traduit de l’allemand par Maurice Boucher, 1941, Aubier Montaigne, 208 et 214 p.
Stefan George :Effigies,Maximin,
traduits de l’allemand par Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan,
Fata Morgana, 2006, 104 et 112 pages, 14,25 € chaque.
Walter Benjamin : Sonnets, traduit de l’allemand par Michel Métayer,
Walden n / Les Presses du réel, 2021, 208 p, 15 €.
Au-delà de la mort, y-a-t-il une pure éternité par la poésie ? Se regarder soi-même dans le miroir de l’autre semble être le dessein du poème de l’hommage, tels que ceux impubliés, celés, et cependant précieusement confiés à un ami, ces Sonnets de Walter Benjamin (1892-1940), qui ressurgissent enfin. Non comme une œuvre mineure, car il accordait bien plus d’importance à ses traductions de Charles Baudelaire, en particulier des « Tableaux parisiens ». Trop modeste à l’évidence, l’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[1], consacra, entre 1914 et 1924, rien moins que soixante-treize sonnets à un ami défunt. S’ils sont bien assez solides et beaux pour honorer la bibliographie de notre philosophe, désormais poète à part entière, il serait aventureux de les lire sans considérer un moment la poésie de son contemporain du point de vue historique et prédécesseur du point de vue esthétique : Stefan George.
Walter Benjamin connaissait fort bien la poésie de Stefan George. La preuve, cette recension d’une étude de K. A. Stempflinger, intitulée Retour sur Stefan George. Pour notre philosophe, « le symbolisme de cette œuvre est ce qu’elle a de plus caduc», de la part d’un auteur qui avait cependant « la prescience de la catastrophe », soit la Première guerre mondiale. « Idole biologique [et] idole cosmique […] la figure de l’accomplissement mystique, Maximin », certes splendide, est ramenée à celle d’une « momie ». Car « la génération à laquelle les poèmes les plus épurées et les plus achevés de George ont donné asile était prédestinée à la mort[2] ». Le jugement est sévère. Il n’empêche que les sonnets de Walter Benjamin se glissent dans la filiation des poèmes de Stefan George, ne serait-ce qu’à cause de la complicité thématique. Le premier consacrant à son personnage de Maximin tout un recueil et à ce même jeune homme mort son Etoile de l’alliance, le second élevant ses soixante-treize sonnets à la mémoire de son ami Heinle disparu au moment de la déclaration de guerre.
Photo : T. Guinhut.
Balayé par la modernité et l’humilité d’un Rainer Maria Rilke, Stefan George (1868-1933) est un poète un peu oublié, quoiqu’il sût reléguer le sentimentalisme de la poésie allemande au grenier des souvenirs. Grand connaisseur, outre de Goethe, de la culture française, traducteur des Fleurs du mal de Baudelaire (hors les « Tableaux parisiens »), il écrit dans le cadre de l’esthétique symboliste et surtout de la tradition aristocratique et parnassienne de l’art pour l’art. Les Effigies sont splendides, mais comme leur titre l’indique elles sont un peu figées. Ce sont autant d’ « éloges » de Mallarmé, Verlaine, Jean-Paul Richter, Goethe, Hölderlin, Nietzsche et Dante, autrement dit une soumission hautaine aux plus grands artistes de la langue et de la pensée, mais aussi une poésie soignée, ciselée, tournée vers le passé, ou plus exactement vers l’éternité. Il chante l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, sa « voix sévère et tourmentée », lui qui ne « créa des dieux que pour les renverser », à l’encontre de « la faune qui le souille de son éloge ». Le prophétisme de Stefan George, qui écrit dans les premières années du XXe siècle, est une nostalgie de la beauté, de l’hellénisme et des héros poétiques, dans un monde moderne qui ne les reconnaît plus. Le poète voyant édifie le rêve d’un monde de culture et de paix. Hélas « la roue du temps dévale / Que nulle main désormais n’empêchera plus d’aller au vide. » L’idéal héroïque et mystique de George fut « saisi par l’avilissement / De la cité et de l’Etat ravagés par de faux guides ». Son attente du héros allait être dévoyée par un « guide » allemand de sinistre mémoire…
« L’union sacrée » avec la culture grecque génère le mythe d’un enfant divin, à partir de Maximilian Kronberger, qui l’avait fasciné par sa beauté et ses précoces dons poétiques. Il devint « Maximin », donnant son titre au recueil publié en 1905. La mort à 16 ans du bel « éphèbe germano-grec » est l’occasion d’un chant de ferveur et de deuil, non sans un érotisme discret, mais porté au rang de mythe spirituel par le maître : « Je vois en toi le Dieu / Que frémissant j’ai connu / À qui va ma dévotion ». Etonnamment, ce culte du demi-dieu fut perpétué par des jeunes gens qui emmenèrent les recueils du maître sur les fronts de 1914. Quoique ce fût un malentendu : il ne s’agissait guère de sanctifier un brutal guerrier. Certes, il célébra l’idéal du poète-guide dans Le Nouveau Règne (1928), mais aussi l’Allemagne, selon lui seule héritière légitime de la Grèce.
Esthète austère et antimoderne, hostile à la guerre de 1914, autant qu’ensuite à Hitler, Stefan George refusa la proposition de Goebbels de présider une nouvelle Académie allemande, fuit la participation à la célébration pompeusement mise en scène pour son 65e anniversaire. Malgré les honneurs offerts, il s'installa en Suisse, pour mourir à Locarno en 1933. Saluons le soin des éditions Fata Morgana à nous révéler ces vers hautains et néanmoins émouvants, des textes rares, dans leurs vêtures élégantes.
Peut-être est-ce de L’Etoile de l’alliance[3] que Walter Benjamin fut le plus proche, moins l’idéalisme absolu de Stefan George. Car Maximin, l’ami vivant, puis mort, y est encore célébré tel le dieu de la jeunesse et de la beauté, gladiateur parfait et sage poète, messie et modèle : « Plus beau que nulle image, réel comme aucun rêve / Dans l’éclatante nudité d’un dieu, tu vins à nous », ce dans le premier sonnet, dans un recueil qui abandonne assez vite cette forme, pour plus de liberté et de concision. Il est homme et emblème platonicien : « Tu nous délivré du tourment des brisures / Nous donna l’Unité faite chair l’Autre et l’Un / Dans le même ». Jusqu’à la qualité d’homme d’Etat, « Ayant précisé lois, langages, étalons », quoiqu’élitiste au point de mépriser le peuple : « Je ne poserai pas mes regards sur ce peuple… / Infirme est son esprit ! Et morts en sont les actes ! » Publié en 1913, le recueil put paraître prophétique : « Des milliers sont voués à la sainte démence / Des milliers périront par une fièvre sainte / Des milliers par la sainte guerre ». Une éthique élevée et cependant inquiète s’allie à une irréprochable esthétique.
Prenant toutes ses distances avec cette ardeur passablement grandiloquente de Stefan George, et n’en conservant pas moins un certain goût du symbolisme et « le nom sacré comme un amen infini », Walter Benjamin retranscrit dans l’hommage ému et fidèlement entretenu de ses sonnets autant l’image du disparu que le visage de son esthétique. Car selon l’épigraphe, « Fritz Heinle était poète, et le seul de tous avec qui je n’eus pas de rencontre « dans la vie », mais dans sa poésie ». Entre le suicide de l’aimé, avec son amie Rika Seligson, en 1914, par désespoir intime ou face à la Grande guerre, et l’écriture qui s’étira sur vingt ans, comme s’il fallait faire parler par procuration la vocation poétique du défunt, le poète joue sur deux temps : un présent ravivé, une nostalgie tragique. Bien que le deuil soit rédimé par l’intemporel, la parole poétique est considérablement plus humaine que celle adressée à Maximin. Une amicale aura, ou un amour plus érotique (« Dans ton corps mon amour est sculpté »), empreignent les vers inspirés, en écho peut-être avec les Sonnets de Shakespeare[4] :
« Que cherches-tu toujours mon âme le bel ami ?
Depuis longtemps il est mort et le monde qui roule
A suivi sa course que pas un ne mesure le héros
Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami ?
Pourquoi m'éveilles- tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?
Ah je cherchais le sommeil et de plaintes est défiguré
Mon abandon dont tu es l'abandonné compagnon
Pourquoi m'éveilles-tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?
Une nuit donc je tins dialogue en mon cœur
Et m'arrêtai honteux décidé à me taire
A ne plus montrer mon chagrin à mon âme
A ne plus l'éveiller pour me consoler dans ma douleur
Mais vois de la bouche endormie elle laissait couler aussi
Nombre de chants tristes Leurs larmes s'allumaient comme bougies. »
L’âme et le chant restent pour Walter Benjamin des concepts vivants. En effet, « À l’heure où glissait ton habit de corps […] Il était écrit que plus jamais ne prendrait son envol / Ma bouche si d’elle ne s’élevait son chant ». Si la raison semble innerver le déroulé des sonnets, le poète a néanmoins conscience de sa déraison : « Le timide chant l’amour très délaissé / Déversé doucement de la bouche des fous ». La fiction assumée vole au secours de la douleur : « Des anges le ravirent vers de lointains confins ». L’inactuel lyrisme hérité des troubadours s’associe aux souvenirs de la culture grecque (d’Orphée à Eros et Olympos) et de l’eschatologie chrétienne : « Il voit la balance du jugement sans vaciller ». Et pourtant « N’est point de baume hors de ce chant », par exemple lors du sonnet 12 :
« Un jour du souvenir et de l'oubli
Rien ne restera qu'un chant à son berceau
Qui ne trahirait rien et qui ne tairait rien
Un chant sans mot que les mots ne mesurent
Un chant qui monterait des tréfonds de l'âme
Tels de la terre liserons et cressons
Telles les voix dans les orgues des messes
En ce chant se blottirait notre espoir
N'est point de baume hors de ce chant
Point de tristesse loin de ce chant
En lui sont comme tissés l'étoile et l'animal
Et mort et amis sans différence
En ce chant vit toute chose
Tandis que le pas du plus beau en lui marchait ».
Le lyrisme est particulièrement poignant dans le sonnet 30 : « Si ta main une dernière fois remontait /De la tombe et se penchait sur mes mots / Vois fleurirait alors ce qui est déjà sec / Mes chants et pleurs briseraient leur coupe ». Pourtant il a parfois quelque chose de mallarméen : « Par son art s’éveille le grand cygne ». Voire de shakespearien, lorsqu’en écho à la dame brune « Là était le corps d’une sublime femme / Et sculptée dans le marbre noir », allégorie funèbre et mélancolique.
Par-delà « noble nom, raide linceul », en dépliant son élégie, de loin en loin, au cours de dix années, Walter Benjamin file les métaphores du sommeil et de la renaissance imaginaire, pour sans cesse raviver la nécessité et la beauté de la création poétique : « Sa parole changea ma poitrine en un luth ». Au point qu’au-delà du secret de ces poèmes, l’auteur leur imagine un vaste destin : « Le transmettre au monde entier par les rimes ».
Le traducteur, Michel Métayer, n’ose guère infléchir le sens des rimes originelles en se forçant à la rime française, usant cependant parfois de l’alexandrin : « Ton regard m’arracha le souffle de ma bouche ». Cependant sa réflexion sur la traduction s’appuie en sa postface sur celle que fit notre poète des « tableaux parisiens » de ce Baudelaire longtemps poursuivi[5], tandis que la préfacière, Antonia Birnbaum analyse La Tâche du traducteur, cet essai pertinent que commit en 1923 Walter Benjamin.
Bien loin désormais de Stefan George, Walter Benjamin présente son art poétique, en marchant côte à côte avec le déroulement du sonnet rimé, sans ponctuation :
« Sobre est la mesure des plaintes amassées
Inflexible le sonnet qui me lie
Comment l’âme vers lui chemine
Je veux de tout cela donner l’image
Les deux strophes qui m’emportent
Sont cette marche serpentant sur la roche
Où la quête d’Orphée s’aveugle peu à peu
C’est la clairière où séjourne Hadès
Avec quelle instance il demandait Eurydice
L’avertissant bien Pluton la lui confia
De cela ne rend compte le court sentier
Mais ces tercets en sont en secret les témoins
Reste la manière dont elle suivait invisible
Avant que son regard la dissipe rime de fin.
Ainsi, dans une démarche orphique, Walter Benjamin opère un subtil dialogue avec Rainer Maria Rilke, dont les Sonnets à Orphée parurent en 1922, et qu’il ne connaissait probablement pas au moment de l’écriture, alors qu’il s’agit pour l’auteur des Elégies du Duino de rendre hommage à une jeune danseuse disparue. Soudain, grâce à cette découverte, le magnifique recueil des Sonnets de Walter Benjamin, poésie philosophique de celui qui avait une conscience morale de la littérature[6], et dont nous remue la beauté aussi poignante qu’intelligente, s’inscrit dans une filiation qui va de Pétrarque à Shakespeare, de Baudelaire à Rilke, où il ne déparait pas le moins du monde.
Thierry Guinhut
La partie sur Effigies et Maximin a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2005
Je ne connais pas Stefan George, vous me le faites connaître, merci. Quant à Walter Benjamin, j'ignorais qu'il avait écrit ces sonnets. Voilà donc tout un monde à découvrir. C'est chouette pour un dimanche matin.
Avec plaisir. Merci de votre commentaire amical...<br />
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