Frontenay-Rohan-Rohan, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Richard Powers, éco-romancier
et arboriculteur engagé de L’Arbre-monde.
Richard Powers : L’Arbre-monde, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Serge Chauvin, Le Cherche-midi, 488 p, 22 €.
Trempant sa plume dans l’intimité de l’écorce, dans les veines du bois, Richard Powers n’est certes pas l’un de ses auteurs, relevant du Nouveau roman, à l’instar de Claude Simon, qui tendraient à effacer le personnage de leurs romans. Il n’en reste pas moins que ses fort nombreux personnages ont l’étrange propension de se laisser voler la vedette par un plus ancien et toujours plus jeune qu’eux, nous avons nommé : les arbres. Coutumier de sujets scientifiques, avec par exemple Générosité ou La Chambre aux échos[1], assez fin et cultivé pour poser avec justesse la question de la coexistence des musiques savantes et populaires dans Orféo[2], l’américain Richard Powers, né en 1957 dans l’Illinois, offre ici son douzième roman, L’Arbre-monde, titré en anglais The Overstory, qui est une vibrante plaidoirie forestière, en même temps qu’une éco-fiction vigoureusement engagée. Est-ce, au côté d’Orfeo, son plus bel ouvrage, sa plus belle arborescence ?
Le récit retrace en premier lieu la généalogie d’une famille américaine, se développant, se succédant autour d’un arbre, en la demeure un châtaigner planté par le premier colon, et qui va croître au fur et à mesures des efforts, des vicissitudes des individus, soumis aux maladies, aux morts, aux passations de pouvoir de père en fils. Châtaigner exceptionnel s’il en est puisqu’il est le seul à continuer de croître alors qu’une maladie contagieuse a éliminé tous ses congénères américains, dont les fruits nourriciers étaient pourtant une manne : « un châtaigner a réchappé de l’holocauste ». Il est de plus, d’année en année, de génération en génération, régulièrement photographié. L’on s’apercevra bien plus tard qu’il est la créature séminale du roman…
Soudain décontenancé, le lecteur bute sur un second récit, rompant toute continuité narrative, provoquant une déception d’autant plus vive que le premier ne manquait ni de grandeur ni d’intérêt. Le risque étant de trouver en cet ensemble quelque récit moins excitant, ce qui est le cas du troisième.
Cependant, de chapitre en chapitre, la perspicacité du lecteur ne tarde pas à se rasséréner : chacun d’entre eux a pour motif récurrent, ou leitmotiv pour employer un terme wagnérien, un ou plusieurs arbres. De page en page, et parmi neuf personnages, le châtaigner reçoit pour voisin un mûrier. Un érable est finalement l’élu d’un vote parmi des enfants. Les chênes de Macbeth côtoient le tilleul ; un banian sacré arrête la chute d’un parachutiste emmêlé, et puisqu’il s’appelle Douglas, il plantera des sapins du même nom. Plus loin, un figuier immense développe des arborescences qui sont celles de l’informatique et des jeux vidéo que Neelay conçoit, bien que paraplégique, puisque tombé d’un chêne vert ; notons qu’il met sur le marché un jeu à succès qu’il appelle « Les prophéties sylvestres ». Enfin, Patricia s’approprie le hêtre noir, ce qui n’est qu’une étape de ses découvertes botaniques, de son enseignement, de ses errances forestières… Ils sont l’arbre préféré, déclencheur, ou plus exactement totémique, de chacun.
Justifiant amplement son titre français, le roman est une ode à l’arbre : « il y a plus de vie ici, dans son unique érable, qu’il y a de gens dans tout Belleville ». Patricia s’arrête « pour regarder l’une des plus vieilles et des plus vastes créatures vivantes sur terre ». Ainsi, reprenant un tropisme cher à Richard Powers romancier, diverses sciences se côtoient, outre au tout premier rang la botanique, l’ingénierie et la conception informatique. Ce qui n’empêche pas des artistes d’œuvrer, comme lorsque l’un d’eux, Nicholas Hoel, venu du premier récit, propose dans un coin paumé de l’« ARtliBre gratuit ». Sa première visiteuse est Olivia Vandergriff, venue elle du dernier récit, comme liant la boucle narrative qui conduit, lors du premier tiers du volume, à ce qui deviendra le réel corps romanesque.
Quoique en première apparence plus proche d’un recueil de nouvelles, le roman se découvre d’autres fils qui relient les récits, à chaque fois fort riches, recelant un monde en soi. Un colon au XIX° siècle, un ingénieur chinois immigré fuyant le maoïsme, ils sont la mosaïque qui construit les Etats-Unis. Autre motif dans le tapis, la descendance et la transmission : d’un rituel photographique, de trois bagues de jade et d’un parchemin bouddhique, par exemple. Car les personnages vivent, murissent, donnent naissance à des enfants, vieillissent et meurent, ce à vitesse accéléré, comme dans un tourbillon cyclique, dans une nature profuse : « les humains en sont presque insignifiants ».
Centrant son ambitieuse somme romanesque autour d’une thèse, l’arbre étant une créature vivante auprès de laquelle l’humanité est peu de chose, et au moyen de ses récits aux personnages bientôt disparus qui croissent autour d’elle comme autant de ligneux cercles concentriques, Richard Powers prend le risque d’offrir un superbe concept romanesque un tantinet dépourvu de l’appât d’émotion qui serait nécessaire pour, certes convaincre, mais en outre persuader ses lecteurs. Comme si, mais ce n’est là qu’une modeste réserve, son projet autant que ses personnages manquaient un peu de cette empathie qui attache son lecteur aux personnages principaux, voire secondaires, pour les abandonner bientôt. Même si, dans l’histoire, ainsi centrale de Patricia Westerford, quelques-uns d’entre eux font une très brève apparition dans un récit qui n’est pas le leur, initiant une construction en réseau : « leur parenté va se déployer comme un livre ». Certes nous ne sommes pas de bois, mais quelque chose de charnel, d’émouvant, qui nous tiendrait plus en haleine que la seule réussite splendide de ce bouquet d’arbres fait passablement défaut. C’est d’ailleurs peut-être là secret de l’immense succès critique de l’écrivain outre-Atlantique, et dans une moindre mesure auprès des lecteurs, frustrés peut-être d’une charge émotionnelle qui les ferait vibrer au diapason de l’écriture et de la narration.
Bientôt cependant, à l’occasion d’une plus vaste partie intitulée « Tronc », les personnages disparates vont confluer pour se rencontrer autour d’une mince colonie arbustive à sauver des agressions d’une compagnie industrielle. Cinq d’entre eux, Nicholas, Olivia, Douglas, Mimi, et Adam, deviennent des éco-activistes, voire des éco-terroristes[3]. Par ailleurs le stupide abattage d’un bosquet de pins par une municipalité met le feu aux poudres et convainc deux autres de nos nos héros d’agir. Ainsi s’enclenchent « la guérilla forestière et la sylviculture sauvage », les manifestations pacifiques, les actions incendiaires, enfin le crime et le châtiment. Lorsque les aventures dramatiques s’enchevêtrent à celles tragiques, se pose inévitablement une question morale et politique : la défense des arbres et de la nature peut-elle s’affranchir du droit humain et de propriété ? En ce sens l’on pourrait ranger ce roman parmi un genre qui a le vent en poupe : l’écofiction, qui s’associe souvent à des « mythologies de la fin du monde », pour reprendre le titre de Christian Chelebourg[4]. D'une manière voisine, Orfeo, s'intéressait au bio-terrorisme au travers de son étonnant personnage[5].
Il y de plus graves conflits que ceux entre les hommes : ceux entre l’homme et la nature, et parmi celle-ci, ses plus symboliques représentants : les arbres. Qu’ils soient dignes d’être défendus et respectés, nul ne le contestera ; surtout si les révélations scientifiques selon lesquels ils communiquent chimiquement entre eux et construisent un vaste système immunitaire ont stupéfié le lecteur de Peter Wohlleben[6]. Leur forme de sensibilité et d’intelligence n’empêche cependant pas que l’homme les exploite, mais avec les mêmes qualités. À moins, au nom du « syndrome de Midas », de préférer « abattre les derniers séquoias séculaires de la planète pour en faire des planches et des bardeaux » !
Richard Powers est-il un antihumaniste ? Surfe-t-il sur une vague écologiste et politique pour établir le succès de son épopée environnementale ? En tout état de cause, le roman militant s’inquiète : « La moitié des espèces ligneuse aura disparu de la planète auront disparu à la fin de ce siècle nouveau ». Si le capitalisme permet l’amélioration des conditions de la vie humaine, pouvons-nous gager qu’il permettra également d’améliorer celles de la vie naturelle ? Aussi, dans le cadre de sa Fondation, le personnage de Patricia se donne pour mission de « collecter des semences et des pousses d’arbres qui auront disparu en un rien de temps ». Pourtant « des milliers d’espèces ingénieuses » sont sans cesse découvertes. C’est peut-être là l’héroïne la plus positive de l’écrivain.
Alors que Nicholas Hoel, qui solitairement pratique son « ARtliBre », ne l’expose que là où aucun visiteur ne peut se risquer, sauf la déjantée Olivia. Il abandonne ses œuvres, faites de bois et de mousses, déjà livrées à la consomption naturelle, à l’enfouissement, au pourrissement. Certes, devant l’éternité, ce sera le destin de toutes nos œuvres d’art, fussent-elles de Raphaël ou de Dante, mais l’on ne peut s’empêcher de voir là une piètre démission de la mission humaniste de l’art.
Le cas d’Olivia ne laisse pas d’être inquiétant : « Dans une vie, elle meurt d’électrocution. Dans une autre, elle se retrouve au plus grand relais routier du monde à expliquer à son père qu’elle a été choisie par des êtres de lumières pour aider à sauver les plus miraculeuses créatures de la Terre ». Une telle illuminée et droguée au mysticisme écologique (après une période de drogues plus concrètes) ne plaide pas forcément en faveur de l’activisme pro-arbre. Parfois l’auteur lui-même se laisse aller à un panthéisme exalté à l’adresse de la Terre, que l’on peut qualifier au choix de poétique, ou de prophétique, ce qui n’est pas forcément un compliment. Cependant il n’est pas douteux que le sauvetage des séquoias sempervirens assuré par les activistes aille dans le sens d’une nécessaire préservation d’un patrimoine de l’humanité et de la nature. Car « des écosystèmes entiers se décomposent. Les biologistes sont terrifiés ». Gare cependant à ne pas se laisser entraîner par une apocalyptique paranoïa, allumée par la vaste supercherie du réchauffement climatique d’origine anthropique[7], même si pollutions et destructions sont indubitables.
L’écrivain use de tout un lexique botanique, sensible et coloré, pour évoquer ses créatures préférées, en une remarquable prose poétique. Comme lorsqu’il parle des trembles autour de Patricia Westerford : « Les longues tiges aplaties des feuilles se tordent au moindre souffle, et tout autour d’elle un million de miroirs de cadmium bicolores clignotent dans le bleu satisfait ». Sa rencontre avec Dennis est « ce que doit ressentir une racine qui découvre, après des siècles, une autre racine avec qui s’enlacer sous terre ». Dommage, en particulier vers la fin, passablement désabusée, que des longueurs alourdissent le propos. À moins qu’il s’agisse là du trop humain défaut du romancier à thèse et engagé…
Une fois refermé le volume, qui sait si l’on se prend de regret pour la première partie, aux huit récits, avant qu’ils ne confluent. Réflexion faite, ceux-là étaient le plus souvent aussi ramassés que brillants, évocateurs de tout un monde bruissant, autour de personnages dignes d’intérêt, que ce soit par leurs vocations artistiques, scientifiques, paternelles, et bien sûr de ces arbres qui les réunissent sans qu’ils en aient conscience. Les deux dernières et immenses parties, « Tronc » et « Cimes », font un roman plus traditionnel, parfois affecté de longueurs, où le récit militant et la révolte contre les pouvoirs de l’industrie et de l’Etat souffre d’un trop d’application et de démonstration, sur des rails narratifs assez convenus, aux pages moins brillantes…
Faut-il regretter, comme ne manqueront pas de le faire quelques esprits aussi chagrins que mesquins, que ce livre, comme tout livre, soit imprimé sur du papier, venu de la chair des arbres ? Barbara Kingsolver, dans un bel article élogieux paru dans le New York Times, n’écartait pas réellement en sa chute cette argutie : « Et même si vous n’avez jamais accordé une seconde de réflexion à l’industrie papetière, en refermant ce roman vous tenterez sûrement d’oublier qu’il a été imprimé sur la chair macérée et blanchie à l’acide de ses personnages principaux[8] ». Outre que ce papier vient d’arbres communs, souvent des pins, produits en vastes séries renouvelables, ce qui n’affecte guère par ailleurs les zones de biodiversité, ce serait risquer de jeter une écologique suspicion contre les livres et le meilleur de la culture humaine, au nom d’une idéologie apparemment généreuse, mais finalement vexatoire et dangereusement éradicatrice…
Romancier s’inscrivant dans une longue tradition d’attention à la nature américaine, l’on se doute que Richard Powers pratique les allusions à Thoreau[9] et au John Muir des Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde[10], et qu’ils sont les lectures de ses héroïnes sylvophiles de Richard. Tour à tour lyrique, et dramatique, son entreprise est également didactique. Avec les risques que comporte le roman à thèse, forcément touffu, engagé en faveur d’une nécessaire et judicieuse conservation de la nature. Fort heureusement, le romancier ne choit que par moments dans le prêchi-prêcha. Faut-il parier que les pouvoirs de destruction de l’homme, en dépit des espèces hélas éradiquées, seront bien présomptueux, devant les pouvoirs de résilience de la biodiversité et devant une humaine attention en devenir au service de son bien-être autant qu’à celui des humains. À l’expresse condition de ne pas faire de cette cause le prétexte d’un totalitarisme…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.