On devisa encore sur les pintadeaux en gelée, sur le nez de fourrure intime d'un Château Canon 1975 qui fit frémir nos convives, sur les pâtes cuites des fromages et le blanc-manger de fruits rouges… Après une somnolence à peine ivre, un tour de silence dans le parc, sous le ciel très bleu chatouillé des houppettes de poudre de lents nuages à transformations, l’on écoute Louis pour la troisième fois :
Louis 3
Mélissa et les sciences politiques
Voici comment j’ai aimé Mélissa et les sciences politiques :
Jusque-là, si j'avais été l'ami et l'amant de jeunes femmes que j'avais pu trouver belles, que l'on avait pu trouver belles, jamais je n'avais approché ces rares belles de belles qui brûlent le sol, le ciel et le regard. Par inassurance et auto-préjugé de classe peut-être. Ce jour-là, mes yeux calmes abordèrent et soutinrent sans ciller sa toute beauté joliment insolente de brune aux yeux de mûres. Ce fut une lumière animée d’expressions qui, lors de ce regard échangé, de jais pour elle, sembla nous reconnaître de même race et de même désir. Comme une évidente et salutaire consanguinité entre une de ces rares et vigoureuses vierges de la Renaissance italienne sur fond or et son admirateur revigoré par le syndrome de Stendhal... Très vite, j'en appris un peu plus sur elle. Par le biais des complicités, médisances et potins habituels. Elle, disait-on, ne serait l'amante que d'un homme riche, même vieux, au volant d'une Rolls, pas moins. Et qui l'emmènerait sur la Riviera, française ou italienne, sur ce point on ne se ferait point exigeante. À ce moment, étudiant, je revenais d'un fol voyage en auto-stop. Rome, où j'avais souri à Raphaël, Viareggio, Rapallo, autoroutes, façades de palaces, Menton, Cannes, Nice, Antibes où je dormis chez un antiquaire au pied du Musée Picasso, Provence, Gard, où dans une maison ocre un critique d'art m'hébergea sous des encres faunesques et originales de Picasso. Puis retour par les routes enneigées, blafardes du Massif Central. Je me sentais tout auréolé des mythes de l'art méditerranéen traversés.
J'allais d'égalité avec elle. En effet, lendemain, deux regards de reconnaissance (le même!) et je m'assis à sa table. Elle rit, agitant ses bagues or, argent et toc sur son verre, sa poitrine tremblant un peu sous la soie verte :
- Toi, donc, à quoi rêves-tu ? Tu peux réaliser ? me dit-elle.
- Partons, lui dis-je, à l'instant!
- Pour où ? Rit-elle encore.
- Pour vivre. C'est déjà commencé.
- Pari tenu. Je sais que tu reviens d'Italie. Mais attention, je suis une femme dangereuse... Et toi, qui es-tu, beau dandy ?
- Celui qui a la part de vraie vie qu'il te faut, Mélissa... lui dis-je, caressant de l'index son arcade sourcilière gauche.
- Crois-tu, Louis ? Alors, 21 h, à La Table d'Argent, jeta-t-elle, posant un baiser parfumé sur mon nez et partant...
Le soir, devant une carte luxueuse, je réalisai une substantielle dévaluation de mes économies. Parmi le cristal et le champagne, l'argenterie, la porcelaine et les mets disposés en dix-huit fragments de zen culinaire, elle me parla révolution. De son précédent ami et fou qui avait caché son cartable sous les barricades de mai 68, vénérait Trotski et son génocide des classes possédantes voué au service de la révolution, crevait au couteau les pneus des BMW et des Mercedes, avait passé trois fois deux jours en garde à vue chez les flics pour soupçon de vol avec effraction d'armurerie et de pharmacie, qui lui faisait jurer de haïr et de crever le bourgeois, de s'habiller toujours en beatnik sale à foulard palestinien avec de l'herbe dans son slip et qui partit mourir au Chili, deux ans plus tôt, lors d'une manifestation contre Pinochet. Je n'en parus pas autrement effrayé.
- Et maintenant ? lui demandai-je.
- Tu vois toi-même. Il me reste juste une peur de soupçons de complicité imprévus. Je me suis convertie au rêve d'une autre société possible. N'est-ce pas que le monde peut changer?
- Oui, pour toi, pour nous, si tu veux, lui dis-je, si tu choisis et utilises ce qui te convient de la société.
- Je m'y emploie… Toi, tu réussis déjà, tu as le luxe le plus inutile et le plus beau avec tes études d'Histoire de l'art. Allons-nous réaliser le mariage de l'art et de la politique ? me demanda-t-elle.
Elle faisait en effet du droit, préparait le concours d'entrée à Sciences Politiques, était abonnée à Vogue, portait des carrés Hermès qu'elle avait subtilisés avec grâce, assurait son superflu essentiel en défilant parfois entre deux haies de clients et de journalistes locaux pour les plus chics magasins de la ville, et portait des lunettes presque invisibles et or pour lire et pour rêver, un doigt de thé et de bagues à la main...
Le soir même, je humai dans son cou la fameuse goutte de Chanel n°5, je dégrafai des sous-vêtements de soie La Perla, j'embrassai le poudré de sa peau la plus intime en haut des cuisses. « Chéri », me soupirait-elle dans un cri de soulagement en cueillant le fruit de mon bonheur de tout ce corps dont la longueur affolante et épaisse de la chevelure, dont l'idéalité entière avait été vérifiées dans les pages soins et esthétique de Vogue.
Ce fut un temps d'enthousiasme et d'amour. Nous refaisions notre monde. Nous avions et offrions au prolétariat les tableaux anciens et splendides, pour pas seulement vivre avec, mais y vivre, dedans, en personnages de Fragonard et de Matisse. Nous aurions demain et avions aujourd'hui pour tous l’égalité du luxe, de la vitesse et de la volupté.
À Paris, Avenue Montaigne, nous fîmes l'amour à pleines bouches et à pleins corps dans les cabines d'essayage des plus grands couturiers. À Toulouse, avec la fourrure en loup gris qu'elle avait un jour louée et le manteau Giani Versace qu'un hasard miraculeux m'avait permis d'acheter trois fois rien dans une fripe où il figurait le vilain petit canard, il nous semblait distribuer en passant dans la rue, par-dessus le minuscule liseré de cygne de ses gants blancs jeteurs de baisers, une image splendide et juste au commun des mortels converti à la révolution infinie par les Beaux-Arts.
Museo del Duomo, Milano. Photo : T. Guinhut.
La rapide et belle enfant et femme voulut m'emmener, dit-elle, dans un lieu essentiel. Essentiel pour ma formation et ma conscience, riait-elle, essentiel pour son plein accès aux sciences politiques, avant qu'elle accède là par la grande porte, professait-elle. Train première classe, fauteuils profonds et appui-têtes rouges, en feintant les contrôleurs ; taxi large comme un paquebot que nous ne pouvions éviter de paver. C'est par la petite porte du public que nous entrâmes au Palais Bourbon. Faute d'être parmi les heureux élus de l'Assemblée Nationale, nous en serions les spectateurs béats et les auditeurs avides... L’on nous fit accéder à des loges aux bancs de velours, derrière une balustrade qui nous perchait au-dessus de l'immense hémicycle. Paresseusement, bavardant inaudibles, les députés, clairsemés, entraient, s'échangeaient d'amènes paluches et rejoignaient leurs places, comme des chimpanzés leurs branches de baobabs favorites. C'était le jour de la réponse socialiste au projet de budget du gouvernement. Raymond Lecommunal était alors un des ténors les plus en vue, malgré sa petite taille, de l'opposition. On se serait grisé de moins talentueux discours, avec l'oreille comme je l'avais dans l'abondante chevelure de Mélissa. A l'étage de la Chambre des députés qui se remplissait confusément, nous avions le secret d'une petite chambre, dont j'avais bloqué la porte avec le renversé d'un fauteuil. Mélissa avait posé le globe entier de son fessier enjupé sur mes genoux, penchant son visage en appétit et son soutien-gorge aux balconnets généreux au-dessus des débatteurs qui, pour l'heure, avaient, malgré les différentes couleurs politiques de leur quartier d'hémicycle, l'air de la plus policée des basse-cours où l'on roucoulait entre soi avant d'ergoter bec contre bec. Enfin, quand mes baisers suivaient le renflement des veines dans le cou de Mélissa, Lecommunal monta à la tribune.
Sûrement était-ce sa cravate intensément rose et bouffante qui faisait se tenir les côtes à quelques plaisantins tricolores. Alors, admirative, Mélissa me glissa, d'un retournis de bisou : « Ecoute, c'est lui ! Et caresse-moi... » Et à l'instant où l'orateur lançait ses premiers mots au micro, je trouvai depuis l'omoplate, demi-nue comme pour une grande réception en soirée, de Mélissa, la racine d'un sein sous l'aisselle qu'elle aimait laisser un peu friser... Dois-je dire que je ne saisis pas au vol toutes les subtilités de la politicienne introduction, mais éprouvant la qualité de ce menu espace entre la soie du soutien-gorge « catimini » ouvert et la chaleur de la peau gonflée, je le sentais s'élever sur ses talonnettes pour acquérir au-dessus de la tribune une dimension héroïque et révolutionnaire. En même temps que le socialiste Raymond Lecommunal fustigeant d'une voix hardie « les budgets énormes alloués par le gouvernement en place à l'armée et à la police, ces barrages anti-utopie, les facilités fiscales aux puissances de l'argent qui asservissent le peuple sous le poids du travail rémunéré par le salaire minimum et le chômage », alors que j'atteignais en rond avec mes empreintes digitales l'érection de deux mûrs boutons... En bas, parmi les rangs de la majorité, on bouillait d'un œil d'aigle chasseur, on roupillait avec des ronds de bouche ronronnant. A l'époque, je n'avais pas pour les institutions vilipendées une profonde sympathie, aussi je jubilais autant que le parfum de sueur d'excitation qui sourdait du cuir chevelu de Mélissa. Et lorsqu'il milita en faveur « d'un investissement considérable de l'Etat vers le social et le culturel » je pus avec le concours trémoussant de Mélissa faire choir une jupe trop étroite pour mes entreprises qui allaient de l'élasticité de son nombril au double embonpoint fessu qui mâchait mes cuisses et mouillait mes doigts.
Sur un banc républicain, un gros homme se tirait avec application les vers du nez en examinant au bout du démesuré tire-bouchon de son index le produit sanguinolent de son entêtement à réclamer la dictature du prolétariat. Soudain, Lecommunal enfourcha son coq de bataille. Citant le philosophe bien connu Léo Morillon, il voulait « croire en une communauté égalitaire des hommes et des femmes dans une nouvelle Urba ». Du même mouvement, Mélissa avait enfourché ma pique qu'elle avait fait jaillir de son habitat. « Personne ne devait être au-dessus d'autrui, pour que chacun puisse être au plus haut parmi tous », continuait-il, préconisant « un nivellement des salaires et des biens par la redistribution socialiste pour que chacun se hausse au bonheur de l'égalité, quand l'inégalité est la source unique du malheur collectif ». Agacé par les sifflets qui commençaient à se bousculer, il devait hausser le ton, hurler ses mots, couiner ses phrases pour tenter d'arracher sa démonstration, sa vindicte réclamant « l’arrestation immédiate des capitalistes libéraux affameurs du peuple et leur sacrifice, condition sine qua non de l’accès à la justice… », du charivari qui le conspuait sur les bancs de droite et le soutenait diversement sur les bancs de gauche... Tandis que mon plaisir s'affinait à la vue de la mousse brune et blanche qui apparaissait, disparaissait au long de ma colonne, de ce fessier fendu d'un œil châtain et festonné d’un soyeux harnachement féminin qui tremblait sous le bonheur de sa propriétaire aux yeux exorbités vers le tumulte qui effaçait maintenant totalement le son de Lecommunal, imperturbable dans le silence de ses convictions.
- Là, il a poussé le bouchon un peu loin, Monsieur le député Lecommunal ! Je ne vais pas faire Sciences Po pour être écrêtée au plus bas niveau commun et courir au sacrifice ! Il faudra qu’il mette de l’eau dans son vinaigre stalinien s’il imagine de faire un jour partie d’un gouvernement socialiste… Qu’il ne compte pas me voir brandir son petit livre rouge ! concluait la belle, essuyant d'un revers de secrète pièce vestimentaire les dégâts causés au velours du siège par notre exaltation... Nous n'avions pas été surpris.
Mais, instable, inassurée, elle ne se tenait à rien sinon à son rêve imperturbablement ambitieux, sinon à sa boulimie d'études et d'examens qui m'empêchait de la voir assez pour ma faim. Elle buchait l’Histoire du droit et des constitutions, lisait Locke et Montesquieu, Beccaria et Adam Smith, Marx et Machiavel, Tocqueville et Rousseau, Proudhon et Hayek, dévorait Gibbon en anglais, sifflait les pages de Libération et du Figaro, dormait la joue écrasée et la salive aux belles lèvres sur les volumes obèses du Code Pénal et du Code du Travail, maculait de miettes de sandwiches au concombre et au foie gras le Dictionnaire de Philosophie politique des PUF… Je portais quant à moi à bouts de bras et au jour le jour mon errance de plaisirs sensuels et intellectuels, lisant plutôt les romantiques allemands et les poètes pétrarquistes. Je cultivais être et paraître avec des vagues inégales d'étude et de dilettantisme sans jamais rien assurer de réaliste pour un avenir reconnaissable. J'eus vite la sensation de devoir toujours jouer avec elle à quitte ou double. Quand je goûtais un plaisir présent, elle en poursuivait un autre, plus grand et plus cher. Sur ce, admise à Sciences Po, elle partit à Paris sans autre forme de procès. Plusieurs fois, j'avais eu un goût aigre dans la bouche, la voyant vivre en ruant dans les brancards qu'elle s'attachait. Je fus curieusement très calme, détaché devant l'attitude romanesque, les fleurs, les pleurs et les rires de son ferroviaire adieu. Je lui offris une bague de vieux métal avec un ange aux ailes ouvertes, totalement sans valeur, et que j'aimais. Il me plait de penser qu'elle l'a gardée. Mais de Mélissa, comme d'une aventure d'amour exotique assouvie, laissant le baiser de son rouge à lèvres Gemey sur mon carnet, j'avais eu besoin pour me passer une de mes fictions, comme avec d'autres je me passais l'évacuation de l’instinct sexuel. Pour donner une impulsion à mon éducation politique, peu à peu réfractaire à tout socialisme. Pour, enfin, avec la paix requise, trouver plus tard une dont j'ai soudain pudeur à dire le nom, mais qui est parmi nous.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.