Château de Boisrenault, Buzançais, Indre.
Photo : T. Guinhut.
Sous la direction de Sylvie Steinberg :
Une Histoire des sexualités,
PUF, 528 p, 22 €.
Michel Foucault : Les Aveux de la chair,
Gallimard, 436 p, 24 €.
Michel Foucault : La Sexualité
EHESS, Seuil, Gallimard, 300 p, 25 €.
L’ardeur du désir et a fortiori l’orgasme ne sont pas les moments les plus propices pour philosopher. Pas même peut-être son après. Ne dit-on pas « post coïtum animale triste[1] » ? Il est vrai que l’adage parfois attribué à Galien de Pergame (un Grec du II° siècle), à moins qu’il vienne d’Aristote et de De la génération des animaux, est suivi par « praeter gallum mulieremque » (à l’exception du coq et de la femme). Il faut donc une femme-philosophe en la matière, ce qui est le cas de Sylvie Steinberg, dirigeant Une Histoire des sexualités, certes uniquement occidentale, voire souvent française. L’on se doute que cela ne nous empêchera pas le moins du monde de lire Michel Foucault et ses posthumes Aveux de la chair pour partir à la recherche de la généalogie, des démons, des pouvoirs et des libertés de cette luxure, qui est devenue sexualité.
De l’Antiquité à notre XXI° siècle à peine entamé, cette Histoire des sexualités à cinq mains prétend retracer les évolutions des normes et des mentalités, non sans y apporter une inflexion venue des études féministes et de genre, bienvenues espérons-le. Il est évident que depuis le dieu Eros des Grecs, notre temps a bouleversé nos comportements et nos représentations. La dissociation mentale et technique de la sexualité et de la procréation, les revendications et les jalons du féminisme[2], ses lectures féminisées de la sexualité, la prise en considération des « minorités » sexuelles », voilà qui sépare cette histoire en un avant et un après…
Déjà le XIX° siècle avait été celui de l’expansion de la médecine et de l’invention de la psychanalyse, or il s’était achevé selon Michel Foucault dans les années cinquante. Aussi, bien au-delà de la révision et du recyclage de la pensée antique dans la sexualité médiévale et chrétienne, il faut considérer un bouleversement contemporain, rare au regard de l’Histoire, qui doit de plus s’interroger sur la validité des sources essentiellement masculines, sans oublier le concept de violences sexuelles, qui court de l’esclavage à la répression des pratiques insolites au regard de la majorité, signant les processus d’exacerbation du pouvoir, au cœur même du politique, entre oppression et liberté. C’est en ces termes que Sylvie Steinberg engage le volume collectif qu’elle dirige.
Attention donc à ne pas catégoriser de manière anachronique les sexualités anciennes, précaution à laquelle prétend prendre garde Sandra Boehringer, sur le seuil de l’Antiquité. Cependant trop de précautions de méthodes, trop d’allusions obligées, pour paraître branché, à des icônes comme Simone de Beauvoir, aux théories du genre, alourdissent d’abord le propos, ce qui n’est guère le cas de ses corédacteurs suivants.
Paulo-Gabriele Antoine : Theologia moralis universa, Venitiis, 1754.
Photo : T. Guinhut.
Soyons plus clairs, il s’agit de lire la sexualité antique sous l’angle de la condition féminine, des « violences sexuelles », propos assumés et justifiés, pour une lecture discutable et moralisatrice, qui confronte les mœurs athéniennes à nos lois contemporaines sur le viol. Il n’en reste pas moins que l’on ne se reconnaissait pas dans une identité sexuelle à Rome ou Athènes. L’acte sexuel « était mis en lien avec la personne, avec son statut, et selon des critères sociaux », surtout libre et non-libre. Le couple hétérosexuel n’était pas aussi valorisé qu’un érotisme actif dans les champs politique et de l’éducation, plus précisément entre un citoyen et un adolescent.
Au lieu de sexualité, les Grecs parlent d’éros, cette force qui nous entraîne. Ici les premiers exemples sont féminins, on dirait aujourd’hui, homosexuels, ou queer[3], avec Sappho et Alcman, un poète lyrique du VII° siècle avant notre ère, qui faisait chanter par un chœur de jeunes filles : « Je suis rompue de désir » en invoquant la belle Astuméloisa. Il est fort louable d’attirer l’attention sur de tels phénomènes « transgenres » passablement occultés (sauf par un Pierre Louÿs), à condition que la subjectivité de l’autrice n’en soit pas la seule cause. Le lien conjugal, quant à lui, est philia et non eros, utile au patrimoine et à la procréation. Et l’adultère, s’il est interdit pour les épouses, est permis pour l’époux avec des prostituées et des esclaves, alors que la notion de consentement n’existe pas pour ces derniers : « c’était l’asservissement et non la prostitution qui faisait de la personne une victime ». L’homosexualité était courante, surtout entre les hommes et dans le cadre de l’initiation d’un jeune éphèbe, mais cela n’était en rien une identité sexuelle. Pas d’homophobie donc, mais une condamnation morale pour qui se ruinait en prestations sexuelles ou se laissait dominer.
Mais à Rome, où « le sexe tarifé était une industrie florissante », survient l’interdit concernant « la relation sexuelle entre un homme et un jeune citoyen », ce qui ne concerne pas les autres, comme Cicéron et son secrétaire Iron. Là où l’amour-passion est moqué, où la chasteté n’a rien d’admirable, l’on se définit par son statut social et non par son sexe, par la pudicitia contre le stuprum. Car moralement condamnés sont les dépenses excessives et l’oubli des devoirs du citoyen, mais aussi la passivité du fellateur. Peu à peu, sous l’influence du stoïcisme, et d’un idéal de tempérance, l’amour entre époux est valorisé. Auguste promulgue une loi contre l’adultère, qui laisse cependant toute licence à l’époux. Les concepts d’inégalité sexuelle et de consentement tels que nous les entendons aujourd’hui n’ont guère de validité dans la société romaine.
Il peut paraître curieux qu’aussi bien Sandra Boehringer, dans Une Histoire des sexualités, que Michel Foucault, malgré leurs documentations impressionnantes, ne fassent pas allusion à un ouvrage fondamental à peine oublié : le Manuel d’érotologie classique de Friedrich-Karl Forberg[4], qui compile intelligemment des extraits des auteurs de l’Antiquité en fonction des pratiques et des mœurs sexuelles. Ce sont des chapitres consacrés à la « futution » (ou coït), la « pédication » (ou sodomie), l’irrumation » (ou fellation), la « masturbation », aux « tribades » (ou lesbiennes), jusqu’au « coït avec les bêtes » ! L’anthologie est délicieusement érudite, truffée de centaines de citations, d’Aristophane à Martial, d’Ovide à Ausone…
La notion de péché intervient avec le christianisme, donc dès avant l’ère médiévale, car à la suite de la Bible, « le seul acte sexuel licite est celui qui se réalise à des fins procréatrices ». Didier Lett s’intéresse plus précisément à la période qui va du XII° au XV° siècle, lorsqu’est « contre-nature » et « fornication » tout ce qui n’est pas honoré par le sacrement du mariage, et a fortiori autant la masturbation, la fellation que la sodomie. Si l’on écoute l’Eglise, plaisir est jouissance sont condamnables et la luxure conduit droit en enfer. Y compris s’il l’on est trop ardent avec sa propre femme, comme le profère Saint Jérôme[5] : « Rien n’est plus infâme que d’aimer une épouse comme une maîtresse ». Quoique certains commentateurs encouragent le plaisir au service de la procréation, comme Constantin l’Africain qui écrivit au XI° siècle un De Coitu. C’est de cette époque que vient le nom de la seule position acceptable, celle du « missionnaire ».
Cependant le pouvoir de l’Eglise n’allait pas jusqu’au fond de toutes les consciences et de tous les lits, ce dont témoigne la liberté de la littérature volontiers paillarde du temps[6]. L’on se doute doute que les couples, mariés ou non, n’observaient pas à cet égard le calendrier chrétien, avare d’occasions de batifoler sous la couette. Et l’on sait que les méthodes préservatives, souvent à base d’herbes et peu efficaces, que les avortements, quoique sévèrement jugés, restent monnaies courantes. Lorsqu’apparait le concept d’adultère masculin, une « certaine égalité pénale » se fait jour, le viol lui-même pouvant être vigoureusement puni. Quant au concubinage, il affecte les laïcs, mais aussi une bonne partie des clercs. Alors que la prostitution est plus tolérée, l’époque médiévale est celle de « la naissance de la sodomie », qui n’est pas encore celle de l’homosexualité. La peine peut aller jusqu’à l’excommunication. À Venise et Florence, le « vice sodomite » est cruellement châtié ; jusqu’à la castration pour l’Espagne. Quant aux relations lesbiennes, elles sont plus discrètes et moins sévèrement punies, malgré quelques peines de morts appliquées.
De la Renaissance aux Lumières, la sexualité change-t-elle entre Réforme, progression de la médecine et valorisation du libertinage ? C’est ce qu’examine Sylvie Steinberg. Chez les Protestants, le contrôle intime des mœurs s’accentue, entraînant par contrecoup le contrôle des prêtres au travers des séminaires, sans qu’il soit sûr que la sexualité se restreigne… Mais au XVI° siècle, deux anatomistes, Colombo et Fallope, découvrent le clitoris, du moins lui rendent sa singularité féminine et non pénienne. Par ailleurs un procès pour impuissance de l’époux peut conduire un tribunal médical et ecclésiastique à observer une relation sexuelle en guise de preuve ! Reste que les naissances illégitimes diminuent et que la surveillance sexuelle est de plus en plus intériorisée, quoique dans les campagnes l’on observe avec relâchement les rescriptions religieuses. Au cours du XVIII° la fécondité baisse notablement : contraception (éponges et préservatifs), sexualité sans coït ou abstinence ? Des livres étonnants paraissent, sous la plume de médecins, La Nymphomanie ou Traité de la fureur utérine en 1771 et la persistance de la « hantise de l’onanisme », sous les doigts disciplinés d’un certain Tissot qui publie en 1764 son Essai sur les maladies produites par la masturbation !
De Bienville : La Nymphomanie ou traité de la fureur utérine, Londres, 1789 ;
Tissot : Essai sur les maladies produites par la masturbation, 1764.
Photo : T. Guinhut.
Cependant, les romans libertins et pornographiques bourgeonnent au siècle des Lumières, vigoureusement anticléricaux, sans compter le Marquis de Sade, puis contribuent à la critique de l’aristocratie dépravée, jusqu’à la reine Marie-Antoinette prétendument corrompue. Mais à l’autre extrémité du spectre, le préromantisme idéalisateur valorise le choix amoureux et un fidèle mariage. Ce qui n’empêche pas le siècle de cumuler prostitutions et viols de toutes sortes, de devenir « de plus en plus phallocentrique », « de plus en plus soumis à la norme de l’hétérosexualité », si l’on en croit Sylvie Steinberg et l’historien Randolph Trumbach. Néanmoins il devient celui des « prémisses de l’émancipation sexuelle », avec l’éphémère droit au divorce en 1793, puis grâce la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges, hélas guillotinée par la Révolution…
Le XIX° quant à lui n’est-il que le siècle de « la bourgeoisie frigide victorienne » ? Il est aussi, selon Michel Foucault, dans La Volonté de savoir, celui de la montée du « biopouvoir médical », ne serait-ce qu’avec l’apparition du mot « sexualité » sous la plume de Julien Joseph Virey en 1800. Si l’homme doit faire son initiation, y compris en affrontant la syphilis et le « péril vénérien », la femme reste « sensitive et vulnérable », soumise et maternelle. En fait son éducation érotique est voisine du néant, alors qu’elle ne découvre que la « brutalité sexuelle » lors de sa nuit de noces ; quoique les paysannes soient un peu plus délurées. En dépit des préceptes religieux et médicaux, voire étatiques qui condamnent la masturbation (solitaire ou mutuelle) et les moyens contraceptifs, au motif qu’ils détourneraient de la procréation et donc du peuplement, les pratiques évoluent souterrainement. Cependant prostitution, homosexualité et pornographie sont réprimés sans relâche. Le tableau, dressé avec vigueur par Gabrielle Houbre, fait frémir.
Bien heureusement, la « révolution sexuelle » irrigue le XX° siècle, en particulier à partir de 1968. Peinte par Christine Bard, elle valorise la jouissance et la séduction, le mariage d’amour, le recul des tabous, la tolérance envers l’amour libre et l’adultère, alors que l’inceste et le viol deviennent intolérables… Même si l’auteure insiste un peu lourdement sur la collusion du marxisme avec cette libération, certes revendiquée par de nombreux auteurs et militants issus d’un tel courant, malgré le « conservatisme en matière de mœurs » de la gauche, alors qu’il ne serait pas indécent d’introduire le concept de libéralisme, elle dresse un tableau roboratif. De Wilhelm Reich à Simone de Beauvoir, en passant par Herbert Marcuse, les intellectuels bousculent les tyrannies de la répression sexuelle. Mais l’on oublie ici combien le capitalisme contribue à cette révolution, grâce à la démocratisation de la mode, des instruments ménagers, de la presse et des livres, y compris pornographiques, sans oublier la pilule contraceptive. La pensée féministe n’est pas en reste, rompant avec le phallocratisme. Bientôt, venu des Etats-Unis et de l’essayiste Robert Stoller, le concept de genre bouscule les mentalités. Si « la sexualité est une construction sociale » (et notre précédente lecture l’a suffisamment montré), si le genre n’est pas le sexe, ce qui est avéré pour les homosexuels, bisexuels et a fortiori hermaphrodites[7], n’allons pas jusqu’à délirer en prônant l’idée selon laquelle les sexes n’existent pas.
La recherche bouillonne : women’s studies et queer studies, mais aussi porn studies, venues des Etats-Unis, font florès pour offrir de nouvelles légitimités. L’Historien ne s’intéresse plus seulement aux femmes, mais au viol, au coup de foudre[8] ; le sociologue imagine un Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes[9]… Outre ces incontournables démarches, le Rapport Kinsey sur les comportements sexuels, paru en 1948 aux Etats-Unis, ensuite celui de Hite en 1976, l’institution du divorce par consentement mutuel, la libéralisation d’une efficace contraception puis de l’avortement, et enfin le sida, dans les années quatre-vingts, auquel succomba Michel Foucault, sont des jalons qui ont révolutionné les pratiques et les mentalités. Sexologie, sex symbol et sextoy, mais aussi homophobie et gay, trans, voire intersexe, asexuel et pansexualité, deviennent des mots courants au service de la liberté des corps, même si ces derniers sont encore empêtrés de normes sociales, quoique celle de la virginité ne soit plus guère d’actualité, même si s’élèvent des critiques arguant d’une « ruse de la domination masculine » qui permet de jouir des disponibilités féminines. L’on « balance le porc[10] » du harcèlement sexuel et l’on découvre également le néologisme « pédocriminalité », peut-être aussi maladroit que « pédophilie », alors qu'il faudrait parler de « pédérastie »…
Cette révolution politique et anthropologique étant une affaire française et occidentale, l’on devine qu’elle reste fragile, y compris lorsque des féministes radicales comme Robin Morgan plaident que « tout rapport sexuel impliquant une pénétration vaginale avec un homme est par essence un viol », préparant un nouveau puritanisme ; d’autant qu’elle est fort menacée par le sud, en particulier par les pays arabes et l’Islam…
Au sortir de cette belle Histoires des sexualités, une fois de plus se vérifie l’adage : toute Histoire est faite avec les fondamentaux, les tendances, les préjugés et les avancées de son temps. La sexualité est cependant bien devenue un domaine noble de l’Histoire, et la reconnaissance de la féminité, des violences sexuelles, des homosexualités, du genre parfois distinct du sexe, peut être un humanisme. En ce sens, s’appuyant sur des sources variées, historiques et littéraires, de Catulle à Ovide, de Boccace à Dante, des archives judiciaires, la littérature médicale, religieuse et militante, des témoignages, y compris des papyrus antiques récemment retrouvés, l’investigation est aussi probante qu’enrichissante : prodigieusement documenté, l’ouvrage est une mine de connaissance, un panorama impressionnant des pratiques et des mentalités. Entre cent autres exemples, l’on appréciera l’étude des « représentations artistiques aux frontières des interdits », qui usent souvent de l’artifice mythologique. Sans compter que les détails sont parfois croustillants, voire édifiants, comme lorsque l’adultère de Victor Hugo conduisit sa partenaire seule en prison, ou comme lorsqu’au détour du Tableau de l’amour conjugal de 1686, il apparait que la position dominante pour la femme est non seulement contraire à la « naturelle domination masculine », mais peut engendrer des enfants boiteux et stupides !
Bien avant Une Histoire des sexualités, c’était à partir de 1976 l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault[11], écrite jusqu’à la veille de sa mort en 1984. Nuance d’importance. L’on se doute que l’auteur des Mots et les choses n’affectait pas ainsi une position d’autorité absolue. Il faut cependant admettre que ce qui est aujourd’hui un quatuor d’essais sur les mœurs, depuis l’Antiquité et jusqu’au premier Moyen-âge, laisse le lecteur rêveur : si le sida avait prêté longue vie à l’auteur, jusqu’où n’aurait-il pas été, jusqu’à notre contemporain, érigeant une somme plus solide que la tour de Babel, inventoriant les discours qui ont réglé, inventé et orienté la sexualité de toute l’humanité…
Ne boudons pas notre plaisir, malgré une légère frustration : quel dommage que ce quatrième volume, posthume (quoique l’auteur prétendait : « Pas de publication posthume »), n’ait pu rejoindre ses congénères dans le coffret de la Pléiade, faute d’une trop tardive volonté de faire savoir de la part des ayant-droits, car nous voici avec un volume orphelin, si à l’occasion nous nous sommes séparés de ses trois prédécesseurs.
Quand La Volonté de savoir était un vaste prologue méthodologique, intégrant le couple discours et répression à l’usage de « nous autres, victoriens », dépassant le concept de pouvoir par celui de biopouvoir, le second volume, L’Usage des plaisirs est celui des anciens Grecs du IV° siècle, dont les catégories, le « rapport aux corps, à l’épouse, aux garçons et à la vérité[12] », les interdits n’ont pas grand-chose à voir avec ceux du Christianisme. Le Souci de soi prolonge cette enquête historique chez les Romains en interrogeant Galien, Artémidore et le Pseudo Lucien : comment les exigences de la nature et de la Cité permettent-elles de se soucier de son corps autant que de l’éducation de son esprit ?
Comblant judicieusement un vide entre l’Antiquité et le Moyen-Âge étudié dans la précédente Histoire des sexualités, l’ouvrage de Michel Foucault en est en quelque sorte le chaînon manquant. Ces Aveux de la chair sont assurément des discours, étudiés en tant que tels, dans le cadre de « la gouvernementalité pastorale », et en effet la répression n’est jamais loin de l’obéissance et de la pénitence. Ils bâtissent les fondations du Christianisme et de sa règle sexuelle aux travers des plus grands Pères de l’Eglise. Clément d’Alexandrie, Cyprien, Ambroise, Jean Chrysostome, Cassien, et, richissimes cerises sur le gâteau, Augustin et Tertullien, Pères de l’Eglise des II° au V° siècles, sont au centre de cette philologie de la confession et de la pénitence, de la rhétorique et de la morale. La quête de la vérité, car au travers du confesseur Dieu sonde les reins et les cœurs, irrigue le cheminement du Chrétien. Il s’agit d’orienter son âme au travers des voies de la virginité et de la chasteté, de la concupiscence et du devoir conjugal, entre célibat des clercs et mariage des laïcs : selon Saint Ambroise, « la virginité est pour quelques-uns et le mariage pour tous ». Il est nécessaire de purifier le désir, d’éloigner, d’exorciser le démon de la luxure, rejeté en enfer, pour gagner le paradis de la procréation qui augmente les fidèles du Christ et celui de l’esprit angélique abondé par la chasteté. Ainsi l’essayiste montre comment la formation de l’expérience christique, depuis le baptême jusqu’à cet examen de soi qui est « l’art des arts », passe par deux chemins du corps et de l’âme : « Être vierge », « Être marié ». Car il s’agit de pratiquer l’abstinence anachorétique ou la continence conjugale, de penser « la disqualification du plaisir » pour s’affranchir du mal », en particulier de ce mal qui est la concupiscence, le péché capital de luxure. Ainsi va la « libidinisation du sexe », qui est à la fois une morale et une médecine : « Ce que produit la volupté, n’est-ce pas trop souvent la ruine de la santé ? », écrit Saint Augustin dans La Cité de Dieu. Or la lecture des Pères de l’Eglise ne se limite pas à la condamnation des aiguillons de la chair et des emportements de l’orgasme qui volent à l’humanité la maîtrise de soi, mais elle engage une éthique intellectuelle bien comprise par notre philosophe : « la chasteté comme maîtrise des passions charnelles au sens strict est indispensable à la science spirituelle ».
Il semblerait qu’il n’y ait guère de continuité à cet égard entre l’Antiquité et le Christianisme ; pourtant l’examen de conscience stoïcien, qui est une « discipline de soi », est à la source de cette rencontre qu’est la confession, au pied du directeur de conscience, reflet de l’omniscience divine. Cette continuité permit de faire accepter par Rome le Christianisme. Il y avait « l’usage des plaisirs » et leur gestion raisonnée, il y eu cependant une herméneutique du désir, « de se manifester en vérité ». Au point que soient liés « le sexe, la vérité et le droit » dans une ère où s’invente « une forme de la subjectivité », un dire des « mystères du cœur ». Ne peut-on pas déduire que de ce travail d’introspection découlera l’individualisme moderne ?
Au-delà de la patiente richesse de l’érudition de Michel Foucault, l’on retrouve ici, même si l’on ignore dans quelle mesure il eût peaufiné ce texte d’ailleurs inachevé, l’élégance de son écriture, la capacité à déplier les règles et les motivations d’une époque de la sexualité humaine, celle du christianisme primitif, sans le vouer aux gémonies, et dont on peut encore mesurer aujourd’hui parmi nos mœurs et nos mentalité la trace, même si, au sortir de cette généalogie de la sexualité, elle s’efface, « comme à la limite de la mer un visage de sable », pour reprendre la célèbre dernière phrase des Mots et les choses.
Dionis : Cours d'opérations de chirurgie, Laurent d'Houry, 1724, p 237.
Photo : T. Guinhut.
L’on sait que Michel Foucault faisait de ses cours un banc d’essai pour ses livres. Les volumes en paraissent peu à peu : le dernier en date étant La Sexualité, avec des cours venus des universités de Clermont-Ferrand en 1964 et Vincennes en 1969. Cette « formation culturelle » se découvre au moyen d’une « archéologie » de la sexualité, au travers du concept du tragique face au droit et à la mort. Une trilogie thématique irrigue le volume, entre masturbation, hystérie et homosexualité. Mieux, au-delà de la question du droit des femmes et du mariage au cours de l’Histoire, se dresse un savoir biologique qui, au cours du XIX° siècle, peut accéder au statut d’utopie, de Sade à Histoire d’O, en passant par Le Nouveau monde amoureux de Charles Fourier, prémisses de cinquième et sixième volumes futurs jamais rédigés. Sexualité naturelle et révolution sexuelle y sont opposées. Cependant l’idée, déjà bien datée, voire désuète, selon laquelle la psychanalyse puisse être « la clé de toutes les sciences humaines » laisse le lecteur pantois.
Si la liberté est un pouvoir, les pouvoirs ont toujours tenté, et tentent toujours, d’ordonnancer et de réprimer la et surtout les sexualités. Entre gynécologie, pilule contraceptive et avortement, la science et le droit issus des Lumières se sont alliés pour libérer les individus et au premier chef les femmes des contraintes cruelles de la nature, des clans, des gouvernements, des églises et des mosquées. Au-delà des oripeaux et des carcans religieux, des assignations identitaires, y compris hétérosexuelles, gays, transgenres, asexuelles, ou tout ce que l’on voudra imaginer, il est à espérer que l’on puisse devenir enfin, au-delà du « régime victorien[13] », dénoncé en 1976 par Michel Foucault et aujourd’hui dépassé, « le sujet moral de [sa] conduite sexuelle[14] ». Souhaitons également que par-delà tous ces pouvoirs aliénants, que la liberté ne se contente pas et ne se cadenasse pas dans et par la sexualité. N’y-a-t-il pas d’autres dimensions au sein de l’être humain, ne seraient-ce que celles de l’art…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Renzo Tosi : Dictionnaire des sentences latines et grecques, Jérôme Million, p 291.
[3] Voir : Peter Ackroyd : Queer-city
[4] Friedrich-Karl Forberg : Manuel d’érotologie classique, Joëlle Losfeld, 1995.
[9] Didier Eribon : Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse, 2003.
[10] Voir : Eloge et blâme de la langue de porc : petite philosophie porcine et inclusive du harcèlement et de la séduction
[12] Michel Foucault : L’Usage des plaisirs, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 2015, p 764.
[13] Michel Foucault : La Volonté de savoir, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 2015, p 617.
[14] Michel Foucault : L’Usage des plaisirs, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 2015, p 764.
Mondoñedo, Galicia. Photo : T. Guinhut.