre du shintoïsme et du zen : il est donc couleur absolue. Or « l’extrême couleur signifie le pouvoir suprême ».

Venu d’époques ancestrales, le noircissement des dents est une parure aristocratique. La délicieuse Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet[3] écrites au XI° siècle, ne classe-t-elle pas, parmi les « Choses qui égayent le cœur », « Des dents bien noircies » ? Si la mode s’est affaiblie lors de l’ère Meiji, qui vit l’ouverture à la modernité occidentale à partir de 1868, elle perdure chez les geishas. La longue chevelure noire féminine est également un gage d’érotisme et de distinction, surtout si elle est plus longue que sa détentrice, ce que l’on peut observer dans les peintures illustrant le Dit du Genji[4]. Cet accord entre dents et cheveux « relève d’une esthétique de l’insondable », alors que les « échelonnements bariolés des encolures de vêtements » sont la règle. Or le bouddhisme japonais vêt ses novices de la plus sombre nuance nocturne, car « c’est la couleur de l’acceptance de tout ». En tant qu’ornement et essence, le noir est aujourd’hui pour les stylistes « l’étoffe absolue », la noblesse et l’intelligence. Il est d’abord de soie, mais aussi de lin, de coton et de laine. De surcroit, pour les femmes, le kimono noir, sans autre ornement, est si « érotiquement troublant » ! Ainsi, il n’est pas une couleur, mais « un idéal esthétique ». L’on devine que, malgré les matières botaniques, terreuses et ferriques qui le composent, les artisans teinturiers ne dévoilent pas entièrement leurs précieuses recettes pour aboutir à la profonde intensité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De tels costumes, sans oublier les ombres, jouent un rôle prépondérant dans les spectacles du kabuki et du bunraku. Si l’on ne s’étonne pas qu’un tel goût ait touché la cérémonie du thé, au travers de bols au premier regard grossiers, mais doués d’un raffinement insondable, l’on sera plus surpris de savoir que le tatouage total et entièrement noir touche la jeune génération. Le jeu de go, lui, a 181 pions noirs, soit un de plus que les blancs, ce qui n’est pas sans sens. L’on aime également trouver des aliments couleur de nuit ; et l’on imagine qu’à la rencontre de dents noircies un pétillement d’extase ne manque pas de se produire. En cohérence avec une telle esthétique, la « planche de cèdre cuite » orne certaines maisons, comme chez nous les bardeaux. Un calligraphe a même enduit sa demeure d’encre à calligraphier ; luxe suprême n’est-ce pas ?

La pierre à encre offre la même nuance que celle qui va imprégner le pinceau. Venu d’une suie et de gélatine animale, le mélange étant patiemment travaillée de façon traditionnelle, un tel bâton d’encre peut encore se payer à prix d’or. L’art de la calligraphie, qu’il soit figuration des êtres et des paysages de l’univers, ou poème, se ressourçant dans la profondeur originelle de l’encrier, est en quelque sorte le fondateur d’une part de l’art moderne du XX° siècle, soit le tachisme, l’expressionnisme abstrait de Franz Kline et Hans Hartung, et l’abstraction lyrique de Georges Mathieu et de Zao Wou Ki[5]

Notre essayiste ne se fait pas faute d’oublier Tanizaki Junichiro, dont la Louange de l’ombre[6] est le nostalgique éloge d’une habitation sereinement ombreuse et d’une esthétique en voie de disparition. Pourtant, là, une méditation zen pouvait accéder au « moi sans forme », à un « monologue intérieur ayant fondu au noir ». Est-il permis de voir en cette ancestrale mythique le reflet des trous noirs de l’astrophysique contemporaine ?

Cet essai, précieusement noirci d’illustrations expressives, parcourt l’esthétique profonde du Japon. Aristocratique, le noir orne le vêtement, quand les ombres de la maison sont propices à la paix. Il faut cependant s’intéresser à la fabrication de l’encre autant qu’à leurs reflets dans les valeurs morales. Ainsi cette synthèse méticuleuse est autant esthétique, sociétale que philosophique. L’on ne s’étonnera pas que, grand connaissance de l’Extrême Orient traditionnel, Lucien X. Polastron ait publié un volume sur la calligraphie chinoise[7], en quelque sorte heureusement complémentaire.

Santa Maria de Pellizzano, Trentino Alto-Adige.

Photo : T. Guinhut.

Quittons l’obscur, si nous en avons assez de broyer un noir cependant spirituel, et revenons à l’Occident avec Michel Pastoureau. Pour trouver son opposée, pure luminosité. Car il n’a rien d’incolore. Dès l’Antiquité, le blanc est l’apanage du taureau de Pasiphaé, du cygne de Léda. Cependant une fausse croyance venue du XIX° siècle prétendait que les temples et statues grecs étaient immaculés. Eh bien non ! ils étaient peints de couleurs vives pour honorer les dieux, les peintres étant d’ailleurs payés plus chers que les sculpteurs. Quoique Platon pensât de la pureté et de la beauté du blanc, seul convenable : « La couleur qui conviendrait à une offrande aux dieux serait le blanc[8] ». Et si les Romains aimaient les robes immaculées des vestales et les toges blanches, en particulier les sénateurs, les peintures de Pompéi et d’Herculanum témoignent de leur appétence gourmande pour les forces multicolores.

Biblique est le blanc, vêtant de peu le Christ sur la croix, ainsi que les apôtres et les anges. La pureté, la justice divine sont ainsi magnifiées. Pendant l’ère médiévale, les moines bénédictins, les pénitents, arborent ce symbole de l’innocence et de la sainteté, même si le noir des moines de Cluny n’a rien de diabolique tant il est humilité. Le bestiaire lui-même n’échappe pas à cette pureté tant sont valorisés l’agneau christique, la colombe de Noé, la licorne et le cygne. Du Moyen-âge à la Renaissance, il s’agit d’une nuance féminine, alliant clarté du teint et propreté vestimentaire. Ainsi est peinte « l’amour profane » du Titien. Cependant le nourrisson et le mort se rejoignent en cette blancheur, lange et linceul. Couleur de la noblesse, au moyen de ses dentelles, mais aussi des Protestants, et jusqu’au XVIII° siècle celle des rois, elle a tout pour être raffinée, honorée, sanctifiée. L’on sait qu’elle n’échappe pas à la politique : monarchiste lors de la Révolution française et des guerres de Vendée, tsariste contre les révolutionnaires bolcheviques…

Mais à partir du XVII° siècle, siècle scientifique, le noir et le blanc ne sont plus des couleurs. La neutralité du papier en témoignant. La naissance de la photographie, en 1839, ne fait qu’accentuer le phénomène. Pourtant les impressionnistes, Monet, Whistler expérimentent avec virtuosité le blanc sur blanc, neigeux, crémeux… C’est à cette époque que la mariée est ainsi ornée. Voilà qui est concomitant avec les avancées de l’hygiène, alors que des professions arborent la blouse et la toque, plâtriers, cuisiniers, bouchers, pâtissiers, chirurgiens, comme un gage de vie saine, et bientôt les joueurs de tennis. Aujourd’hui il est encore le « blanc du design », alors que c’est au tour du gris d’être « le degré zéro de la couleur », même si l'on pourrait objecteur qu'il beaucoup utilisé dans la décoration, l'ameublement, la tapisserie, pour raison de sobriété, de neutralité...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois de plus Michel Pastoureau fait un travail très propre sur le blanc de la page, tant les caractères noirs y sont révélateurs des temps et des mentalités changeantes, tant le chromatisme des illustrations concourt à cette fête des yeux et de l’intellect historique, la science, la religion, la sociologie et la création artistique participant de ce couronnement de ses « Histoires d’une couleur » par la blancheur.

La seule réserve que nous saurions exprimer face aux ouvrages de notre cher Michel Pastoureau tient aux couvertures, au design certes pur, mais minimalistes, austères. N’aurait-on pas pu, parmi les nombreuses et somptueuses illustrations qui émaillent les volumes de ces « Histoires d’une couleur », choisir quelque splendeur plus explicite ? Par exemple le portrait d’un « jeune homme élégant » de Lorenzo Lotto, dont la chevelure rousse est relevée par le noir du pourpoint et du bonnet ; et la jeune nudité à peine rosée sur draps et des oreillers abondamment crémeux de la Rolla d’Henri Gervex…

Les avatars du noir et du blanc sont loin d’être achevés. Aujourd’hui les « wokistes » et autres « éveillés » antiracistes s’en donnent à cœur revanchard et tyrannique pour élever une couleur de peau « racisée » - qui en soi n’a aucune vertu - à un absolu face auquel la blancheur du derme est condamnée au racisme « systémique ». Faudra-t-il briser et brûler les damiers et leurs échecs, pour crime de « black face », condamner l’antagonisme du blanc et du noir, pour crime raciste par la pensée, le délit de colorisme prétendant s’afficher à l’encontre exclusive des faces de couleurs, euphémisme pour le noir, cette inqualifiable noirceur que ne veut pas voir enfumée la Cancel culture ou inculture de l’annulation[9]… Pourtant, n’en déplaise aux grincheux, aux langues plus empreintes de noirceurs que leur peau, mieux vaut laisser nos yeux se réjouir de ces deux nuances complémentaires, y compris sur les pages imprimées, quoique les couleurs multipliées des papiers et des polices de caractères ne feraient pas de mal à nos préjugés et à notre joie de lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Justement, voici un livre multicolore dont aucune page n’est blanche, même si les caractères restent noirs. Jean-Gabriel Causse nous propose une chromothérapie généreuse, tant le pouvoir des couleurs est étonnant. Même s’il ne peut qu’être complice de Michel Pastoureau, la démarche n’est plus historienne, mais didactique, et de surcroit un brin ludique.

Lorsque le bleu relaxe, le vert rassure. Il suggère qu’il est permis d’aller de l’avant, ce dont témoignent les feux de signalisation. L’on devine le danger à l’apparition du rouge. Science et psychologie président donc à cet ouvrage qui propose une colorimétrie des sentiments et des informations délivrées plus ou moins inconsciemment au cerveau humain, selon des intentions universelles, mais aussi culturelles. Tant en qui concerne l’apprentissage, la décoration d’intérieur, la mode, la créativité, le marketing et le packaging, le choix des couleurs peut être d’une réelle pertinence, sachant combien il peut contribuer à l’achat, au repos, à l’action. Jusque bien entendu à l’occasion de l’émotion érotique, où la robe rouge, le rouge à lèvres et les tapisseries pourpres contribuent à l’inflammation du désir. D’ailleurs il serait temps de passer au mauve, car l’on fait plus souvent l’amour dans une chambre ainsi ornée.

Les influences chromatiques sont infinies. Y compris en pharmacologie, tant la couleur du médicament, sirop ou gélule, persuade et contribue à l’effet placébo. Comme lorsque le rose du yaourt laisse penser que vos papilles ont rencontré la fraise même si ce n’est pas le cas. Et si les murs blancs sont majoritairement élus dans les bureaux d'entreprise, l’on ignore combien ils sont ainsi contre productifs. A contrario, le lave-linge et le lave-vaisselle sont immaculés pour suggérer la capacité à réussir leur mission de propreté.

Illusions d’optique, synesthésie, daltonisme, sont également au rendez-vous de cet ouvrage. Le petit adage « voir la vie en rose » n’est pas seulement une métaphore mais une réalité scientifiquement prouvée, sans compter qu’au rebours d’un préjugé défunt les hommes aussi aiment le rose. Par contre, le jaune est le mal aimé : il suffit pour s’en convaincre de constater combien peu il nous habille. Au contraire du rouge, qui pour le bibliophile est la nuance la plus prisée pour habiller les livres d’une somptueuse reliure. À cet égard l’on préfère parler de reliure « citron », quoique l’on assure ici que « le jaune est la couleur de l’intelligence ».

En conséquence, un peu de chromothérapie ne nous fera pas de mal : nous en aurons pour preuve la révélation selon laquelle la lumière - qui l’on sait est la somme des couleurs - est remboursée par la sécurité sociale en Suisse, évidement bien plus performante que dans notre piètre hexagone et pas le moins du monde déficitaire.

Illustré avec humour par les collages de Robin Gillet (que l’on aimerait avoir orné également la couverture) cet assai avance en un joyeux désordre, en une réjouissante promenade colorée, plaisante à l’œil, enrichissante pour l’esprit. Designer, Jean-Gabriel Causse fait pour notre plaisir voyager l’arc-en-ciel de l’esthétique aux comportements, en passant par les perceptions, de façon à mieux faire connaissance avec notre corps et notre cerveau. « Connais-toi toi-même », disait Socrate, se référant à l’inscription gravée sur le fronton du temple de Delphes où les oracles du dieu Apollon frappaient l’oreille humaine par l’intermédiaire de la Pythie. Ses messages cryptiques avaient, qui sait, une teneur colorée, rien n’étant impossible aux dieux, qui, d’ailleurs ont pour messagère Iris, soit l’arc-en-ciel.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Sei Shônagon : Notes de chevet, Citadelles et Mazenod, 2020, p 48.

[7] Lucien X. Polastron, Ouyang Jiaojia : Initiation à la Calligraphie chinoise, Fleurus, 2013.

[8] Platon : Lois, 956 a, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 994.

 

Catedral San Vicente de Roda de Isabena, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

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27 novembre 2022 7 27 /11 /novembre /2022 12:43

 

Cervantès & Gérard Garouste : Don Quichotte, Diane de Selliers.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Gérard Garouste,

de Don Quichotte au Banquet de Kafka.

 

 

Philippe Langénieux : La Vengeance divine selon Garouste,

Ateliers Henry Dougier, 2022, 128 p, 12,90 €.

 

Cervantès : Don Quichotte, illustré par Gérard Garouste,

Diane de Selliers, 2012, La petite collection,

traduction de François Rosset, revue par jean Cassou,

deux tomes sous coffret, 326 p et 360 p, 95 €.

 

Olivier Kaeppelin : Le Banquet de Garouste,

Seuil / Fiction & Cie, 2022, 98 p, 22 €.

 

Gérard Garouste, Catherine Grenier : Vraiment peindre,

Seuil / Fiction & Cie, 2021, 160 p, 20 €.

 

 

 

Peintre classique, peintre baroque et anti-contemporain, et cependant vigoureusement novateur, curieusement singulier, tel est Gérard Garouste (né en 1946), chez qui la couleur excède le dessin, comme le souhaitait Le Titien. Parfois démesurées, ses toiles sont à thèmes, à histoires, illustratives et fantasmatiques, sensuelles et cultivées. Néanmoins il peut paraître ludique et décoratif, voire kitsch, lorsqu’il séduit la mythologie et ses figures les plus emblématiques, comme celles de Diane et d’Actéon. Peut-être  manquait-il parmi sa première période un brin naïve une profondeur émotionnelle et expressive que lui a permis l’acquisition de la virtuosité ainsi qu’une réelle ascèse intellectuelle. C’est en illustrant des chefs-d’œuvre de la littérature, tels le Don Quichotte de Cervantès, en emportant ses pinceaux aux vents de Kafka, du Talmud et de la Shoah, des grands maîtres du judaïsme, qu’il a trouvé sa véritable dimension. Et si nous aimons tant ce peintre littéraire, au meilleur sens du terme, c’est également pour investiguer ceux qui le commentent, qui pratiquent l’ekphrasis, voire la prosopopée, en faisant discourir ses tableaux. Mais aussi celui qui aime « Vraiment peindre », comme l’affirment ses entretiens avec Catherine Grenier. Notre Gérard Garouste signe-t-il le retour en grâce de la peinture ?

Cela n’étonnera personne, une constante source d’inspiration pour Gérard Garouste est la mythologie gréco-romaine. L’un de ces mythes, celui de Diane et d’Actéon, est examiné par Philippe Angénieux, dans la collection « Le Roman d’un chef-d’œuvre », sous le titre de La Vengeance divine selon Garouste. Selon une stimulante idée de départ, le romancier fait parler le tableau à la première personne, comme le propose la rhétorique, au moyen de la prosopopée, qui fait parler tout ce qui ne parle pas : animal, dieu, objet… Ce pour quoi il s’agit bien du « roman d’un chef-d’œuvre ».

Le thème de « la fâcheuse curiosité » est mis en scène, depuis ne serait-ce que Les Métamorphoses d’Ovide[1], au moyen de « la rencontre fortuite et fatale entre la déesse de la Chasse et le petit-fils d’Apollon. De prestigieux ancêtres de l’Histoire de l’Art président à l’innovation garoustienne - si l’on peut employer ce néologisme - : Titien, Rembrandt, Boucher, Böcklin… La toile vierge confie son bonheur de ne pas avoir été lacérée par un Lucio Fontana, brûlée par un Yves Klein, ignorée par les idolâtres de Marcel Duchamp. Puis son attente dans un immense atelier où musique, lumières et masques s’enchantent les uns les autres. Aux côtés des boites de couleurs, en fonction d’une commande, les échanges philosophiques, politiques, théologiques fécondent le geste à venir : « J’ai vécu assez de mois dans l’atelier pour comprendre que ces débats sont nécessaires à son travail, qu’ils en sont l’essence même ». Carnets, esquisses et dessins préparent l’exécution ; là il s’agit de « peindre à l’ancienne ». Cependant l’artiste joue avec les représentations traditionnelles : « Il coupe, cache, hypertrophie, plie, tord, noue, démultiplie les figures, les membres et les corps, se refusant à respecter la moindre convention, organisant toujours un labyrinthe d’interrogations et de mystères ». Etape par étape, avance le récit de la création formelle et colorée : Surprise dans l’onde bleue, Diane, cependant sereine, condamne la sacrilège à être torturé, dévoré par ses propres chiens. Le plus étrange n’est-il pas que l’on puisse reconnaître dans la déesse un peu du portrait de son épouse Elizabeth, voire dans celui d’Actéon un autoportrait au cri…

Toute fière d’elle, la toile achevée relate son voyage capitonné vers la galerie Daniel Templon, à Paris, puis vers la galerie Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Enfin elle se sent admirée et ne compte pas son bonheur.

Si la couverture de ce volume ne présente qu’un détail, le rabat s’ouvre sur la reproduction complète du tableau. L’on y mesure le contraste entre le lisse utilisé pour peindre Diane, sur la droite, et le brouillé, qui sur la gauche isole le malheureux Actéon, se métamorphosant en cerf aux bois élancés, dont la chair cruellement se dissout sous les crocs des chiens furieux. Et si ces derniers sont devenus chasseurs du chasseur, sous le commandement de la chaste, froide et lunatique déesse dont la pudeur fut transgressée, il est logique que cette toile soit maintenant exposée à Paris, sur les cimaises du Musée de la Chasse et de la Nature, qui en fit la commande. Elle fait rayonner, dans un décor XVIII°, l’effroi et la beauté, où « chaque jour de visite est un jour de surprise », celle sans cesse renouvelée des énigmes et du sens des grands mythes.

 

Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité, pour reprendre le titre d’Alfred Schulzt[2]. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double, comme le confirme la tête biface de Janus les unissant sur la couverture imaginée par le peintre Gérard Garouste,

Cette relecture, stimulante, de Don Quichotte ne peut se passer du retour au texte de Cervantès ; surtout s’il est accompagné des images des illustrateurs des XIX° et XX° siècles, Tony Johannot, Gustave Doré, Dubout… Il faudra maintenant compter sur un renouvellement inouï de l’imagerie en 150 gouaches et 126 lettrines aux prestigieuses éditions Diane de Selliers[3]. Car l’œil et le pinceau de Gérard Garouste (né en 1946) ont ce grain de lyrisme et de folie qui font exploser les couleurs au service des facettes du mythe quichottesque.

En toute singularité complice, le Don Quichotte de Gérard Garouste est un sous-univers flamboyant, né de la rencontre d’un écrivain du XVI° siècle déjà égaré en son temps, quoiqu’incroyablement moderne, avec un peintre inactuel, qui ne s’embarrasse pas des credo conceptuels et post-duchampiens de l’art contemporain. Il joue avec la fraîcheur de la gouache, avec la représentation, la diffraction, aussi bien mentales que colorées. Il peint comme le fantasme d’un enfant qui hallucine le monde de la fiction, mais avec les moyens et la liberté d’un artiste achevé. En fait il s’agit de la représentation par l’artiste de la représentation de la réalité que s’est faite Don Quichotte, lui-même personnage de fiction, né d’un auteur fictionnel, Cid Hamet Ben Engeli, imaginé par Cervantès. Les mises en abymes de la représentation et de la fiction brouillent tout espoir de réalité dès lors qu’il s’agit d’œuvre d’art aux multiples facettes, concaténations et métamorphoses.

Gérard Garouste montre avec autant de brio qu’Alfred Schütz[4] combien Don Quichotte a un problème avec la et sa réalité. Il le peint à travers des distorsions corporelles, des affabulations de la perception. Sa tête se déploie, se retrouve détachée entre ses mains, multipliée, liée sans retour avec son complice et opposé, Sancho, qui est l’autre face de ce Janus. De plus, son miroir se renverse, comme il se démultiplie dans le miroir des histoires enchâssées parmi le roman. Il est tatoué d’yeux et de songes, couché dans la caverne de Platon. Allégorique comme les tarots, puéril comme le barbouillage, le travail du peintre bouscule les yeux, ravit l’esprit. Les métaphores baroques de Cervantès s’animent sous nos paupières : squelettes en feu, chanteuse devenue harpe, bossue se changeant en pieuvre, une duchesse se partageant en lune et soleil… Mieux encore, Gérard Garouste, en sa belle et quichottesque folie, s’identifie à son personnage et peint ses propres traits pour un « Quixotte apocrifo ».

Nous n’aurons pas la folie qu’eurent le curé et la gouvernante de Don Quichotte : jeter dans la cour et brûler ses livres de chevalerie. Que la raison, la beauté et la bibliophilie nous gardent d’agir de même ! Prenons soin du coffret où Diane de Selliers sut unir la main de Cervantès et celle du peintre aux pinceaux polymorphes…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Banquet de Platon cherchait l’origine et le sens de l’amour, sous la gouverne de Socrate, qui avait le dernier mot en donnant la parole à l’idéale Diotime, après un défilement d’hypothèses mythiques. Il est bien possible qu’avec un tel titre, Gérard Garouste y ait pensé, mais pour lui opposer une autre tradition culturelle : celle du judaïsme. Avec un clin d’œil formel à la tradition picturale chrétienne, puisqu’il s’agit d’un triptyque, comme ceux de la nativité ou de l’adoration des mages, ou encore Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Mais il s’agit cette fois d’un triptyque intensément coloré, virevoltant, placé sous le signe de Kafka[5].

L’essai d’Olivier Kaeppelin relève de l’exerce classique de l’ekphrasis, soit, en rhétorique, la description d’une œuvre d’art. Si l’on reconnait d’emblée la figure de Franz Kafka, celles de Walter Benjamin et de Gershom Scholem[6]  ne sont accessibles qu’à l’initié. D’autant que l’art de Gérard Garouste aime associer son hommage fervent à des déformations corporelles, un rien grotesque, serpentiformes, où l’on devine le souvenir d’un Espagnol : Le Greco.

Au centre, Le Banquet proprement dit, intitulé « Le festin d’Esther », du nom de cette héroïne de la Bible qui sauva le peuple juif, au dépend des « oreilles d’Aman », celui qui crut pouvoir le massacrer. Autour d’une table en perspective diagonale et nappée de blanc, les convives sont présidés par un Kafka au faciès tourmenté, et opprimé par un fantôme vermiforme bleuâtre. Le conclave pensif et facétieux ne semble guère festif, car hanté par la Shoah, les femmes aimées, Felice et Dora, et les trois sœurs de l’auteur du Procès, victimes de la barbarie nazie : « spectres, algues, plantes sous-marines, couleurs verdâtres sont conviées à la fête de Pourim, mais avec elles la mort s’invite ».

La partie gauche fait survoler par un ange en forme de zeppelin un « Carnaval » fantasque et animalier sur le Grand canal vénitien, où le pont rappelle le « je et le tu » de Martin Buber. Mais un petit masque jaune tombé signe le ghetto et annonce la partie suivante. Celle de droite voit une farandole de créatures animaliformes tournoyer autour d’un poète bâillonné taquinant sa lyre, dans lequel on reconnait le peintre soi-même, sous les confettis multicolores de la manne biblique, nourriture physique et spirituelle. Il fait danser les « chiens musiciens » venus d’un récit de Kafka, auprès duquel le « choucas » (« kavka » en tchèque) ponctue le tableau comme une signature, rappelant le « G » de Garouste sur la tombe de l’auteur de La Métamorphose, à droite du dernier volet.

Lorsque la Kabale, le Talmud sont à la source de toute cette farandole, la « tragédie de l’Histoire » est-elle rédimée par les intellectuels, écrivains, poètes, et par la manne divine, sous la gouverne de l’artiste postbaroque ?

La prose d’Olivier Kaeppelin fournit les clefs que lui confia le peintre, conduit son lecteur avec patience et sens des nuances parmi les arcanes du vaste ensemble pictural, somptueusement reproduit avec maints détails et un dépliant qui nous laisse imaginer avec un rien d’effarement et un beaucoup d’admiration les trois mètres sur huit du chef-d’œuvre. Elle explicite les allusions à Dante, Scholem, Benjamin et surtout Kafka dont lettres et récits sont sollicités. Enfin « À ce banquet, les convives, les spectateurs se nourrissent d’une manne mentale et picturale ».

Peut-être pourra-t-on, mais seulement si l’on se montre grincheux, qualifier la chose de peinture trop littéraire. Le peintre a tant joué avec une débordante fantaisie de Don Quichotte pour que l’on ne puisse le qualifier de simple copiste du mot par l’image. Le seul éblouissement visuel qui se produit de prime abord suffit par ailleurs à disqualifier l’argument. Si chercher à nommer les personnages et décrypter les énigmes est ici exaltant, rien n’interdit la pure contemplation des formes dansantes et des couleurs amères ou enjouées, avant de se confier à une esthétique qui est une herméneutique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Non sans une réelle provocation à l’encontre des installations pléthoriques de l’art contemporain, Gérard Garouste, professe de Vraiment peindre, comme l’affirment avec une inquiète jubilation ses entretiens avec Catherine Grenier.

Composé sous forme d’autobiographie, ce volume modeste, et cependant somptueusement illustré comme l’annonce sa couverture, est une conversation idéale entre le peintre et son attentive amie, au point qu’il paraisse offrir avec largesse ses confidences à ses lecteurs. Une enfance dyslexique auprès d’un père violent, des épisodes « maniaco-dépressifs », dix ans sans peindre, et l’indéfectible soutien de son épouse Elisabeth. Voilà pour les épreuves, exposées sans fard. Puis une pièce de théâtre Le Classique et l’Indien, dont il réalisa les décors. Et enfin une carrière ininterrompue jalonnée de peintures de chevalet, soutenue par des galeristes fidèles, dont Daniel Templon, des collectionneurs passionnés. Marqué par la révolution du ready made de Marcel Duchamp, il est cependant plus exactement l’héritier du Greco, de Tiepolo et de Chirico, voire d’Alberto Savinio. Ses rouges, ses bleus et ses ocres flamboient, ses figures s’étirent, multipliant leurs bras et leurs têtes dans un fantastique baroque. Les autoportraits et les portraits sont triturés, infiniment expressifs, alors que l’étude des mythes, de grandes œuvres de la littérature mondiale, comme Don Quichotte ou Faust, puis de la spiritualité biblique et juive nourrissent un univers sans cesse renouvelé. La réalité trouve en ses toiles et ses dessins de nouvelles dimensions de la représentation, des élaborations sensuelles de l’imagination et de l’intelllect. Si le métier est « classique », l’élaboration patiente, tout est possible dans ce « grand œuvre drolatique ».

Être un peintre aux visions bouillonnantes n’empêche pas l’humanité. Pour preuve, l’association « La Source » que Gérard Garouste anime et dans laquelle il propose des ateliers au service des enfants en difficulté. Un homme aux pinceaux et à la pensée stimulants se livre ainsi dans un livre qui n’a qu’un défaut : de laisser le lecteur un peu sur sa faim tant il aimerait plonger encore un peu plus dans l’immensité physique et psychique de ses tableaux. Heureusement, il ne manque pas d’occasion de contempler ses tableaux en chair et en os, tant ils flamboient de vie, et de beaux livres qui sont autant de polyptiques du maître, comme le catalogue du Centre Pompidou[7].

Dans une sorte de nihilisme, de ressentiment contre la tradition classique, de paupérisme intellectuel, de provocation infantile, nombre d’artistes, la plus grande part de l’art contemporain[8] en fait, a non seulement abandonné la peinture, mais la culture. Entre minimalisme abstrait monochrome et pléthore de quincaillerie d’objets prétendument pensants au moyen des installations, une désertification balaie l’espace artistique et le temps muséal. Mais avec ce mythologue quichottesque et kafkaïen, Gérard Garouste enfin, et une abondante exposition au Centre Pompidou en 2022, en forme de reconnaissance tardive des institutions et de l’Etat, au contraire des amateurs et collectionneurs depuis bien longtemps plus avisés, l’on signe enfin le retour en grâce de la peinture dans l’art contemporain, dont ce Banquet est l’œuvre tutélaire.

Thierry Guinhut

La partie sur Le Banquet de Garouste fut publiée

dans Le Matricule des anges, octobre 2022

 

Cervantès : Don Quichotte, Editions Diane de Selliers.

Photo : T. Guinhut.

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23 juin 2022 4 23 /06 /juin /2022 16:25

 

Museo de Zamora, Castilla y León.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Peintures et paysages sublimes

par Alain Mérot, Edmund Burke & Remo Bodei.

 

 

Alain Mérot : Du paysage en peinture dans l’Occident moderne,

Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2009, 448 p, 39 €.

 

Edmund Burke :

Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau,

Vrin, 2009, 300 p, 12 €.

 

Remo Bodei : Paysages sublimes. Les hommes face à la nature sauvage,

traduit de l’italien par Jérôme Savereux,

Les Belles Lettres, 2022, 156 p, 21,90 €.

 

 

Longtemps le paysage ne fut qu’un décor agréable parmi les fresques, un vert jardin aux oiseaux de la Villa Livia à Rome, ou un hortus conclusus[1] pour recueillir la Vierge dans l’imagerie médiévale. La Renaissance pensa peu à peu à le peindre pour lui seul, et non pour agrémenter les scènes religieuses. Cependant ceux des XVII° et XVIII°, puis du XIX° siècle, sont voués à dépasser, au gré d’un étonnant bouleversement des mentalités, ce qui était la peinture classique, ainsi que le montre Alain Mérot. Car bientôt  écrivains, philosophes et peintres voient surgir des « paysages sublimes », selon le titre de Remo Bodei. Ce sublime aux allures extraordinaires subit pourtant une dévalorisation, peut-être irréparable…

 

Le développement de la peinture de paysage est patiemment exposé par Alain Mérot en ce fleuron de la collection de « La Bibliothèque illustrée des histoires ». L’historien de l’art cherche à savoir comment le paysage classique s’est constitué, de son développement à son déclin, entre 1500 et 1800. Loin derrière la valorisation des figures divines et humaines, loin derrière « les enjeux stratégiques, politiques, économiques ou religieux », l’appréciation esthétique des panoramas picturaux prend néanmoins de l’importance.

Le terme venant du grec « parerga » et de l’italien « paesaggi », il désigne au début du XVI° siècle « des tableaux de chevalet ou de cabinet ». Arrière-fond stylisé des crucifixions et des Adorations des Mages et autres retables, puis genre mineur en Italie, dans les Flandres et en France, face aux grandeurs de l’Histoire et de la mythologie gréco-romaine, le paysage, simplement décoratif d’abord, atteint à une réelle dignité grâce à l’art classique. Il est chez Nicolas Poussin transcendé par un épisode biblique qui n’est pourtant qu’une mince scène dans un immense espace. Or notre historien de l’art est en quête « d’une certaine forme idéale dont l’apogée se situe au XVII° siècle ».

Pour ce faire il est nécessaire de sonder la charnière artistique que fut la Renaissance, avec l’apparition de la perspective. Y compris en s’appuyant sur les mosaïques nilotiques romaines, les peintres sont en quête d’un « modèle théâtral » mettant en valeur les actions des dieux et des hommes. L’on imagine des solutions pour intégrer le paysage dans les fresques et les tableaux, en usant des encadrements, de l’artifice des fenêtres, au point qu’à l’heure du romantisme certaines œuvres de Caspar-David Friedrich ne seront plus que des fenêtres. En attendant cette extrémité picturale, le tableau, quelle que soit l’action représentée, se charge de paysages urbains et naturels, de détails arbustifs, parfois d’un réalisme botanique exact, et dignes d’une science descriptive, comme chez Albrecht Dürer. À l’occasion duquel l’on découvre l’opposition entre le paysage nordique et celui méditerranéen. D’arrière-plan décoratif, il passe à la dignité d’un espace immense, où l’enlèvement d’Hélène par exemple n’est plus qu’un prétexte narratif. Au risque de « l’énumération » qu’il faudra dépasser par « l’ordonnancement ».  

Si « forme idéale » il y eut, elle se trouve incontestablement chez Nicolas Poussin, et Claude Lorrain. La campagne romaine et son incomparable lumière en font foi : « Située au terme d’une longue tradition humaniste et poétique, cet exemple montre bien que la description du paysage est devenue une évocation où se projettent les sentiments d’un spectateur méditatif ». « L’héroïque et le champêtre » des scènes bibliques et mythologiques voisinent dans le paysage idéal classique, en particulier chez le maître entre tous, Nicolas Poussin, ce dans le cadre de la « tradition pastorale ». Le goût pour les représentations des saisons est à cet égard probant. Les ports de mers sont sereins et lumineux chez Claude Lorrain ; mais, autour de 1750, ils deviennent presque préromantiques chez Joseph Vernet.

 

 

 Pourtant, au nord, pour penser à la théorie des climats de Montesquieu, les peintres des Pays-Bas animent des paysages atmosphériques avec des nuages marins insistants et tourmentés, comme chez Jacob van Ruysdael.

 Dans une démarche encyclopédique, Alain Mérot étudie également le « paysage chrétien » des ermites, celui du paradis terrestre et des Evangiles, sans oublier les fameux Bergers d’Arcadie qui sous le pinceau poussinien s’interrogent devant une inscription énigmatique : « Et in Arcadia ego », soit celle de la mort, entre pastorale et élégie.

Peu à peu, le paysage pictural est passé à « l’invention poétique » qui culmine avec le romantisme et l’impressionnisme, avant de subir une « crise de la représentation ». À force d’allégories, le paysage devient « hiéroglyphique », y compris chez Nicolas Poussin. Déjà dans les siècles précédents, l’on se heurtait au flou et à l’impalpable, à l’irreprésentable donc : brouillard, sfumato, tempêtes… C’est là qu’intervient le sublime : « Cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte », selon le Pseudo Longin, ainsi que le traduisait du grec ancien Boileau. Avant même Edmund Burke, les marines et les orages spectaculaires emplissent les tableaux. Au XVIII° siècle, le pittoresque peut avoir tendance à l’emporter sur l’imitation, malgré l’esthétique digne des Lumières d’un peintre comme Pierre-Henri de Valenciennes.

Le chemin est long avant de parvenir au réalisme et à l’impressionnisme à l’occasion desquels une prairie ou une étude de vagues s’est débarrassé « de tout présupposé idéologique ou rhétorique ». Ainsi l’on est passé d’un modèle mental au motif reproduit sur le vif. À moins que cette libération soit un appauvrissement ? Supplantant l’idéalité, la représentation champêtre aurait-elle ainsi réussi à s’assurer le succès auprès d’un public bourgeois en quête d’œuvres anodines ? Et si l’on continue à se poser des questions en allant plus loin qu’Alain Mérot, faut-il voir, au-delà de la fragmentation cézanienne préparant la modernité du cubisme, une désagrégation, voire une maladresse pitoyable du pinceau. Réflexion qui paraîtra pour beaucoup sacrilège…

Fourmillant d’anecdotes, l’essai profus d’Alain Mérot ravit son lecteur, l’enchante grâce aux nombreuses et pertinentes illustrations, de Duccio di Buonisegna jusqu’à Jean-Baptiste Camille Corot, grâce à ses analyses fouillées, ses citations et références, de Pline l’Ancien à John Constable, en passant par le De Pictura d’Alberti[2], les traités de peinture de Léonard de Vinci et de Gérard de Lairesse…

 « On ne savait pas encore voir ni exprimer pleinement au XVII° le spectacle de la mer et surtout de la montagne », note Alain Mérot. Ce n’est en effet qu’au siècle suivant que l’on accède à une connaissance et une capacité de représentation de leur dimension sublime. Surtout grâce à l’essai d’Edmund Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. En 1757 cet auteur anglais a soudain intégré une nouvelle dimension : l’« horreur délicieuse», qui deviendra un topos romantique : « une sorte d’horreur délicieuse, une sorte de tranquillité semée de terreur, qui, comme elle se rapporte à la conservation de soi, est une des passions les plus fortes. Son objet est le sublime[3] ». Ce qui s’applique au paysage : « Une plaine très unie et d’une vaste perspective n’est assurément pas une médiocre représentation ; la perspective peut s’en étendre aussi loin que celle de l’océan ; mais remplira-t-elle jamais l’esprit d’une idée aussi imposante ? Des nombreuses causes de cette grandeur, la terreur qu’inspire l’océan est la plus importante[4] ». L’on devine qu’il en est de même pour la montagne…

 

Ghiacciaio del Monte Cevedale e Monte Zebrù, Martell / Martello, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

Non, le livre de Remo Bodei, Paysages sublimes. Les hommes face à la nature sauvage, en dépit de son sous-titre, n’est pas un traité d’écologisme un brin niais et fort propagandiste, comme il sied à une envahissante doxa[5]. Le traité d’histoire philosophique met avant une révolution esthétique. Bien que ne négligeant pas la peinture, l’horizon de recherche de Remo Bodei est avant tout philosophique et littéraire.

Lieux horribles, lieux délicieux, ce sont en latin les « loci horridi » et les « loci amoeni ». Ils sont « stériles, périlleux, vastes et désolés » au contraire d’une campagne riante et arrosée, couverte de fruits et de plaisirs. Quand le beau est harmonie et sérénité, ce qui n’est pas encore le sublime est effroi et démesure. L’opposition est parlante, jusqu’au XVIII° siècle où les premiers peuvent devenir « sublimes » ; impressionnants donc et permettant de contrôler ses angoisses devant la nature grandiose, menaçante, et face à sa propre finitude, permettant cependant de préserver l’idée de la supériorité intellectuelle humaine au moyen tant d’une intense contemplation que d’une action, comme celle de l’alpiniste : « un défi victorieux à la nature dans la lutte pour la suprématie ». Contre l’humaine mélancolie, la volonté de puissance s’affirme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avant de parvenir à la révolution burkienne, à son inversion radicale du goût, il est nécessaire de revenir aux sources du mot et du concept de sublime. Ce qui est au-delà des limites, tend au soulèvement oblique vers le haut, a originellement son penseur en la personne du Pseudo Longin, plus exactement un auteur grec anonyme, qui, au II° siècle de notre ère écrit son traité : Du sublimeLa noblesse des attitudes et des pensées, la langue soutenue, élevée, « la véhémence et l’enthousiasme de la passion », « le tour des figures »  et « l’agencement[6] » en sont les ingrédients, car il s’agit du beau discours, oratoire et poétique, dont Homère est le modèle. Mythe et littérature contribuent au soulèvement vers la grande âme.

La civilisation chrétienne y voit à son tour une élévation vers l’éternel et vers Dieu. Le classicisme, entre Boileau (qui traduit le traité de Longin en 1674) et Racine, fait du sublime une poétique de l'enthousiasme, une éloquence de l'éthos et du pathos. Cependant, d’Edmund Burke à Emmanuel Kant, en 1764, le chaos et la sauvagerie de la nature engagent le sublime dans une autre disposition de l’esprit, bien au-delà de l’expérience religieuse et du beau empreint de sérénité des Grecs : une admiration mêlée de terreur dont la transcendance serait de l’ordre de l’esthétique. Et qui serait, avec par exemple des poètes comme Edward Young, auteur des Nuits, ou les créateurs du roman gothique[7], « le cône d’ombre des Lumières ». Car le goût de l’absolu qui empreint le romantisme implique la fin « tant de l’universalité morale que de l’universalité esthétique ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Littérature encore, lorsque Remo Bodei consacre un chapitre entier à un court poème, iconique autant pour les Italiens que pour la notion de sublime : « L’infini », que nous citons in extenso dans la traduction ici offerte par Jérôme Savereux, qui est en fait de Michel Orcel :

« Toujours tendre me fut ce solitaire mont,

Et cette haie qui, de tous bord ou presque,

Dérobe aux yeux le lointain horizon.

Mais, couché là et regardant, des espaces

Sans limites au-delà d’elle, des espaces

Sans limites, de surhumains

Silences, un calme on ne peut plus profond

Je forme en mon esprit, où peu s'en faut

Que le cœur ne défaille. Et, comme j’ois le vent

Bruire parmi les feuilles, cet

Infini silence et cette voix,

Je les compare : et l'éternel, il me souvient,

Et les mortes saisons, et la présente

Et vive, et son chant. Ainsi, par cette

Immensité ma pensée s’engloutit

Et dans ces eaux il m’est doux de sombrer[8] ».

Ainsi énigmatique, Leopardi, en 1826, suscite l’inquiétude et l’enthousiasme, lorsque l’individu disparait dans le vortex de l’infini…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une cartographie de la nature immense s’impose alors, soit, de chapitre en chapitre, montagnes, océans, forêts, volcans, déserts… Seul l’Etna, dans l’Antiquité, pouvait être escaladé, pour y voir la bouche des Enfers. Mais, au contact des cimes, les sensibilités de la seconde moitié du siècle des Lumières, mais aussi des poètes comme Samuel Taylor Coleridge et Percy Bysshe Shelley, dont le poème « Mont Blanc » est un sommet du lyrisme sublime, se hissent « au moyen d’une ascension extérieure qui correspond à une ascension intérieure ». Si un théologien du XVII° siècle, Thomas Burnett, prétendait que la sphère parfaite de la terre avait été déformée par le Déluge, donc par les péchés des hommes, les montagnes peuvent être désormais une voie vers le divin. Le « Grand tour », entre Suisse et Italie, puis l’ascension du Mont Blanc en 1786 contribuent à la popularité des splendeurs alpestre, quoiqu’un philosophe comme Hegel ne fût guère touché par les sommets suisses. Avec ce dernier, « le sublime commence ainsi à migrer de la nature à l’Histoire »

Repaire de tous les dangers, la mer, l’océan, pire encore au-delà des colonnes d’Hercule, est terra incognita jusqu’au bouleversement des grandes découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. D’un sonnet de Giuseppe Carducci, en 1851, au « Voyage » de Charles Baudelaire, l’horizon maritime est le synonyme de la mort, ce qui n’est plus guère le cas aujourd’hui. Le spectacle de la mobilité océanique universelle reste cependant un puissant stimulant de la sensibilité au sublime.

De même les forêts interminables de Germanie terrorisaient les Romains. Plus tard, au contraire, Jean-Jacques Rousseau aimait à se retirer dans les bois, au bénéfice de la rêverie et de l’écriture ; sans oublier l’Américain Henry David Thoreau[9]. S’éloigner « du fracas de la ville et de ses relations contraintes » permet de renoncer au défi, de se couler dans la paix de la nature, même si la chose ne va pas sans une idéalisation. Mais lorsque l’éperon de la découverte ne cesse plus d’ouvrir les forêts les plus lointaines et inextricables à ouvrir leurs secrets, quelque chose du sublime reflue.

La sacralité des volcans, que le souvenir de Pompéi enfoui rendait encore plus menaçant, reste, elle, pérenne, même sans le moindre dieu à son sommet ou en ses entrailles. Celui qui en approche la gueule est, comme Empédocle, un philosophe aspiré par la mort ou un vulcanologue qui risque sa vie. Ils sont avec les tremblements de terre, les plus terribles ennemis de la nature et de l’homme puisque leurs éruptions, outre leurs victimes directes, peuvent entraîner un réel refroidissement climatique, comme en 1815. Leopardi encore, cette fois dans « Le genêt » : « De volcans embrasés elle était constellée, / En maints lieux elle était recouverte de cendres ».

Torride ou glacé, le désert, s’il permet de « se rencontrer soi-même », semble dire à l’homme : « Ici tu n’habites pas et ton passage, dérisoire, n’a peut-être pas de lendemain ». Ne restent que la solitude des anachorètes, ou des ossements. Même si le tourisme, ou le terrorisme, l’humanisent…

« L’élan vers le haut est-il épuisé ? ». Il disparut en effet de la peinture après Turner et Caspar-David Friedrich, ou à peu près. La nature étant balisée, elle n’est plus aussi effrayante que par le passé, elle n’est plus qu’un jardin, une campagne, un circuit organisé. Le développement des sciences, la déshérence du religieux, le confort de nos sociétés, la polluante vulgarité du tourisme de masse, tout ferme la voie au sublime. Même le surhomme nietzschéen, de plus injustement sali par la mainmise du nazisme, n’a plus le prestige de sa hauteur. « La crise du modèle héroïque et sublime » parait sans appel.

Il semblerait donc que le concept de sublime se soit aujourd’hui déplacé. Ce dernier aurait glissé de la nature à l’Histoire - ce qui n’est pas au compliment d’Hegel et du communisme de Marx -, à la politique enfin, qui en trouva l’expression dans les totalitarismes, dans « la communion mystique avec le chef » et « l’esthétisation de la politique » par le biais du fascisme, selon la formule de Walter Benjamin[10]. Tout ce qui permet également l’avènement de la déception des « grands récits[11] », selon la terminologie de Jean-François Lyotard. Peut-être un lambeau du sublime s’accroche-t-il aux espaces intersidéraux de l’univers qui restent à conquérir. Par ailleurs, alors que le tourisme de masse a pu contribuer à affadir ce sentiment, la conscience d’une planète menacée, offensée, en quelque sorte une « Mater dolorosa » devant laquelle l’humanité devrait se flageller, pose de « nouvelles frontières du sublime ». À moins qu’il s’agisse du retour de la religiosité, cette fois à l’égard de Gaïa. Ce serait l’objet de nouveaux essais, qui affirmeraient les errements délétères d’un sublime dévoyé et les ferments d’une juste humilité devant les prodiges de la nature, mais aussi de l’art…

À la lecture de Remo Bodei, l’amateur ne peut que rencontrer la délectation intellectuelle, tant il fait se croiser les prestiges de l’imagination découvrant les paysages sublimes évoqués et ceux de la pensée au travers de ses mots et de ceux des théologiens, poètes et philosophes convoqués et cités avec une rare pertinence, y compris ceux chinois dont la tradition reste acquise en terme de respect des paysages montagneux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile, voire impossible, de s’intéresser au paysage et à ses représentations sans s’appuyer sur le travail colossal de Simon Schama : Le Paysage et la mémoire. Car, moins que le lieu réel, c’est la façon dont il se marque en nous qui le singularise, le rend emblématique. Récits, romans, mythes, tableaux, photographies, cartes postales puis films, tout est fait pour que nous voyions moins l’espace que son icone, son idéal, son cliché. Les hauts lieux naturels, religieux et militaires sont ceux où l’âme et l’Histoire se révèlent à soi-même ; ce que l’essayiste confirme : « rendons justice à l’œil humain, car c’est son regard qui fait toute la différence entre la matière brute et le paysage ». Ainsi les montagnes du Yosemite aux Etats-Unis sont iconiques de la noblesse et de la préservation de la nature ; les forêts de la Germanie, avec leur statue d’Arminius qui anéantit trois légions romaines à Teutobourg en l’an 9, sont le symbole de l’héroïsme national ; les monts, en sus d’être « altitude, magnitude, béatitude[12] », sont philosophiques[13] et parfois politiques, comme le Mont Rushmore où l’on sculpta les faciès grandioses de quelques présidents américains… Un travail quasi poétique, voire idéologique, s’exerce par la mémoire collective sur nombre de paysages, ce que montre avec une écriture aussi torrentielle qu’érudite, prenante, évocatrice, Simon Schama, qui n’oublie évidemment pas Edmund Burke, avec l’indispensable secours d’une abondante et pertinente iconographie. Des mythologies de l’Arcadie aux forêts allemandes célébrées et questionnées par des penseurs aussi différents et controversés que le romantique Philipp Otto Runge ou Heidegger, des peintres aussi divers que Joseph Mallord William Turner ou Anselm Kiefer, la mémoire du paysage apparait comme un  feuilleté de rêves, de cauchemars, de beautés et d’Histoire…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] La Bible, Cantique des cantiques 4, 12.

[3] Edmund Burke : Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, 2009, p 227.

[4] Edmund Burke, ibidem, p 121.

[5] Voir : De l'histoire du climat à l'idéologie écologiste

[6] Du sublime, Les Belles Lettres, 1965, p 3, 10, 11.

[8] Leopardi : Chants, Aubier, 1995, p 103.

[10] Walter Benjamin : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2020, p 90.

[11] Jean-François Lyotard : Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1986, p. 45.

[12] Simon Schama : Le Paysage et la mémoire, Seuil, 1999, p 16, p 441.

[13] Voir : René Daumal, du Mont analogue à l'esprit de l'alpinisme

 

Sierra de la Demanda, Valdezcaray, La Rioja.
Photo : T. Guinhut

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