Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Les Métamorphoses de Vivant.
Roman. III.
Première métamorphose :
La Princesse de Monthluc-Parme.
Tremblement. Remuements. Est-il possible que dans une chambre de cette classe, j'ai froid dans le dos de la nuit ? Et que le projecteur-caméra d’Arielle Hawks ne me réchauffe pas ? Sous la couverture et les draps qu'on m'a enlevés, j'ai froid et chaud entre les jambes. L'entrecuisse brûlante et distendue. Le ventre bourrelé. J'ai pourtant si peu mangé. Un air de champagne rendu exotique par Rossini, c'est tout. J'aimerais bien me tourner le dos. Impossible. Je suis arqué. Sont-ce les étriers du cauchemar qui poussent leur créature ? Impossible qu’une cuisine de Grand-hôtel aussi méticuleuse que les stérilisations au bain-marie d'une clinique soit déflorée par l'annonce d'une intoxication alimentaire dans ses murs vierges. Je ne me vois pas perdre les eaux et lâcher mes selles avec une fièvre de cheval, comme une jument poussant sa pouliche de fantasme.
Assez la lumière ! Moi, Vivant d'Iseye, je ne suis coupable de rien pour qu'on m'interroge sous le feu des médias. Non, c'est mon bas-ventre qu'on soumet à la question à plein watts... Avec le coude sur la sueur de mes yeux et l'abdomen en fleur, bourgeonnant comme un chou. On dit que les garçons naissent dans les choux. Et je ne me sens pas fraîche comme une rose. Je n'entends rien des grandes mousses vertes, des ombres en vert qui tournent à l'affut autour de moi. Je ne me souvenais pas que j'avais un tel nombril sorti. Mon ventre-ballon si serein, il faut maintenant accompagner ses contractions... Ça va être long.
- Princesse, comment vous sentez-vous?
Ouaté. C’est la personne de ma conscience ? L'œuf remue. Qui suis-je ? J'ai le ventre qui bouge en anneaux... Qu'est-ce qu'elle me demande ? J'essaie un peu de pousser et je lui réponds. Elle en aura pour sa pellicule.
- Princesse Diane de Monthluc-Parme, dites-nous ce que vous sentez. Parlez-nous, je vous en prie...
- Des vagues... Je ne pensais pas que ce serait si difficile de pousser son enfant et sa parole, en même temps. Ouf...
- Elle commence à bien s'ouvrir, Mesdames et Messieurs...
- Est-ce qu'on va bientôt apercevoir la tête, les cheveux peut-être ?
Qu'est-ce que c'est que ces voix dans ma chambre ? Comment sont-ils entrés avec les fantômes de leurs blouses vertes que je ne vois pas dans le blanc du soleil ? Déjà le jour ? Ou suis-je mort et les draps verts des âmes se sont levés pour que je passe un soupirail d'éblouissement?
- Princesse, ne vous laissez pas aller. Revenez à vous. Vous avez les moyens d'être parfaitement consciente d'un si bel événement.
- N’oubliez pas, Princesse, qu'Arielle Hawks, la grande Arielle Hawks, est là pour vous.
Que fait-elle, la belle Arielle, à mon chevet ? Est-ce elle qui me tient la main ? Ouch... Contraction ! C'est un spasme qui me vrille et me soulève tout le dos. Elles se rapprochent de plus en plus. Mon petit être s'engage-t-il bien ? Et s'il lui arrivait du mal, à mon chéri-bébé. Ouch... une autre, longue. On dirait que ça se calme. La chair de ma chair ; dans les entrailles...
- Oui, je vous entends. Pardonnez-moi si... Je ne peux pas toujours vous parler. C'est plus clair. C'est comme si parfois, il y avait un autre qui au-dedans de moi prenait ma place. Et je ne suis plus là...
- Princesse, votre enfant va naître dans quelques minutes. Maintenant vous pouvez révéler à nos showsectateurs les prénom que vous avez choisis.
Comment? « Naître » ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Quelle est cette peau où je me débats ? Je suis une femme ! Cuisses écartées ! Quelle horreur... L'entrejambe vulnérable et ouvert... Non, mais je suis là vivant ! Ils n'entendent rien. Les monstres. JE HURLEEEEE... Ils m'ont lié le creux des genoux dans les étriers. Ils sont tous là à me regarder dans la faille. Pour me voir relâcher mes sphincters... leurs eaux, leurs matières. Et j'en ai gros sur le ventre ; un poids vivant et tremblant, un ballon de boxeur spasmodique. Je sens comme un tire-bouchon intérieur qui veut sortir par le goulot. Je suis une femelle en train de pousser ! D'accoucher ! Une parturiente. Qu'est-ce que j'ai fait au film pour être dedans ? Pour sentir des coups de peton dans la tripe à vomir... Je sens et pense ce qu'elle sent et ce qu'elle dit. Mais qu'on l'arrête, qu'on m'éteigne. Quelle honte! Et elle / je leur parle dans cette situation indue...
- Princesse, les prénoms ? Vos admirateurs ont le droit de savoir. Le moment est venu. Vous aviez promis. Il ne faudrait pas que l'enfant naisse avant d'avoir donné les deux prénoms. Cela tuerait le suspense. Il ne lui faudrait pas naître sans ses deux sexes possibles. Princesse, je vous prie...
- Oui, Arielle. Si c'est un garçon, il s'appellera, hum, ça fait mal... Charles.
Il y erreur sur la personne; ils me prennent pour une grosse prune trop mûre et fendue en deux... Qu'est-ce-que j'ai fait sans pouvoir parler à l'extérieur de ma langue haletante pour sentir ma viande s'ouvrir comme pour saillir son noyau en amande dure et hérissée de mouvements en boules. Quel est ce corps étrange et purulent qui m'entoure la peau pour que sente toutes ces douleurs qui ne sont, non, pas les miennes. Je ne suis même plus Vivant d'Iseye ! Je suis donc bien malade, pour qu'on mobilise tant de blouses vertes. Et ce corps étranger, monstrueux, au dedans, ce fibrome, cette tumeur en forme de femme aux cuisses intérieures écartelées qui vibre des tendons...
- Princesse, ne vous concentrez pas, s'il vous plait, sur vos douleurs. Vous n'avez pas voulu de péridurale. Eh bien, assumez maintenant. Ne vous contractez pas. Lâchez votre volonté contre et détendez-vous avec les mouvements naturels de votre corps. Accompagnez et laissez se courber l'onde de contraction... Allons, c'est rentré, il faudra bien que ça sorte... Oh, pardon, Princesse...
- S'il vous plait, un peu de respect !
- Et le second prénom, Princesse ? Si c'est une fille... Vos supporters ont le droit de savoir. Pour mieux accompagner votre effort.
- Oh, tenez-moi la tête, les tempes. Essuyez-moi les cheveux, mouillez mes lèvres, s'il vous plait... Je ne pensais pas que ce serait si dur. Ouh... Je dois être laide. Ne regardez pas... Je demande pardon à mes fans...
- Non, Princesse. Rassurez-vous. Vous êtes superbe dans l'effort. Vous êtes une héroïne si réussie. Vous assurez parfaitement le challenge. Vous faites participer nos showsectateurs à la naissance d'un événement médiatique inouï !
- Merci, Arielle. Vous, si bonne. Grâce à vous, ce moment est sacré d'un tel sens... Ouh. Ça vient plus fort. Mon dos ! J'ai si mal au dos... Pourquoi ?
- Ouverture pré-maximale.
- Princesse, vite, avant qu'il soit trop tard pour évoquer le second prénom virtuel. Et si c'est une fille?
- Emilie...
- Emilie jolie ! Quelle belle idée, Princesse...
- Tension : 12,2. Pouls : 104. Attention.
- Echographie indirecte: tête engagée. Col de l'utérus pré et post-fermé,
- Qui, Princesse, de Charles ou d'Emilie va nous arriver ? Ce sexe encore indéterminé nous offre depuis longtemps un suspense devenu cette nuit haletant. Princesse, vers lequel se porte votre désir ? Quel est votre pronostic ?
- Je ne sais pas ! Oh, Arielle, laissez-moi...
Oui qu'on me laisse, qu'on me vide de cette position obscène. Comme si elle me filmait l'œil aux paupières béantes entre les fesses, la pondaison de l'œuf lors de la plus torturante constipation, le spectacle de qui se conchie de sang et de jus... Non ! Qu'est-ce que j'ai fait au ciel des médias pour qu’on m'écarte et m’appuie dessus pour faire saillir ma créature comme un gros point noir ? Au secours, en moi, à qui ne m'entend visiblement, pas ! Je ne suis même plus un homme. On m'a châtré, et les lèvres de la plaie n'arrivent pas à éjecter l'abcès. Et celle qui me couvre l'esprit et la peau parle presque tranquillement à ma place, trouvant ça naturel, exhibant sa salle de travail ; qu'elle se taise, elle est comme si c'était moi qui parlait à partir de pas moi, je ne m'entends plus...
- Oh, Arielle, je veux... qu'il, qu'elle, ça n'a pas d'importance, sorte enfin ; je veux sentir, je sens mon dos comme un vaste boa dont la gueule s'écarte mal, je veux sentir... le petit corps vagissant, contre mon sein, de mon enfant. Oh, Arielle, aidez-moi...
- Tranquillisez-vous, Princesse. Je suis là. Il ne peut rien vous arriver de mal. Là, prête à enregistrer son premier cri pour la postérité, sa première risette pour l'accrocher à l'arbre de la dynastie...
- Ouverture maximale.
- Le voilà bientôt. Tenez-vous prêt à le recevoir...
- La tête va-t-elle, chers showsectateurs, être déjà couronnée de cheveux ? Sera-ce Charles de Monthluc-Parme ? Quel sexe s'assiéra sur le trône de cette Principauté de Monthluc-Parme qui, à la charnière luxueuse des pays anglo-saxons et méditerranéens, fait rêver la ménagère au panier vide et le quidam planétaire? Quel sexe assurera la pérennité des Princes et Princes ses pendant le prochain siècle et du même coup au cours du prochain millénaire ? Faites encore vos jeux, Mesdames et Messieurs, sur notre site internet: http://princip. ch. Seul ce film annonce à la terre, voir même aux autres planètes via notre réseau satellite, le sexe de l'enfant. Aussi faites vos jeux jusqu'à la seconde qui précèdera la révélation... Que personne n'oublie le merveilleux prix pour le couple vainqueur tiré au sort, chers showsectateurs : un week-end dans la Principauté comprenant l'invitation dans la loge royale lors du baptême...
- Princesse, il faut pousser !
- Je ne peux pas. Ouh...
- Oui, courage, Princesse, Comptez trois et poussez. Comptez encore...
Je pousse, je pousse, oui, un cauchemar... Avec toute la chair de mes cinq douleurs... Voir cette salle d'opération avec cette lampe énorme qui m'aveugle l'entrecuisse ouvert. Entendre leurs bavardages ineptes. Pourquoi se pressent-ils autour de moi, sont-ils si vrais ces bavardages de télépoubelle ? Odeurs infectes je suis, de je ne sais quoi, éther, métal, ordures sur cotons usagés, formol ? Toucher ces draps verts, ces étriers me sciant le creux des genoux, ce bouchon de mauvais champagne qui m'engrosse le ventre changé en goulot d’étranglement... Un goût infâme sur une langue gourde que je ne peux remuer à ma guise. Qu'est-ce qu'est devenu Vivant d'Iseye ? Qui c'est celui-là prisonnier de cette couenne de femme enceinte de ça et de moi ? Je me devine, reflétée obèse dans la courbe parfaitement poncée de mes ongles ovales, laqués de rose laiteux... Elle sera bientôt délivrée. Mais moi ? Comment pousser ces créatures pour retrouver la créature moi ? Je n'ai pas de corps, je suis l'âme damnée de cette Monthluc-Parme ! Ah, si cette cervelle, cette dure-mère de princesse qui m'enveloppe et m'embrume l'esprit se met à penser, elle m'efface...
Biennale di Venezia. Photo : T. Guinhut.
- Aidez-moi ! Tenez-moi, Monsieur le chef de clinique, tenez-moi les mains... Non, pas comme ça. Non, pas les mains, sous les bras, le dos...
- Sages-femmes, soulevez la Princesse sous les aisselles. Sans trop la relever, surtout !
- Oh, Arielle, heureusement que vous êtes là. Avec votre caméra. C'est elle, c'est vous qui m'aidez à tenir... Devant la ferveur de mes fans...
- Merci, Princesse Diane de Monthluc-Parme... Nous sommes de tout cœur - et de tout corps pour les femmes - avec vous. Vous seule qui sachez engager la nécessité de cette aventure intime jusqu'aux plus hautes extrémités de votre responsabilité publique.
- Ne la faites pas trop parler, Mademoiselle Hawks, s'il vous plait !
- Souvenez-vous, Princesse, de vos leçons d'accouchement sans douleur... Respiration... Respiration... Poussez ! Respiration...
- Oui, le rythme. Accompagnez le mouvement des contractions, c'est l'essentiel !
- Oh, c'est dur! Je ne savais pas... C'est dur... C'est beau... Ouh...
- Princesse, vous êtes magnifique ! La sueur et l'effort couronnent votre front... Vous êtes, si je puis m'exprimer ainsi, une bête de race de télévision. Vous maintenez si bien la tension et l'attention pour nos showsectateurs dont c'est la dernière poignée de minutes, les dernières occasions de rejoindre notre grand jeu et sa Principauté virtuelle. Pensez au Te Deum de baptême, bientôt, avec vous, en vous, sur le meilleur banc de la cathédrale Saint-Titien que sa sainteté le Pape des Trois Religions illuminera pour vous, chers showsectateurs, de son charisme...
- Arielle... Pardon... Ouh... Je ne peux plus vous parler... Ouh... Il faut que je pense fort.
- Que vous poussiez fort, oui, Princesse.
- Ça va mieux... J'ai l'impression d'avoir avalé un trône par le dos. Je ne suis pas dans mon état normal. J'ai l'impression d’être deux personnes à la fois…
- Princesse, ne gâtez pas, voulez-vous, vos forces à parler. Comme cela, parfait.
- Charles, ou Emilie, venez vers nous... Sortez de votre terre, de votre eau. Nagez et poussez à quatre pattes dans le rouge conduit de votre grotte fœtale pour sortir à la lumière et à l'air... Enfant de Prince, venez, vous êtes attendu. Vous serez nourri au sein princier. Avec du lait de race pour le petit roi. Les plus délicats oreillers et bavoirs caresseront vos atours, les plus douces peluches, chats, nounours et éléphants roses chatouilleront le duvet mignon de votre peau, les plus affectueux câlins paternels protégeront votre précieuse destinée. Les plus purs biberons, les plus suaves sucettes physiologiques s'imprimeront sur vos lèvres. Les couches les plus douillettes protègeront vos fesses, merveilles technologiques de pointe que les plus grandes marques - Doddy, Pampers and co - s'offrent à vous fournir le plus gracieusement du monde. Landeaux et poussettes - Bébéconfort, MacLaren & co - promèneront votre digestion heureuse et mille jeux d'éveil - Playschool, Fisher Price & co - allumeront vos petits yeux flottant et amuseront vos petites mains potelées...
- Merci, Arielle. Ouh, ça recommence...
- Ouverture maximale.
- Phase terminale de travail.
- Ouh... C'est dur...
- Caméra deux, attention. Ne gênez pas la caméra, s'il vous plait, Messieurs les obstétriciens !
- Chère Princesse, et chers showsectateurs, cette petite tête blonde, ou brune, encore invisible, qui joue avec nous à se faire attendre et désirer, naitra-t-elle coiffée? Regardez l'orifice de la Princesse s'ouvrir comme une fleur nuptiale, s'écarter comme les vantaux d'un royal portail pour laisser passer l'enfançon. Chers et aimés showsectateurs, vous assistez, ainsi que vous en avez le droit et le devoir à l'un des plus intenses événement de l'année planétaire, à son suspense le plus émouvant...
- C'est le moment, Princesse, Poussez ! Donnez-vous ! A fond...
- Souvenez-vous, Princesse, de nos séances de pédagogie prénatale.
- Oui, Princesse, poussez. Vous êtes admirable dans l'effort, la tête posée sur le côté, le halètement de votre boucle d'oreille de rubis bien visible sur l'oreille en sueur, les cheveux collés, soutenue et doucement tamponnée par deux sages-femmes en bleu et rose qui veillent corme des anges gardiens sur votre accouchement. Il faut que chacun sache que vous avez refusé la péridurale, que vous avez volontiers consenti à mettre bas naturellement. Mêmes si des équipes sophistiquées sont prêtes à côté pour intervenir à la moindre et toujours possible urgence, vous mettez au monde à l'état de nature, dans une grande solidarité écologique avec toutes les femelles de la nature, brebis, vache et panthères, ce en accord bien sûr avec le credo de votre fondation, le Nature Found for Universal Life bien connu, dans une grande solidarité avec toutes les femmes, avec les réalités de la condition féminine...
- Le bébé !
- Ça y est, on devine la tête. !
- Bravo, Princesse... L'enfant a des cheveux!
- Poussez encore... Bien. Très vite vous serez délivrée, maintenant.
- C'est d'une main experte que l'obstétricien officiel saisit la tête et tire délicatement mais fermement. On n'entend plus la Princesse, sauf son souffle profond... Oh, écoutez là râler comme une perdue...
- Princesse, l'ultime effort, s'il vous plait, le passage des petites épaules. Poussez donc! Poussez ferme, nom de Dieu !
- Et voilà, l'enfant glisse, couvert de mucus blanc et rose. Un véritable obus, une motte de beurre glissant dans des mains professionnelles qui ne le laissent pas tomber... Oh, chers showsectateurs, quel moment parfait nous vous offrons là! Il me semble, oui ! gagné, c'est un garçon ! NOUS avons tous vu très distinctement le petit robinet. Bravo, Princesse! Et bravo à tous ceux qui, d'après notre dernier top-sondage, ont voté à soixante-treize pour cent pour le sexe masculin, pour Charles de Monthluc-Parme...
- Il crie ! Il crie...
- Il a crié enfin, il respire, il est vivant ! Vivant ! Regardez comme déjà il serre avec émotion de son petit poing le doigt, l'annulaire de son père tout vêtu de champs stériles verts, le Prince Benoit-Joseph de Monthluc-Parme, pendant qu'on sectionne le rouge cordon qui le reliait à sa mère interne...
- C'est fini... Ouh... Ouf... Est-il beau ? A-t-il tout ce qu'il faut ?
- Princesse, un dernier effort, il reste le placenta...
- Non, je croyais que j'étais, ouh, tranquille...
- Voyez surgir, cher et hypocrite showsectateur, mon semblable, mon frère, ce placenta brillant qui coule et frappe une bassine d'argent. Il a fait l'objet d'enchères auprès des plus grandes marques cosmétiques. Bientôt, nous saurons quelle marque prestigieuse - Chanel, Yves Saint-Laurent, Avène, Nina Ricci- pourra livrer au public sa nouvelle gamme de lotions de crèmes rajeunissantes au placenta princier, en flacon de cristal à tirage limité...
- Montrez le moi... Mon bébé, mon enfant...
- Nous vous l'apportons, Princesse.
- Donnez-le moi. Oh mon bébé, mon bébé dodu... Comme il geint doucement... Qu'il est beau, qu'il est doux !
- Oh, Princesse, mes showsectateurs chéris, quel magnifique spectacle inédit ! Ce petit corps aux fesses nues trémoussantes sur la poitrine de sa mère. On dirait un petit chinois, tout plissé... Mais, dirait-on que c'est un blondinet ? Oh, ses petites narines mignonnes frémissent... Il arrête de pleurer contre sa maman. Il entrouve, avec peine, ses minuscules paupières. La lumière lui fait mal, sûrement, pauvre chouchou... Mais, son œil, il nous semble, oui, il est bleu! Bleu profond... Un blond aux yeux bleus... Qu'il est beau! Fait au moule... Chère Princesse, vous avez fait là œuvre magnifique dont des générations et des générations de showsectateurs se souviendront. Nous aurions pu assister à la naissance d'un monstre à quatre doigts, aux pieds palmés, ou tout simplement privé d'avant-bras comme ces jeunes victimes des pollutions soviétiques, mais non! Tout est normal, rassurez-vous. Charles de Monthluc-Parme est un modèle de perfection s'il en est. D'ailleurs, la Princesse avait, il y a peu de mois, subi une amniosvnthèse, nous pouvons maintenant vous le révéler, qui confirma la normalité absolue du produit commandé et à venir, sa pureté génétique, sans que soit révélé, même à la Princesse sa mère, le sexe de l'enfançon. Vous comprendrez, showsectateurs aimés, que la discrétion fût de mise, qu'il y a des choses qui ne doivent pas céder au devoir d'information.
- Nous devons vous le reprendre, Princesse. Pardonnez-nous.
- Oui, il nous faut le peser, le mesurer, ce petit ange...
- Oh, comme ces mains diligentes s'affairent autour de lui, l'une piquant son mignon talon pour la prise du précieux sang. L'autre l'étendant sur le mètre étalon. Oh, il braille ! Puis on le pose se tortillant sur la balance...
- Charles de Monthluc-Parme, quarante-deux centimètres, trois kilos deux cents tout rond, tout nu, né à huit mois, trois semaines et un jour, à zéroheure trente et une, ce lundi dix.
- Oh, le voilà déjà couvert d'une couche petit format, puis de son body de coton blanc Petit Bateau, pyjama bleu-mousse Jacadi et brassière de laine assortie tricoté par les mains tremblantes de son arrière grand-mère la Princesse de Guise-Lichtenstein, en son château de Vaduz, ses petites patounnes s'agitant de menues convulsions. Comme ces sages-femmes ont la main maternelle... Le voilà couché dans son berceau-coquille transparent, dans un nid d'ange bleu-maritime Bébéconfort pour commencer sa traversée de la vie, et entre des draps miniatures brodés aux armes princières des Monthluc-Parme... Princesse, il est à vous. Comme il est chou, contemplons le ensemble, attendrissons-nous...
- Merci, Arielle. Vous faites de la naissance de Charles, mon fils, un vrai conte de fée. Mais pourquoi ai-je encore l'impression d'avoir quelque chose, quelqu'un en dedans de moi ?
- Un jumeau ? Un second enfant qui n'est pas encore sorti ?
- Allons, mademoiselle Hawks ! Après l'expulsion du placenta ? Impossible. Ne dites pas de bêtises...
- Princesse, êtes-vous comblée que ce soit un garçon? Auriez-vous préféré une fille?
- J'attendais... Pour aimer qui viendrait. Mais penser que moi, mon corps de femme, j'aie pu faire un garçon! C'est étrange, merveilleux, quand on y pense... Un garçon dans mon corps... Comme si je l'avais rêvé et qu'il s'était fait. Je suis ravie... Mais fatiguée, Arielle...
Oui je suis ce garçon dans son corps, cet intrus dont je me passerais bien. Les jambes ramenées à l'horizontale du repos peut-être, je flotte, abasourdi, sans réaction, décervelé, niais... Sa peau, ses tendons, ses terminaisons nerveuses, ses neurones par-dessus les miens les enveloppant, les ouatant, parlant à l'extérieur par sa seule voix et conscience malgré moi. Moi changé en elle elle mélangé. Comme une huile qui se fait mayonnaise tournée... Qu'est-ce que j'ai fait, bu et mangé pour sentir ce que je sens avec un dos et des pattes de princesse qui s'agitent su le lit ? Il v a moins d'ombres en vert autour de moi. Ou de nous. Ou d'elle, cette niaise... Comment ça se fait que je ne m'en sente pas plus malade, pas plus fou d'angoisse ? Est-ce qu'on nous a injecté quelque chose ? Où est-ce son épuisement, sa sérénité, son sommeil post-partum qui me drogue l'esprit ? J'ai disparu dans quelqu'un d'autre. Qui va me retrouver dans une princesse accouchée. Quelle horreur! Et devant la caméra de l'Hawks encore ! Comment puis-je voir par des veux qui ne sont pas les miens ? Et si j'essayais des mouvements ? Soulever une main. Déplacer une jambe. Au moins bouger la langue. Non, Ça ne marche pas. Je suis coincé. Je parle seulement dans un cortex qui est est dans un esprit que sens autour palpiter, penser des ruisseaux immangeables que je ne peux empêcher de voir défiler comme un texte à séquences d'images. Eurk, elle se repasse son accouplement. Je ne sais même pas avec qui... Et je suis oblige' de diapositiver de son point de vue... Heureusement que je ne suis pas tombé dans cette princesse au moment où elle faisait ça. Quelle horreur ! Est-ce que ça va durer longtemps? Je vais rester là encore combien de temps, jusqu'à un autre coït, jusqu'à ses nouvelles règles, jusqu'à sa mort, dans cette position humiliante de chair de bête dans la bête... Devrais-je accomplir avec elle toutes ses obligations, cet esclavage de mère, d'épouse et de Princesse de Mothluc-Parme? Pourquoi suis-je son otage ? Qui m'a jeté dans ce corps, comme un boyau dans un pneu. Hep là ! On dirait que l'Hawks éteint toutes ses caméras! Sauf une...
- Je l'entends pleurer!
- Vous dormiez, Princesse? Non. Il s'est paisiblement assoupi dans sa nurserie.
- C'était lui... J'en suis sûre. L'instinct d'une mère ne doit se tromper.
- Non. Certainement vous rêviez. Reposez-vous, sans crainte...
Je suis une femme, j'ai conscience de mes seins qui montent, et je ne suis pas elle. La personne coupée en deux, mais pas pour elle dont je ne suis qu'une demi-moitié. Collé avec elle dans une marionnette qui vit sans mon contrôle. Une poupée dangereusement vivante dont je ne veux pas. Que je hais. Apparemment si elle dort, si elle relâche son attention, je ne disparais pas, je ne naufrage pas dans ses tissus... Je peux penser. Est-ce que c'est mieux ? Qui m'a changé en Princesse que je ne suis pas? Peut-être si l'Hawks m'embrassait je redeviendrais crapaud ? Qui a oublié de me débrancher en m'introduisant en elle? Et je sens par ses doigts! Elle se pince son ventre mou, adipeux ! Je sens encore la dilatation et la brûlure entre mes cuisses qui sont les siennes et les miennes. En fait, elle ne dort pas. Elle gamberge faiblement. Et si elle dormait vraiment, sans rêve, je m'échapperais? Accoucher, c'est vraiment un viandeux cauchemar pour un homme, traître, et violant les lois de la nature... Comment s'évanouir, m'évader de cette prison épidermique, ces barreaux d'os qui me ligaturent? Je veux sortir. Sortez-moi ! Ils ne m'écoutent pas. Hep là! Arielle, hep, ohé ! Ohé... Personne ne m'entend. Pas plus que lorsqu'on songe et pense. Elle, ils l'entendent. Peut-être qu'en m'endormant je m'exhalerais hors d'elle ? Peut-être que je me réveillerais hors de ce cauchemar en cinq dimensions trop tactile pour être un rêve... Pourquoi pas moi ?
- Dormez, Princesse, dormez. Donnez-moi la main.
- Je veux mon Mozart. Mon Cosi fan tutte. Arielle, s'il vous plait…
- Oui, Princesse, voilà votre casque. Passez-le.
- La caméra va s'éteindre avec moi. Je vous laisse. Cosi fan tutte... C'est parti. Bonne nuit, Princesse.
Oh, je n'aime pas cet opéra, ce Mozart là. Trop triste, perfide et désabusé... C'est trop contre le tympan intérieur du cœur. Oh, Arielle s'en va... Arielle Hawks, ne me laissez pas tomber! Emportez-moi si vous pouvez dans la mémoire de votre caméra. « Caméra », ce mot qui en italien signifie chambre. Quelle chambre ? Les draps n'ont plus la même consistance moite. La chambre noire. Je ne dors jamais dans le noir. Il me faut me lever pour ouvrir un volet sur la rue...
Et je me levai. Mal assuré, me frottant les poings de mes veux. Mes mains, des mains tirèrent le cordon qui fit un peu remonter l'écran noir de la fenêtre, ouvrant une bande de nuit urbaine, de rue d'hiver pluvieux, une petite rue passante. Mes mains d'homme, aux tendons saillants… Je compris que j'avais mes mains au bout des bras, mon corps d'Iseve au bout du vivant, que j'étais emberlificoté dans ma veste de pyjama avec un nœud dans le dos, les deux manches passées malgré ce tordion entre les deux reins. Un rêve vénéneux, tout simplement. Beurk... J'avais mes quatre pattes de Vivant d'Iseve, sa gueule déjà mal rasée, et l'esprit livré avec, au-dessus des lampadaires, leurs cônes jaunes, le double vitrage rayé de phares et de pluie d'apocalypse. La chambre n'était plus noire. Seulement une pénombre animée d'éclats furtifs venus du dehors. Le format granitique de la télévision, comme une tombe, restait sage. Je sortis du frigo un jus de tomate verte, le bus lentement. Ç’avait été stupide cauchemar, voilà tout. Il y en avait de pires. Ça se balayait de la tête comme on se mouche un peu bruyamment, voilà tout. J'avais été trop épuisé, impressionné, au sortir de mon entrevue avec l'Hawks. Ça allait mieux. Très mieux. Quel délice, ce pyjama et ces draps, finalement... Je les lissai d'une main mienne et me détendis. Je n'eus pas le temps de cultiver la moindre aiguille de paix ni guerre dans la spirale qui navigua le rapide de mon sommeil.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Extrait d'un roman à venir : Les Métamorphoses de Vivant
Photo : T. Guinhut.