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11 août 2024 7 11 /08 /août /2024 17:55

 

Parador de Trujillo, Extremadura.

Photo : T. Guinhut.

 

 

De la Nouvelle Histoire mondiale des sciences

à la théorie fallacieuse de la terre plate.

 

 

Colin Ronan : Histoire mondiale des sciences,

traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Claude Bonnafont,

Points, 1999, 706 p, 12,30 €.

 

James Poskett : Une Nouvelle Histoire mondiale des sciences,

traduit de l’anglais (Grande Bretagne), par Charles Frankel,

Points, 2024, 688 p, 14,90 €.

 

Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony :

La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Folio, 2023, 324 p, 9,20 €.

 

 

La question parait dès l’abord entendue : la science occidentale fut et reste la seule à maîtriser de considérables découvertes et épanouissements, de la médecine, des mathématiques modernes à l’héliocentrisme, de la physique, depuis l’électricité jusqu’au nucléaire, de l’imprimerie à l’informatique, jusqu’à l’intelligence artificielle… Cependant, à y regarder de plus près, ce serait demeurer perclus de préjugés que de croire qu’elle fut la seule à essaimer, tant des contrées lointaines, voire totalement inattendues, ont connues des recherches, des avancées scientifiques. Ce que ne cessent de montrer des ouvrages savants prétendant à de nouvelles histoires mondiales des sciences, sous les plumes de Colin Ronan et James Poskett, cependant plus différents que le laisseraient paraître leurs titres. Alors que des méconnaissances, des mystifications pseudo-scientifiques, ont la vie dure, comme celle qui affirma et affirme encore combien le Moyen âge avait la bêtise de croire la terre plate, cette idée fausse dont la généalogie est retracée par Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony. Or science et histoire des sciences se doivent de rechercher et de cultiver la vérité, de se garder des lubies obscurantistes profondément enracinées et des gangrènes idéologiques.

De James Poskett, cette récente (puisque parue en anglais en 2022) Nouvelle Histoire mondiale des sciences est présentée par l’éditeur comme « fondamentale ». Soit. Serait-ce oublier bien vite que ce même éditeur publia un ouvrage d’abord paru en anglais en 1983, de Colin Ronan, intitulé plus modestement Histoire mondiale des sciences, qui commence par « science primitive », va des Egyptiens aux Mayas, en passant par la Mésopotamie. Les premiers étaient férus de mathématiques, de métallurgie, de dentisterie et la pratique de l’embaumement concourut à une précise anatomie. Les Mésopotamiens prisaient géographie et biologie, quand ils étaient suffisamment avancés pour rédiger de réelles encyclopédies cunéiformes sur tablettes d’argile venues de Sumer, au II° millénaire avant notre ère. Elles dénombrent entre autres les minéraux, les pratiques médicales, ce que confirme un volume irremplaçable : Tous les savoirs du monde[1], reflet d’une exposition de la Bibliothèque Nationale de France. Les Mayas quant eux surent mesurer les cycles de Vénus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De toute évidence, puisque chronologique, un tel volume, profus et scrupuleux, consacre son second chapitre à la science grecque, à nombre de ces « savants illustres », comme Archimède ou Pythagore, Euclide ou Ptolémée, auxquels Louis Figuier[2] rendit un hommage appuyé. Avant ce dernier, au XVIII° siècle, Dutens montrait que nombre de philosophes éclairés de son temps avaient « puisé la plupart de leurs connaissances dans les ouvrages des Anciens[3] ».

Nous n’ignorerons pas la Chine, ensuite l’Inde, puis le monde arabe. Si la médecine, voire l’agronomie chinoise, sont l’objet de toutes leurs attentions, les préoccupations astronomiques et conjointement astrologiques, sont de tous les horizons anciens.

Bientôt cependant, et grâce au concours de l’empire romain, de la médecine de Galien, et de l’ère médiévale qui sut adopter les chiffres arabes – en fait indiens – une stupéfiante et irrésistible progression féconde la Renaissance, ce dont témoigne Gutenberg imprimeur, Ambroise Paré chirurgien, sans omettre Léonard de Vinci. Les mathématiques modernes et la révolution astronomique, dû à l’héliocentrisme de Copernic, au XVII° siècle, n’échappent pas à notre historien, qui a par ailleurs écrit une biographie de Galilée, et œuvré à l’étude des premiers télescopes. Physiologie, zoologie avec Buffon, chimie avec Stahl et Lavoisier, l’on ne cesse de parfaire une connaissance complète de la terre, dont l’âge n’est plus celui biblique, et dont l’évolution préfigure en quelque sorte la doctrine de Darwin. L’industrialisation du XIX° siècle s’accompagne de l’électrification, de la photographie, sans parler de l’explosion faramineuse des découvertes et des applications au cours du dernier siècle, du radium à la pénicilline, du gramophone au téléphone, de l’automobile à l’aviation, des technologies nucléaires aux satellites, jusqu’à à l’aube de l’informatique.

Colin Ronan, en son ouvrage, avoue son ambition de couvrir « la science pure plutôt que la technologie », y compris ces sciences « rendues obsolètes par la révolution scientifique », ce de manière extrêmement documentée. Il conclue avec l’univers en expansion et la théorie du Big bang. Pari tenu…

 

Musée d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

Différence de taille, James Poskett commence son investigation en 1450, soit là où son devancier en était déjà presqu’à la moitié de son volume. Il ne s’intéresse qu’incidemment à l’Occident, le propos étant ailleurs. Ainsi, entre 1450, date du miracle florentin, de notre imprimerie et prélude aux grandes découvertes maritimes, et 1700, la « révolution scientifique est ailleurs », lorsque s’ignorent la médecine aztèque et la cartographie des Amériques. La science islamique infuse la Renaissance européenne, même si l’on sait que cette influence est surestimée tant l’islam entre dans une longue ère d’obscurantisme à partir du XII° siècle, si l’on lit attentivement l’essai informé de Faouzia Charfi[4]. Les astronomes africains, indiens et ceux de Beijing font des prodiges, même si leur déclin, pour des raisons internes et géostratégiques, est confirmé par les performances occidentales, surtout coperniciennes.

Selon la formule de notre auteur, « les esclaves de Newton » – car ce dernier investit largement dans le commerce d’esclaves – sont en Gorée (au Sénégal aujourd’hui), parmi les Incas, les navigateurs du Pacifique, tous contribuant à leur corps défendant à la gravité universelle, car c’est au moyen des observations des savants voyageurs que l’auteur de la Philosophiae naturalis principia mathematica put en 1686 parfaire son ouvrage. De même, un botaniste nommé Sloane collecta les plantes de la Jamaïque, avec le concours d’esclaves africains, dont les bateaux négriers avaient de surcroit véhiculé la noix de cola. De là à établir la culpabilité du botanisme occidental, quoiqu’il puisse reconnaître le savoir des Africains en la matière, il n’y  a qu’un pas. C’est un peu oublier l’immense catalogage de Linné, mais également les progrès de la médecine qui en découlèrent.

De toute évidence les conséquences économiques de ces découvertes ne sont pas sans enjeu. Tel l’importation du thé chinois, qui fit florès en Angleterre, alors que depuis des siècles la Chine ne se privait pas d’étudier cette plante, de publier sous la gouverne de Lu Yu Le Classique du thé[5] au VIII° siècle.

Voici, de 1790 à 1914, le chapitre « capitalisme et conflits », qui conduit à examiner combien « le côté sombre de la recherche », invasions, colonisations, tueries, ne laisse pas de semer le doute sur les méthodes, voire les fins des explorateurs scientifiques. Tel Etienne Geoffroy Saint-Hilaire amené par Napoléon envahissant l’Egypte et découvrant des momies d’ibis sacré de façon à tenter de confirmer avant Darwin sa théorie de l’évolution. Ou encore Francisco Moreno chassant les fossiles en Argentine avec le secours d’une armée massacrant les indigènes. « Une fois qu’ils rentrent en contact avec les peuples civilisés, ils sont voués à l’extinction totale », déclara Sarmiento en 1879. De tels « civilisés » ont une éthique de la civilisation pour le moins désastreuse. L’histoire des sciences est en effet entachée d’infamies.

De façon adjacente, la science est instrumentalisée par l’ambition politique : la traduction chinoise par Ma Junwu de L’Origine des espèces en 1903 allait au-delà de Darwin en arguant que « la révolution est le principe universel de l’évolution ». S’en suivirent 200 000 morts et l’abdication du dernier empereur. En Union soviétique, les scientifiques « subissaient les affres d’un conflit idéologique majeur », à l’instar de Piot Kapitsa, empêché de retourner à Cambridge, qui découvrit à Moscou la superfluidité de l’hélium liquide, qui lui valut néanmoins le Prix Nobel de physique. Cependant nous ne ferons pas grief à la science elle-même d’être manipulée par les pouvoirs tyranniques…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux faits scientifiques in exacto ici rapportés s’ajoute le talent de narrateur de James Poskett, qui raconte par exemple le voyage de La Condamine vers les sommets des Andes, de façon à ce que l’arpentage contribuer à confirmer l’hypothèse de Newton selon laquelle la terre est aplatie aux pôles…

Quarante ans plus tard, James Poskett a l’avantage de l’actualisation, aussi bien en ce qui concerne des travaux effectués aujourd’hui en Afrique, aux pays arabes, en Asie, la science se mondialisant, qu’en ce qui concerne les recherches historiques, voire archéologiques. Son propos se veut universaliste : « Des naturalistes tchèques et astronomes ottomans aux botanistes africains et chimistes japonais, l’histoire des sciences modernes a besoin d’être racontée sous la forme d’un récit mondial. […] Des recherches passionnantes en matière d’intelligence artificielle, d’exploration spatiales et de sciences climatiques se déroulent déjà en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine ; les informaticiens chinois font des percées majeures dans l’apprentissage automatiques des ordinateurs ; les ingénieurs émiratis envoient des sondes spatiales autour de Mars ». En ce sens les contrées les plus exotiques bénéficient de la contamination, de l’exportation des savoirs et des talents de l’Occident. Sauf que cette embellie scientifique ne s’accompagne pas toujours d’embellie des libertés : il suffit de penser à la surveillance faciale et des réseaux en Chine postcommuniste, à la dimension islamique des pays arabes…

La science n’est pas à l’abri des censures et autres répressions. James Poskett signale combien certains régimes, en particulier associés à l’islam, lorsque la dictature d’Erdogan, en Turquie, incarcère des chercheurs qui ont eu le front de se montrer critiques, lorsqu’au Soudan l’on arrête un généticien. Mais en Chine les Ouïgours, fussent-ils des scientifiques, disparaissent…

Il n’en reste pas moins que malgré ses qualités intrinsèques, rendant à César ce qui est à César, l’ouvrage de James Poskett n’est pas dénué d’un relent idéologique douteux. Comme s’il fallait par mode intellectuelle, par décolonialisme, anticapitalisme et par rejet de l’européanocentrisme, contester à l’Occident moderne ses réussites et monter à toutes forces combien les populations exogènes ont été frustrés de leur scientificité. Comme quoi il est vain d’imaginer que la connaissance des évolutions scientifiques puisse être vierge de tel ou tel virus idéologique. Un semblable courant de pensée discutable anime également un récent titre dont la gémellité n’est pas à mettre en doute : Histoire mondiale de la France[6] sous la direction de Patrick Boucheron.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les errances de l’histoire des sciences ne sont pas toutes à la recherche de la vérité, mais témoignent du goût de l’erreur des uns, de la falsification des autres. Ainsi les platistes ont la vie dure, qu’ils soient islamiques, usant à l’envie de la métaphore coranique selon laquelle « la terre est comme un tapis[7] » – quoique des savants arabes en sachent la fausse évidence – ou bien Américains, à l’instar de la californienne Flat Earth Society qui prétend à un complot des partisans de la sphère, tels que la NASA, rien de moins. Mais l’expérience d’enseignant de votre modeste critique a montré que de nombreux élèves soutenaient que le Moyen âge pensait la terre plate, suivant en cela leurs précédents enseignants. Ce qui ne laisse pas d’inquiéter sur la culture de ces derniers.

D’où vient cette idée fausse ? L’essai de Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony vient à point nommé pour soigneusement infirmer un tel lieu commun, une telle billevesée obscurantiste. Le Moyen âge brillait dit-on par son ignorance, par sa coercition religieuse, par son arriération scientifique. Seul le temps des navigateurs, entre Colomb et Magellan, mais aussi les astronomes modernes, Copernic et Galilée, aurait permis que la raison éclaire la rotondité terrestre pour que les ténèbres se dissipent et qu’enfin la Terre devînt ronde. Le XIX° siècle, scientiste, anticlérical, contribua longtemps à la diffusion de cette conception fantaisiste d’un Moyen âge, parce que chrétien, inculte et ignorant.

De plus la légende selon laquelle Galilée aurait conclu que la terre était ronde est tenace, alors qu’il ne fit que confirmer l’héliocentrisme de Copernic, ce dernier étant au passage évacué, sans doute parce que Galilée, de par son mauvais caractère, avait été en butte, mais si peu, avec une frange de l’église, forcément anti-scientifique bien entendu, au mépris de la qualité intellectuelle de l’oligarchie religieuse, certes conservatrice, comme tout milieu savant au demeurant, lorsque pointe une découverte inattendue, surprenante, paradoxale.

Il s’agit bien, selon les justes mots de notre duo d’essayistes, « d’une manipulation de l’histoire des sciences et surtout des consciences [qui] participe d’une vision pauvrement linéaire et téléologique du développement des civilisations, issue du positivisme ».

En fait, de l’Antiquité grecque à la Renaissance européenne, à part quelques lourdauds, l’on n’a jamais prétendu, jamais enseigné en Occident une telle platitude ! Au IV° siècle, Aristote dans Du Ciel avait observé la rotondité de notre terre. Un siècle avant Jésus-Christ, Eratosthène avait déterminé avec une précision satisfaisante le rayon de la terre et sa circonférence (nos autrices donnent en une utile annexe l’« Exposé de la méthode d’Eratosthène par Cléomède). Les manuscrits astronomiques médiévaux sont clairs à cet égard, par exemple ceux d’Isidore de Séville au VII° siècle, de Bède le Vénérable au VIII°, de Sacrobosco au XIII°, dont notre volume reproduit quelques citations et illustrations probantes. Ainsi que les fort nombreuses enluminures représentant la création de la terre et ses antipodes. Nos deux historiennes, Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, nous offrent les sources antiques, en passant par les Pères de l’Église, jusqu’aux manuels et encyclopédies médiévales utilisés pour l’enseignement dans les écoles cathédrales, ensuite dans les universités à partir du XIIIe siècle.

Entre Aristote prévenant de la sphère terrestre et Saint Thomas d’Aquin stipulant à la première page de sa Somme théologique la même réalité, le consensus philosophique, scientifique et théologique, tour à tour grec, romain, chrétien, est patent. Mais l’incroyable cas de Lactance, autorité théologique du III° siècle avec ses Institutions divines, en aucun cas une autorité scientifique, s’élevant vigoureusement contre les antipodes et ceux qui marchent la tête en bas, quoiqu’il fit se gausser tout religieux sensé, n’a pas cessé de laisser des traces, y compris mis en avant par Voltaire qui n’a pas été toujours judicieux. Là est « le nœud gordien de la controverse », même si un Cosmas eut le même type d’arguments fallacieux.

Un mythe n’est pas sans genèse, sans généalogie. Aussi notre duo d’autrices abondamment informé pointe avec rigueur les causes de la falsification et sa persistance, les vecteurs académiques, les manuels scolaires, depuis le XIX° siècle jusqu’aux années 1980 ! Ce qui laisse douter du sérieux de l’Education Nationale, voire laisse à deviner que le grégarisme et la paresse de pensée ont par là de beaux jours devant eux. « La force du faux », pour reprendre une formule d’Umberto Eco, est telle que « les récits, comme les mythes, sont toujours persuasifs[8] ». Et plus c’est simpliste, plus cela passe…

Tous phénomènes appartenant sans nul doute à l’histoire mondiale des sciences, pierre philosophale, génétique soviétique et stalinienne de Lyssenko, terre plate, voire réchauffement climatique d’origine anthropique[9], voilà qui prouve combien l’éthique scientifique peut être dévoyée. Par ignorance têtue et assumée, complotisme, obscurantisme, conservatisme, idéologie politique, grégarisme et, bien entendu appât des prébendes et des postes de pouvoir...

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de Franc / Flammarion, 1996.

[2] Louis Figuier : Vies des savants illustres. Savants de l’Antiquité, Lacroix, 1866.

[3] Dutens : Origine des découvertes attribuées aux modernes, Chez la veuve Duchesne, 1776.

[5] Lu Yu : Le Classique du thé, Les Belles Lettres, 2023.

[7] Coran, 71-19.

[8] Umberto Eco : De la littérature, Grasset, 2003, p 393.

[9] Voir : De l'Histoire du climat à l'idéologie écologiste

 

Biblioteca de San Lorenzo del Escorial, Madrid.

Photo : T. Guinhut.

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30 mai 2024 4 30 /05 /mai /2024 15:25

 

Abbaye royale de Fontevraud, Maine-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les obsolètes

aux prises avec l’intelligence artificielle.

 

Alexis Legayet : Les Obsolètes ;

Vivien Garcia : Que faire de l’intelligence artificielle ?

Julien Gobin : L’Individu, fin de parcours ?

Le piège de l’intelligence artificielle

& autres essais.

 

 

Alexis Legayet : Les Obsolètes, La Mouette de Minerve, 2024, 294 p, 15,90 €.

 

Vivien Garcia : Que faire de l’intelligence artificielle ? Rivages, 2024, 160 p, 17 €.

 

Julien Gobin : L’Individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle,

Gallimard Le Débat, 2024, 304 p, 21€.

 

 

Inflation, pouvoir d’achat en berne, chômage récurrent, dette colossale, fantasme climatique, guerres d’Ukraine et d’ailleurs, islamisme colonisateur… billevesées que tout cela. Un spectre numérique menace le monde ; c’est l’intelligence artificielle, qu’un affreux acronyme, lui bien humain trop humain – « I. A. » – technicise, euphémise ou rend terrifiant selon… Avec une foudroyante célérité ChatGPT conquiert au moins 200 millions d’utilisateurs en quelques semaines, de façon à tout écrire et solutionner à notre place, laissant penser qu’une révolution fondamentale allait bouleverser l’humanité et l’Histoire tout entière. Sam Altman, son fondateur, ne prétend rien moins que donner naissance à une  superintelligence artificielle afin de concurrencer et dépasser nos modestes cerveaux, nos intellects, notre créativité, notre liberté, balayant l’éducation et le monde du travail ; alors que nous voilà désarmés, selon le cri alarmant du Dr Alexandre[1]… Désormais nous voici tous « obsolètes », à l’image des personnages du roman d’Alexis Legayet, satiriste burlesque, qui ne nous aidera peut-être pas à envisager avec sérénité ce grand remplacement en cours. Alors que les essayistes, comme Vivien Garcia se demandant Que faire de l’intelligence artificielle ? ou Julien Gobin interrogeant L’Individu fin de parcours ? craignent un monde régi par la technique, sans que l’on sache forcément s’en prémunir, au risque de l’effondrement du libre arbitre et de l’éthique. À moins qu’il faille, entre que faire de l’intelligence artificielle et que fait-elle de nous, peser l’enthousiasme et l’effroi, la pérennité possible de la conscience et de la liberté humaines…

 

 

Prenons d’abord la chose avec la légèreté de l’apologue, avec le goût du burlesque, avec le piquant de l’ironie, en ouvrant un roman, Les Obsolètes, d’Alexis Legayet. Il ne s’agit, excusez du peu, que de son sixième exercice romanesque, variant sans cesse les cibles, puisqu’il a mis en scène le ridicule des animalistes et des protecteurs de plantes, celui des néoféministes ennemies du mâle[2], et bien d’autres contes philosophiques fort contemporains.

L’on sait qu’une demi-douzaine de ses titres est parue aux éditions La Mouette de Minerve, dont il est l’un des fers de lance. Aussi se livre-t-il à ce que la rhétorique appelle la mise en abyme, en inscrivant l’action au sein d’une maison du même nom, du moins celui de l’oiseau dont les rires sont dignes de Gaston Lagaffe.

Car un illustrateur paresseux, procrastinateur, Olivier, tarde à livrer une couverture, éreintant la patience de Paul, l’éditeur de « La Mouette ». De guerre lasse, ce dernier recourt au générateur d’image de « l’IA », soit l’intelligence artificielle, obtenant une « couv’ » parfaite, pour une dizaine d’euros par mois. Alors qu’Olivier glisse dans « l’oblomovisme » et perd son emploi d’enseignant contractuel, l’éditeur s’enthousiasme pour un roman intitulé Histoires de chats au mystérieux auteur, « artiste autiste ». Il découvre bientôt que seule l’intelligence artificielle en est l’auteure. Quelques modifications plus tard, de façon à déjouer la trace, Gare aux chats devient un succès immense, ne serait-ce qu’avec le concours d’une « attachée de presse d’élite, Mylène Dupont » ! Mais il faudrait bien un jour exhiber en chair et en os « Malika », dont le prénom inclusif, maghrébin et « racisé » sonne si bien woke…

Tandis que tous ou presque autour d’Olivier et de son ami Marcelin deviennent « obsolètes », remplacés par des « IA », médicales, avocates, procureures, enseignantes, des drones livreurs, etc,  que l’on nourrit les désœuvrés par des jeux immersifs, un procès retentissant défraie les écrans. Opposé au philosophe Serres (l’on pense à l’auteur béat de Petite Poucette[3]) ardent défenseur du progrès technologique, le philosophe récalcitrant nommé Beethoven n’a-t-il détruit avec son taser que l’hologramme de Malika ou l’a-t-il assassinée ? Sachant si bien se défendre et faire illusion, aurait-elle, en une nouvelle « controverse de Valladolid », une âme ?

Tandis que « l’autre Mouette », tente de fonder une maison d’édition strictement humaine, « Chalimard » absorbe la précédente, devient un fief de l’« IA », plus rien n’échappe aux innombrables développements de la bête inhumaine, qui prévoie de « pucer » tout un chacun. Ce tout un chacun dévolu à « l’obsolescence de l’homme[4] », pour reprendre le titre d’Anders : « Comment pourront-ils continuer à consommer les produits  dont le système, en les privant de salaire, leur interdit l’accès ? »

Le malheureux Olivier, croyant résister héroïquement, brisant quelque drones de surveillance, devient, à l’instar du Che Guevara de son tee-shirt, « Oliv’Che », symbole de la résistance des « Obsolètes », avant de crouler sous son plafond pourri, clin d’œil à la ruine du communisme historique. Sont-ils des terroristes, privant la population d’électricité, voire visant les centrales nucléaires, du moins ainsi qu’ils en sont crédités ?  Seuls quelques réfractaires, dont Marcelin et sa jolie romance avec Anaëlle, en réchapperont, dans la « décroissance » du terroir cévenol. Il n’en reste pas moins qu’à l’instar de 1984 de George Orwell, le « Big Brother » de l’intelligence artificielle a le dernier mot, avec une efficacité policière sans faille. Science-fiction ? Du moins probablement pour peu de temps encore…

La satire du monde de l’édition, de ses noms à clefs transparentes, est impayable – et notre auteur parle d’expérience – les personnages sont vivement brossés, les dialogues, que les allusions philosophiques n’alourdissent pas, sont d’une rare pertinence. Le rire du lecteur éclate à de nombreuses reprises ; même si le fond est un sombre enfer humain évincé par le paradis des « IA ». Quoiqu’une fois l’homme soumis, de quelle utilité serait-il pour la vastitude auto-réalisatrice de l’ « IA » ? Sa disparition ne serait plus seulement morale, intellectuelle, mais rapidement physique, y compris les « puissants financiers, destinés eux-mêmes à être remplacés ». Le ton léger du roman ne doit pas tromper sur la gravité du propos. Comme l’on dit familièrement, il fait passer la pilule amère avec le don du risible. Un ouvrage brillant, sans aucun doute, à méditer longuement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La peur des nouvelles technologies n’a rien de nouveau. Initiée par Gutenberg, l’imprimerie causa l’ire de la corporation des copistes, effectivement aussitôt rendue obsolète et disparaissant dans les silences de l’Histoire. Les nouveaux métiers à tisser des années 1810, en Angleterre, poussèrent ceux que l’on appela « luddites » à briser les machines dont ils craignaient la menace pour leurs emplois peu qualifiés, à la faible productivité. En quelque sorte sont néoluddites tous ces technophobes qui s’opposent, plus ou moins violemment, à l’efficacité d’un nouvel outil, de la micro-informatique aux plantes génétiquement modifiées par exemple. Quoiqu’étonnamment ils ne soient guère nombreux à militer contre l’Intelligence artificielle, tout occupés qu’ils sont ailleurs, à manifester pour un climat fantasmatique ou un Israël commettant pire que la Shoah… Pourtant l’on aurait dû s’interroger avec plus d’acuité, lorsque le supercalculateur IBM « Deep Blue » vainquit en 1997 le champion d’échecs Garry Kasparov. L’esprit humain avait été dépassé par un bricolage sophistiqué. N’allait-il pas peu à peu menacer le genre humain, comme l’ordinateur de bord, nommé CARL (Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison), du film de Stanley Kubrick sorti en 1968 : 2001 L’odyssée de l’espace, alors qu’il s’agissait encore de science-fiction ?

Qu’est-ce que l’intelligence humaine ? Ce sont, en vrac, les capacités de calcul mental, la mémorisation, et surtout l’esprit critique, la connaissance de l’astronomie, la création de mythes et de religions, l'universalité, le goût esthétique, la stratégie militaire de la bataille d’Austerlitz, la philosophie politique de Machiavel, Tocqueville et Hayek, hélas celle de Marx, la découverte de la pénicilline par sérendipité, le théorème de Gödel, la physique quantique et l’informatique, Le Banquet de Platon et les tragédies de Shakespeare, les sonnets de Michel-Ange et les haïkus de Bashô, la peinture de Titien et la musique de Bach…

Il est alors à noter que notre intelligence n’est guère naturelle, tant elle est artificielle au sens où l’art de l’éducation, de la connaissance, de l’intellect, est cultivé. En conséquence faudrait-il parler d’intelligence machinique à l’égard de celle qui fait notre sujet d’étude ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? Des capacités de calcul décuplées, centuplées ; de collecter, d’engranger et de traiter des milliards d’informations, d’user d’algorithmes complexes, mais aussi, selon James Manyika, de Google, de cartographier les neurones par le soin de Connectomics, de modéliser, avec Alpha Fold3, la forme des molécules, des protéines, de l’ADN et de l’ARN. Chez Google encore, Med-Geminy propose un modèle de langues affiné au service du raisonnement médical[5]. Bien entendu la traduction d’un idiome à l’autre devient de plus en plus aisée, menaçant traducteurs et interprètes. La pénurie, voire la compétence douteuse d’enseignants, devrait être résolue, même si l’empathie nécessaire y perdra peut-être – quoique. Au moyen de l’intelligence artificielle, les recherches sur la fusion des atomes créant plus d’énergie que celle consommée semblent, au Swiss Plasma Center de l’Ecole Polytechnique de Lausanne, prometteuses.

De surcroit ce que nous pensions être strictement humains, soit l’intuition et la créativité, deviennent coutumiers de l’intelligence artificielle. Jusqu’à ce que, bientôt peut-être, l’argumentation dissertative de l’essai soit définitivement à sa portée, voire la pertinence de l’esprit critique. Soit parce que ce dernier est induit par ce que l’on lui a mis dans le ventre, soit parce qu’il accède, qui sait, à l’autonomie intellectuelle. Au point qu’il vaudra peut-être mieux lire un texte produit par une intelligence artificielle plutôt que les pages de ce modeste blog…

Sans compter que la perception de l’environnement, la manipulation et la conduite d’objets, de véhicules, l’évolution dans un milieu, conjointement avec les avancées de la robotique, deviendront monnaie courante pour ce qui n’est plus seulement de l’ordre de l’humain. Sans tarder, ces artificielles compétences pourront s’appliquer à des domaines encore inconnus.

Les productions graphiques et colorées de l’intelligence artificielle sont déjà surprenantes, sinon épatantes. Il existe même, au-delà du deep learning, la traduction simultanée intégrant l’émotion de la voix : à quand une déclaration d’amour qui ne nous épargnerait pas la flèche d’Eros ? Anthropic, au moyen de son Claude 3, paraitrait écrire à volonté des haïkus – mieux que Bashô ? – alors qu’il s’agit d’opérations de logistique ! des sonnets – mieux que Shakespeare ? – alors qu’il s’agit de métadonnées d’images et de marketing ! Nous nous doutions bien que la rentabilité du haïku et du sonnet était infinitésimale. Quoiqu’il ne faille en rien sous-estimer Anthropic et autres dont l’aptitude à ces exercices risquerait de nous surprendre…

Forcément bien des emplois sont et seront perdus ; d’autres naissent et naitront, selon le principe de la destruction créatrice de Schumpeter, quoiqu’ils exigeront des individus hautement compétents. Si les services paraissent devoir être peu touchés, la robotique charnelle saura gracieusement remplacer les serveurs de restaurants rogues et indélicats.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Malgré l’illustration de couverture guère inspirée ni esthétique (un robot frappé par la pomme de Newton), voici peut-être le livre-initiation le plus opérant. Aux présupposés et attendus scientifiques répond le philosophe Vivien Garcia. Confrontant les enthousiasmes les plus délirants et les craintes les plus abominables, il se demande s’il faut voir là « l’esclave se retournant contre le maître ». Entre machines-esclaves corvéables à merci et entités suprahumaines se dressant telles le monstre de Frankenstein contre leur créateur, la collusion risque d’être manichéenne. Il faut s’y faire cependant, l’intelligence artificielle est à la source d’un monde en devenir.

C’est en 1956 que l’expression « intelligence artificielle » naquit pendant une conférence du Dartmouth College, alors qu’Alan Turing (dont le « test » demandait si l’humain se rendait compte ou non qu’il avait affaire à une machine) avait jeté les bases de l’informatique, que la cybernétique faisait beaucoup parler d’elle-elle. « Ce livre entend combler une partie du fossé qui sépare la culture contemporaine de l’intelligence artificielle, en proposant une petite histoire qui refuse de faire l’impasse sur la dimension technique de celle-là. […] Elle éclaire son récit d’éléments philosophiques et critiques dont la technique, pour sa part, se tient trop souvent distante. » Ainsi se penche-t-il sur ses racines et conséquences concrètes, sur ses concepts, algorithmes, réseaux de neurones, systèmes experts, modèles de fondation… mais en philosophe.

L’intelligence artificielle emprunte plus sûrement la voie connexionniste, fondée sur les réseaux de neurones formels, que celle symbolique, inspirée de la logique. Ainsi naquit dès 1957 le « perceptron », capable d’apprentissage : « dispositif visant à induire directement des concepts à partir de son environnement physique », fait d’une seule couche de neurones artificiels. Mais à ses qualités, manque au perceptron la reconnaissance universelle des objets, Or la voie symbolique permet ensuite une intelligence générale artificielle au moyen « des méthodes de résolutions de problèmes qui ne soient pas simplement algorithmiques, c’est-à-dire qui ne s’appliquent qu’à une seule classe de problèmes ».

Et lorsque l’intelligence artificielle « voit le monde comme un jeu », soit ceux qui ne reposent pas sur le hasard, les échecs, les dames ou le bridge, dont chaque partie se décompose en une succession de coups et de choix, deviennent leur champ d’élection. La voie avait été tracée en 1944 par la Théorie des jeux et du comportement économique d’Oscar Morgenstern et John von Neumann, mathématicien et cybernéticien[6]. Or « les choix individuels à l’œuvre dans ces jeux seraient analogues à ceux que rencontrent les acteurs économiques en compétition pour maximiser leur utilité ». Les programmes informatiques deviennent capables, mais « dans le cadre délimité d’un jeu, d’appliquer une stratégie possiblement gagnante ». Quoique pas exactement infaillible, la méthode peut faire aussi bien, voire mieux que les êtres humains ». Ce qu’ont bien prouvé les applications dévolues au complexe jeu de go ; et déjà aux modalisations entrepreneuriales.

Un pas au-delà est nécessaire lorsque Vivien Garcia se demande : « Qu’est-ce que l’IA appelle penser ? ». Pour ce faire il lit Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine qu’Hannah Arendt écrivit en 1972[7], lorsqu’elle s’intéressa aux Pentagon Papers, produits par le département de la Défense des Etats-Unis à l’occasion de la guerre du Viêt Nam. L’art ancien de mentir prend de nouvelles couleurs lorsqu’elle subodore que  la géopolitique et la stratégie de l’Asie du Sud-Est ont été prises en charge par un ordinateur plutôt que par des êtres humains. Ainsi s’élève-t-elle avec virulence contre l’idée que « les hommes des think tanks sont des penseurs et que les ordinateurs peuvent penser ». Est-ce là une conception trop traditionnellement humaniste ?

Au perceptron de Rosenblatt, constitué d’une seule couche de neurones formels, s’ajoutent d’autres couches de neurones formels composant une structure d’une grande complexité. Du learning au deep learning, la machine peut s’auto-enseigner au moyen de l’abondance des données. Des algorithmes de rétro-propagation rectifiant des données conduisent à « une automatisation de l’entraînement », ce qui laisse l’intelligence artificielle néanmoins « plus artificielle qu’intelligente ».

Toutefois ces progrès exponentiels présentent selon notre essayiste le risque d’« un point de rupture irréversible qui remettrait en question les civilisations humaines ». En effet le travail prédictif conduit par de telles intelligences artificielles risque d’induire une « gouvernementalité algorithmique ». En outre, problème de plus en plus criant, « les données ne sont jamais données, elles sont le fruit de différentes normes et médiations techniques, sociales et culturelles plus ou moins conscientes et affirmées. Soit, ajouterons-nous, le risque non négligeables de maintes orientations idéologiques, y compris anti-scientifiques, voire théocratiques.

Etape supplémentaire, l’IA générative se déploie en Large Language Models, capable de créer contenus, textes, graphiques, sons, prétendant créer des images les plus authentiques. Mais ils sont aussi utilisés pour générer des structures moléculaires, des documents audios et vidéos. L’on devine aussitôt que le glissement vers fake news et deep fakes soit inévitable, rendant de plus en plus difficile la distinction entre le vrai et le faux, comme en témoigne récemment l’interview du pilote de course accidenté Schumacher, alors qu’il demeure dans un état végétatif ! Depuis 2018, les grands modèles de langage conduisent à la prééminence de ChatGPT et de ses confrères non-humains.

La neutralité de l’intelligence artificielle est bien entendu une chimère. Ses systèmes « se révèlent susceptibles de refléter différentes valeurs ou encore de conduire de manière systématique ou réitérée à des résultats inéquitables et pouvant renforcer ou engendrer des discriminations », ce qui nous laisse à penser combien ces dernières peuvent être contraire à toute éthique, d’autant qu’elles soient pilotées par la Cancel culture prétendument progressiste. En ce sens l’intelligence artificielle se voit formatée par ce que ses concepteurs ont introduits plus ou moins consciemment. Le problème n’étant pas seulement de repérer et corriger des biais, mais de déterminer comment et en quel sens, c’est-à-dire, ajouterons-nous, dans une démarche de philosophie sociale et politique libérale. Car l’éthique n’est pas forcément un gage de pureté morale tant elle subit les biais idéologiques.

Reste à savoir si les systèmes d’intelligence artificielle comprennent ce qu’ils font, auquel cas l’on se rapprocherait – dangereusement ou non – de la conscience. Ce qui oblige Vivien Garcia à convenir que toute conclusion à son essai serait provisoire, bientôt invalidée.

Un tel essai sait exposer non seulement l’historique des connaissances et des progrès, mais également les arguments divers et opposés, malgré des paragraphes techniques, sinon un poil abscons à l’occasion des chapitres sur les « données ». Il est d’autant plus pertinent lorsqu’il montre que plupart des utilisateurs et consommateurs des systèmes d’intelligence artificielle que nous sommes tous n’ont aucune connaissance des rouages de leurs fonctionnement, encore moins de leurs enjeux, perspectives, risques, voire téléologies. L’éco-anxiété grotesque et manipulatoire devrait plutôt céder la place à une inquiétude raisonnée face à l’éventuelle « aventure libre d’un objet technique dans l’univers social », si pour l’individu et sa liberté point une fin de parcours. Car lorsque la reconnaissance faciale viole notre identité, lorsque des drones tueurs interviennent sans commande humaine originelle, qu’advient-il de l’humanisme ?

L’on peut lire plus modestement Comprendre les bases de l'intelligence artificielle en 5 minutes par jour par Stéphane d’Ascoli[8], en tant que vulgarisation. Il décompose l'intelligence artificielle en termes simples, sans besoin de connaissances préalables en informatique, depuis les bases, comme la programmation en Python, un langage incontournable, le deep learning, AlphaGo, et deep fakes, jusqu'aux applications les plus avancées, dans des domaines tels que la médecine, la finance, les transports, la logistique, l’éducation. Un apport intéressant de ce volume permet de découvrir les perspectives professionnelles, les opportunités de carrière ouvertes. Ne reste plus qu’à perfectionner votre curriculum vitae !

Ainsi, au travers des recherches exponentielles en biologie, médecine et neurologie,  ChapGPT saurait nous rendre immortels, pour reprendre le titre du Dr Alexandre[9]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il casser le mythe ? Un certain Luc Julia percute en son titre : L’Intelligence artificielle n’existe pas[10]. En ce sens l’intelligence n’est pas seulement la connaissance, ce que maîtrise mieux que nous l’intelligence artificielle, mais l’innovation. Les machines, si sophistiquées soient-elles, suivent les règles de leur programmes, recrachent les données, les organisent, les utilisent en fonction de buts prédéfinis, font ce qu’elles savent faire avec performance, et pas au-delà. L’autopilot de Tesla devient bien plus fiable que mille conducteurs, mais ne saurait pas s’arrêter si le paysage vous charme soudain ; à moins de votre savant puçage. Pour Luc Julia, il faudrait dire « intelligence augmentée », ce qui est loin d’être idiot. Car l’innovation, c’est la remise en cause, le scepticisme, la sérendipité. Jusqu’à preuve du contraire, les machines les plus pointues n’en sont pas encore là. Quoique la génération et le flux chaotiques des systèmes puissent un jour y accéder.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Eric Sadin, parmi les pages de sa Vie spectrale[11], s’attache à « penser l'ère du métavers et des IA génératives », tel que l’indique son sous-titre. La réalité du métavers est déjà indubitable, soit « la pixellisation croissante de nos existences ». Travail, enseignement, médecine, achats, loisirs et interactions entre individus se font de plus en plus au travers de connexions en ligne, au moyen de nos écrans omniprésents. L’intelligence artificielle générative gère bientôt nos tâches quotidiennes et génère langages, images, sons, donc le sens… Nos facultés fondamentales seront déléguées à des robots microscopiques dont les voix intérieures nous guideront dans un nuage de pixels,  quand nos vies seront sans cesse radiographiées, analysées, marchandisées, désincarnées. Une telle rupture anthropologique inédite exige d’urgence la scrupuleuse compétence du philosophe, dont La vie spectrale est à la fois phénoménologie contemporaine et pensée du monde qui vient, sans néanmoins que de solution réelle soit en vue.

Technophobe Julien Gobin ? Son titre, son sous-titre, pourraient le laisser entendre : L’Individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle. Il s’avise de monter la vanité de l’opposition manichéenne entre technophiles et technophobes, tant l’accélération des technologies et des dépendances qui en découlent rend inéluctable ce qu’il appelle un « fait social total », tant elle engage et soumet l’ensemble des individus, la société et ses institutions.

L’essayiste en rappelle aux fondamentaux de la démocratie libérale pour rappeler combien il s’agissait, de Leibniz aux Lumières, de « se libérer de toutes les influences », aux fins d’un « individu idéal », quoiqu’il ait dérivé vers la « jungle de la libération individuelle ». La plaidoirie résistera-t-elle à l’efficace afflux de l’intelligence artificielle ?

Y-a-t-il encore épanouissement de la liberté à l’heure du transhumanisme  et de l’artificialisation omnivore de la technique ? Là où par exemple les traducteurs sont évincés ou en sursis, face à l’instantanéité de la translation, même si celle littéraire semble encore préservée, du moins si l’on en croit la dénégation et le mutisme des éditeurs sur la question ; le monde du travail et de la recherche frémissent, vacillent, sous les coups de ce que l’auteur appelle « la ­logique néolibérale ». Pire peut-être, nos vies personnelles pourraient bientôt ne plus l’être. Les données que nous fournissons aux réseaux sociaux, nos travaux, nos articles et livres en gestation, permettent aux machines, et à notre insu – quoique nous leurs mentions parfois par narcissisme et autofiction – d’aisément surpasser le « Connais-toi toi-même » du philosophe, certes l’inquisition du confesseur. Puis de commander nos décisions, pour notre bien, ou pour confisquer le libre arbitre : « Elles pourront ainsi nous aider à prendre la meilleure décision dans une situation donnée, à la manière d’un super coach, un alter ego objectif et rationnel qui serait doté d’un sens de l’observation et d’une capacité de calcul infinis. » Les recommandations d’achat issues des algorithmes ne seront que menu fretin au regard des recommandations vitales et psychiques. Un légume pour réguler notre métabolisme intégralement mesuré, le partenaire sexuel et affectif adapté, les études scolaires et universitaires les plus indiquées en fonction de l’analyse de notre ADN. Science-fiction que cela, mais pour combien de temps, annihilant la conscience individuelle et la délibération…

Hautement muni d’une dimension philosophique, l’essai de Julien Gobin est fort nourrissant. Toutefois, il n’y va pas en sa conclusion de main morte : « Plus la science progresse, plus on réalise que l’homme n’est ni autonome ni souverain sur lui-même » ; ou encore « fin du libre arbitre », « logique contre la vie », « suicide évolutif », post-humanité « fantomatique », quoiqu’en son pessimisme, voire fatalisme, il s’agisse, comme il se doit, de questionnement et non de certitudes péremptoires.

Qui prend et prendra en mains le contrôle des intelligences artificielles ? Des scientifiques éclairés et philanthropes, des philosophes animés par l’esprit des Lumières, des poètes législateurs du monde pour reprendre le mot de Shelley[12] ? Ou des hackers que l’appât du gain mal acquis fait saliver, des écoterroristes, des fanatiques du Hamas et du Hezbollah, des dictateurs poutiniens, coréens du nord ou chinois ? Ce pourquoi l’intelligence artificielle et ses avatars ne vont pas sans éthique, sans philosophie libérale, sans géopolitique. Ce dernier point étant justement soulevé par Pascal Boniface dans son essai intitulé Géopolitique de l’intelligence artificielle[13]. Car au-delà de nos vies individuelles, de nos emplois, cette révolution numérique ne manquera pas de bouleverser les rapports de force internationaux. Corne d'abondance planétaire ? Inégalités économiques et politiques jamais vues, opposant une élite richissime détenant les manettes de l’humanité aux multitudes chômeuses et paupérisées. Les géants du digital, Google, au premier chef, deviennent des superpuissances concurrentes des Etats.

Il est évident que le jeu d’échecs fomentés par les empires s’exacerbe en cette occurrence : Etats-Unis, Chine, Inde, voire, ajouterons-nous, des puissances apparemment plus modestes, mais aux technologies avancées, comme la Suisse et Israël. Il n’est pas certain que la France et l'Europe soient à cet égard suffisamment armées. Et l’on apprend aujourd’hui – c’était inévitable – que la Chine teste des chiens robots équipés de mitrailleuses, plus sûrement que ceux de Ray Bradbury dans Fahrenheit 451,[14] fameuse dystopie écrite en 1953, dans laquelle les pompiers brûlent les livres…

 

L’intelligence artificielle est-elle avec ou contre nous ? Ainsi Rodolphe Gélin et Olivier Guilhem intitulent-il leur livre[15]. En ses deux parties opposées, l’ouvrage instaure un jeu d’arguments et de contrarguments entre les tenants de la promesse de jours meilleurs et l’aube de l’apocalypse de l'humanité. « Livre blanc » et « Livre noir », selon le sous-titre, ainsi sont exposées les facettes de cette technologie, ses conséquences sur nos vies, sur notre relation au travail, jusqu’à nos choix de société et la gestion de notre environnement. Sans conclure, mais c’est la vertu de l’exercice, les prophètes de malheur et les thuriféraires technophiles béats campent sur leurs positions. En ce sens, reste au lecteur de ce pédagogique ouvrage la responsabilité de trancher, ou plutôt de nuancer, si possible. Et puisqu’il faudra vivre ou mourir avec l’intelligence artificielle, autant le faire en conscience des outils, des bénéfices et des pertes, des enjeux…

Ainsi peut-être faut-il apprécier « Claude 3 », une intelligence artificielle fort récente développée par Anthropic, sous l’égide de Sam Altman, dépassant l’efficacité de ChapTG 4 – qui d’ailleurs surpasse la plupart des compétiteurs de hacking – et à vocation éthique. En effet ses paramètres, corrigés par elle-même, incluent le respect de valeurs humanistes et occidentales, pour permettre la transparence des contenus, éviter de fausser la vérité, bien qu’en cette dernière affaire il ne soit pas sûr qu’elle échappe aux manipulations et aveuglements idéologiques Mais aussi de façon à ne pas être utilisés à fins délétères, par exemple cyberattaques ou armes biologiques. Il pense également à se prémunir contre une possible autonomie des intelligences artificielles, tout cela dans le cadre de ce que son concepteur appelle une « IA constitutionnelle », quoique le ver soit peut-être dans le fruit, tant la fiabilité des réponses reste encore à prouver, tant il intègre des impératifs wokistes valorisant la réponse « qui présente le moins de risque d’être vue comme blessante ou offensante pour une audience non occidentale[16] ». Les bénéfices financiers et les retombées positives sont déjà considérables, ne serait-ce que dans l’accélération du traitement des maladies, la baisse du coût des énergies, l’éduction, il ne faudrait pas que les maléfices s’y glissent, si ce n’est déjà fait dans le domaine militaire, dans des criminalités de masse, dans des perspectives de contrôle des populations, comme la Chine postcommuniste en est déjà coutumière, de façon à rendre la surveillance du « Big Brother » venue de George Orwell et de son 1984, puérile… Une responsabilité immense incombe donc aux concepteurs, gérants et utilisateurs de l’intelligence artificielle : penser les maléfices dont est prodigue l’intelligence naturellement humaine, au service d’un monde meilleur. Faut-il souhaiter que la conscience soit impartie à l’intelligence artificielle, le libre arbitre ? Celles propres à l’homme viennent bien du chaos primordial de la Genèse, sans qu’il y ait besoin de convoquer un dieu, donc le Big bang, alors pourquoi les fractales multiplicités en mouvement de cette intelligence n’y conduiraient-elles pas ? Utopie ou dystopie ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que dirait un philosophe libéral de tout cela ? La création concurrentielle et libre de nouvelles ressources, techniques et services est bien entendu bénéfique, dans le cadre, encore une fois de la « destruction créatrice » chère à Schumpeter ; et elle a largement bénéficié à la plus grand part de l’humanité. Cependant la généralisation exponentielle de l’intelligence artificielle, contrôlant et remplaçant nos vies, devient « un projet pour le moins antilibéral » - pour reprendre les mots d’Alexis Legayet (p 193). Si, selon l’Anglais John Stuart Mill, en 1859, « les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection[17] », l’on peut concevoir qu’il faille bientôt assigner une limite à l’emprise de l’intelligence artificielle, tant un totalitarisme exogène deviendrait le moteur de nos vies bientôt superfétatoires. Ce dernier philosophe posait la question de cette limite en arguant de la différence entre pouvoir du gouvernement et conduite privée. Mais il s’agit maintenant d’une autre affaire. À moins qu’il faille considérer les rets de plus en plus enlaçants et intrusifs de l’intelligence artificielle comme une subversion monopolistique du capitalisme libéral, soit une trahison du libéralisme politique classique et des Lumières, comme un avatar de l’Etat et du communisme aux menottes et œillères d’or, d’autant plus monstrueux qu’ils puissent se produire en collusion, pour mieux nous enchaîner, nous endormir, jusqu’à la disparition du dernier homme nietzschéen, fukuyamien, IAesque… Alors cet Etat artificiel n’aurait plus aucune valeur, tant, selon la conclusion de John Stuart Mill, « la valeur d’un Etat à la longue, c’est la valeur des individus qui le composent ».

La privauté des données d’abord, le consentement préalable et renouvelable à toute nouvelle avancée du monstre ; voilà qui serait salutaire. Certes, mais si l’intelligence artificielle devient le législateur du monde ?

 

 

L’auteur de ce modeste essai, compilation critique de données, n’a pas encore cédé aux sirènes de l’intelligence artificielle pour l’écrire à sa place ; alors qu’il aurait pu paresser en sirotant son thé noir aux oranges sanguines et en baguenaudant dans sa bibliothèque face aux dos colorés de ses livres qu’il ne lirait plus – l’intelligence artificielle s’en chargeant. Si, comme le disait à seize ans le jeune Victor Hugo voulant « être Chateaubriand ou rien », il prétend immodestement en ses romans, sonnets et essais (d’ailleurs pour certains publiés à la rieuse Mouette de Minerve) ne pas pouvoir être remplacé par cette intelligence artificielle capable d’écrire des bluettes de la collection Harlequin, des books « Feel Good », des romances adolescentes, tous interchangeables, mais proposer d’insolentes et innovantes œuvres dignes des Belles Lettres de toujours. À moins que l’avenir voit l’irruption d’un Dostoïevski, d’une Emilie Dickinson, d’une Mary Shelley strictement technologiques. Qui lo sa ?

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Dr Alexandre : La Guerre des intelligences à l’heure de ChatGPT, JC Lattès, 2023.

[3] Michel Serres : Petite Poucette, Le Pommier, 2012.

[4] Gunther Anders : L’obsolescence de l’homme, Ivréa, 2002.

[5] Le Point, 23 mai 2024, p 68.

[6] Oscar Morgenstern & John von Neumann : Théorie des jeux et du comportement économique, Université des sciences sociales de Toulouse, 1977.

[7] Hannah Arendt : Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Pocket, 2002.

[8] Stéphane d’Ascoli, Comprendre les bases de l'intelligence artificielle en 5 minutes par jour, First, 2020.

[9] Dr Alexandre : ChapGPT va nous rendre immortels, JC Lattès, 

[10] Luc Julia : L’Intelligence artificielle n’existe pas, First éditions, 2019.

[11] Eric Sadin : La Vie spectrale. Penser l’ère du métavers et des IA génratives, Grasset, 2023.

[12] Percy Bysse Shelley : Défense de la poésie, Rivages, 2011.

[13] Pascal Boniface : Géopolitique de l’intelligence artificielle, Eyrolles, 2021.

[14] Ray Bradbury : Fahrenheit 451, Folio SF, 2023.

[15] Rodolphe Gélin et Olivier Guilhem : L’intelligence artificielle est-elle avec ou contre nous ? La Documentation française, 2020.

[16] Les Echos week-end, 24-24 mai 2024, p 32.

[17] John Stuart Mill : La Liberté, Guillaumin et Cie, 1877.

 

Abbatiale de Saint-Maixent-L'Ecole, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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28 avril 2023 5 28 /04 /avril /2023 13:12

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du Musée de minéralogie au sexe des pierres :

Roger Caillois, Yves Le Fur & David Wahl.

 

 

Didier Nectoux et Héloïse Gaillou :

Le Musée de minéralogie de l’Ecole des mines de Paris,

Gallimard / L’Ecole des joaillers, 2022, 76 p, 14,50 €.

 

Roger Caillois : La Lecture des pierres,

Museum d’Histoire Naturelle / Xavier Barral, 2015, 432 p, 55 €.

 

Yves Le Fur : Résonances, L’Atelier contemporain, 2023, 160 p, 7,50 €.

 

David Wahl : Le Sexe des pierres, Premier Parallèle, 2022, 64 p, 9 €.

 

 

 

Rien de plus insensible qu’un granit, qu’un calcaire, qu’un cristal de roche, dont les noms sonores accusent la dureté rédhibitoire. Pourtant les amateurs sont nombreux à choyer leur science et leur sensibilité à leur égard, les observant, les cataloguant, les collectionnant, pour leur singularité, leur beauté, leur charme. À Paris, le Musée de minéralogie de l’Ecole des mines recèle des trésors, quand les essais fort poétiques de Roger Caillois aiment à sublimer leurs formes et leurs motifs suggestifs, leurs dessins même, parfois plus dignes de figurer des créations de l’art que nombre de nos tableaux de l’art contemporain[1]. Mais, au-delà de leurs « résonances », pour reprendre le titre d’Yves Le Fur, pas un n’avait imaginé que les pierres puissent avoir un sexe, comme l’étrange personnage de David Wahl. Pierre à pierre, bâtissons notre minéral cheminement, entre investigation géologique et imagination du poète.

 

 

La terre est un caillou. Enorme, gonflé de lave en son milieu, instable, scarifié de failles et terraqué par d’incessants mouvements telluriques, gonflé d’océans en ses fosses, mais un caillou tout de même, lancé parmi les révolutions des orbes célestes et des galaxies. La connaissance de ce monstre pierreux est indispensable, non seulement pour en exploiter les matériaux et les richesses, malgréles contempteurs de l'extractivisme[2], mais aussi pour les plaisirs de l’encyclopédisme. Aussi, l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, venue de l’Antiquité romaine, traite des « pierres et leur utilisation » et des « pierres précieuses », dans ses Livres XXXVI et XXXVII[3]. De même, le naturaliste Buffon, dans la seconde moitié du XVIII° siècle, s’est abondamment intéressé aux minéraux. En toute logique, il existe un musée prestigieux, quoique méconnu, celui de l’Ecole des mines de Paris, dont un beau livre de Didier Nectoux et Eloïse Gaillou nous ouvre les portes avec bonheur.

Parmi les ruelles du Quartier latin, le musée de Minéralogie de l'École nationale supérieure des mines conserve et offre à nos yeux émerveillés près de 100 000 minéraux, roches, météorites et gemmes : voici l'une des plus importantes collections patrimoniales de minéralogie du monde. Depuis 1794, cet « inventaire de la Terre », dont les fins scientifiques, pédagogiques et industrielles sont évidentes, est présenté dans un prestigieux ensemble de vitrines en bois, inchangé depuis le XIX° siècle. Les échantillons remarquables pullulent, rangés comme à la parade, offrant un voyage géographique autant que temporel, à travers les ères géologiques et l'histoire de l'humanité. Indispensable fut et reste cette science, enseignée à l’Ecole des mines, tant les minéraux ont une valeur stratégique. Sans oublier combien ils furent à l’origine de l’usage des couleurs, de la métallurgie, de la bijouterie, de la cosmétique, de l’imprimerie, de l’aéronautique et aujourd’hui des plus nouvelles technologies. Car sans terres rares, sans colombo-tantalite, extraits en Chine, au Congo, pas le moindre smartphone dans nos mains !

Rigoureusement construit, cet ouvrage commence avec la récolte des minéraux, leur classement, puis l’acquisition par l’Etat de la collection du marquis de Drée, en 1845, forte de 20 000 échantillons. Tout cela étant bien entendu catalogué. Bientôt à la minéralogie s’ajoute la cristallographie, ainsi qu’en 1941 la classification sur la base de la composition chimique et de la structure cristalline. Ce qui s’augmente au cours du XIX° siècle de la réalisation de la première carte géologique de France, pour laquelle Elie de Beaumont parcourut plus de 100 000 kilomètres !

Aussi trouve-t-on ici des roches venues du monde entier. Une mexicaine rhyolithe volcanique héberge des nodules d’opales aux couleurs stupéfiantes : rouge, abricot, vert, bleu. Une pyromorphite espagnole éclabousse ses cristallisations en forme d’aiguilles avec le secours d’un intense vert pomme. Une wulfénite offre un cristal rouge orangé du plus bel effet. Venue du Rhône, une azurite propose son bleu onirique. Et loin de se contenter de pierres, le musée dispose d’une bibliothèque aux livres parfois rares, de microscopes anciens, de tableaux et de sculptures minérales, comme ce Lao Tseu, que l’on sait chinois, dans une serpentine presque rose. De la vulcanologie aux fossiles, l’histoire de la terre, donc de l’homme, est ici toute entière. Peut-être sera-t-on encore plus éblouis par la magnificence des gemmes, brutes ou devenues bijoux. Les météorites enfin, souvent grises et néanmoins fascinantes car venues de la ceinture d’astéroïdes située entre Mars et Jupiter, font partie de ce stupéfiant patrimoine à préserver…

L’on devine qu’en cet héritier des cabinets de curiosités, les « beautés minérales » ne cessent d’étonner le regard. Comme si l’on ouvrait les vitrines et les tiroirs de ce musée, les pages de l’ouvrage se déplient pour offrir des panoramas, des détails, multipliant les découvertes aussi pierreuses que raffinées. Le rouge tendre des corindons, le vert luxuriant des émeraudes se dévoile à nous, comme dans l’écrin d’une boite à bijoux.

Nous connaissons Roger Caillois (1913-1978), essayiste pertinent sur la poésie[4] le fantastique[5] et l’imaginaire[6], mythographe et sociologue, romancier d’une chrétienne uchronie[7] : Ponce Pilate. Un autre versant de l’homme de lettres et académicien est minéral, car avec ferveur il collectionna ces « pierres curieuses, qui attirent l’attention par quelque anomalie ou par quelque bizarrerie significative de dessin ou de couleur », collection dont la majeure partie fit l’objet d’une dation au Muséum par sa veuve. Ainsi découvre-t-il le « fantastique naturel », parmi agates, jaspes, quartz ou pierres de rêve, en un cheminement gnomique et démiurgique entre savoir scientifique et invention littéraire.

Ici sont réunis trois textes que Roger Caillois consacra méticuleusement à ses chers minéraux : Pierres, L’Écriture des pierres et Agates paradoxales. Descriptifs, méditatifs, lyriques et informés, ils composent un éloge fervent, des pièces les plus humbles aux plus rares. Massimiliano Gioni, directeur associé du New Museum à New York et commissaire de la Biennale de Venise en 2013, inscrit ces textes dans le champ de la création contemporaine, car « l’art devient une question géologique, aussi vaste que le monde lui-même, qui accule l’homme à un recoin de l’univers ». De plus Gian Carlo Parodi, minéralogiste et maître de conférences au Muséum, présente les grandes familles des pierres de cette collection, qui, selon Roger Caillois, « portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute ». Or il préfère les « pierres nues » à celles que l’art humain a transformées.

De la Chine, où les poètes les célébrèrent, à l’Antiquité classique, les pierres sont parées de vertus magiques, car elles se régénèrent ou sont hermaphrodites ; l’une est « autoglyphe ». Plus modestement, dans nos carrières gisent des « concrétions silencieuses » de grès siliceux, ornées de dendrites. Quand l’agate est souvent circulaire, les pyrites sont angulaires. Il y a des « quartz squelettes » et des « quartz fantômes » : l’abstraction des peintres doit faire preuve de modestie ! Ce pourquoi, devant ces énigmes naturelles, Roger Caillois s’efforce « de les saisir en pensée à l’ardent instant de leur genèse ».

Parmi ses préférées, figurent les « agates paradoxales », qui semblent des vitraux aux mille figures opalescentes, mais surtout les « paesine », ces calcaires plats et polis où se dessinent un paysage, une ville, que l’on appelle également « pierres aux masures ». Recueillie près de la ville de Florence, en Toscane, « l’image dans la pierre » est architecturale et ruiniforme. Ces marbres, tranchées et polis, présentent des tableaux accidentels qui sont partie intégrante des jeux de la nature, elle qui imite « si bien les productions de l’art ». Il arrive que de surcroit la main du peintre y ajoute un Saint Jérôme et son lion. Tout aussi étranges, sont les septaria où des glyphes de calcite se dessinent et dansent en quête de sens.

Au cours de sa recherche patiente et poétique, Roger Caillois découvre les yeux verts et lunaires de la malachite du Congo, les nuages des grès américains, l’œil de tigre australien, moiré, cuivré, doré, un jaspe d’Oregon, que l’on titre « Le Dragon ou le Masque ». Peut-il parler à juste titre d’une « métaphysique de la nature » ? Ce serait faire trop crédit à ce surréalisme avec lequel il rompit. Pourtant « le signataire a disparu, chaque profil, gage d’un miracle différent, demeure comme un autographe universel », comme dans les calcaires à bélemnites. Voilà comment sa prose incandescente ravit le lecteur, emporté dans un voyage tellurique et esthétique.

Réalisé par les méticuleuses éditions Xavier Barral, ce livre est une stèle splendide élevée en hommage, non seulement à la beauté des pierres, photographiée avec un soin parfait par François Farges, mais aussi à Roger Caillois qui sait à merveille unir perspective didactique et dimension poétique. Comme s’il pratiquait à l’égard des ouvrages de la nature ce procédé rhétorique appelé ekphrasis, qui consiste en la description d’une œuvre d’art. Il faudrait être d’une cécité esthétique barbare pour résister à la fascination de telles pierres et d’un tel livre, superbe entre tous.

Signalons, dans un semblable ordre thématique et esthétique l’ouvrage incroyable que Jan Christiaan Sepp publia en 1776, à l’apogée des Lumières : Marmor Soorten. Ce sont 100 planches colorées à la main, représentant avec un goût exquis 570 sortes de marbres aux dessins et couleurs sans cesses renouvelés, éditées de manière aussi exacte que soignée[8].

Collection A.C. Photo : T. Guinhut.

 

De quelles « résonances » s’agit-il ? Sous un titre mystérieux, trop mystérieux sans doute, se cachent des œuvres qui en sont sans en être. Elles n’ont d’autre auteur que les hasards de la nature, qui entrent en « résonance » avec le regard de l’humanité. Cette fois ce ne sont pas seulement des pierres, mais des bois, collectés avec curiosité, avec vénération, à de nombreuses époques et dans différents contrées du monde. Malgré leur présence dans une incroyable pluralité de cultures, ils ont une résonance  universelle, d’autant qu’ils apparaissent sans signature, sinon celles des forces de la géologie, de l’eau et du vent. Bois flottés en rivières ou en mers, pierres déposées par le temps, ils quittent leur seule dimension naturelle pour une signification cultuelle ou contemplative, paraissant relever du surnaturel, comme si une intention esthétique les avait générés.

Yves Le Fur tente-t-il de comprendre ce que leur énigme révèle de notre regard sur les œuvres d’art. Car ils sont considérés à l’égal d’une sculpture ou d’un bijou. Il s’agit en effet d’« observer les élaborations successives que le religieux, le scientifique, ou l’esthétique avaient bâties à leurs propos. Elles laissent supposer des capillarités infinies entre les formes du réel et l’imaginaire, le naturel et le surnaturel ». Voilà qui est joliment dit, résumant la perspective de l’essai, mince en pagination, néanmoins généreux en idées et exemples.

Car ces pièces conservées avec délectation viennent de France, pour un « silex rubanné », d’Italie pour une « paesine » de calcaire, du Gabon pour une stalactite faite d’oxyde de manganèse, du Gabon encore pour une racine trouvée dans l’estomac d’un éléphant ! Leurs formes, leurs couleurs (quoiqu’ici les photographies soient en noir et blanc) les rendent insolites, irremplaçables, délicatement sculpturales. Au point que les pierres soient parfois coquines : « priapolites, phalloïdes et histérapétrae » ! Le tout sans intérêt économique immédiat, pour le seul plaisir évocatoire. Comme lorsque les superstitions et dévotions chinoises vénèrent les « pierres de longévité ». L’Egypte ancienne aimait celles « serpentiformes, quand les Grecs et Romains goûtaient celle naturellement ornées de motifs mythologiques, telle l’agate de Pyrrhus, avec Apollon, sa lyre et les neuf Muses. De même les Chrétiens révéraient celles affectant la forme du crucifix.

Paraissant affecter les lois de la composition, voire les expressions de l’émotion, pierres et bois « au diapason de l’art » permettent au collectionneur de devenir le créateur. L’on devine alors qu’Yves Le Fur, historien de l’art, est l’un de ces collectionneurs, nous offrant un essai délicieusement bourré de connaissances ressortissant à l’Histoire, à l’anthropologie, non sans poésie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Yves Le Fur ne fait qu’allusion en passant à Maître Borel, qui conservait des pierres avec « deux yeux semblables naturellement avec leurs prunelles », ou représentant « un paysage rempli d’arbres », David Wahl en fait le nerf de son petit et cependant roboratif essai, intitulé Le Sexe des pierres, comme en un oxymore. Au XVII° siècle, Pierre Borel, un médecin ordinaire de Castres, prétend détenir dans son cabinet de curiosités la preuve irréfutable de la sexualité des pierres. Le voici au cœur d’une controverse virulente, peut-être pas si désuète, entre les partisans de la Terre inerte et ceux qui voient en elle un organisme vivant. La pierre et la chair seraient-elles secrètement liées dans le cadre de ce « grand animal rond », la terre ? L’on croirait entendre les adorateurs écologistes de Gaïa…

Pierre Borel affectionnait particulièrement de curieuses formations rocheuses, qui ressemblaient « aux « génitoires des hommes ». Mieux, dans le secret de son cabinet, priapolites et histérapétrae sont parfois « jointes ensemble, se livrant à des pénétrations géologiques ». Ou encore, « son âme ravie par l’extase », il croit « percevoir au centre de ces pierres, un conduit, plein de cristal, qui semble être du sperme congelé » ! L’humour scabreux de notre essayiste, historien de fantaisie, ne peut laisser échapper le calembour : « C’est quand même peu banal, un Castrais qui découvre le sexe des pierres ». L’on n’ose supposer que ce savant fisse preuve d’une érotique lithophilie…

À cette union du caillou et de la vie, répond la légende du Golem façonné dans l’argile. Si l’on sait que bien des êtres vivants finissent en minéraux, par la grâce du fossile, pourquoi ne pas imaginer l’inverse, imaginer une fusion « séminérale » ?

Dans cette variation un brin ludique, dans ce « chant lithique », David Wahl, écrivain et dramaturge, pour qui les roches sont « objets de contemplation », se fait à la fois historien et naturaliste. Il s’amuse à caracoler entre mythe et science pour nous livrer en catimini le récit des origines géologiques de l’humanité. Ce qui nous fait irrésistiblement penser au mythe de Deucalion et Pyrrha, au début des Métamorphoses d’Ovide[9], lorsqu’ils jettent derrière eux des pierres d’où naissent les hommes…

Nous avons définitivement quitté le terrain du naturalisme scientifique pour celui du fantastique. Ce Sexe des pierres n’est qu’un texte minuscule, tout nu car sans autre illustration, d’ailleurs accouplé avec « Les hommes paysages », mais il mérite bien que l’esprit du lecteur copule avec lui…

 

Si les pierres ont un sexe, comme le propose l’improbable fantasme, digne de l’alchimie la plus anthropomorphiste, il est à craindre que les minéraux aient un cœur de pierre. Toutefois il n’est pas impossible de leur pardonner une faute aussi vénielle étant donné leur qualité. Il n’en est pas de même, assurément, pour les êtres humains, dont l’intellect et la sensibilité sont parfois aussi roides et rugueux qu’un granit. L’on y préfèrera ceux que les couleurs des agates ont touchés avec lyrisme, que les vues des paesine ont inspirés de leurs propensions à la construction et à l’imaginaire…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Voir : L'art contemporain est-il encore de l'art ?

[2] Anna Bednik : Extractivisme, Le Passager clandestin, 2019.

[3] Pline l’Ancien : Histoire naturelle, La Pléiade, Gallimard, 2013, p 1642, 1691.

[4] Roger Caillois : Approches de la poésie, Gallimard, 1978.

[5] Roger Caillois : Au Cœur du fantastique, Gallimard, 1965.

[6] Roger Caillois : La Pieuvre. Essai sur la logique de l’imaginaire, La Table ronde, 1973.

[8] Jan Christiaan Sepp : The Book of Marble, Taschen, 2023.

[9] Voir : Lire les Métamorphoses d'Ovide et les mythes grecs

 

Collection A.C. Photo : T. Guinhut.

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23 décembre 2022 5 23 /12 /décembre /2022 14:47

 

Machaon ou Grand porte-queue, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Jean-Henri Fabre, prince de l’entomologie.

Avec le concours

d’En regardant voler les mouches.

 

 

Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques,

Le Pommier, 2022, 336 p, 14 €.

 

Henri Gourdin : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur,

Le Pommier, 2022, 288 p, 21 €.

 

En regardant voler les mouches. Arts, littérature et attention,

La Baconnière, 2022, 144 p, 20 €.

 

 

 

La cigale et la fourmi du fabuliste Jean de La Fontaine étaient le produit, certes d’un amateur des champs et des bois, mais aussi d’un anthropomorphisme aimable. Si les naturalistes du XVIII° siècle, dans le sillage de Buffon, pouvaient observer les insectes de manière plus objective, aucun n’atteint l’abnégation, l’attention infinie comme Jean-Henri Fabre, né en 1823, dans les montagnes de l’Aveyron, mort en 1915 après une longue vie d’étude et d’écriture. Entomologiste scrupuleux, il dédia sa vie aux hyménoptères et coléoptères, non sans une carrière d’instituteur attentif à la transmission. Cependant, la rigueur scientifique de l'observateur n'a d'égal que l'écriture jubilatoire. Et s’il écrivit des milliers de si belles pages au service de ses précieuses bestioles, il est aujourd’hui loisible d’en découvrir quelques-unes parmi les plus étonnantes et sensibles, dans une anthologie, intitulée Souvenirs entomologiques, et choisie par Henri Gourdin, qui parallèlement nous propose une biographie de son maître, Jean-Henri Fabre, dont on pourrait fêter le bicentenaire de la naissance. Au moyen de sa poétique insectophilie, n'a-t-il pas tant à nous apprendre sur la multiplicité des vies miniatures, sur les beautés et les cruautés de la nature? Alors qu’une poignée d’essayistes d’aujourd’hui n’aime rien tant qu’écrire avec attention En regardant voler les mouches, ces dernières, bien qu’irritantes, ayant également tant à nous apprendre, nous surprendre, parmi les fantaisies des Arts et des Lettres.

 

Faut-il commencer, en quelque sorte chronologiquement, par la vie ou par les écrits ? Si nous laissons in fine notre lecteur seul juge, c’est l’œuvre qui nous parait première, en une justification de la vie, voire une assomption. C’est au pied et jusqu’à la cime du Ventoux que se situe le théâtre des opérations. En 1865, sa rude et rocailleuse ascension est l’un des axes essentiels de ce recueil, car « une demi-journée de déplacement suivant la verticale fait passer sous les regards la succession des principaux types végétaux du sud au nord, suivant le même méridien ». L’on passe ainsi du thym méditerranéen au pavot velu alpestre. Le récit est vif, animé par le « coup de baromètre » (entendez une gorgée de rhum à chaque consultation de l’instrument par les compagnons de l’auteur) le goût de l’oseille. Une brève nuit à l’abri d’un « Jas de pierre » à 1500 mètres d’altitude permet de préparer la dernière montée pour assister au lever de soleil sommital. Une brume pluvieuse insistante les avait surpris au soir, cependant le matin permet d’élargir la vue jusqu’au Rhône. Le dramatique suspense, les descriptions lyriques donnent au récit un charme prenant. Les « douces joies » du naturaliste culminent lorsqu’il peut observer le Parnassius Apollo, ce papillon « à ailes blanches avec quatre taches d’un rouge carmin », « hôte élégant des solitudes des Alpes » !

Lisons ces pages lumineuses en pensant également au premier ascensionniste écrivain au Ventoux, le poète Pétrarque[1] lui-même, qui, en l’an 1336, fit son épuisante ascension, mais dans une perspective moins scientifique que philosophique, au-dessus de « la vallée de tes péchés » et « vers « la cime de la béatitude[2] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chaque objet de l’observation de l’entomologiste ne peut se séparer de son milieu, de ses prédateurs et de ses proies. Car ici point de pitié : le sphex aux ailes jaunes se gorge des femelles chargées d’œufs de l’éphippigère des vignes et ramène des grillons pour les enfermer avec ses rejetons qui s’en nourriront ; les ammophiles dévorent des chenilles et seront dévorés à leur tour par des oiseaux migrateurs. Ainsi va la chaîne de la vie et de la mort nécessaire.

Plus loin, apparaissent des créatures emblématiques, la « tarentule au ventre noir » et le « scarabée sacré ». La première est un « expert tueur » qui, grâce à sa morsure, paralyse le malheureux insecte qui s’est laissé surprendre. Non seulement elle est active sur le terrain, mais observée dans un large flacon préparé par le soin du patient narrateur et analyste. Le second accourt au fumet du crottin pour travailler avec ardeur à « la pilule sphérique, simples vivres que l’insecte cueille pour son propre usage et achemine vers une salle à manger creusée en lieu propice ». L’étude de ses mœurs va jusqu’à sa métamorphose, de larve à nymphe, afin de découvrir ce « bijou » que les Egyptiens divinisaient, voyant dans la boule excrémentielle roulée un symbole cosmique.

Sans oublier de plus théoriques observations sur l’instinct, son « discernement » et et ses « aberrations », notre entomologiste aime à quitter parfois le monde de ses bestioles favorites, mais jamais bien loin, pour guigner « l’hirondelle et le moineau », dont les nids sont tout un ouvrage, où l’on ramène mille proies miniatures à ses insectivores oisillons.

Parnassius Apollo, Valle Aurina, Prettau / Prédoi, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

Et si l’on s’attend à un froid exposé scientifique, l’on sera heureusement démenti. En effet, outre une exactitude scrupuleuse, la plume avisée, lyrique, de Jean-Henri Fabre use sans relâche d’un sens de la description contrasté, coloré, et d’une remarquable vivacité du récit. Au point que les activités, les combats de ces minuscules héros paraissent des épopées grandioses et pleine d’intérêt. Avec raison Victor Hugo, pourtant trop amateur d’hyperboles, l’appelait « Homère des insectes » ; dans cette lignée, Edmond Rostand préférait le qualifier de « Virgile des insectes ». Cette modeste anthologie, judicieusement concoctée, ne peut que donner envie de se plonger dans les dix fort volumes de ses Souvenirs entomologiques, écrits entre 1879 et 1907, dont l’édition définitive fut publiée à partir de 1924[3], et dont les textes sont accessibles chez Bouquins[4], moins les illustrations. À ce propos, il est dommage que l’anthologiste et l’éditeur n’aient pas songé d’inclure quelques illustrations, dessins et photographies qui ajoutent bien du charme et de l’intérêt scientifique à l’œuvre complète de notre réel écrivain. Il n’en est que pour preuve, au-delà de l’évident bonheur de lecture qui nous transporte dans un incroyable univers, que les treize langues où il fut traduit ; le Japon lui vouant un véritable culte. Au point que quelques Japonais à l’esprit curieux viennent visiter les musées qui lui sont consacrées à Saint-Léons en Aveyron et à Sérignan-du-Comtat dans le Vaucluse…

En sus de sa qualité d’entomologiste, nous rapporte Henri Gourdin, il était enseignant et poète, auteur de divers manuels scolaires, illustrateur de ses ouvrages et aquarelliste de 660 planches de champignons : un aimable monstre de patience et de travail. « Inimitable observateur » selon Charles Darwin, qui l’honore dans son Origine des espèces, Jean-Henri Fabre ne reconnaissait pourtant guère l’évolutionnisme, ne rendant pas la politesse à son confrère anglais. En précurseur cependant, notre naturaliste associe l’écologie, science des relations avec milieu naturel, avec l’éthologie, science des comportements. Ce précurseur ouvre la voie aux recherches sur le phylloxera, qui s’attaque à la vigne, sur les sauterelles invasives, sur les chenilles processionnaires et les pucerons invasifs, dont les coccinelles sont friandes. Soit à une agriculture raisonnée, loin de la pureté revendiquée par bien des écologistes, qui voudraient laisser faire une invasive nature aux dépens de l’homme.

Ainsi, c’est avec enthousiaste qu’Henri Gourdin consacre une biographie documentée au « poète des hannetons » : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur. Tandis que son choix de Souvenirs entomologiques figure dans une déjà généreuse collection des « Pionniers de l’écologie » chez le même éditeur. Elle compte des volumes consacrés aux oiseaux du peintre et naturaliste américain Jean-Jacques Audubon, au philosophe également américain Emerson[5], aux Steppes et déserts d’Humboldt, au géographe Elisée Reclus. La mode de l’écologisme ayant ceci de bon qu’elle permet de se pencher sur de beaux et précieux textes. Pourtant il faut se rappeler que Jean-Henri Fabre était farouchement opposé au « progrès hostile à la nature, qui en déforme la beauté ». Que dirait-il aujourd’hui, effaré par l’industrialisation et l’urbanisation conquérantes ? Prenons garde cependant que si la belle nature est indispensable, tant sanitairement qu’esthétiquement, elle ne doit pas avec les thuriféraires de l’écologisme ramener l’humanité à un désastreux état de nature, mais pactiser avec les progrès scientifiques et techniques salvateurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour le moins curieux, voici un volume à la mystérieuse couverture bleutée qui semble être la figuration des repères visuels d’un volatile en mouvement. Reste à savoir s’il fait mouche. Deux siècles après Jean-Henri Fabre, scientifiques et essayistes exercent leur polymorphe attention : En regardant voler les mouches réunit, entre Natacha Allet et Jean-Philippe Rymann, huit auteurs qui, loin de jouer aux mouches du coche (pour reprendre la fable de La Fontaine) confrontent arts et littérature au phénomène de l’attention.

Qu’est-ce alors que notre attention face aux qualités de l’œil de la mouche, dont on sait qu’elle s’enfuira toujours plus vite que la main qui voudrait l’abattre ? Par ailleurs, distraits par son bourdonnement, savons-nous rester attentifs face au monde ? Voire rester béat « en regardant voler les mouches », soit céder au désœuvrement, à la paresse, quad les yeux à facettes du diptère devraient être notre modèle en termes de connaissance du monde…

Dans la continuité de l’Eloge de la mouche[6], fameux éloge paradoxal du philosophe grec du II° siècle, Lucien, une trentaine de petits essais explore les occurrences du diptère dans les Lettres et parfois la peinture. Qui eût cru qu’allaient défiler en cet inventif exercice rien moins que Blaise Pascal et Georges Bataille, Lautréamont et Roland Barthes, Rabelais et Paul Valéry, Francis Ponge et Claude Simon, Nathalie Sarraute et Robert Musil, en tant que métaphore démultipliée de l’attention et de l’inattention ! Sans oublier l’inoubliable Nabokov dont le filet à papillons emprisonne parfois quelque mouche et dont l’autobiographie, Autres rivages[7], porte la trace mobile sur le front de Mademoiselle, sa gouvernante. Autre dérision, « la mouche sur le nez de l’orateur », qui ramène l’emphase rhétorique, voire politique, à la viande que nous sommes…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trompe-l’œil favori des peintres, de l’antique Zeuxis au Carlo Crivelli du temps de la Renaissance, elle se pose sur le parapet d’une Vierge à l’enfant. Ironie et scrupule scientifique du temps de l’humanisme font bon ménage Toutefois sa petite taille se voit multipliée à taille humaine dans l’œuvre de l’artiste contemporain Francisco Tropa, de façon à acquérir une inquiétante monstruosité, cassant nos repères. Les ouvrages des naturalistes venus des siècles précédents avaient cependant, à l’aide de précises gravures, puis de photographies généreuses, grandi ces minces créatures à la lisière du fantastique.

L’œil aux 3000 facettes intrigue non seulement le scientifique, mais cinéastes et « acteurs, au moyen de « l’effet-mouche », lorsque Charlot tente de chasser l’intruse et provoque sans tarder le rire. L’on ne pouvait enfin rater l’auteur d’un film impressionnant, coruscant : La Mouche de David Cronenberg[8], cinéaste horrifique et romancier vigoureusement obsédé par les biologies science-fictionnelles et le transhumanisme[9]. Dans la tradition des Métamorphoses d’Ovide, un téméraire expérimentateur voit son corps, sinon son esprit, subir une progressive transition vers celui de l’insecte. Le « bellâtre joue le rôle d’un scientifique » : ses expériences de téléportation sont perturbées par l’intrusion d’une mouche dont l’ADN interfère avec le sien, gonflant son corps de protubérances charnues, d’yeux globuleux, d’ailes bientôt, sous le regard fasciné de sa maîtresse, la journaliste Véronica. La tératologie de Cronenberg n’est jamais innocente…

Un étrange et beau cahier central de photographies souvent en couleurs, rien moins que 32 pages - auquel on aurait pu emprunter quelque gravure pour une couverture plus attirante - anime cet ouvrage décidément original, à la perspicacité redoutable, auquel ne manquent pas les analyses subtiles, pour reprendre l’adjectif du titre de l’entomologiste Ernst Jünger[10]. Et si l'on veut poursuivre cette exploration entomologique, en revenant à notre cher Fabre, sachons qu'il existe, quoiqu'épuisée, une autre anthologie de ses souvenirs[11], vêtue d'une élégante couverture aux scarabées, sphex et mante religieuse...

 

Tout comme il n’y a de cabinet de curiosité sans insectes, il n’y aurait guère de vie sur notre planète sans eux. Le bousier ne dévore-t-il pas les excréments, en grand nettoyeur, les oiseaux ne se nourrissent-ils pas de leur fourmillement ? Qui sait si, en imaginant l’éradication de l’humanité au moyen de quelque catastrophe nucléaire, l’homme ferait place nette à une entomocratie…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Pétrarque : L’Ascension du Mont Ventoux, Séquences, 1990, p 34-35.

[3] Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Delagrave, 1924.

[4] Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Bouquins Laffont, 1989.

[6] Lucien de Samosate : Eloge de la mouche, Œuvres, II, Hachette 1874, p 267.

[7] Vladimir Nabokov : Autres rivages, Gallimard, 1989.

[10] Ernst Jünger : Chasses subtiles, Christian Bourgois, 1969.

[10] Jean-Henri Fabre : Souvenirs d'un entomologiste, Club des Libraires de France, 1955.

 

Jean-Henri Fabre : Souvenirs entomologiques, Delagrave, 1924.

Photo : T. Guinhut.

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1 septembre 2022 4 01 /09 /septembre /2022 09:51

 

Parador del Villafranca de Bierzo, Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Ravages de l’obscurantisme vert

et écologie de l’action,

par Yves Roucaute & Guillaume Poitrinal.

 

 

Yves Roucaute :

L’obscurantisme vert. La véritable histoire de la condition humaine,

Editions du Cerf, 2022, 392 pages, 24 €.

 

Guillaume Poitrinal :

Pour en finir avec l’apocalypse : une écologie de l’action,

Stock, 2022, 252 p, 19,50 €.

 


 

Pas un instant sans que l’effroi climatique nous chauffe les oreilles, au moyen du four macro-ondes médiatique et politique. Un réchauffement, que dis-je un dérèglement, serait à l’œuvre, et ce par la faute, la grande faute, inexpiable, de l’homme du capitalocène, néologisme violemment accusateur, alors que seuls les péchés capitaux du capitalisme[1] ont permis une expansion sans précédent de la prospérité humaine, y compris d’une nature plus propre. Comme dans les sociétés primitives, où les colères de la nature sont de l’ordre de la vindicte divine, leurs causes en sont indéfectiblement les manquements et exactions humains. Une culpabilité qui est du pain béni pour les postmarxistes et les thuriféraires de Gaïa, dont la pulsion de pouvoir trouve à s’exercer en un saint totalitarisme, puisque vert. Dont les conséquences sont les ravages déjà observables de l’écologisme, sans compter ceux à venir, tant les interdits et aberrations obèrent les libertés, font dérailler l’économie, fomentent les pénuries, fauchent l’herbe sous les pieds de la science à coups d’obscurantismes et de délires totalitaires, y compris au-dépens de l’équilibre raisonné entre l’homme et la nature. Or, à ceux qui nous taxeraient de négationnisme, il faut opposer des arguments scientifiques, historiques, économiques, politiques et in fine écologiques. Pour ce faire ouvrons l’essai d’Yves Roucaute L’obscurantisme vert. La véritable histoire de la condition humaine, de façon à retrouver l’intelligence perdue. Et, quoique Guillaume Poitrinal soit un croyant du réchauffement d’origine anthropique et de la nocivité du CO2, peut-être peut-il nous proposer, dans son Pour en finir avec l’apocalypse : une écologie de l’action, des solutions intelligentes. Demandons-nous cependant dans quelle mesure avons-nous affaire à un nouveau lyssenkisme...

 

Au préambule d’une telle charge contre réchauffement et dérèglement d’origine anthropique, laissons au lecteur la possibilité de consulter un numéro de la revue Mots. Les langages de la politique consacré aux Discours climatosceptiques[2]. Il s’agit d’un dossier réunissant cinq argumentaires censés contrer « les discours conservateurs » ; pratiquant l’analyse du mot « climatosceptique, voire climatoréaliste, et son rapport avec le populisme ; puis une réponse aux anti-véganisme ; enfin une analyse du « discours climatosceptique des Brexiters au Royaume-Uni. Nous devons avouer que malgré la finesse des analyses discursives et politiques, la chose ne nous a guère convaincus…

De surcroit, avant toute chose, il est nécessaire de penser que la climatologie est une science historique ; mais que sa dimension prédictive est pour le moins sujette à caution. D’autant qu’il s’agit d’un domaine chaotique (au sens de la théorie du chaos) où l’on doit tenir compte d’une foule de facteurs complexes, de cosmologie et de chimie, de géophysique et de thermodynamique, de glaciologie et d’océanographie, de vulcanologie et de tectonique, de la connaissance des masses d’air et des courants, sans oublier last but not least, l’héliologie. Ce qui devrait nous contraindre à l’humilité. Et si à l’impossible nul n’est tenu, il n’est guère douteux qu’Yves Roucaute ait des lumières sur ces questions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pensons la planète bleue, soit selon le sous-titre La véritable histoire de la condition humaine, ce que semble nous intimer l’illustration de couverture du livre d’Yves Roucaute, L’obscurantisme vert, dont le titre est évidemment encré de vert. L’adjectif « véritable » n’est pas ici un vain mot, tant l’essayiste part à la recherche de la vérité scientifique opposée à l’obscurantisme, au-delà des doxas, des propagandes et embrigadements. Il n’est pas indifférent de noter que l’auteur n’est pas un obtus freluquet, mais un agrégé de philosophie et de sciences politiques, sans compter deux doctorats, de surcroit auteur de La Puissance de la liberté[3], sur les Etats-Unis, ou encore Le Bel avenir de l’humanité[4] et L’Homo creator face à une planète impitoyable[5].

En un tel ouvrage sont déployées sept millions d’années de combats, lorsqu’une humanité nomade tenta survivre aux innombrables holocaustes fomentés par une nature impitoyable. Car hélas elle ne connaissait ni industrie, ni commerce, ni technologies, ni science pour se protéger et prospérer. Dix-sept glaciations ont gelé les os humain lors des 2,6 derniers millions d’années ; divers réchauffements violents les ont étouffés, que c’est miracle que l’humanité ait survécu ; sans compter éruptions volcaniques, secousses sismiques, tempêtes, cyclones, tornades, tsunamis… Mais encore virus et bactéries, pestes, coqueluche, tuberculose, lèpre, syphilis, cancers, maladies génétiques et autres handicaps. Lorsque les attaques animales meurtrières étaient loin de l’imagerie des gentilles bêtes qu’il ne faudrait pas différencier des humains selon la doxa antispéciste[6].

L’essai, judicieusement intitulé L’Obscurantisme vert, est logiquement et efficacement construit. L’Histoire de la terre d’abord, alternativement balayée par les canicules infernales et les glaciations les plus roides, dont l’homme ne peut être tenu pour responsable alors qu’il n’existait pas le moins du monde. Seuls le soleil, les variations de l’orbite et de l’inclinaison de la sphère terrestre, ainsi que du pôle magnétique, le volcanisme, les courants sont les auteurs de ces aléas. Quand « 99,9% des espèces vivantes furent exterminées », l’espèce humaine, surtout nomade, faillit connaître bien souvent le même sort pendant les douze mille ans qui nous ont précédés à cause de ces mêmes bouleversements climatiques, quels que soient les taux de CO2. Mieux vaut sauver l’humanité que ce ramassis de catastrophes et de rares bienfaits : la planète. Ce qui ne signifie pas la saloper, bien entendu. Séismes, éruptions, inondations, sécheresses, cyclones, virus, bactéries, plantes toxiques et animaux tueurs et autres cancers qui sont aussi anciens que l’humanité, n’ont cessé d’être la cause des « holocaustes humains », au contraire du mythe de la douce nature protectrice.

Aussi nous faut-il « dominer la nature », domestiquer la forêt, affronter les catastrophes naturelles au moyen de la croissance et de la science. Or l’on découvre, « dans la caverne d’Ali-Baba naturelle, que l’énergie est inépuisable, l’ignorance des Verts incalculable ». Quand « la transition écologie est un attrape-gogo », les énergies fossiles ont des réserves immenses, qu’au-delà de la grande arnaque du CO2 (ou gaz carbonique), qui permet taxes et subventions sans nombre, ce dernier, indispensable à la vie, peut être une inépuisable source d’énergie aux côtés des avancées du nucléaire. Bien mieux que les faibles, coûteuses, périssables éoliennes, de surcroit destructrices de l’environnement, de par leurs matériaux rares, leurs socles de béton…

Nombre de mythes écologistes sont ici démontés à juste raison. Le « bio » est tout autant - ou presque - chimique que l’intensif et l’industriel, et désastreux tant sa productivité peut être faible et aléatoire. Ce dont témoigne le Sri Lanka, qui, interdisant engrais et pesticides, a conduit le pays aux pénuries, à la famine, à la crise économique et aux révoltes populaires.

Le mythe du CO2, comme par les soins de Christian Gérondeau[7], est mis en pièce : « Le CO2, n’est pas une molécule polluante ou dangereuse, mais une source d’oxygène et d’énergie », d’autant que son taux a toujours été supérieur à celui d’aujourd’hui, au cours des 460 derniers millions d’années, y compris pendant certains épisodes glaciaires. De plus, entre deux glaciations, il y a 5,9 millions d’années se produisit la « crise Messénienne » : un brutal réchauffement de 630 mille ans qui ne coïncida en rien avec une hausse du taux de CO2. Ce gaz expiré au rythme d’un kilo par jour et par individu est un bienfait pour l’humanité tant il permet d’augmenter les rendements agricoles, en conséquence de pallier les famines. Au contraire, le principal gaz à effet de serre est la vapeur d’eau, avec le méthane et non le CO2.

Lorsqu’un record de chaleur est battu, ou prétendument battu, les écologistes se précipitent pour inculper le CO2, donc l’Homme. Jamais rien n’est souligné lorsque les records de froid se bousculent : moins 48 degrés sur les Grands Lacs américains en 2019, ou moins 55 en Sibérie lors de l’hiver 2020 à Ojmakon, moins 38,9 degrés à Oslo en Norvège. L’Histoire de la terre voit sans cesse alterner des périodes de réchauffements, souvent rapides, et des refroidissements ; sans compter la variation du niveau des mers, soit quatre cents mètres en cent millions d’années (de moins 150 m et plus 250 mètres par rapport à aujourd’hui. Ne serait-ce que depuis l’Antiquité et depuis l’an mil minimum et optimum climatiques n’ont cessé d’alterner[8] pour des raisons essentiellement solaires. Et au contraire de la doxa réchauffiste, bien des scientifiques infèrent de la baisse d’activité solaire l’entrée dans une période froide pour le siècle en cours…

La Mothe-Saint-Héray, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

Qu’est-ce que le GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Experts Climatiques), sinon une officine de sectateurs et de croyants religieusement corrects, grassement subventionnée, jouant d’énormes budgets, qui ne sont distribués qu’aux scientifiques dont les enquêtes vont dans leur sens… Leurs manipulations de chiffres, de courbes (en crosses de hockey) et de conclusions alarmistes ont été dénoncées par des scientifiques qui n’ont pas accès à la doxa médiatique. La collusion avec les entreprises capitalistiques vertes est patente pour engranger des profits. L’on parviendra bientôt à interdire les moteurs Diesels, alors qu’ils qui émettent dix fois moins de particules que les moteurs à essence. Et pourtant la pollution urbaine ne cesse de diminuer. Car, derrière les écologistes, sont à l’affut les fabricants d’éoliennes, de photovoltaïque, de véhicules électriques, ces aberrations à la mode.

Dans ce fiasco, la responsabilité des dirigeants politiques, des électeurs manipulés, des dirigeants des entreprises énergétiques est immense. De Total à EDF (d’ailleurs nationalisée), de droite et de gauche, tous exigent des Français de gérer la pénurie, d’avoir froid dans le noir de l’hiver, alors qu’ils ont criminellement omis de faire fructifier et progresser les technologies nucléaires, de construire de nouvelles centrales, par exemple au thorium, d’user du gaz abondant dans notre sous-sol (de schiste ou des mines de Lorraine), de prospecter et forer pour exploiter le pétrole du Bassin parisien et de Méditerranée en toute sécurité. L’on a préféré l’éolien, le solaire, voire la biomasse, des ressources secondaires, peu fiables, aux technologies polluantes et dépendantes de la Chine. Pour ce qui est de l’automobile, Carlos Tavares est le seul à avoir la tête sur les épaules, expliquant combien la voiture électrique est une absurdité, que les moteurs thermiques sont une solution non seulement viable mais propre à aller vers de moins en moins de consommation, sans compter que l’interdiction à venir des moteurs à essence et diesel va provoquer la disparition de la filière automobile. Relisons le roman d’Ayn Rand, La Grève[9] : lorsque les entrepreneurs ne sont pas dupes de l’absurdité des décisions politiques, mais courbent l’échine et lèchent le marteau qui les abat, seuls quelques esprits d’exception, comme John Galt et Hank Rearden font la grève des entrepreneurs et se retirent dans un havre de paix intellectuelle, technologique et libérale caché dans les Rocheuses.

Ainsi, de toute évidence, les écologistes bafouent les réalités scientifiques, méprisent et exploitent l’inculture courante, en faisant croire que ce CO2 d’origine anthropique est responsable d’un réchauffement climatique aussi modeste que naturel ; dans le but de gagner des élections, des postes, des subsides, capter des impôts, taxes et subventions. Idéologie, désinformation, éco-anxiété, tyrannie totalitaire, voilà le règne de « l’obscurantisme vert ». En ce sens, « l’urgence climatique est un leurre », pour reprendre le titre du physicien François Gervais[10]. Ce dernier, expertises scientifiques à l’appui, montre combien ce fantasme, cette fumisterie est dispendieuse. C’est avec humour qu’il avance : « Gageons qu’à ce titre, il est à craindre que cette étude n’intéresse pas les médias. Taxer le Soleil, les planètes, les nuages ? Sans doute nos dirigeants trouveront-ils plus commode et plus rentable de continuer à taxer le carbone ».

Au-delà de cette dénonciation bien sentie, Yves Roucaute montre que les solutions sont à portée de science. Les pollutions aux plastiques par exemple : le soleil, des enzymes et des champignons peuvent les dissoudre fort rapidement. Ainsi les biotechnologies sont les alliées de la dépollution. Bon à savoir également : produire de l’hydrogène génère force vapeur d’eau, principal gaz à effet de serre, il n’est donc pas la panacée. C’est là « où l’on voit que biotechs jaunes et nanotechnologies traquent toutes les pollutions, y compris intellectuelles ».

Tous les chapitres d’Yves Roucaute étant titrés par un « Où l’on voit » un brin comminatoire, ne ratons pas : « Où l’on voit que le bio est industriel est chimique, la transition agricole grotesque, le localisme une ignominie, et que l’avenir appartient aux biotechs vertes pour sauver l’humanité de la famine ». Ce en quoi il faut comprendre les Plantes Génétiquement Modifiées pour résister à la sécheresse et à leurs prédateurs. Et si on ne le savait déjà, l’on découvrira combien, au contraire de la décroissance, seuls la croissance et le productivisme contribuent à la démocratie et à la paix et « abolissent l’aliénation au travail ».

Le pire étant peut-être, au cœur de l’écologisme, cette « résurgence du spiritisme et de l’animisme », témoignant de ceux qui prétendent placer au centre des constitutions des Etats le crime - souvent prétendu - d’écocide, préparant ainsi un totalitarisme planétaire au nom de l’esprit des forêts, qui par ailleurs se portent fort bien et de mieux en mieux lorsque science et économie permettent d’assurer la survie humaine sans avoir besoin de défricher et de brûler à tout va.

Sans compter que les écologistes, antihumanistes, étant anti-voitures, contreviennent aux recherches qui les rendront moins gourmandes en énergies, mais aussi à l’indépendance et à l’individualisme. Ce sont bien des collectivistes qui ont vêtu leur communisme d’une cape de mage vert.

C’est avec beaucoup de verve, d’alacrité, d’humour et d’ironie envers les « petits bonshommes verts », ces puérils écologistes rageurs, qu’Yves Roucaute mène son indispensable et impérativement recommandable essai, non sans indiquer dans ses notes abondantes ses sources, des éléments bibliographiques rigoureux pour appuyer ses dires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Guillaume Poitrinal, également auteur de Plus vite ! La France malade de son temps[11], proclame en Panurge que la planète se réchauffe à cause de l’activité humaine. Agitant le spectre de la peur il exige l’urgence à se remettre en question pour éviter le pire. Heureusement il n’est pas tout à fait perdu pour la cause de l’intelligence, car il ne s’agit pas pour autant de renoncer au progrès social et économique et de se précipiter tête baissée dans la décroissance, concept qui oscille entre « consensus politique » et « nouvelle religion ». Si pour lui « les dégâts de la mondialisation sont immenses », il craint « encore plus les effets de la pauvreté ». Pour ce faire, entre autres, « le retour du nucléaire est incontournable », nettoyer « le corpus de règles obligatoires le plus fourni de tous les pays de l’OCDE » est indispensable. L’« impératif écologique » bloque les initiatives et les projets industriels, dans une France déjà handicapée à cet égard.

Nous passerons sur sa formule erronée, « la prospérité en mode bas carbone est possible », pour nous intéresser aux nombreuses innovations scientifiques que la Chine met en œuvre, alors la France n’est pas dépourvue de moyens. Car elle dispose d’une source d’énergie peu chère et quasiment décarbonée, le nucléaire, du moins ajouterons nous si nous ne la négligeons pas, si nous nous poursuivons très vite l’expansion et le perfectionnement du nucléaire. C’est aussi « une grande puissance agro-sylvicole », alors que la matière issue de la photosynthèse sera celle de demain. Guillaume Pitrinal n’est donc pas un agitateur du chiffon vert apocalyptique, un rétréci du renoncement. Il juge préférable d’apporter des solutions de terrain, de la part d’un chef d’entreprise qui s’est engagé dans une écologie positive et créatrice d’emploi : cet ex plus jeune patron du CAC40 vient de créer « une start-up qui révolutionne la construction et l’immobilier en remplaçant le béton par du bois massif ». Aussi son expérience lui permet d’affirmer avec justesse : « nous devons dénoncer la prise d’otage dont l’écologie est aujourd’hui victime. Elle est devenue le terrain de jeu de prédicateurs, d’illusionnistes et d’extrémistes ». Sauf qu’il parle d’« asservir le capitalisme à l’écologie ». Certes écologisme et écologie sont deux choses bien différentes, mais l’asservissement du seul réel moyen valide d’assurer liberté et prospérité - nous avons nommé le capitalisme libéral et non de connivence - serait mortifère, aux mains de quelque oligarchie que ce soit…

Sans guère de doute un nouveau lyssenkisme est à l’œuvre. Cette politique agricole fut formulée dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques par Trofim Denissovitch Lyssenko et  ses affidés à la fin des années 1920, puis appliquée au cours des années 1930. Technicien agricole, il se pique d'une théorie génétique pseudo-scientifique, la « génétique mitchourinienne », qui devient en 1948, sous l’égide de Staline lui-même, la théorie officielle exclusive, évidemment opposée à une « science bourgeoise », jusqu’en 1964. Une fois reconnus les dégâts et les pénuries causés par une telle affabulation, l’on revint à la raison, si tant est que ce dernier mot eût un sens en Union Soviétique. Or il n’est pas insensé de qualifier l’urgence climatique, le réchauffement d’origine anthropique, les taxes carbone, les éoliennes et à peu de choses près tout l’appareil de l’écologisme comme un nouveau lyssenkisme, cependant plus grave que le précédent car largement international…

 

Hélas la puissance idéologique, l’endoctrinement subi par les élèves de l’Education nationale, la persuasion par la peur, l’apparence scientifique du discours et de la planification écologistes, le militantisme médiatique, bien qu’ils viennent d’un groupuscule, gouvernent de fait à la place des citoyens, exercent une réelle et sournoise dictature, au dépend des libertés et des avancées réellement scientifiques. La volonté de puissance des activistes forcenés et des politiques aussi incultes que démagogiques, associée au suivisme et à la servitude volontaire d’une part du public risquent de faire long feu. Il est à craindre que même le mur des réalités ne les arrête, tant la libido dominandi les encourage, tant le besoin de croire une pensée manichéenne et de s’enrégimenter taraude nos concitoyens. À moins que le château de cartes vert ne s’écroule et que la raison, pragmatique et créatrice, reprenne le dessus.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Discours climatosceptiques. Mots. Les langages de la politique, n° 127, novembre 2021, ENS Editions.

[3] Yves Roucaute : La Puissance de la liberté, PUF, 2004.

[4] Yves Roucaute : Le Bel avenir de l’humanité, Calmann Lévy 2018.

[5] Yves Roucaute : L’Homo creator face à une planète impitoyable, Contemporary Bookstore, 2019.

[10] François Gervais : L’Urgence climatique est un leurre, L’Artilleur, 2018. 

[11] Guillaume Poitrinal : Plus vite ! La France malade de son temps, Grasset, 2012.

 

Monasterio de Valvanera, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

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9 février 2022 3 09 /02 /février /2022 17:59

 

Petz, Scilliar Catinaccio, Schlern Rosengarten, Trentino Alto-Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Monstrum œcologicum.

Raisons et déraisons écologistes,

entre éolien et nucléaire.

Avec le concours de Ferghane Azihari, Marc Lomazi,

Pascal Perri, Fabien Bouglé, Timothy Morton.

 

 

Ferghane Azihari : Les Ecologistes contre la modernité,

La Cité, 2021, 240 p, 18 €.

 

Marc Lomazi : Ultra ecologicus, Flammarion, 2022, 351 p, 19,90 €.

 

Pascal Perri : Le Péril vert, L’Archipel, 2021, 224 p, 18 €.

 

Fabien Bouglé : Eoliennes. La face noire de la transition énergétique,

Editions du Rocher, 2022, 240 p, 16,90 €.

 

Fabien Bouglé : Nucléaire. Les vérités cachées,

Editions du Rocher, 2021, 288 p, 15,90 €.

 

Timothy Morton : Être écologique, Zulma, 2021, 256 p, 20 €.

 

 

Alors que la préservation de la nature et son harmonie avec l’homme devraient être un but commun, elle est prise en otage par un écologisme qui vise à tyranniser, voire éradiquer l’humanité. D’où vient ce Monstrum œcologicum ? Alors qu’il n’a plus guère à voir avec l’écologie au sens scientifique du terme, d’où vient sa généalogie, son archéologie, pour employer pompeusement des termes nietzschéens et foucaldiens ? Si l’on doit se souvenir que ses thuriféraires ont leur origine dans le mythe de l’âge d’or, dans le rousseauisme et le romantisme[1], l’on ne mesure pas assez combien ils sont animés par la pulsion totalitaire, avatar d’un idéalisme communiste délétère. Sous l’action de l’homo technologicus, la planète ne court rien qu’à sa perte, le réchauffisme climatique inondera les continents, le gaz carbonique étouffera toute vie. Les solutions décroissantes, taxatoires, lumineuses et électriques ne sont en fait que du vent, que des miroirs aux alouettes, dont quelques essayistes avertis démontent les impostures. Ferghane Azihari dénonce la doxa « contre la modernité », Marc Lomazi rhabille les verts pour l’hiver, en énumérant ces « nouveaux croisés de l’écologie », alors que Pascal Perri part à la chasse du « péril vert ». Enfin, en un tir croisé, Fabien Bouglé démonte les éoliennes et réhabilite le nucléaire. Et de façon à éviter le biais de confirmation, qui consiste à ne lire que ce qui va dans notre sens, nous nous demanderons cependant si l’homo ecologicus n’est qu’ultra ou monstrum, si, avec Timothy Morton, il peut être plus mesuré. Ne s’agissant pas ici de dénier l’intérêt de la dépollution et de la biodiversité, au-delà des raisons invoqués par les écologismes, il y a bien des déraisons à écarter pour raison garder.

 

Grâce à la merveilleuse gestion de nos Etats et de l’Europe, les prix de l’électricité bondissent. Centrales nucléaires indûment fermées en Allemagne et en Belgique, à Fessenheim en France, réacteurs fermés pour maintenances non anticipées, retards scandaleux pour l’ European Pressurized Reactor, imprévoyance au point de ne pas avoir lancé la construction d’autres exemplaires, ineptie scientifique en ne considérant pas la solution du thorium, tout se conjugue pour non seulement devoir recourir à de polluantes centrales à charbon, mais passer honteusement sous les fourches caudines des diktats écologistes les plus obscurantistes. Résultat : on achète au prix fort le gaz russe ou algérien, dont nous sommes dépendants. Alors, pour tenter de pallier toutes ces hausses de prix infligés aux usagers, l’Etat invente des « chèques énergie », des gels des prix, des boucliers tarifaires, autres monstres technocratiques, qui pèsent de toute évidence sur la réalité des marchés et sur les finances publiques dont la dette et le déficit sont faramineux.

Lorsque l’on proclame la fin des investissements dans le gaz, le pétrole et le charbon, leurs prix s'envolent, non sans conséquences économiques, sociales et politiques délétères, accompagnées de la hausse du prix du carbone, cette fiction sucée par des lobbies. L’inflation verte flambe. D’autant que la faiblesse intermittente des énergies renouvelables rend l’approvisionnement aléatoire.

Véritable jugement divin séparant les justes et les injustes, le « malus écologique automobile » établit des taxes à l’achat du véhicule en fonction du gramme de CO2 émis, d’un niveau évidemment de plus en plus réduit pour abonder la fiscocratie. Car l’on a décrété en vue des prochaines années la fin des véhicules thermiques, au profit de chimères. Tant vantées à coup de propagande, plans étatiques et subventions, toute trahisons du sens du marché et du réel progrès, les voitures électriques, dont les performances diminuent considérablement en hiver, nécessitent des batteries lithium-ion constituées de dizaines de kilogrammes de lithium, cobalt, nickel, graphite et cuivre, tous métaux rares et stratégiques, ce qui est une autre aberration écologique, sans compter la soumission à la Chine communiste, souvent productrice de tels métaux.

Ainsi vous ne direz pas ne pas avoir été avertis : Monstrum œcologicum  est aux manettes ; pour notre malheur. Thèse que nous pouvons étayer avec le concours d’une poignée de sérieux analystes.

Le pamphlet est aussi argumenté que bien senti. Ferghane Azihari montre dans Les Ecologistes contre la modernité, combien ces derniers dressent à charge « le procès de Prométhée », pour reprendre son sous-titre. Contre-procès, l’essai de notre analyste en sciences publiques démonte les raisonnements spécieux de ces antimodernes qui forment les rangs de l’écologie politique. Loin de se contenter de dénoncer les travers verts, il engage « un plaidoyer en faveur d’un modèle de société dont le bilan est remarquable », dans le cadre d’une « écologie des Lumières ». Il lui faut rappeler qu’au contraire du mythe rousseauiste du bon sauvage, c’est l’agriculture puis l’industrialisation et les technologies qui ont considérablement diminué la pénibilité, éradiqué le travail des enfants, du moins dans les pays développés, tout en assurant la croissance presque planétaire de la prospérité. De plus la guerre meurtrière était bien plus répandue dans les temps primitifs et anciens que dans notre époque moderne. De plus encore, ce développement, loin d’éliminer la nature, permet de diminuer la pollution, de préserver des espaces de biodiversité. En effet, « nos sociétés sont de moins en moins toxiques ». Aussi « Catastrophisme », « collapsologie », « extinction », « décroissance » font  le mantra d'un discours écologiste asséné comme une révélation prophétique, pour qui le développement économique et industriel, le progrès en un mot, est le synonyme d’un suicide programmé. Tout cela n’est que contre-vérités ; au regard des faits, cette religion mâtinée de paganisme est pire que le mal prétendu : « Gaïa déifiée, Sapiens profané »…

Le tropisme anticapitalisme a trouvé un nouvel exutoire, après la chute du communisme meurtrier en Union Soviétique et son avatar chinois têtu : c’est cet écologisme qui réussit à dépasser le marxisme dans son injonction non plus seulement sociale, mais planétaire : « Opposer l'embourgeoisement du monde à la qualité de l'environnement n'a pourtant aucun intérêt. L'idée qu'il suffirait de s'affranchir du matérialisme pour assainir notre planète ne correspond à aucune réalité historique ou géographique. Les pays les plus propres et les plus résilients face aux aléas naturels sont les plus riches : ceux qui ont les moyens de se doter des technologies les plus avancées. Le changement climatique ne change pas le fait que le progrès économique et technologique reste le moyen le plus juste et le plus sûr de lutter contre les nouveaux risques, sans renoncer à améliorer le sort des pauvres. Une société d'abondance pour tous est donc possible et souhaitable » ; ainsi sait penser notre essayiste.

La persistance de la vision malthusienne saute aux yeux à la lecture du rapport Meadows élaboré par le Club de Rome, qui certifiait la fin du pétrole en l’an 2000 ou l’irrépressible pollution des mégapoles. Quoique la réalité eût démenti de telles allégations, ce rapport reste une icône de l'écologisme. L’entêtement idéologique est de l’ordre de la « connaissance inutile » dont Jean-François Revel[2] avait montré les errements. De surcroit la concurrence incite à économiser les ressources : pensons au développement du recyclage et des échanges de produits d'occasion. Sans compter qu’une solution technologique à laquelle personne n’a pensé jusque-là ne peut manquer de survenir, l’inventivité étant le moteur de la civilisation.

Dans une recherche d’authenticité, l'on oppose naturel et artificiel. Cet écologisme romantique idéalisant un éénique passé et la tradition est politiquement ancré à droite : « L'écologie réactionnaire est le pendant droitier de la tentation de préempter la nature pour recycler un agenda politique sans rapport avec l'environnement. Là où la gauche voit dans l'écologie un prétexte pour ressusciter l'anticapitalisme, les réactionnaires voient dans le mythe de la nature vierge l'opportunité d'étendre le rejet de la modernité aux questions sociales. Il s'agit de verdir l'éternelle haine du pluralisme des mœurs et du cosmopolitisme qui constitue la modernité ». L’analyse Ferghane Azihari est plus que pertinente.

Ce rejet de la modernité, au nom de l'urgence face à la catastrophe supposée, risque bien d’être imposé par un pouvoir autoritaire, attentatoire autant aux principes de la démocratie libérale qu’à l’éthique des Lumières.

          Selon le sous-titre, « Le procès de Prométhée », c’est en fait à un éloge de ce dernier que se livre l’essayiste. En fait, celui qui déroba le feu des dieux, donne les moyens à l’humanité d’accéder à la civilisation au-delà du sordide état de nature : « Prométhée nous a donné le feu sacré de l'Olympe. À nous d'en faire bon usage en ignorant ceux qui ne rêvent que d'humilier les hommes ». L’écologisme est un « prophétisme » qui ne reconnait pas les bienfaits de la modernité industrielle, en termes de paix, de santé, de confort et de liberté intellectuelle, et qui ne rêve que de nous replonger dans une vie maladive et brève, dans une condition humaine opprimée et dans un milieu dégradé. L’« écologie profonde » et sa « théocratie verte », la « décroissance volontaire » ne sont qu’une resucée des « lendemains qui chantent » promis par le communisme avec les conséquences abominables que l’on sait.

Alors que « nos sociétés sont de moins en moins toxiques », que « la surpopulation et la surconsommation n’existent pas », les catastrophes naturelles de moins en moins meurtrières, que « le développement économique est le meilleur procédé d'assainissement », que le niveau des mers ne monte que de quelques centimètres, l’on nous promet la punition ultime de l’homme, le déluge et le feu, dignes d’un chantage à l’apocalypse !

Rhétoricien judicieux, cultivé tant philosophiquement que scientifiquement, Ferghane Azihari déplie un essai qui est à la fois un blâme sévère des fous de pouvoir écologique et un courageux éloge de la capacité humaine et scientifique d’œuvrer pour un monde meilleur, y compris dans ses acceptions naturelles indispensables.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus largement, ces « nouveaux croisés de l’écologie », pour reprendre le sous-titre de Marc Lomazi, forment une convergence des luttes, une mouvance sectaire que cet essayiste balaie d’un beau revers de livre : Ultra Ecologicus. Le bal des idéologues, activistes et combattants se déroule sous nos yeux effarés. Ils sont écoféministes, zadistes, antispécistes et végans de « Boucherie Abolition », collapsologues prophétiques, utopistes décroissants, commandos d’« Extinction Rébellion », survivalistes et autres « anarcho-primitivistes », sans compter leur anticapitalisme, antiracisme et décolonialisme vindicatifs et radicalement intolérants. Le nucléaire est leur enfer à conjurer, les Organisme Génétiquement Modifiés leur Satan. Les plus fondus de la « deep ecology » veulent revenir au paradis des chasseur-cueilleurs, détruire toute civilisation.  Quant aux élus verts, les voilà insurgés contre les sapins de Noël, les menus viandeux, les voyages en avion…

Autour du Basque Etcheverry et d’« Alternatiba », de la jeune Suédoise Greta Thunberg, des « XR » des « Red Rebels », d’« ANV-COP21 », ou des plus violents « Earth Liberation Front » aux Etats-Unis, l’on entraîne les moutons de Panurge dans des manifestations, l’on saccage le siège du gestionnaire américain de capitaux BlackRock, l’on souffre d’« éco-anxiété », l’on bloque les ponts de Londres, l’on goûte le sabotage et l’on est financé par des fondations et de grands capitalistes, dont Georges Soros ! Une force de frappe écoterroriste[3] inquiétante n’attend plus que l’épuisement de la pandémie (dont l’Etat joue pour tenter d’en retarder les actions) pour se jeter sur le monde libre, s’il l’est encore.

L’écoféminisme, dont l’une des têtes de l’hydre est Sandrine Rousseau, se propose des programmes autoritaires, totalitaires, pour faire régner la paix mortifère du climat à coups de redistribution sexuée de la population et d’interdictions de tout ce qui contrarie la doxa la plus verte. Sur un autre versant, les guérilleros anti-antennes cumulent près de 170 attaques explosives dans l’hexagone en 2020. Les technophobes récusent la « dictature numérique », quoique non sans raison[4]. Pêle-mêle, ils dénoncent les Organismes Génétiquement Modifiés, le nucléaire, les vaccins… Dans la tradition des luddistes, vieille de deux siècles, mais aussi de philosophes comme Günther Anders[5] et Jacques Ellul[6],  ils peuvent pratiquer le sabotage des machines. Quoique certains viennent de la droite traditionnaliste, la plupart sont aussi verts que rouges et noirs, comme les zadistes s’attaquant aux projets de barrages, scieries, aéroports, aérogares, site d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure. Les plus extrémistes sont aux Etats-Unis des anarcho-primitivistes, résolus à revenir à l’ère des chasseur-cueilleurs ! Les plus violents sont quant à eux les « Black Blocks », absolument anticapitalistes et antiétatistes.

D’autres mouvances, celle des néo-utopistes, sont tentées par le mysticisme paysan, comme le localiste fumeux Pierre Rabhi, par les « écolieux » en pleine nature, dont l’inventivité architecturale et agricole en fait des laboratoires in vivo, mais aussi des révélateurs des faiblesses du collectivisme et des conflits humains.

Les décroissants ne sont pas moins totalitaires, visant à interdire la publicité, les produits chimiques, l’automobile, à remplacer les supermarchés par des centres de produits locaux, l’Etat par des « biorégions », à instituer la semaine de 20 heures et un salaire de 1000 €, ou plus exactement des « fournitures gratuites », sans obligation de travail. L’utopie de la sobriété ascétique cache à peine une douloureuse dystopie. En toute logique le virus de la décroissance croît à gauche…

Pire, si possible, les délirants de la tragédie climatique agitent le chiffon vert de la peur au service de l’écoanxiété et se font les apôtres de la collapsologie jusqu’à des dérives néopaganistes et obscurantistes. Gageons que, si la catastrophe civilisationnelle arrive, elle aura d’autres causes ; ce qui n’empêche pas de prendre des précautions préconisées par les survivalistes.

Et si l’on doit aux animaux une réelle humanité, il ne s’agit peut-être pas de suivre les antispécistes et les « animalistes radicaux », soit la protection accordée jusqu’au rats et punaises, soit l’abolition de l’élevage, du cuir, le véganisme obligatoire ; au risque d’abonder les entreprises biotechnologiques qui préparent des viandes de synthèse et autres faux laits. Sans compter les violences contre les éleveurs et les bouchers par les affidés de « Boucherie abolition », qui, malgré la vertu de ses reportages à charge contre la violence sadique exercée dans les abattoirs, associe l’abattage animal à la Shoah, tout en faisant la plupart du temps silence sur l’abattage halal ! 

En sus du document à charge de Marc Lomazzi contre le « despotisme vert », Pascal Pérri, nettement plus pugnace, vilipende Le Péril vert, en chargeant la liste des fauteurs de troubles graves. Il y ajoute les « anti-chasse », « anti-corridas », les « anti-sapins de Noël », les « anti-tour de France », les « anti-mâles blancs », « anti-aviations », « anti-vaccins », « anti-OGM », en un fourre-tout ubuesque, tant la vénération écologiste, la fidélité obtuse à la nature sont des moteurs anti-libéraux et contraires à la raison scientifique, en relevant par exemple combien le financement de la recherche contre les maladies génétiques, via le Téléthon, est plébiscité par les Français qui en toute incohérence rejettent les Organisme et Plantes Génétiquement Modifiés. Même si corrida et chasse, en dépit de leur valeur culturelle, sont le plus souvent des cruautés sans nécessité, sans compter une campagne blindée de cartouches et de plomb.

 À l’énumération des foudres brandies par les purs de la doctrine écologiste, le plus souvent issus de l’extrême-gauche, quoique parfois des Chrétiens traditionalistes et de l’extrême droite régressiste, au réquisitoire contre ce « nouvel opium » de la jeunesse, ce « retour des grandes peurs » millénaristes, Pascal Perri ajoute un plaidoyer bien senti en faveur d’une écologie non-punitive et rationnelle, plaidoyer intelligemment argumenté. Car à l’encontre du « cauchemar vert », d’une « société de contrainte et de rationnement, il ne faut pas méconnaître que le génie humain est « une ressource inépuisable », capable de créer ce que nous n’imaginons qu’à peine, par exemple une énergie nucléaire propre, infinie, des matériaux post-naturels sans nuisance pour l’environnement et notre santé…

 

Cañada Vellida, Teruel. Photo : T. Guinhut.

 

Coup sur coup, Fabien Bouglé réalise un beau doublé polémique avec Eoliennes. La face noire de la transition énergétique, puis Nucléaire. Les vérités cachées. Jamais l’expression « Ce n’est que du vent », ne fut plus appropriée qu’aux éoliennes. Sacrifiant au dieu Eole, elles paraissent une icône indiscutable de la modernité écologique et de la transition énergétique et climatique, ces vaches sacrées affichées par l’idéologie et la propagande. Pourtant, il ne s’agit rien moins que d’un « scandale écologique et financier mondial » ! Métaux rares et batteries souvent venus de Chine communiste, broyage des oiseaux et des chauvesouris, centaines de tonnes de béton pour les ancrer dans un sol qui ne les retient pas lors d’ouragans, recyclage quasi-impossible, pollution carbone lors de leur fabrication et transport, infrasons délétères, durabilité guère au-delà de vingt ans. Et encore les subventions ventent en arrosant les lobbys industriels et financiers. Elles sont bien les seules car la faible productivité des machins dépend d’un vent souvent absent lorsque l’on en a besoin. Ce qui entraîne la nécessité de réactiver des centrales à charbon pour pallier les pénuries et aux rejets carbones assurés. Et encore faut-il payer plus cher une électricité non rentable, « au détriment des citoyens rackettés »… L’on commence à s’apercevoir ailleurs, mais guère encore en France, que nous nous sommes laissés vendre du vent avec une « technologie obsolète ». Fabien Bouglé nous révèle combien la mafia, la « Cosa Nostra », et les Organisations Non Gouvernementales comme Greenpeace rôdent sous le vent, que corruption et prises illégales d’intérêt gangrènent un marché juteux afin d’« accentuer les bénéfices colossaux des industriels du vent ». Sans compter les menaces sur l’emploi et le tourisme dans des zones piquetées et rayées éoliennes… Face à cette « arme de destruction massive de l’environnement », il est à souhaiter que cet essai fort convainquant devienne ce qu’il mérite d’être : un avertissement salutaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il doit en être de même pour Nucléaire. Les vérités cachés, du même Fabien Bouglé, décidemment dans une forme éblouissante. Ce qui aurait pu passer pour une amère ironie après la catastrophe de Tchernobyl, au demeurant peu mortifère, puis celle de Fukushima, dont le tsunami seul fit des victimes (une seule est avérée pour l’accident nucléaire) est bien un éloge paradoxal, tant les préjugés et les incantations alarmistes ont déconsidéré la science de l’atome. L’éloge de l’énergie nucléaire, « face à l’illusion des énergies renouvelables » est de plus en plus crédible, ce dont témoignent les plus raisonnables dans le camp écologiste.

Il n’est pas question ici d’être naïf et de prêcher le pour en oubliant le contre. Les inconvénients sont connus : si sûre qu’elle soit, « aucune électricité ne relève d’une immaculée conception ». Le démantèlement de centrales sénescentes risque de coûter des fortunes. Les déchets nucléaires restent encore préoccupants. Cependant les voilà bientôt recyclés dans les European Pressurized Reactor, puis dans de futures centrales au thorium, minerai bien plus abondant que l’uranium et infiniment moins dangereux et militairement inutilisable.

Non, les centrales ne rejettent aucun gaz à effet de serre. Non les déchets ne sont pas des monstres radioactifs, alors que ceux provenant de la combustion du charbon sont autrement pluriels (plomb, arsenic et uranium !), abondants, radioactifs et dangereux. Ils ont pour la plupart une faible activité et une vie courte, devenant semblables à la radioactivité naturelle de régions granitiques comme la Bretagne ou le Massif central, donc sans danger. D’autres, très dangereux, ne représentent que « 3,1 % du volume et 99,8 % de la radioactivité » et leur retraitement sépare l’uranium réutilisable (96 %) des déchets hautement radioactifs (4%) destinés à être vitrifiés (l’archéologie du verre montrant que cette technique résiste à des milliers d’années). Le compactage et colisage des autres déchets complète ce qui doit être enfoui et rester accessible dans les argiles de Bure. Cependant la « transmutation par laser », sous l’égide du professeur Mourou (Prix Nobel 2018), permettra bientôt de « réduire la radioactivité de 30 millions d’années à 30 minutes » ! Même s’il faut encore une ou deux décennies de travaux, la découverte est d’importance. Par ailleurs ces déchets pourront être utilisés dans des réacteurs à sodium liquide…

Quoique le nombre de morts à l’occasion de la production des énergies soit infiniment plus faible au bénéfice du nucléaire, à l’encontre du charbon, du gaz et de l’éolien (à cause des chutes des techniciens), la sûreté des centrales reste cruciale, même si elles ne sont en rien menacées d’exploser comme une bombe atomique. Les draconiennes normes de sécurité, qui expliquent le surcoût et le retard de l’European Pressurized Reactor français, mais aussi finlandais, sont une sauvegarde, même si l’on peut soupçonner une part d’impéritie chez nos organisme étatiques, voire ce que Fabien Bouglé appelle avec pertinence une « politique de sabotage du nucléaire français », notamment à l’occasion de l’arrêt de Superphénix, qui consommait des déchets nucléaires. Songeons que pour un coût d’investissement égal, intégrant les futurs démantèlements des réacteurs (90 milliards), le parc éolien ne produit que 6 % de notre électricité (à l’encontre des 70 % pour le nucléaire) dont l’intermittence (24% de leur capacité) conduit au retour du charbon, et dont la durée de vie est de 20 ans (comme le photovoltaïque) alors que l’on parvient à prolonger la vie d’une centrale jusqu’à soixante ans ! Sans compter que les éoliennes nécessitent 500 fois plus de surface qu’une centrale à production équivalente. Au gouffre financier s’ajoute le gouffre de la raison. L’on se doute qu’une sortie du nucléaire, outre le « danger pour l’emploi et la souveraineté », se ferait au prix d’une « explosion des factures et des coupures ».

La « face cachée des Organisations Non Gouvernementales et des lobbys antinucléaires » est alors révélée dans son idéologie, son inculture scientifique, sa mauvaise foi, son parasitisme et sa dangerosité. En particulier Greenpeace, ce « mercenaire vert », dont les troubles financements ne laissent pas d’interroger sur l’indépendance géopolitique de son activisme antinucléaire, complice des lobbys industriels de l’éolien, comme le World Wilfife Found d’ailleurs, et complice d’une Allemagne résolument antinucléaire.

Il n’en reste pas moins que la France - et ses irresponsables responsables politiques - si elle produit encore 70 % de son électricité grâce au nucléaire, prend un retard considérable. En fermant Fessenheim encore bonne pour le service pour complaire aux écologistes obscurantistes. En ne renouvelant pas un parc qui risque d’être obsolète dans les décennies à venir, et qui, déjà, à cause de maintenances et d’insuffisance, doit recourir aux importations et à des centrales à charbons polluantes, au risque de la panne géante, le tout en dilapidant l’argent public dans les éoliennes et le solaire, tout aussi poussifs, intermittents et bien peu recyclables. Il est urgent, répétons-le, alors que d’autres pays y travaillent activement, de concevoir des microcentrales, d’autres au thorium, la fission nucléaire…

L’ouvrage de Fabien Bouglé, une fois de plus, est scientifiquement informé, rigoureux, clair, imparable, ses notes et références sont inattaquables. À lire et méditer, vous dis-je !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne s’agit pas là de s’opposer au droit de vivre en harmonie avec la nature et les durs travaux dans des yourtes cévenoles, comme le fait une Sylvie Barbe. Ni de déprécier qui veut vivre d’agriculture biologique. Mais de se défier de la rhétorique folle qui prétend lutter contre « le patriarcat blanc, hétéronormatif, capitaliste et écocidaire ». S’il est loisible de vivre d’une manière plus éco-responsable, de limiter sa consommation, de travailler les jardins partagés, il serait alarmant que l’homo economicus devienne un ultra ecologicus à ses dépens et aux mains d’une tyrannie planétariste.

Hélas Marc Lomazi, dont l’ouvrage est abondamment et précisément documenté, qui, donne la parole aux ultra écologistes autant qu’à leurs détracteurs, semble ne pas remettre en question cette « urgence climatique » fantasmatique[7]... Et il en est de même pour Pascal Perri, dont Le Péril vert chasse sur des terres voisines. Cependant nous apprécierons d’user de technologies peu gourmandes en ressources, recyclables, non polluantes, mais on ne peut réellement y compter sans les innovations scientifiques et technologiques. Certes il faut déplorer que la biodiversité puisse se rétrécir. Mais outre que la nature elle-même se charge de faire disparaître des espèces, songeons que lorsqu’un biotope retrouve ses conditions naturelles, les espèces viennent proliférer, voire laissent apparaître quelques-unes que l’on croyait effacées. 

Monstrum œcologicum ? Lisons de l’intérieur et de Timothy Morton : La Pensée écologiste. Synthèse, manifeste ? Extrêmisme ou modération ? Si nous avions choisi cet ouvrage de par son titre, nous en attendions une cohérence à tout le moins. Il faut dire que l’introduction désarçonne tant la clarté n’est pas son fort, sauf pour affirmer que cette pensée est globale et que tout est dans tout : « la pensée écologique c’est l’interconnectivité », il est question de « collectivité écologique » ; de là au collectivisme il n’y a qu’un pas. Il ne suffit plus pour lui de « verdir » les consciences et les programmes électoraux, la démarche doit être « globale ». Des affirmations pour le moins hasardeuses pullulent : « Le réchauffement climatique a déclenché la sixième extinction de masse » ; que faire alors des successions de réchauffements et de refroidissements qui ont marqué les derniers millénaires ? Il n’en reste pas moins qu’il est du devoir de l’humanité de se préoccuper des espèces menacées. D’ailleurs, l’une de ses préoccupations est de savoir si les animaux (les « non-humains », selon le novlangue) peuvent apprécier l’art.  

« Esthétique et pensée politique », pour ce philosophe, doivent observer un virage écologique, ce pourquoi nombre d’artistes, plasticiens et musiciens trouvent chez lui leur inspiration. De chapitre en chapitre, il s’intéresse « à la notion d’étranges étrangers, les formes du vivant auxquelles nous sommes connectées », revenant à Darwin. Evidemment Timothy Morton est anticapitaliste et préfère le monde des poètes de la nature, comme Wordsworth, Shelley. « La nature romantique est une construction artificielle », dit-il pourtant. Si nous apprécions ce tropisme poétique en direction des écrivains et poètes romantiques, chez Timothy Morton ce n’est qu’une preuve de plus de son manque de rationalité. Et si son regard vers le roman et le cinéma de science-fiction, La Trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, Blade Runer ou Solaris, peut-être revigorant, il s’embourbe dans les fumées conceptuelles.

 

Parmi cet essai verbeux, plus encore que Bruno Latour[8] dont il est proche, l’on trouve cependant des éclairs de lucidité, des métaphores coruscantes : « les étendues sauvages sont des versions gigantesques et abstraites des produits exposés dans les vitrines des centres commerciaux », la critique de la surconsommation faisant ici mouche. De là à dire qu’il faut « tout penser écologiquement », jusqu’au papier du poème », c’est risquer une immixtion et une surveillance idéologiques générales[9]. À tel point que cet idéaliste - qui récidive avec Être écologique[10]- est « loin de dénigrer l’écologie profonde en tant qu’objectivation religieuse », ajoutant : « Peut-être que les nouvelles éco-religions offrirons un soupçon de coexistence postcapitaliste ». Nos lecteurs savent combien nous sommes ici attachés aux vertus du capitalisme réellement libéral, à ses capacités d’innovation, y compris écologistes aux sens scientifique du terme, aux libertés individuelles que de telles perspectives religieuses vertement prétotalitaires menaceraient gravement…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[3] Eric Denécé et Jamil Abou Assi : Ecoterrorisme, Tallandier, 2016.

[6] Jacques Ellul : Le Bluff technologique, Pluriel, 2017.

[8] Bruno Latour : Politiques de la nature, La Découverte, 1999.

[10] Timothy Morton : Être écologique, Zulma, 2021.

 

La Villa La Badia, Trentino Alto-Adige, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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28 septembre 2021 2 28 /09 /septembre /2021 16:38

 

Masques du Golfe de Guinée.

Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Philippe Descola,

une anthropologie des mondes

& des Formes du visible.

 

 

Philippe Descola : La Composition des mondes,

Champs Flammarion, 2017, 382 p, 11 €.

 

Philippe Descola : Les Formes du visible,

Seuil, 2021, 766 p, 35 €.

 

 

 

Bois frustes ou finement sculptés, ils sont des objets, des masques, mais surtout des signes, des totems, des âmes. Nul doute que pour l’anthropologue une telle multiplicité de visions relève de sociétés lointaines dignes d'investigations. Un autre regard qu’occidental est donc nécessaire sur les ethnies lointaines et leurs artefacts ; c’est celui dont tentent d’user inlassablement les chercheurs. Toutefois y-a-t-il une anthropologie après Claude Lévi-Strauss[1] ? Son ombre tutélaire et structuraliste semble s’étendre définitivement sur le territoire des études consacrées aux peuples des confins de la planète. Pourtant il fut le maître de Philippe Descola (né en 1949) - qui lui consacra un volume d’analyses et d’hommage[2] - en une transmission de la vocation et de l’énergie. Cependant, plutôt qu’en une énumération des coutumes et des mythes, ce dernier va s’intéresser, outre La Composition des mondes à l'occasion de son entretien avec Pierre Charbonnier, aux Formes du visible. Que va nous dire de notre monde la profuse ethnologie comparée de Philippe Descola, mais au risque de choir dans l’alarmisme écologiste ?

Empruntant le cheminement autobiographique, cet entretien commence par une enfance choyée, curieuse de tout, puis une jeunesse éprise de révolution, ainsi que les vives querelles de chapelles qui embrasaient sa discipline, « goût de l’enquête » et formation dont l’aboutissement est moins la composition de soi que « la composition des mondes ». Reçu avec la plus grande cordialité par Claude Lévi-Strauss, il peut aller en Amérique du Sud, à la rencontre des Jivaros Achuars en Equateur, « de l’ampleur et de l’ingéniosité des savoirs écologiques et des techniques d’usage de l’environnement en vigueur chez les peuples de la forêt », en toute conscience des enjeux, ce dont témoigne alors la création du concept d’ « ethnocide ». S’il n’est pas dupe du romantisme du bon sauvage, la prise de risque est intense : là, « il était à peu près impossible en Amazonie de ne pas vivre comme ses hôtes ». Ce sont des communautés sans Etat, ni dieux, mais « avec un goût prononcé pour la guerre et la vendetta ». Peu à peu il en vient à montrer « comment les dimensions techniques et les dimensions symboliques de la praxis rétroagissent les unes sur les autres ». En particulier dans le cadre de son enseignement à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Ses travaux parviennent à maturité dans une thèse d’Etat, La Nature domestique[3], une monographie de terrain, puis dans un livre paru dans la prestigieuse collection « Terre humaine » : Les Lances du crépuscule[4], récit ethnographique profus et parfois burlesque consacré aux Achuars. Sa complicité avec Françoise Héritier lui permet d’entrer au Collège de France en l’an 2000, dont les cours nourrissent peu à peu Par-delà nature et culture[5], essai comparatif en quête d’un « principe d’ordonnancement des interfaces entre sociétés et environnements ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chez les « Achuars du haut Kapawi », Philippe Descola et son épouse Anne Christine Taylor fabriquent de la bière de manioc et participent à la chasse, selon la division sexuelle du travail, collectent des plantes, font mille relevés. Bien qu’apparemment paisibles, ces indigènes peuvent être belliqueux et vengeurs. Or ils ne sont « pas déterminés dans leur existence sociale par des contraintes environnementales ou des limitations techniques mais par un idéal d’existence culturellement défini, ce que l’on appelle dans leur langue shiir waras, le bien vivre », ce dans une forêt « plantée par un esprit », et qu’ils jardinent ensuite. Leurs rêves, leurs incantations tissent des liens avec les âmes, humaines, animales et végétales qui sont des « partenaires sociaux », au sein d’une « écologie symbolique ».

L’un des aspects les plus prégnants de cet entretien est la manière dont Philippe Descola conçoit « le monde contemporain à la lumière de l’anthropologie ». Ainsi réhabilite-t-il les « non-humains », animaux, végétaux, minéraux, glaciers, gaz, jusqu’aux virus. Certes, mais n’est-ce pas prendre le risque dangereux de l’indistinction, voire d’un retour à un animisme finalement superstitieux… Cela dit le concept d’« anthropologie politique » mérite attention en tant qu’il entend préserver la liberté des peuples en leurs territoires.

Si cette Composition des mondes peut sembler parfois ardue en sa progression théorique, en particulier en termes d’autobiographie intellectuelle, le genre de la conversation permet de rendre le livre passionnant de bout en bout. À l’érudition accumulée répond une théorisation judicieuse, entre récit littéraire et démonstration scientifique, non sans le secours d’une personnalité pleine d’humanité, en particulier dans son attention à l’égard de la défense des peuples indigènes qui peuvent être affectés par des spoliations et autres oppressions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les recherches de terrain de cette sommité américaniste de l'anthropologie le contraignirent à remettre en question le dogme conventionnel du dualisme nature / culture, humain / non-humain, et à classer les schèmes de la relation avec la nature : identification, relation et figuration. Car la nature est elle-même une production sociale, par le filtre de l’ethnie qui la vit. Or les quatre modes d’identifications, ou ontologiques, qu’il tint à définir ne sont pas forcément anthropocentriques, en leurs incarnations dissemblables : totémisme, animisme, analogisme et naturalisme. Ainsi, notre anthropologue ouvre le chemin d’une « écologie des relations ». Ces prémices, centrales dans Par-delà nature et culture[6], sont également dépliées dans l’entretien, d’une manière plus aisée, et reprises au seuil des Formes du visible.

Naturaliste, la société occidentale trace une frontière entre soi et autrui, une dichotomie entre nature et culture. Si la première est fondamentalement universelle en tant que monde physique et biologique, la seconde fait une différence nette entre humain et non humain, mais aussi entre les sociétés humaines entre elles. Une telle distinction, historiquement datée, depuis Platon et Aristote, ne s’est pas produite parmi les autres sociétés, ce qui pour nous les rend difficile à appréhender et fonde ainsi la tâche adaptative dévolue à l’anthropologie. En ce sens faut-il dépasser ce point de vue qui structure la pensée, du sens commun jusqu’à nos principes scientifiques, pour aborder les modèles animistes, totémistes et analogiques.

Animistes sont les sociétés pour lesquelles tout est âme, un arbre, un roc, un animal. De sorte que les attributs sociaux des non-humains permettent des relations de l’ordre de l’identité entre ces derniers et les êtres humains. Totémistes sont celles où le clan s’assimile à un totem, et où l’identité, intérieure et physique, est façonnée par leurs correspondants animaux, dont la variété est également le signe de celle de l’humanité. Analogistes enfin sont celles où l’on se heurte à une discontinuité des intériorités et des physicalités des humains et non-humains.

 

Un essai profus vient couronner l’édifice : Les Formes du visible. Ce sont celles des artefacts et de l’art confectionnés par les populations qui ont essaimé parmi le monde. L’on pourra s’étonner, en parcourant les quelques cent-cinquante illustrations en couleurs, de la diversité, voire de l’éclectisme, de ces productions. Outre leurs époques parfois fort éloignées, ce sont des masques africains qui voisinent avec des tableaux de maîtres hollandais du XV° au XVII°, une massue u’u des îles Marquises avec des enluminures médiévales, un masque du Shri Lanka avec un tapis de laine iranien, une photographie contemporaine avec des peintures rupestres et sur écorce venues des aborigènes australiens. Il est évident qu’il ne s’agit pas là d’un fourre-tout pittoresque, mais d’un examen des figurations mises en œuvre par l’humanité, là encore en fonction des « quatre régions de l’archipel ontologique » : totémisme, animisme, analogisme et naturalisme. Ainsi chaque groupe figure la condition humaine dans le monde qui l’entoure au moyen d’un vocabulaire plastique particulier révélant « l’ossature et le mobilier du monde ».

Etudiant l’image et ses fonctions, Philippe Descola explose la grammaire du visible tel que nous aurions dû la concevoir et rompt avec l’occidentalocentrisme. Au long d’un voyage en forme d’archipel, il parcourt les systèmes de pensée gouvernant la figuration sur la surface du globe, multipliant les chambres secrètes et les allusions à une théorie de l’art. Jusque-là notre Occident avait pensée l’art comme un travail de  représentation et d’imitation, soit la mimesis, l’artiste prenant place face à la nature. En revanche bien des sociétés exotiques ont de longtemps choisi, au service de leurs productions d’images, la fonction rituelle plutôt qu’esthétique ; au point, peut-on penser, que cette dernière n’ait aucune existence dans bien des sociétés.

À cet égard Philippe Descola reconnait sa dette envers l’anthropologue américain Alfred Gell, qui, en 1998, dans L’Art et ses agents[7], pensait les images non plus comme des représentations des objets du monde, mais comme « des agents autonomes » qui « interviennent dans la vie sociale et affective des humains », soit en tant que puissance d’agir. En ce sens, pour notre essayiste, qu’il s’agisse de masques, de peintures, voire de tatouages, d’armes et de mobiliers, non seulement l’œuvre signifie un rapport au monde, mais un pouvoir circulant de l’homme vers la nature, et vice-versa, de façon à intéragir et à concilier l’un avec l’autre.

Ainsi ce sont des « masque amazoniens, des effigies inuits en ivoire de morse ou des tambours sibériens pour l’animisme, des peintures aborigènes sur écorce et sur toile pour les « êtres du Rêve » du totémisme, des tableaux européens et des photographies pour le naturalisme et, dans le cas de l’analogisme, des assemblages de pièces provenant de sources hétérogènes, parfois dans une extrême profusion, soit une foule disparate de figurations en provenance d’Afrique, d’Asie, des Amériques, depuis les tableaux de fils colorés des Huichols du Mexique jusqu’aux rouleaux de paysages chinois en passant par des tabliers d’amulettes de Côte d’Ivoire. Une particularité du naturalisme étant « l’institution du sujet individuel », ce qui est exceptionnel au regard du reste du monde. Voici donc « une anthropologie comparative de la figuration », dont la preuve par l’exposition fut donnée au Musée du Quai Branly à Paris, en 2010-2011, sous le titre La Fabrique des images. Vision du monde et formes de la représentation [8]. Un examen des statuts de cette figuration qui est universelle, alors que l’art ne l’est pas.

Des pierres, comme les bétyles, sont des « présences divines », des montagnes sont des divinités chtoniennes. Non iconiques, elles sont pourtant l’expression d’une puissance. Ailleurs, idoles et icones s’opposent, la figuration est contraire à l’abstraction, ne participant de la même ontologie. Loin de l’idée selon laquelle la « figuration mimétique » (afin de rappeler les morts) serait l’origine de l’art, les codes figuratifs divers obéissent à des « cadres ontologiques ». Par exemple, au contraire de la perspective linéaire albertienne de la Renaissance, les Indiens de l’Amérique du Nord-ouest préfèrent la représentation au moyen de points de vues multiples par exemple sur le visage d’un ours, comme lorsque les cubistes ouvriront plusieurs profils.

L’on s’aperçoit alors que les modes de figuration véhiculent « outre le Dieu des monothéismes devenu Nature sur le tard, trois grandes classes d’invisibles, parfois mêlés, le plus souvent distribués dans des collectifs séparés : les esprits, les divinités et ce que l’on pourrait appeler les antécédents », soit les ancêtres. Sauf, pourrait-on ajouter, que l’Islam ne pratique pas la figuration, hors pour les Persans, lui préférant la calligraphie, souffle de la parole divine.

Nous parcourons en ce fort volume, passablement intimidant il faut l’avouer, une connaissance de l’homme qui résiste à un universalisme réducteur. C’est une somme encyclopédique, à la rencontre de l’anthropologie et de l’histoire de l’art, qui n’ignore pas des théoriciens comme Erwin Panofsky ou Hans Belting[9]. Si les passages théoriques manquent parfois de concision, l’analyse des ouvrages figuratifs jaillis de la main de l’homme rayonne en tant de directions que c’en est merveille. De la figuration tribale à la peinture surréaliste, d’un retable du « Couronnement de la Vierge » pullulant de personnages aux tailles hiérarchiquement ordonnées, en passant par une statue de maître zen, jusqu’aux « cosmogrammes mystiques » de Gonkar Gyatso représentant en 2009 une tête de Bouddha entourée d’un halo de singularités modernes (textes logos, photos, pictogrammes et personnages), l’œuvre rituelle et d’art gagne en cosmopolitisme et en dimensions spirituelles. Grâce à Philippe Descola, une révolution copernicienne multiplie les perspectives du musée universel.

Plus trivialement, si l’on consent à parler ainsi de l’engagement politique, « l’anthropologie a joué un rôle moteur dans la relance récente d’une exigence écologique plus radicale », confie Philippe Descola à qui veut l’entendre, parmi les pages de La Composition des mondes. Malgré tout le respect que nous pouvons professer à l’égard de notre anthropologue, d’ailleurs resté dans le sillage du marxisme, son tournant vers un écologisme[10] discutable nous laisse un brin dubitatif. Alors qu’il affirme dans La Composition des mondes qu’il « est faux de dire que l’homme est en soi une maladie pour la planète » (il se réfère au rapport à leur environnement des Achuars),  il est plus sévère envers la civilisation industrielle : « Nous sommes devenus des virus pour la planète », dit-il dans un entretien au journal Le Monde[11]. Certes des milieux naturels ont été détruits, mais de là à se changer en thuriféraire des prédictions apocalyptiques du GIEC il y a un pas à franchir.  L’on y découvre de surcroit que le capitalisme serait bien plus responsable de la pandémie de coronavirus que tout autre cause plus rationnelle, chasses ancestrales d’animaux sauvages ou fuite d’une manipulation virale d’un laboratoire chinois. Le voilà rêvant, avant d’imaginer l’imposer, d’un monde dans lequel l'on « ne sépare plus de manière radicale les humains et les non-humains ». Nous serons donc ravis de côtoyer vipères, tarentules et autres prédateurs dans un proche jardin d’Eden… Un tel irénisme est confondant. L’on aurait pu penser qu’un anthropologue rompu aux modes d’existence tribales dans les forêts amazoniennes soit au fait de la violence de la nature et de la faible espérance de vie de ses habitants, ce qu’il n’ignore pourtant pas. Le rousseauisme béat, qu’il récuse par ailleurs, s’érige en vérité d’autorité, alors qu’il n’est qu’un poncif politique démagogique aux mains de postmarxistes affamés de pouvoir totalitaire, ce qui est peut-être le cas de son ami le philosophe écopolitique Bruno Latour. En dépit de justes inquiétudes sur l’état de notre environnement, l’intelligence ne protège pas de l’idéologie devenue folle[12].

Si le projet de l’anthropologie est de « s’attaquer sur des bases scientifiques à la compréhension des grands principes régissant l’existence communes des humains », ses découvertes ne permettent pas de les unifier en un seul théorème. La clef unique qui ouvrirait la boite de Pandore de l’humanité n’ayant peut-être jamais été forgée par la nature. Reste qu’au voyage dans l’espace et dans le temps chez les Achuars raconté avec entrain, notre anthropologue sait ajouter une pensée classificatrice féconde qui éclaire d’une lumière nouvelle la pulsion figurative de l’humanité.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Philippe Descola (sous la direction de) : Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle, Odile Jacob, 2012.

[3] Philipe Descola : La Nature domestique. Symbolique et praxis dans l’écologie des Achuars, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2019.

[4] Philipe Descola : Les Lances du crépuscule, Terre humaine, Plon, 1993.

[5] Philipe Descola : Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

[6] Philipe Descola : Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

[7] Alfred Gell : L’Art et ses agents, Fabula, 2009.

[8] Philippe Descola : La Fabrique des images. Vision du monde et formes de la représentation, Somogy-Musée du Quai Branly, 2010.

[11] Le Monde, 20 mai 2020.

[12] Voir : Ravages de l'obscurantisme vert

 

Figurine Yoruba, Bénin-Nigéria.

Museum d'Histoire naturelle, La Rochelle, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

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22 juin 2021 2 22 /06 /juin /2021 13:33

 

Zette Cazalas : Kunstschrank,  Cabinet de curiosité,

Musée d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Inventer la nature :

des origines du monde à l’extinction des espèces

en passant par Anatomica.

 

 

Sous la direction de Laura Bossi :

Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIX° siècle,

Gallimard Musée d’Orsay, 2020, 384 p, 45 €.

 

  Johanna Ebenstein :

Anatomica. L’art exquis et dérangeant de l’anatomie humaine,

Seuil, 2020, 272 p, 29 €.

 

Diego Vecchio : L’Extinction des espèces,

traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon,

Bernard Grasset, 2021, 224 p, 20 €.

 

 

Si la nature existe de manière immémoriale, et ce depuis la genèse et le Big bang, c’est au dix-neuvième siècle qu’elle fut inventée. C’est le pari surprenant de Laura Bossi et de ses collaborateurs, dans le cadre d’une exposition et d’un livre somptueux : Les Origines du monde. Aux nomenclatures et classements, s’ajoutent l’exposition et la représentation, en passant par les livres et les tableaux. Or représenter la nature à fin de connaissance, c’est aussi pratiquer la dissection pour cataloguer la nature humaine, soit celle du corps. C’est alors, grâce à l’album Anatomica, que l’on découvre qu’il s’agit autant de science que d’art. À ces ouvrages documentaires, il sera permis d’ajouter un roman de Diego Vecchio intitulé L’Extinction des espèces, histoire passablement fantaisiste d’un musée d’histoire naturelle du XIX° siècle, dont le titre, lui aussi en écho avec Charles Darwin qui révolutionna la discipline et jusqu'à la métaphysique, résonne comme un signal d’alarme, néanmoins parodique.

Non, la nature n’a pas attendu le XIX° siècle et son scientisme, son positivisme, pour inventer et inventorier la nature. L’Antiquité elle-même, avec les Animaux d’Aristote et la gigantesque Histoire naturelle (dont il ne nous reste qu’un millier de pages !) de Pline L’Ancien, n’a cessé de nommer et décrire les bêtes et les plantes. Les herbiers et descriptions zoologiques ont concouru de virtuosité lors de la Renaissance ; et le XVIII° siècle a vu le triomphe de l’Histoire naturelle de Buffon, des minéraux aux oiseaux.

Historienne des sciences, Laura Bossi, maîtresse d’œuvre des Origines du monde, n’ignore en rien ces prémices. En outre, avec le concours d’une trentaine de spécialistes, elle met l’accent avec justesse sur une furia de découvertes et de représentations qui fleurissent au XIX° siècle jusqu’à la borne de la Première guerre mondiale, non sans revenir en arrière, depuis un « Prologue au paradis terrestre ». Si « l’Histoire de l’art est le miroir des idées », il s’agit bien au XIX° du « siècle de la genèse de la modernité scientifique ». Ainsi en cette exposition du Musée d’Orsay (en partenariat avec le Museum national d’histoire naturelle) les œuvres d’art se font les alliées des scientifiques, mettant au jour la pléthorique diversité du monde et la multiplicité des espèces, tant végétales qu’animales. Minérales également avec la montée des connaissances géologiques, mais aussi concernant les fossiles, révélant des créatures disparues, dont les dinosaures. L’inimaginable antiquité de la terre se révèle. L’homme lui-même voit son historique bouleversée : préhistoriques, ils sont déjà des artistes. Mieux encore - ou pire pour les tenant d’une lecture littérale des sept jours de la Genèse -, les perspectives de Darwin placent cet homme parmi le flux patiemment orchestré de l’origine et de la succession des espèces.

L’on devine que les artistes sont également bouleversés par ces recherches, ces révélations. Tant du point de vue thématique qu’esthétique, leurs tableaux, gravures et sculptures bouillonnent de formes et de vies nouvellement aperçues. Ainsi ce somptueux livre catalogue balaie généreusement l’histoire de l’Art, non sans effleurer avec pertinence la littérature et la philosophie, jusqu’au cinéma, car le XIX° siècle peut être pensé comme s’achevant à l’orée de la Première Guerre mondiale.

Entre le paradis terrestre et L’Evolution des espèces, un immense chemin est défriché. « Déchu de sa transcendance », il n’en reste pas moins à l’homme la tâche confiée à Adam : nommer les créatures du jardin, ce qui restera le souci des scientifiques attachés au recensement du monde et à en comprendre le fonctionnement. Au-delà du désordre pittoresque du cabinet de curiosité baroque, le XIX° siècle va préférer la rigueur.

Neptune est découverte par Urbain Le Verrier, le vaccin contre la rage et la pasteurisation par Louis Pasteur, l’anatomie comparée par Georges Cuvier, la chimie organique par Wöhler et Liebig, mille et une innovations concourent au progrès. Mais aucune n’a autant de retentissement sur la métaphysique et la destinée humaine que celle de Darwin en 1859 : « Il est le pivot de son siècle ». Dieu n’est plus l’origine des espèces ni de nos comportements ; créatures, nous sommes le fruit du hasard et des adaptations aux contraintes de l’environnement. Voici ce qu’écrit des lois de la nature , en conclusion de son ouvrage fouillé, Charles Darwin: « Ces lois, prises dans le sens le plus large sont : la loi de croissance et de reproduction ; la loi d’hérédité qu’implique presque la loi de reproduction ; la loi de variabilité, résultant de l’action directe et indirecte des conditions d’existence, de l’usage et du défaut d’usage ; la loi de la multiplication des espèces en raison assez élevée pour amener la lutte pour l’existence, qui a pour conséquence la sélection naturelle, laquelle détermine la divergence des caractère, et l’extinction des formes moins perfectionnées. Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et la mort, est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production d’animaux supérieurs[1] ». Ces derniers mots pourraient assurer une nouvelle espèce d’anti-darwiniens : les antispécistes[2]

 

 

Si le darwinisme a pu être caricaturé, y compris dans les journaux humoristiques contemporains, puis par la sociobiologie par exemple, il fut et est toujours combattu par des résistances et des pouvoirs religieux qui refusent l’ascendance simiesque et son enseignement en privilégiant le créationnisme. Ce qui ne l’empêcha pas d’inspirer les œuvres littéraires et peintes, tous les arts en fait. En ce sens, un peintre comme Gabriel von Max propose en 1894 le portrait d’un couple de « Pithecantropus alalus ».

L’ouvrage est balisé au moyen de moments clefs, incontournables. Ainsi « Le grand tour du rhinocéros Clara », morte à Londres en 1758, stupéfie les foules. Les expéditions australes embarquent des « artistes voyageurs », ce dont se fait l’écho le roman de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, qui, quoique science-fictionnel, peut passer pour « le premier traité d’océanographie ». L’invention des dinosaures et de l’homme préhistorique laissent leurs traces dans les romans de Rosny Ainé. L’on s’amusera à chercher la réponse à la question : « Pourquoi le paon est-il si beau ? ». Et voilà que ces multiples beautés de la nature sont contrecarrées par « la face sombre de l’évolution. Dégénérescence, régression et extinction »…

La peinture animalière et botanique est soudain prolifique, avec Audubon et Gould, le paysage est un acteur à part entière sous le pinceau de Turner et de Carus, l’on fantasme avec Böcklin et Moreau sur les hybrides homme-animal, comme les centaures et les sirènes. Quant au symbolisme et à l’Art nouveau, ils sont fascinés par l’origine de la vie, en goûtant les formes unicellulaires et les animaux marins, sur les toiles de Redon. C’est jusqu’au célèbre sexe féminin peint par Courbet en 1866, sous le titre L’origine du monde, que la nature est célébrée sous l’espèce de son origine sexuelle, voire animale et velue. Jusqu’encore à la peinture abstraite, de Kupka, voire de Kandinsky, qui tente de figurer les origines cosmiques et chimiques du monde…

Célébrée par Ernst Haeckel, philosophe naturaliste allemand de la seconde moitié du XIX° siècle, la nature est artiste. Elle a ses radiolaires, ses méduses et ses coraux, qui sont autant de géométries parfaites, de lumineuses beautés, qu’il a rendues avec une séduisante splendeur avec le concours d’un lithographe, Adolf Giltsch, dans le recueil de planches en couleurs Formes artistiques de la nature. Il n’en reste pas moins que cette beauté, qui semble l’axe du monde, trouve sa contradiction dans la sauvagerie naturelle, brutale ; sans compter une autre sauvagerie, celle de l’homme, qui, outre ses guerres mondiales et ses génocides, semble condamner la planète à assister impuissante à l’amaigrissement, voire l’extinction des espèces.

En conséquence, veillons à tout ce que la nature a d’extraordinaire, du gigantesque au microscopique, et qui fait bouillir la créativité scientifique et artistique : fleurs exotiques, bêtes curieuses, mais aussi ces primates, singes imprévisibles, austères et aimables, comme ceux de la magnifique couverture, qui nous regardent en ancêtres et en cousins, d’autant plus qu’ils s’appellent « Abélard et Héloïse »…

Interrogeons-nous avec Laura Bossi : « Face aux nouvelles utopies - un transhumanisme qui rêve de réaliser un surhomme à l’aide de la technologie, de la bio-ingénierie et de l’intelligence artificielle, ou un écologisme antihumaniste qui renierait la civilisation pour la défense d’une Nature idéalisée - c’est une sagesse qu’il nous faut appeler de nos vœux. Saurons-nous repenser notre relation à la nature, notre berceau ? Saurons-nous préserver sa diversité, et peut-être retrouver l’émerveillement que sa beauté a suscité auprès des artistes et des poètes du passé ? »

Non sans oublier les originaux généreusement exposés au Musée d’Orsay (mais aussi en nos musées de province), ouvrons sans cesse avec bonheur les pages somptueusement illustrées, nanties de commentaires rigoureux et diserts, de ce luxueux codex inventoriant Les Origines du monde avec un goût aussi savant qu’esthétique.

 

Linné : Abrégé du Système de la nature, Matheron & cie, 1802.

Charles Darwin :

L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, Reinwald, 1880.

Photo : T. Guinhut.

 

Amateurs de viande rouge et d’os à moelle, carnivores de l’image, vous voici confiés à un festin anatomique. Car nous sommes avant tout viande rouge et os blanc : ainsi va la nature, cette fois humaine, qui, de facto, a son corps. Au-delà de son apparence, il n’est qu’une anatomie. Si c’est lors de la Renaissance, au XVI° siècle, qu’en dépit de son interdiction par l’Eglise, la dissection devint possible, quoique les prémices de son illustration viennent du XIV°, c’est au XIX° que les progrès de l’investigation corporelle et de sa représentation furent les plus éblouissants. À moins d’être effrayé, par ces dévoilements de l’enveloppe charnelle ouverte sur ses obscènes organes, l’on ne peut qu’être impressionné par l’exactitude croissance des gravures et des tableaux consacrés à cette science, mais aussi par sa dimension esthétique, où domine, on l’aura deviné, le rouge.

Joanna Ebenstein a concocté pour nous une étonnante anthologie des illustrations révélant les parties et les fonctionnements de notre corps, intitulée laconiquement Anatomica. Cette chercheuses et commissaire d’exposition n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’elle a publié un Traité illustré de la mort[3]. Cependant c’est ici, paradoxalement, d’un pont entre la vie et la mort dont il est question. Il a bien fallu ouvrir, dépiauter et dépecer des corps pour pouvoir réaliser ces images, alors qu’elles en révèlent les mystères, les organes, tous ceux qui nous permettent de bouger, de penser et de créer, d’enfanter. L’on ne s’étonnera pas qu’une partie de cet ouvrage encyclopédiquement documenté, soit consacré à la « procréation ». Ainsi les organes sexuels, la gestation de la femme enceinte, l’accouchement et le fœtus sont en quelque sorte à la source des autres parties de ce volume : « Le corps de pied en cap », « l’intérieur dévoilé », « Haut et bas du corps ».

Curiosité morbide et investigation scientifique sont au service de l’émerveillement devant la machine charnelle complexe que nous sommes autour de notre squelette, et en sa boite, si l’on pense au crâne abritant le cerveau. La contemplation peut prendre le pas sur la nomenclature, tant l’esthétique de ces gravures et peintures l’emporte sur ce que serait l’observation directe. Ce sont des médecins, mais aussi des dessinateurs, graveurs et peintres : de Vésale au XVI° siècle, avec son De humani corporis fabrica de 1543, à l’atlas de l’Anatomia Universa réalisé par Paolo Mascagni et publié entre 1823 et 1832.

Notons qu’au-delà de l’Europe, les Chinois ont longtemps œuvré en liant les parties du corps avec des représentations célestes imaginaires, comme dans Le Miroir d’or de la médecine, une compilation commandée par l’Empereur de Chine en 1742. Ne doutons pas qu’ils rattraperont bientôt le coche d’une science plus exacte.

Les artistes n’ont pas échappé à cet attrait pour nos viandes et viscères : Léonard de Vinci, Michel ou Raphaël disséquaient ; alors que Géricault se rendait à la morgue pour peindre des natures mortes anatomiques au service de son Radeau de la Méduse, à l’époque romantique. Quoique le corps ne soit plus guère envisagé comme le chef d’œuvre de Dieu, il peut être l’inspiration des chefs-d’œuvre, pas seulement consacrés à Vénus et Apollon, mais à notre condition anatomique, entre memento mori, nécessité médicale et chirurgicale, et émerveillement devant la nature et la main qui la magnifie.

Musée livresque, cet Anatomica met en scène la pulsion scopique autant que l’application scientifique et le soin esthétique. Même l’œil est l’objet de l’attention la plus fine, étrange bulbe cosmique dans une lithographie d’Ernst Friedrich Wenzel en 1874, alors que Bertillon, en 1893, publie un « Tableau des nuances de l’iris humain », de façon à contribuer à l’identification anthropométrique, en particulier des criminels.

Un roman cette fois, de Diego Vecchio (un Argentin né en 1969) intitulé L’Extinction des espèces, reprend ces questions muséales, mais de manière bien décalée. Grâce au legs de la fortune de Sir James Smithson (1765-1829) à l’Etat fédéral américain, Zacharias Spears est chargé de la conservation des espèces naturelles et de la constitution d’un musée. Par milliers, les spécimens affluent, en particulier à l’occasion de missions d’exploration, dont la plus célèbre aux Etats-Unis est celle de Lewis et Clark, entre 1804 et 1806, ce qui contribue à faire du Smithsonian Museum, où trône une météorite, l’un des plus prestigieux au monde.

D’abord consacré à cette transmission des collections et à la gestion financière préalable à la constitution d’un lieu digne de les accueillir, mettant en scène le personnage de Zacharias Spears, chirurgien vétéran de la guerre de Sécession, particulièrement zélé, le roman quitte un moment sa narration pour embrasser en quelques pages épiques l’histoire géologique depuis l’origine de la terre jusqu’à nos jours, au travers de millions d’années, et justifier son titre, L’Extinction des espèces. En effet de millénaires en millénaires, des espèces apparaissent, d’autres chassent les précédentes, en un jeu perpétuel entre les plus faibles et les prédateurs.

Ce qui aurait pu n’être qu’une chronique historique exacte et réaliste devient sous le clavier de Diego Vecchio, une parodie fantastique des discours scientifiques, une affabulation fantasque. Car la vision de la théorie de l’évolution de son personnage est pour le moins personnelle. Quelle est donc l’espèce qui aurait survécu à l’explosion d’une météorite, le crustacé muant en mammifère ? Mais l’écureuil pardi ! Et Américain qui plus est. En conséquence « la chauve-souris est un écureuil caché sous une cape qui n’a pas réussi à masquer ses problème de calvitie ».

 Ainsi entendu, l’homme, « animal le plus parfait », est le descendant de cet écureuil originel : « Homo sciurus ». Zacharias Spears, conservateur à l’éthique plus que discutable, n’hésite pas à falsifier les faits et les trouvailles, faisant passer deux récentes enfantines momies venues du canyon du Colorado pour des représentants de tribus les plus primitives. Voilà qui contribue au succès de l’entreprise, alors que les visiteurs éberlués affluent. Pour deux cents, le voyage parmi les côtes, les montagnes et les déserts, parmi le temps géologique, vaut l’investissement ! Il faut cependant lutter contre la concurrence de nouveaux musées, acquérir des fossiles hors de prix, des contrefaçons bientôt déjouées. C’est pourquoi Spears se voit destitué. Alors qu’en un ironique contrepoint la conservatrice d’un musée d’art se plaint du peu de crédit dont elle jouit par comparaison et de « la desquamation de la Vénus du Titien », faute d’entretien. La satire des faux savants, des conflits de préséance, de la vanité humaine et de l’enflure nationaliste est corrosive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’extinction des espèces est également celle des directeurs de musées et de la valse des modes scientifiques. Zacharias Spears évincé, Benjamin Bloom le remplace, lui piqué par « le venin de l’ethnologie ». À leur tour, les Indiens sont des « fossiles vivants ». Le roman glisse vers l’exposé des mœurs des « Wakoas », y compris leurs pratiques sexuelles, de la langue des « Kiataw » ou des « Dixies », des croyances et des divinités premières. Une fois de plus la muséologie évolue pour se muer en itinéraires thématiques : « Scènes d’amour dans les marais », ou « Au fond des mers, les oubliés de l’Arche de Noé ». Ainsi les musées eux aussi participent à « la lutte pour l’existence ».

Une aphoristique définition ne manque pas de concourir à cet apologue parodique : « Les musées ont des tentacules qui s’allongent et se déploient sur des milliers de miles à la ronde pour atteindre de leurs ventouses un fétiche fabriqué à l’autre bout du monde, après quoi ils se contractent et se replient dans un parallélépipède de verre ». Pire, « il y aurait bientôt plus de musées que de visiteurs », jusqu’au « Musée pervers polymorphe à Ogden ». De surcroît l’on découvre, en ce qui devient peu à peu un essai au parcours en étoile, la taxonomie des visiteurs, qui ont un comportement de « fourmi » ou de « paon ».

En ce roman, il semble s’agir de la rencontre improbable de l’encyclopédisme vain des anti-héros de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, et du fantastique cosmique de Jorge Luis Borges[4], sans oublier l’esprit fantaisiste d’un autre Argentin, Cesar Aira[5]

Rempart fragile face à l’extinction des espèces, le musée est l’honneur de l’humanité. À moins qu’elle soit la responsable et coupable d’un nouveau cycle d’extinctions. C’est à cet égard que devant la raréfaction de certains oiseaux et insectes de nos campagnes, voire la disparition annoncée des grands singes, des scientifiques parlent de sixième extinction[6], la seule qui ne soit plus d’origine naturelle, générant l’ère de l’anthropocène. L’ingéniosité humaine, plutôt que les diktats des écologistes politiques, parviendra-t-elle à inverser le processus ? Rien à cet égard ne devrait lui être impossible…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Charles Darwin : L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, Reinwald, 1880, p 576.

[3] Joanna Ebenstein : Macabre. Traité illustré de la mort, Cernunnos, 2018.

[6] Richard E. Leakey et Roger Lewin : La Sixième Extinction, évolution et catastrophes, Flammarion, 2011.

 

Charles d’Orbigny : Atlas du Dictionnaire d’Histoire naturelle,

Renard, Martinet & cie, Paris, 1849.

Photo : T. Guinhut.

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9 avril 2021 5 09 /04 /avril /2021 17:18

 

Saint-Jean de Montierneuf, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

L’Eglise et l'Islam sont-ils contre la science ?

Entre Copernic, Giordano Bruno & Galilée.

Rémi Sentis, Jacques Arnould, Pietro Redondi

& Faouzia Charfi.

 

 

Rémi Sentis : Aux origines des sciences modernes.

L'Eglise est-elle contre la science ?

Cerf, 2020, 271 p, 22 €.

 

Jacques Arnould : Giordano Bruno. Un génie martyr de l’Inquisition,

Albin Michel, 2021, 176 p, 19,90 €.

 

Pietro Redondi : Galilée hérétique,

traduit de l’italien par Monique Aymard, Gallimard, 1985, 456 p, 30 €.

 

Faouzia Charfi : L’Islam et la science, Odile Jacob, 2021, 240 p, 22,90 €.

 

 

Résolument fourbe, réactionnaire et arcboutée sur ses convictions millénaires, assassinant volontiers tout hérétique et censurant tout discours scientifique hétérodoxe, telle apparait l’Eglise au préjugé commun et à l’instigation d’un XIX° siècle furieusement laïcard. Cependant il est justice de réviser ces entendus pour examiner le rapport de cette institution millénaire face aux sciences, même si en furent victimes des esprits forts comme Galilée et Giordano Bruno. Ainsi Rémi Sentis se penche sur les Origines des sciences modernes pour affirmer l’idée selon laquelle ces dernières sont bien nées dans un creuset chrétien. Jacques Arnould examine le cas du philosophe Giordano Bruno que ses audaces conceptuelles menèrent au bûcher, alors que Galilée, sous la plume de Pietro Redondi, permet de démonter la légende selon laquelle il n’aurait été qu’une victime de l’obscurantisme. L’arbre brulé Bruno et celui en procès de Galilée ne doivent pas cacher la forêt de l’intérêt de l’Eglise pour les avancées de la science. Alors que lisant l’essai de Faouzia Charfi, L’Islam et la science, l’on s’aperçoit que ce monothéisme est bien moins conciliant.

 

Résolument, un érudit plus que pertinent, Rémi Brague[1], soutient le projet de Rémi Sentis. Selon le philosophe, il s’agit rien moins que de souligner ici que la foi religieuse et la raison scientifique ne s’excluent pas : « loin d’être l’ennemi de la science, le christianisme en avait été l’origine, ou à tout le moins la condition de possibilité ». Même si c’est occulter l’Antiquité gréco-romaine, l’affaire est d’importance tant elle va à l’encontre d’une idée reçue. Car le dieu de la Genèse n’intim