Parador de Trujillo, Extremadura.
Photo : T. Guinhut.
De la Nouvelle Histoire mondiale des sciences
à la théorie fallacieuse de la terre plate.
Colin Ronan : Histoire mondiale des sciences,
traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Claude Bonnafont,
Points, 1999, 706 p, 12,30 €.
James Poskett : Une Nouvelle Histoire mondiale des sciences,
traduit de l’anglais (Grande Bretagne), par Charles Frankel,
Points, 2024, 688 p, 14,90 €.
Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony :
La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Folio, 2023, 324 p, 9,20 €.
La question parait dès l’abord entendue : la science occidentale fut et reste la seule à maîtriser de considérables découvertes et épanouissements, de la médecine, des mathématiques modernes à l’héliocentrisme, de la physique, depuis l’électricité jusqu’au nucléaire, de l’imprimerie à l’informatique, jusqu’à l’intelligence artificielle… Cependant, à y regarder de plus près, ce serait demeurer perclus de préjugés que de croire qu’elle fut la seule à essaimer, tant des contrées lointaines, voire totalement inattendues, ont connues des recherches, des avancées scientifiques. Ce que ne cessent de montrer des ouvrages savants prétendant à de nouvelles histoires mondiales des sciences, sous les plumes de Colin Ronan et James Poskett, cependant plus différents que le laisseraient paraître leurs titres. Alors que des méconnaissances, des mystifications pseudo-scientifiques, ont la vie dure, comme celle qui affirma et affirme encore combien le Moyen âge avait la bêtise de croire la terre plate, cette idée fausse dont la généalogie est retracée par Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony. Or science et histoire des sciences se doivent de rechercher et de cultiver la vérité, de se garder des lubies obscurantistes profondément enracinées et des gangrènes idéologiques.
De James Poskett, cette récente (puisque parue en anglais en 2022) Nouvelle Histoire mondiale des sciences est présentée par l’éditeur comme « fondamentale ». Soit. Serait-ce oublier bien vite que ce même éditeur publia un ouvrage d’abord paru en anglais en 1983, de Colin Ronan, intitulé plus modestement Histoire mondiale des sciences, qui commence par « science primitive », va des Egyptiens aux Mayas, en passant par la Mésopotamie. Les premiers étaient férus de mathématiques, de métallurgie, de dentisterie et la pratique de l’embaumement concourut à une précise anatomie. Les Mésopotamiens prisaient géographie et biologie, quand ils étaient suffisamment avancés pour rédiger de réelles encyclopédies cunéiformes sur tablettes d’argile venues de Sumer, au II° millénaire avant notre ère. Elles dénombrent entre autres les minéraux, les pratiques médicales, ce que confirme un volume irremplaçable : Tous les savoirs du monde[1], reflet d’une exposition de la Bibliothèque Nationale de France. Les Mayas quant eux surent mesurer les cycles de Vénus.
De toute évidence, puisque chronologique, un tel volume, profus et scrupuleux, consacre son second chapitre à la science grecque, à nombre de ces « savants illustres », comme Archimède ou Pythagore, Euclide ou Ptolémée, auxquels Louis Figuier[2] rendit un hommage appuyé. Avant ce dernier, au XVIII° siècle, Dutens montrait que nombre de philosophes éclairés de son temps avaient « puisé la plupart de leurs connaissances dans les ouvrages des Anciens[3] ».
Nous n’ignorerons pas la Chine, ensuite l’Inde, puis le monde arabe. Si la médecine, voire l’agronomie chinoise, sont l’objet de toutes leurs attentions, les préoccupations astronomiques et conjointement astrologiques, sont de tous les horizons anciens.
Bientôt cependant, et grâce au concours de l’empire romain, de la médecine de Galien, et de l’ère médiévale qui sut adopter les chiffres arabes – en fait indiens – une stupéfiante et irrésistible progression féconde la Renaissance, ce dont témoigne Gutenberg imprimeur, Ambroise Paré chirurgien, sans omettre Léonard de Vinci. Les mathématiques modernes et la révolution astronomique, dû à l’héliocentrisme de Copernic, au XVII° siècle, n’échappent pas à notre historien, qui a par ailleurs écrit une biographie de Galilée, et œuvré à l’étude des premiers télescopes. Physiologie, zoologie avec Buffon, chimie avec Stahl et Lavoisier, l’on ne cesse de parfaire une connaissance complète de la terre, dont l’âge n’est plus celui biblique, et dont l’évolution préfigure en quelque sorte la doctrine de Darwin. L’industrialisation du XIX° siècle s’accompagne de l’électrification, de la photographie, sans parler de l’explosion faramineuse des découvertes et des applications au cours du dernier siècle, du radium à la pénicilline, du gramophone au téléphone, de l’automobile à l’aviation, des technologies nucléaires aux satellites, jusqu’à à l’aube de l’informatique.
Colin Ronan, en son ouvrage, avoue son ambition de couvrir « la science pure plutôt que la technologie », y compris ces sciences « rendues obsolètes par la révolution scientifique », ce de manière extrêmement documentée. Il conclue avec l’univers en expansion et la théorie du Big bang. Pari tenu…
Musée d'Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Différence de taille, James Poskett commence son investigation en 1450, soit là où son devancier en était déjà presqu’à la moitié de son volume. Il ne s’intéresse qu’incidemment à l’Occident, le propos étant ailleurs. Ainsi, entre 1450, date du miracle florentin, de notre imprimerie et prélude aux grandes découvertes maritimes, et 1700, la « révolution scientifique est ailleurs », lorsque s’ignorent la médecine aztèque et la cartographie des Amériques. La science islamique infuse la Renaissance européenne, même si l’on sait que cette influence est surestimée tant l’islam entre dans une longue ère d’obscurantisme à partir du XII° siècle, si l’on lit attentivement l’essai informé de Faouzia Charfi[4]. Les astronomes africains, indiens et ceux de Beijing font des prodiges, même si leur déclin, pour des raisons internes et géostratégiques, est confirmé par les performances occidentales, surtout coperniciennes.
Selon la formule de notre auteur, « les esclaves de Newton » – car ce dernier investit largement dans le commerce d’esclaves – sont en Gorée (au Sénégal aujourd’hui), parmi les Incas, les navigateurs du Pacifique, tous contribuant à leur corps défendant à la gravité universelle, car c’est au moyen des observations des savants voyageurs que l’auteur de la Philosophiae naturalis principia mathematica put en 1686 parfaire son ouvrage. De même, un botaniste nommé Sloane collecta les plantes de la Jamaïque, avec le concours d’esclaves africains, dont les bateaux négriers avaient de surcroit véhiculé la noix de cola. De là à établir la culpabilité du botanisme occidental, quoiqu’il puisse reconnaître le savoir des Africains en la matière, il n’y a qu’un pas. C’est un peu oublier l’immense catalogage de Linné, mais également les progrès de la médecine qui en découlèrent.
De toute évidence les conséquences économiques de ces découvertes ne sont pas sans enjeu. Tel l’importation du thé chinois, qui fit florès en Angleterre, alors que depuis des siècles la Chine ne se privait pas d’étudier cette plante, de publier sous la gouverne de Lu Yu Le Classique du thé[5] au VIII° siècle.
Voici, de 1790 à 1914, le chapitre « capitalisme et conflits », qui conduit à examiner combien « le côté sombre de la recherche », invasions, colonisations, tueries, ne laisse pas de semer le doute sur les méthodes, voire les fins des explorateurs scientifiques. Tel Etienne Geoffroy Saint-Hilaire amené par Napoléon envahissant l’Egypte et découvrant des momies d’ibis sacré de façon à tenter de confirmer avant Darwin sa théorie de l’évolution. Ou encore Francisco Moreno chassant les fossiles en Argentine avec le secours d’une armée massacrant les indigènes. « Une fois qu’ils rentrent en contact avec les peuples civilisés, ils sont voués à l’extinction totale », déclara Sarmiento en 1879. De tels « civilisés » ont une éthique de la civilisation pour le moins désastreuse. L’histoire des sciences est en effet entachée d’infamies.
De façon adjacente, la science est instrumentalisée par l’ambition politique : la traduction chinoise par Ma Junwu de L’Origine des espèces en 1903 allait au-delà de Darwin en arguant que « la révolution est le principe universel de l’évolution ». S’en suivirent 200 000 morts et l’abdication du dernier empereur. En Union soviétique, les scientifiques « subissaient les affres d’un conflit idéologique majeur », à l’instar de Piot Kapitsa, empêché de retourner à Cambridge, qui découvrit à Moscou la superfluidité de l’hélium liquide, qui lui valut néanmoins le Prix Nobel de physique. Cependant nous ne ferons pas grief à la science elle-même d’être manipulée par les pouvoirs tyranniques…
Aux faits scientifiques in exacto ici rapportés s’ajoute le talent de narrateur de James Poskett, qui raconte par exemple le voyage de La Condamine vers les sommets des Andes, de façon à ce que l’arpentage contribuer à confirmer l’hypothèse de Newton selon laquelle la terre est aplatie aux pôles…
Quarante ans plus tard, James Poskett a l’avantage de l’actualisation, aussi bien en ce qui concerne des travaux effectués aujourd’hui en Afrique, aux pays arabes, en Asie, la science se mondialisant, qu’en ce qui concerne les recherches historiques, voire archéologiques. Son propos se veut universaliste : « Des naturalistes tchèques et astronomes ottomans aux botanistes africains et chimistes japonais, l’histoire des sciences modernes a besoin d’être racontée sous la forme d’un récit mondial. […] Des recherches passionnantes en matière d’intelligence artificielle, d’exploration spatiales et de sciences climatiques se déroulent déjà en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine ; les informaticiens chinois font des percées majeures dans l’apprentissage automatiques des ordinateurs ; les ingénieurs émiratis envoient des sondes spatiales autour de Mars ». En ce sens les contrées les plus exotiques bénéficient de la contamination, de l’exportation des savoirs et des talents de l’Occident. Sauf que cette embellie scientifique ne s’accompagne pas toujours d’embellie des libertés : il suffit de penser à la surveillance faciale et des réseaux en Chine postcommuniste, à la dimension islamique des pays arabes…
La science n’est pas à l’abri des censures et autres répressions. James Poskett signale combien certains régimes, en particulier associés à l’islam, lorsque la dictature d’Erdogan, en Turquie, incarcère des chercheurs qui ont eu le front de se montrer critiques, lorsqu’au Soudan l’on arrête un généticien. Mais en Chine les Ouïgours, fussent-ils des scientifiques, disparaissent…
Il n’en reste pas moins que malgré ses qualités intrinsèques, rendant à César ce qui est à César, l’ouvrage de James Poskett n’est pas dénué d’un relent idéologique douteux. Comme s’il fallait par mode intellectuelle, par décolonialisme, anticapitalisme et par rejet de l’européanocentrisme, contester à l’Occident moderne ses réussites et monter à toutes forces combien les populations exogènes ont été frustrés de leur scientificité. Comme quoi il est vain d’imaginer que la connaissance des évolutions scientifiques puisse être vierge de tel ou tel virus idéologique. Un semblable courant de pensée discutable anime également un récent titre dont la gémellité n’est pas à mettre en doute : Histoire mondiale de la France[6] sous la direction de Patrick Boucheron.
Les errances de l’histoire des sciences ne sont pas toutes à la recherche de la vérité, mais témoignent du goût de l’erreur des uns, de la falsification des autres. Ainsi les platistes ont la vie dure, qu’ils soient islamiques, usant à l’envie de la métaphore coranique selon laquelle « la terre est comme un tapis[7] » – quoique des savants arabes en sachent la fausse évidence – ou bien Américains, à l’instar de la californienne Flat Earth Society qui prétend à un complot des partisans de la sphère, tels que la NASA, rien de moins. Mais l’expérience d’enseignant de votre modeste critique a montré que de nombreux élèves soutenaient que le Moyen âge pensait la terre plate, suivant en cela leurs précédents enseignants. Ce qui ne laisse pas d’inquiéter sur la culture de ces derniers.
D’où vient cette idée fausse ? L’essai de Violaine Giacomotto-Charra & Sylvie Nony vient à point nommé pour soigneusement infirmer un tel lieu commun, une telle billevesée obscurantiste. Le Moyen âge brillait dit-on par son ignorance, par sa coercition religieuse, par son arriération scientifique. Seul le temps des navigateurs, entre Colomb et Magellan, mais aussi les astronomes modernes, Copernic et Galilée, aurait permis que la raison éclaire la rotondité terrestre pour que les ténèbres se dissipent et qu’enfin la Terre devînt ronde. Le XIX° siècle, scientiste, anticlérical, contribua longtemps à la diffusion de cette conception fantaisiste d’un Moyen âge, parce que chrétien, inculte et ignorant.
De plus la légende selon laquelle Galilée aurait conclu que la terre était ronde est tenace, alors qu’il ne fit que confirmer l’héliocentrisme de Copernic, ce dernier étant au passage évacué, sans doute parce que Galilée, de par son mauvais caractère, avait été en butte, mais si peu, avec une frange de l’église, forcément anti-scientifique bien entendu, au mépris de la qualité intellectuelle de l’oligarchie religieuse, certes conservatrice, comme tout milieu savant au demeurant, lorsque pointe une découverte inattendue, surprenante, paradoxale.
Il s’agit bien, selon les justes mots de notre duo d’essayistes, « d’une manipulation de l’histoire des sciences et surtout des consciences [qui] participe d’une vision pauvrement linéaire et téléologique du développement des civilisations, issue du positivisme ».
En fait, de l’Antiquité grecque à la Renaissance européenne, à part quelques lourdauds, l’on n’a jamais prétendu, jamais enseigné en Occident une telle platitude ! Au IV° siècle, Aristote dans Du Ciel avait observé la rotondité de notre terre. Un siècle avant Jésus-Christ, Eratosthène avait déterminé avec une précision satisfaisante le rayon de la terre et sa circonférence (nos autrices donnent en une utile annexe l’« Exposé de la méthode d’Eratosthène par Cléomède). Les manuscrits astronomiques médiévaux sont clairs à cet égard, par exemple ceux d’Isidore de Séville au VII° siècle, de Bède le Vénérable au VIII°, de Sacrobosco au XIII°, dont notre volume reproduit quelques citations et illustrations probantes. Ainsi que les fort nombreuses enluminures représentant la création de la terre et ses antipodes. Nos deux historiennes, Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, nous offrent les sources antiques, en passant par les Pères de l’Église, jusqu’aux manuels et encyclopédies médiévales utilisés pour l’enseignement dans les écoles cathédrales, ensuite dans les universités à partir du XIIIe siècle.
Entre Aristote prévenant de la sphère terrestre et Saint Thomas d’Aquin stipulant à la première page de sa Somme théologique la même réalité, le consensus philosophique, scientifique et théologique, tour à tour grec, romain, chrétien, est patent. Mais l’incroyable cas de Lactance, autorité théologique du III° siècle avec ses Institutions divines, en aucun cas une autorité scientifique, s’élevant vigoureusement contre les antipodes et ceux qui marchent la tête en bas, quoiqu’il fit se gausser tout religieux sensé, n’a pas cessé de laisser des traces, y compris mis en avant par Voltaire qui n’a pas été toujours judicieux. Là est « le nœud gordien de la controverse », même si un Cosmas eut le même type d’arguments fallacieux.
Un mythe n’est pas sans genèse, sans généalogie. Aussi notre duo d’autrices abondamment informé pointe avec rigueur les causes de la falsification et sa persistance, les vecteurs académiques, les manuels scolaires, depuis le XIX° siècle jusqu’aux années 1980 ! Ce qui laisse douter du sérieux de l’Education Nationale, voire laisse à deviner que le grégarisme et la paresse de pensée ont par là de beaux jours devant eux. « La force du faux », pour reprendre une formule d’Umberto Eco, est telle que « les récits, comme les mythes, sont toujours persuasifs[8] ». Et plus c’est simpliste, plus cela passe…
Tous phénomènes appartenant sans nul doute à l’histoire mondiale des sciences, pierre philosophale, génétique soviétique et stalinienne de Lyssenko, terre plate, voire réchauffement climatique d’origine anthropique[9], voilà qui prouve combien l’éthique scientifique peut être dévoyée. Par ignorance têtue et assumée, complotisme, obscurantisme, conservatisme, idéologie politique, grégarisme et, bien entendu appât des prébendes et des postes de pouvoir...
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de Franc / Flammarion, 1996.
[2] Louis Figuier : Vies des savants illustres. Savants de l’Antiquité, Lacroix, 1866.
[3] Dutens : Origine des découvertes attribuées aux modernes, Chez la veuve Duchesne, 1776.
[5] Lu Yu : Le Classique du thé, Les Belles Lettres, 2023.
[7] Coran, 71-19.
[8] Umberto Eco : De la littérature, Grasset, 2003, p 393.
[9] Voir : De l'Histoire du climat à l'idéologie écologiste
Biblioteca de San Lorenzo del Escorial, Madrid.
Photo : T. Guinhut.