« Iä ! Iä ! Yog-Sothoth ! Ossadogowah ! » Oserez-vous prononcer cette invocation dans un cercle de pierres nocturnes ? Au risque infâme de rappeler les dieux anciens, Nyarbuthotep ou Chtulhu ; et leurs corps bulbeux, leurs tentacules infinies, leurs griffes immenses, leurs ailes gélatineuses… C’est avec une délicieuse imprudence que François Bon a osé les murmurer, en traduisant de nouveau une poignée de nouvelles du maître de l’effroi américain : Howard Philip Lovecraft. Chacun de ces titres annonce, avec une inquiète délectation, un flot de catastrophes, imminent et cosmique. Le maître du fantastique invente, voire déterre, un cycle légendaire dont n’avaient pas rêvé les prodigues mythologues que furent les anciens de la Grèce solaire.
La mythologie singulière de Lovecraft (1890-1937) postule « de Très Grands Anciens qui vivaient des éternités avant l’arrivée des hommes ». Parmi eux, « Chtulu le mort attend en rêvant ». Ce pourquoi, quand résonne L’Appel de Chtulhu, il est indéfectiblement entendu par l’héritier d’un professeur de langues sémitiques. Parmi des caisses de documents, un bas-relief attire son attention, orné d’une superposition des « images d’une pieuvre, d’un dragon et d’une caricature humaine ». Des manuscrits, la coïncidence des rêves, une statuette « répulsive » venue de « vieux et impies cycles de vie », une « orgie vaudoue » conduisent l’inspecteur Legrasse auprès d’un culte sanguinaire qui révère le retour du grand-prêtre Chtulhu, prêt à soumettre « la terre à sa domination ». Créatures lacustres informes et « Grand Noirs ailés » attendent un alignement des planètes pour que les rituels du « Necronomicon », ce livre de l’Arabe Abdul al-Hazred, réveillent « la ville cyclopéenne de pierres vertes, mouillées et visqueuses ». Qu’allons-nous voir jaillir d’une porte marine, sinon « une masse battante d’ailes membraneuses recouvrant le ciel de leur gibbosité », sinon « la titanesque Chose des étoiles »… Qui sait si, affreusement menacé, le narrateur pourra survivre à son manuscrit ?
Encore une fois, des « constructions inconnues et primordiales » balisent L’Abîme du temps. Une fois de plus, le narrateur vient de l’université de Miskatonic dans la ville d’Arkham, au plus ancestral du Massachussetts. De retour de l’Australie de l’ouest, il confie ses affres et tourments, en commençant par son amnésie et ses visions. De nouveaux « savoirs quasiment inconnus » vivent en celui qui avait « occupé [son] corps ». Ainsi, il confectionne une étrange machine qui lui est volée. Bientôt, il retrouve son ancienne personnalité de professeur d’économie. Quoique des rêves de voûtes et de bibliothèques monstrueuses le poursuivent. Jusqu’à ce que ses recherches psychologiques lui permettent d’appréhender le monde plus qu’antédiluvien de la « Grand’Race », où le savoir de tous les temps est immense, où les technologies sont incroyables. Il se rêve en grand « cône » muni de tentacules, étudiant « des chapitres de l’histoire humaine dont aucun savant d’aujourd’hui n’aurait soupçonné l’existence », conversant avec les esprits de maintes créatures de temps anciens ou à venir parmi les mille millénaires. Rien de ridicule en l’univers lovecraftien, plutôt d’oniriques, voire borgésiennes, potentialités de l’existence et des civilisations, parmi les archives du temps, parmi l’univers aux dimensions multiples. Au creux des ruines du désert, au fond de la bibliothèque aux « étuis de métal », la « terreur » des poulpes aura-t-elle le dernier mot ?
La Couleur tombée du ciel est celle d’une météorite. Là où elle tombée, et s’est dissoute, la végétation, affligée de couleurs étranges, s’agite, avant qu’il ne reste plus qu’une « lande foudroyée ». Les animaux s’effritent, la famille devient folle. Un « monstrueux blasphème » a pris possession des lieux. Une phosphorescence inconnue règne avant de disparaître dans « une frénésie cosmique »…
Tremblerons-nous lorsqu’il faudra poursuivre les pages de La Chose sur le seuil, après avoir lu l’incipit suivant : « Et c’est parfaitement vrai que j’ai mis six balles dans le crâne de mon meilleur ami » ? Nous laisserons au lecteur le soin d’avancer au-delà de ce seuil, de crainte qu’il abandonne sa personnalité au profit d’une héroïne sombrement manipulatrice…
Cruciaux, ces quatre récits bénéficient d’une nouvelle édition, en une traduction bienvenue. Mais pourquoi trois fois la même préface, passable au demeurant ? En revanche les postfaces sont plus éclairantes : on y apprend que L’Abîme du temps et les autres nouvelles sont des quasi-inédits, dans la mesure où François Bon traduit le dernier état des manuscrits, dont l’un fut découvert en 1994. Quoique les différences ne soient pas toujours considérables, sauf un supplément de vigueur, si l’on compare avec les traductions de Jacques Papy[1].
Un schéma récurrent, quoique avec bien des variations, comme orchestrales, innerve les récits de Lovecraft. Un homme hérite d’une vieille demeure, fouille des bibliothèques et des manuscrits passablement maudits, reçoit la commotion d’un appel, d’une disruption de personnalité, explore des ruines lointaines ou des fonds marins. De manière obsessionnelle, et l’éloignant du commun des mortels, sa quête l’amène au bord d’un autre univers, dont par des formules imprononçables il va soulever le vitrail, la porte, le gouffre… La glaciale menace de poulpes cosmiques, de batraciens en ambassade, de chauve-souris indescriptibles, de civilisations omniscientes, d’entités aux pouvoirs démesurés et immondes déferlent sur la forêt, la côte ou la ville… Seuls quelques courageux pionniers vont savoir résister aux sirènes gélatineuses, à leurs griffes virulentes, pour les repousser dans leur antre plus que préhistorique.
Plus loin dans la terreur que les vampires de Bram Stocker, que le monstre de Frankenstein, mais dans la tradition gothique d’Edgar Poe et d’Arthur Machen, le récit d’investigation de Lovecraft retient le lecteur en ses tenailles, grâce à la sûreté de sa narration, au suspense maîtrisé, à l’art de l’horrifique suggestion. Un narrateur d’abord ignorant, le cheminement presque policier d’une enquête, des témoignages effarants et lacunaires, une exploration hautement risquée sur le terrain amènent lentement et sûrement à un climax terrifiant, non sans que l’on demeure sur les berges dangereuses de l’incertitude : réalité incompréhensible et soudain frappée d’une indubitable évidence, ou autosuggestion, hallucination ? Délicieux onirisme qui est de l’ordre du fantastique le plus affirmé[2]. Les héros malheureux, voire suicidaires, n’ont sans doute fait que trop errer au fond des forêts primitives, au bord des flots originels, des déserts oppressants. Ou plutôt dans ces bibliothèques où ne moisit jamais le « Necronomicon », recueil fictif d’incantations et de magie noire, évoqué dans treize de ses œuvres, preuve fantasmatique de l’existence du mal radical dans la nature cosmique.
Au point qu’à bien des reprises l’on a publié ce prétendu manuscrit impie d’Abdul al-Hazred (lire : « all has read ») en compilant les diverses allusions éparses dans les contes de son créateur, quoiqu’il ait pris soin d’écrire lui-même une brève « Histoire du Necronomicon[3] ». Il est alors permis de lire l’œuvre entière de l’écrivain comme « un roman d’amour entre le Chercheur et la connaissance[4] ».
Toutes affaires cessantes, il faudrait alors poursuivre notre immersion lovecraftienne par son plus ample, initiatique et patient roman : Le Rôdeur devant le seuil. L’on sait qu’à sa mort, Lovecraft avait peu publié, que certains de ses textes étaient inachevés, en brouillon, sous forme de plan. C’est grâce à son ami et éditeur August Derleth que l’œuvre (parfois écrite en collaboration avec d’autres conteurs) put prendre son envol, être complétée, en un beau travail de réécriture fidèle et imaginative. Ainsi les contes les plus singuliers et caractéristiques du maître de Providence sont-ils réunis sous les couvertures aux illustrations splendides et hallucinantes de Virgil Finlay, aux éditions Christian Bourgois. Tels L’Ombre venue de l’espace, Le Masque de Cthulhu et La Trace de Cthulhu[5].
Dès 1969, Lovecraft fit l’objet d’une française consécration, grâce à son apparition au sein des Cahiers de l’Herne[6]. Où l’on saura tout sur les dieux anciens, de « Nyarlathotep », « Le Chaos rampant », jusqu’à « Chtulhu », « Celui qui viendra des Abysses d’Océan », en passant par « Tsathoggua », « La Chose batracienne ». Où l’on lira des inédits, des poèmes en anglais, des études aussi précises que vénérables consacrées au « royaume noir », à la « passion selon Satan », à ses illustrateurs. Entre fantastique et science-fiction (minoritaire en ses contes) un autel érudit est élevé au digne successeur du macabre Edgar Allan Poe et d’Ovide, créateur inspiré de nouvelles métamorphoses mythologiques ; métamorphoses douées d’une redoutable et lacunaire cohérence au service de nos peurs les plus terribles et les plus ravissantes. Au-delà des mythologies grecque ou aztèque, qui sont des créations collectives et immémoriales, Lovecraft est un formidable démiurge et mythologue, même s’il s’appuie sur des incubateurs et des sources diverses, d’Algernon Blackwood à John Dee, en passant par la tradition de l’occultisme.
Le grand et sombre Lovecraft était-il misogyne, raciste ? Peu d’héroïnes en ses récits, sinon la terrible Asenath de La Chose sur le seuil, captatrice infâme qui suce le cerveau de son époux. Est-ce une image du bref mariage de l’écrivain avec Sonia Greene ? Quant à ces créatures aux faciès batraciens et surgies de la mer, ces Indiens dansant en transe autour de délires vaudous sanguinaires, abattus et arrêtés par l’inflexibles policiers, faut-il y lire l’image métaphorique d’immigrés aux sangs pollués, de races inquiétantes à repousser, voire à éliminer ? À moins que notre auteur qui écrivit un jour à propos d’Hitler « I love the guy », bien qu’il ait par la suite conspué le nazisme, mérite que l’on soit plus prudent à son égard, et que l’interprétation se limite, en-deçà d’une surinterprétation dangereuse, à la figuration imagée du Mal et de son cortège de peurs. Ou aux métamorphoses de Phobos, ainsi que des potentialités les plus étranges de l’humanité et de l’univers…
Pourtant il imagine, dans L’Abîme du temps, que ses créatures bénéficient d’un système politique et économique peut-être révélateur : « une sorte de fascisme socialiste, aux ressources rationnellement distribuées, et le pouvoir dévolu à un petit aéropage gouvernant, élu par les votes de tous ceux capables de réussir certains tests d’éducation et de psychologie ». Il ne semble donc pas que, conformément à sa prolixe correspondance, Lovecraft soit un amateur du libéralisme.
Lovecraft aux Editions Mnémos.
Etonnamment, Chuchotements dans la nuitest un inédit, enfin animé en français par notre expert, François Bon. C’est l’un des récits lovecraftiens les plus audacieux. Certes la structure en est connue : un jeune chercheur en littérature et folklore, Wilmarth, se voit entretenir une étrange correspondance avec un propriétaire fermier du lointain Vermont, nommé Akely ; bientôt il lui rend visite. Entre temps il est question de créatures ailées « au corps de crustacé », d’un « grand crabe » au sang vert, d’une pierre noire couverte de hiéroglyphes à-demi effacés et venus du désormais inévitable Nécronomicon. Encore une fois, s’agit-il d’une santé mentale compromise ou d’une hideuse et fascinante réalité ? On finirait par y croire tant les personnages et l’écrivain sont doués d’ « un pouvoir de suggestion damnable ». Rarement Lovecraft a pénétré si loin, non seulement les territoires de l’horreur, là où « ces crêtes reculées sont de façon sûre l’avant-poste d’une colonie d’une effrayante espèce cosmique », mais surtout ceux de la science-fiction. Une fois dans la ferme maudite, l’on apprend que les créatures extraterrestres ont colonisé Pluton, récemment découverte, qu’elles se déplacent au-delà de la vitesse de la lumière prévue par Einstein ; enfin les cerveaux, en quelque sortes décapsulés, voyagent dans les espaces galactiques, ce à quoi est invité le narrateur. Tout cela côtoie les techniques d’enregistrements alors nouvelles, permettant aux « chuchotements », par ailleurs télépathes, d’être conservés, jusqu’à ce que l’effroi du narrateur le contraigne à abandonner les preuves amassées. Le virtuose et haletant récit, ponctué de descriptions paysagères somptueuses, de jeux de personnages dignes de la plus rare prestidigitation, s’achève par une chute aussi surprenante qu’irrésolue.
Le maître des dieux atroces, ainsi que son mythe de Chtulhu et autres créatures immondes, ont essaimé non seulement dans la littérature (Stephen King et Houellebecq[7] sont des inconditionnels), au cinéma (La Couleur tombée du ciel a été trois fois adaptée), mais parmi les jeux de rôles, les jeux vidéo, la musique métal et rock, la bande dessinée, par exemple Druillet, qui signa la couverture du cahier de L’Herne. Les tee-shirts post-gothiques affichent le nom fatal de l’écrivain, ainsi que le faciès tentaculaire plus ou moins réussi plastiquement des abominations venues de l’espace stellaire ou des eaux primordiales. Pour paraphraser la conclusion de son Epouvante et surnaturel en littérature[8], Howard Phillips Lovecraft est sans nul doute parvenu à transmuer des « thèmes sinistres » en un vénéneux bouquet de récits d’une « radieuse beauté ».
Merci. La petite notice de l'éditeur n'est pas une "préface" mais juste un rappel contextuel qui sera reproduit à l'identique dans les autres à venir (et raison pour laquelle mes propres notices sur le texte sont mises en postface). "The shadow out of time" est une machine narrative incroyable, on est vraiment disloqué dans les conjugaisons des verbes, la grammaire s'étant constituée pour répondre à nos besoins de repérage temporel ordinaire. Le projet c'est aussi d'associer les textes publiés à l'exploration en ligne (http://thelovecraftmonument.com), articles, essais et ce fantastique labo des récits brefs...
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.