Versant est du Pic du Midi d'Ossau, Pyrénées-Atlantiques. Photo : T. Guinhut.
Alain Nadaud : Des montagnes et des dieux,
deux espaces de fiction.
Alain Nadaud : Le Passage du col, Albin Michel, 324 p, 19€ ;
Dieu est une fiction, Serge Safran éditeur, 288 p, 19 €.
Où sont les dieux du tonnerre et du vent ? Au-dessus des nuages, parmi les sommets des montagnes, sont le séjour des dieux. Et si Alain Nadaud a rencontré les montagnes réelles pour en faire des fictions parmi ses livres, il n’a rencontré nulle part les dieux, sinon leur fiction. Arpentant avec la même aisance le roman et l’essai, il garde la tête froide et fort critique devant les spiritualités tibétaines autant que parmi la ribambelle de déités qui règne sur les cerveaux de l’Histoire et de nos contemporains.
Dans notre imaginaire le Tibet oscille entre l’actualité politique, des paysages époustouflants et une religiosité intense. Si Alain Nadaud n’avait fait que réunir habilement ces trois instances, il aurait déjà bien mérité du roman. Mieux encore, il ajoute à ce roman d’aventure entraînant qu’est Le Passage du col une analyse de la collusion entre la psyché et l’écriture tout à fait pertinente.
Il commence comme un simple récit de voyage, en toute modestie donc. Un écrivain, peut-être en mal d’inspiration, franchit les gorges de l’Himalaya, plus éprouvantes, plus vertigineuses les unes que les autres, à bord de véhicules brinquebalant sur des pistes en devers et en surplomb. Jusqu’à ce que, bloqué par un éboulement titanesque, sans compter les tracasseries des policiers chinois, il doive accepter l’hospitalité de deux lamas dont la sagesse lui sera bénéfique. En contrepartie, il devra rendre compte de son expérience et ainsi rendre justice à ce Tibet opprimé. La marche, aussi belle qu’épuisante, purificatrice, passe par le col, lieu de transition symbolique. Grâce à la méditation en un pauvre monastère, il parvient à une révélation : les rêves sont des traces dispersées depuis nos vies antérieures… Bientôt, il ne connaît plus guère la frontière entre réalité et fiction, entre vie vécue et vie écrite. C’est ainsi que le roman autobiographique et poétique devient un roman d’initiation.
Que sont ces vies antérieures ? L’écrivain -et le lecteur avec lui- a la surprise de bientôt constater qu’il s’agit de réminiscences des précédents romans d’Alain Nadaud lui-même. Est-ce une façon de dire que nos vies antérieures sont à la source de nos créations qui n’en sont que des répétitions ? Ou le contraire ? S’agit-il de l’ironie d’un moraliste qui ne croit guère en ces fictions religieuses ou -appelons les autrement- ces superstitions… Parmi ces vies, le voilà « pêcheur à Délos » subjugué par « l’homéride », « légionnaire romain » mourant, moine copiste qui se découvre écrivain, ou archéologue. C’est donc à la découverte de son inexplicable destinée d’écrivain, depuis son enfance, lorsqu’il se découvrit cette vocation, que ce voyage montagnard et spirituel conduit. Mais ce « passage du col » est aussi celui de l’utérus maternel par lequel retrouver ses origines, ses vies antérieures et leurs dangers. Danger également en cette lamasserie perdue où les soldats chinois viennent imposer leur campagne de rééducation socialiste et vexatoire, où l’écrivain est découvert par une furieuse et néanmoins désirable soldate…
Lors de ces échappées paysagères et spirituelles, on pense aux poèmes de Segalen, et plus particulièrement à celui en prose du même nom : « Le passage du col », dans le recueil Equipée[1], ensemble de mouvements voyageurs et mentaux au travers du continent chinois et jusqu’au Tibet. Alain Nadaud ne rend-il pas discrètement hommage au poète ?
Trop souvent, le Tibet et le bouddhisme donnent lieu à des spiritualités de bazar. Sans compter que le mythe des vies antérieures et des réincarnations, « trop beau pour être vrai » n’est probablement qu’une « religiosité de pacotille », une faribole consolatoire à l’usage de ceux qu’une vie de peines ne remplit pas de satisfaction. Ce que dénonce l’écrivain, y compris devant le lama qui alors devient son guide vers une méditation plus fine entre « voie de l’éveil » et « voie de l’endormissement ».
Le voyage vers cet au-delà, ou plutôt en-deçà, tel que présenté par Alain Nadaud, a le mérite insigne de proposer une distance critique, en ramenant ces vies rêvées à ce qu’elles sont : des fictions. L’écrivain apprendra pourtant à retrouver confiance en son art et en sa nécessité. Ainsi, une réelle logique relie ses voyages, montagnards et intérieurs, sa culture de l’antiquité et des mythes avec les étapes d’une écriture particulièrement évocatrice et qui n’oublie pas d’être un espace de liberté contre les oppressions, qu’elles soient chinoises ou religieuses. En cet horizon de sommets et de miroirs romanesques, Alain Nadaud se montre borgésien, mais à sa personnelle manière, avec autant de virtuosité que de clarté : celle du rêveur sans illusion de mythes. Comme lorsqu’avec une rigueur implacable, il démonte et dénonce la fiction. Mieux vaut alors lire la fiction de l’écrivain que croire en celle d’un dieu.
Cette critique du religieux trouve bientôt son pendant dans un essai rigoureusement ordonné : Dieu est une fiction. Le sous-titre est parlant : « Essai sur les origines littéraires de la croyance. » Autrement dit, les textes sacrés ne sont écrits que de main d’homme, il est nécessaire et pertinent de leur appliquer une méthode de lecture critique et historique. Lire la Torah, la Bible, Les Métamorphoses d’Ovide et le Coran n’est rien d’autre que lire des romans, des poèmes et des propositions juridiques. La Théogonie d’Hésiode et les Evangiles sont des « œuvres d’imagination ». La seule chose qui les sépare est qu’en la première plus personne ne croit plus. Inventer des dieux « pour ne pas se désespérer de son sort » reste une activité honorable, si elle ne devient pas une tyrannie contre autrui, « au coût exorbitant de son asservissement, de la confiscation de sa liberté de pensée et d’agir ».
De là à en inférer que « le culte de la littérature ne faisait aujourd’hui que participer à la perpétuation de la croyance », il y a peut-être un pas qu’il ne fallait franchir qu’avec précaution : aimer les textes ne signifie pas croire aveuglement en la réalité de leurs personnages et en l’autorité irréfragable de leurs maximes… probablement s’agit-il là d’une mélancolie venue d’une perte de confiance en l’écriture, d’une anomie de l’inspiration, comme en témoigne son Journal du non-écrire[2].
L’essai Dieu est une fiction dévêt les croyances de leurs voiles. Anthropomorphes, bouffis du besoin d’être adulés, capricieux et vengeurs sont trop souvent les dieux. Avec modestie, Alain Nadaud, qui ne prétend ni à la vérité, ni à l’exhaustivité, charge toutes, ou presque, les religions. L’animisme est conspué pour sa naïveté et son ridicule, malgré les qualités d’imagination et de fascination de ses conteurs inspirés. Les mythes n’ont plus qu’un statut littéraire, « projection splendide ou sordide des passions qui animent l’humanité ». Les prophéties bibliques sont des stratagèmes pour faire parler Dieu lui-même ; les prodiges d’un récit « à plusieurs mains », nourrissant l’exégèse juive, n’ont pas été retenus par les historiens, quoique flattant l’orgueil du « peuple élu », sans cesse frappé de déception. Le christianisme est plus universaliste, moins contraignant, il réussit à faire avaler une fiction risquée : Dieu s’incarne en un homme. Contribuant à la fin de l’esclavage et à la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, le discours pacifiste des Evangiles ne sera pas toujours entendu, en tout cas pas à la hauteur du mystère de la Sainte-Trinité, « invention délirante et acrobatique », source de querelles, de schismes et d’hérésies. Quant au monothéisme de l’Islam, il n’est qu’un outil politique et guerrier de conquête, assure-t-il, s’appuyant sur l’excellent historien Rodinson[3]. Le Coran n’a « aucun ordre logique », n’est qu’une incantation répétitive, obsessionnelle et autoritaire. Pillant la Torah dont Allah prétend être l’auteur, puis le personnage de Jésus, sans compter la bourde des « versets sataniques », il assure la tyrannie d’un dieu abstrait au moyen du « plagiat et de l’artifice littéraire ». Déçu par le recul des Juifs devant son chef-d’œuvre, Mahomet les vouera aux pires exécrations sanguinaires, tout en perpétuant une « brutale domination sexuelle » en moyen des vierges à disposition dans le paradis. Le Coran ne supporte guère la comparaison littéraire avec la Bible, Mahomet ne pouvant rivaliser avec une création d’un millénaire. La critique du style et de la composition du « texte acrimonieux et vindicatif » est sans indulgence. Pourtant sa persuasion presque planétaire est affolante…
Quelques soient les dieux, ils « n’apparaissent et ne s’imposent que dans et par l’imaginaire des hommes » et au moyen de leurs clergés trop souvent impérialistes. Rendons grâce à toutes ces religions pour les trésors d’art, de musique et de littérature, et aux Grecs de n’avoir été ni prosélytes ni fanatiques. Pourtant, le fanatisme et l’extrémisme sont des « raidissements » devant « la sourde perte de croyance ». Car comment comprendre que ces dieux ne se soient adressé qu’à quelques tribus, au lieu de la terre entière, sinon en démasquant leur fausseté. Ce qui surexciterait la susceptibilité des bras armé des dieux.
La lecture d’Alain Nadaud est aussi savante et informé que fluide, son argumentation raisonnée parait ne souffrir aucune contradiction. Y compris lorsqu’il démonte l’argument de l’intraduisible texte sacré, en arguant des traductions de Don Quichotte[4] qui n’empêchent pas le vent du chef-d’œuvre. En revanche il n’est pas sûr que l’exégèse soit toujours un « gaspillage d’intelligence », si l’on sait que l’étude du Talmud vivifie l’intellect des Juifs, quand la récitation coranique abrutit celui des Musulmans. Car « le croyant défend bec et ongles son désir de soumission à une autorité qui pense pour lui ». Nous sommes alors bien loin de la devise des Lumières selon Kant[5] : « Ose savoir ! »
Au-delà de cette soif de croire, ne reste au bout du compte, selon Alain Nadaud, qu’à trouver « une mystique de l’athéisme », formule peut-être excessive. La « lucidité » de l’athée le conduit à savoir que « l’homme est l’ultime horizon de lui-même », qu’il doit « aménager le vivre ensemble », à repousser la question du mal, imputé à Satan, vers l’humanité elle-même. La sagesse critique d’Alain Nadaud est évidemment de l’ordre d’un humanisme, sans qu’il soit nécessaire d’y aménager une place pour des dieux dangereux. Polémiste il conclue : « la religion est le trou noir de l’intelligence », ce que l’on peut trouver bien excessif… Il en appelle à une « spiritualité » de l’athéisme, recentrée sur « les activités artistiques […] l’amour d’une femme ou d’autrui ». Et pourquoi ne pas penser aux activités économiques au service de l’humanité ?
Au sortir de deux livres plaisants, efficaces, roboratifs, usant des deux facettes du roman et de l’essai, la pensée du lecteur ne peut que s’élever, autant au passage du col montagneux qu’à la hauteur des mensonges décryptés des dieux, humains, trop humains. Pourquoi accordons-nous tant de prix à ces fictions que sont les dieux du tonnerre et du vent, Aphrodite ou Bouddha (quoiqu’il fût selon la légende un homme), Christ ou Allah, sinon pour nous illusionner… A moins qu’ils soient le soupçon, l’appel de cette transcendance qui nous est consubstantielle et consolatoire. Est-ce à dire qu’il faut rejeter les textes religieux ? S’il y a parmi eux de la sagesse et de la beauté humaines, certes non. S’ils sont fanatisme, obscurantisme et intolérance, voire appel à l’esclavage des femmes et au meurtre, on gagnera bien sûr à les ranger dans les bas rayons des mauvais documents, aux côtés de Mein Kampf et du Manifeste communiste, ces fictions dangereuses aux montagnes de morts bien réelles, à seule fin des historiens des mœurs.
Thierry Guinhut
La Partie sur Le Passage du col est parue dans Le Matricule des Anges, mars 2009
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.