En 1741, Voltaire, en sa tragédie Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, faisait ainsi parler le meurtrier Séide. Ses mêmes mots pourraient jaillir des lèvres du « Sarazin », le pourvoyeur de mort du roman de Terry Hayes. Il est un de ces génocideurs planétaires, juges viraux du paradis et de l’enfer d’Allah, qui ont en leurs mains des armes plus que jamais redoutables : ces biotechnologies au service du fanatisme et du terrorisme. Si cette hypothèse reste - pour longtemps ? - de l’ordre de la fiction, préparez-vous à avoir peur en abordant Je suis Pilgrim de Terry Hayes, tout en espérant qu’un héros sauve le monde occidental. Hélas sans cesse menacé par ces pourvoyeurs de pulsions fanatiques et d'endoctrinements totalitaires, comme le montre Tarun Tejpal, parmi la secte de sa Vallée des masques.
Si le démarrage de ce Pilgrim (qui signifie pèlerin) parait conventionnellement policier, avec une victime et un meurtrier parfaitement anonymes, le roman prend vite une plus vaste vitesse de croisière : celle d'un thriller non moins haletant qu'intelligent. Peu à peu, en une spirale qui aspire le lecteur sans espoir de retour, l’action quitte New York et le seul présent pour convier bien des retours en arrière dans le passé complexe du narrateur, bien des lieux brûlants de la planète, parmi des montagnes et des déserts d'Afghanistan et de Turquie, de Birmanie et d'Arabie Saoudite. Mais aussi Florence où un laboratoire de restauration d’œuvres d’art révélera les photographies cachées dans le nitrate d’argent des miroirs... Entre les strates de la personnalité du héros, entre espionnage et bioterrorisme, l’intérêt du lecteur ne sait plus où donner de la tête, emporté par un rythme trépidant...
D’identité en identité, celui qui se fera appeler « Pilgrim », est d’abord un orphelin adopté par une riche famille. Recruté par les services secrets, la CIA, une officine plus secrète, il a connu la guerre froide à Berlin, l’élimination de traitres vendus à l’URSS et de mafieux grecs. Il croit disparaître du monde du renseignement, avant de devoir raccrocher pour contribuer à une inédite enquête criminelle, puis de se lancer à la recherche du « Sarazin », tueur arabe animé par la vengeance, armé par le bras de son Dieu, contre la tyrannie de la famille royale saoudienne, contre ses alliés : les Etats-Unis.
En une mécanique implacable, le portrait du « Sarazin », Séide volontaire et persévérant, s’aiguise : il « lut tous les auteurs majeurs -Mao, le Che, Lénine- et assista aux réunions et conférences de nationalistes panarabes forcenés, de bellicistes Palestiniens et de plusieurs autres qu’on pourrait qualifier d’hommes des cavernes islamistes ». Le vengeur fanatique se prépare à abreuver les Etats-Unis de doses injectables chargées d’une souche de variole, génétiquement modifiée par ses soins pour résister à tous les vaccins… Le jeu de piste est rocambolesque autant que parfaitement crédible : des cadavres occidentaux sous la chaux dans les montagnes de l’Indou Kouch, un père décapité par la tyrannie saoudienne, un ponte syrien énucléé par un médecin libanais déterminé, une policière turque insoupçonnable, une villa construite par d’anciens SS au-dessus de la mer Egée, les réseaux européens d’Islam, où « l’Occident avait enfin un ennemi à la mesure de nos peurs », sont parmi le fil d’Ariane.
Certes, on pourra lire ce roman comme un remake d’un James Bond, mais particulièrement dense, comme un opus manichéen parmi le « Théâtre de la Mort », opposant superhéros américain à visage humain et superfanatique jihadiste, voire un énorme scénario qui ne manquera pas de susciter un film d’action à rebondissements hollywoodien, quoique diminué, caricaturé. Ainsi, l’on peut évidemment se contenter de baigner dans le thriller particulièrement cinglant d’un nouveau pèlerin de la fondation américaine.
Mais ce serait occulter des enjeux plus criants. Si c’est grâce à la surveillance mondiale des télécommunications que le NSA et la CIA parviennent à localiser le terroriste et finalement l’annihiler, et donc sauver les Etats-Unis et le monde, faut-il en déduire qu’il ne faille pas réfréner leurs ardeurs ? La liberté et l’intimité des citoyens se doit d’être autant respectée, comme l’a pointé l’affaire Snowden[2], que notre sécurité. De plus, la responsabilité de l’écrivain n’est-elle pas à interroger ? Lorsque le héros publie un essai spécialisé en criminologie, il a la surprise de constater que la meurtrière qu’il pourchasse s’en est exactement inspirée pour effacer toute trace ADN, toute identité. De même, un apprenti terroriste ne risquerait-il pas de copier le mode opératoire du projet de crime planétaire mis en scène par Je suis Pilgrim ? Ce à quoi répond celui qui maîtrise à la perfection les ressorts du roman psychologique et d’aventure, Terry Hayes, en arguant que tout est déjà sur internet…
Au-delà du romancier, et scénariste de Mad Max 2, né en 1951, qui vit en Suisse, il faut évoquer la traductrice, Sophie Bastide-Foltz, qui se voue rarement par hasard dans de vastes projets. Curiosité, sage opiniâtreté sont les maîtres mots de celle qui s’engagea dans la traduction de La Grève d’Ayn Rand[3], autre grand roman du monde libre, qui ne méprise pas les qualités narratives et de suspense du roman feuilleton et de société, si traditionnel puisse-t-il paraître. Autre lien encore à ne pas manquer entre La Grève et Je suis Pilgrim, le substrat de philosophie politique, plus actuel que jamais : le premier met en scène la lutte épique du monstre socialisme et du libéralisme, le second radicalise l’incompatibilité entre un Jihad pré-médiéval et la constitution américaine issue des Lumières…
Chaque secte a sa beauté dangereuse ; sinon pourquoi attirerait-elle autant les esprits ? L’une d’entre elles s’est emparée d’une vallée himalayenne perdue, au cours de la marche, devenue légendaire, de son fondateur, le gourou Aum. Né dans cet univers qu’il ne remet pas en question, un jeune garçon déploie tous ses talents pour devenir « Eclaireur » parmi la « Confrérie » de La vallée des masques. C’est ainsi qu’en un immense retour en arrière, un homme raconte son histoire et celle des siens dont il a quitté l’impitoyable tyrannie, en attendant leur vengeance et son assassinat programmé.
« Soldat de la vérité », notre héros, infiniment confiant dans ses maîtres, s’entraîne, en des exercices physiques et spirituels éprouvants dont il est fier de passer les étapes. Sa formation est pétrie d’ascèse et d’exploits, éprouvant combien « l’absence de moi séparé était libératrice », coiffant le masque anonyme des « Wafadars », du nom de ces « guerriers de la pureté » et « prêtres de la beauté » aux ordres du « Grand Timonier ». Et bientôt un tueur impeccable, l’un des inquisiteurs et vengeurs suprêmes de cette vallée qui méprise le reste du monde. Il sait que « mourir pour la vérité, c’est se délivrer des chaines du karma. » Pourtant, il faillira parfois : son amitié pour Biham, « l’obèse chantant », devra être rejetée, comme le sont le chant et la musique, son « aliénation romantique » pour une femme révoltée devra être évacuée sans retour, cette dernière étant finalement châtiée… Ainsi, le héros n’est pas une figure monolithique : longtemps fidèle à la cause, il est touché par le doute qui sauvera son humanité, sinon sa vie…
Sans compter l’exacte et impressionnante description du fonctionnement d’une secte parée de tous les prestiges de l’héroïsme des purs, l’intérêt de ce livre vient des multiples pistes de lecture que l’on peut emprunter. Roman psychologique et d’action d’abord, parmi lequel l’apprentissage du jeune homme est censé l’amener à la perfection physique et morale, il devient le portrait d’un surhomme, d’un superhéros, dans le cadre d’une fresque haute en couleurs et stylisée qui confine à l’esthétique du manga. Roman de mœurs ensuite, où la vie d’une confrérie hiérarchisée exemplaire est dépeinte au cœur d’une vallée semi-mythique, non sans receler peu à peu ses poches de tragédie, comme en un documentaire ethnologique…
Mais surtout, nous y lirons une fable philosophique, une anti-utopie, où la perfection de ses membres enthousiastes est constitutive d’une abomination tyrannique. Le communisme sexuel et procréatif (un peu comme dans La République de Platon) où les jeunes femmes sont livrées aux appétits et aux viols des guerriers et hiérarques, où les enfants sont élevés en commun, fait fi de tout individualisme, de tout attachement personnel : « Choisir, préférer, laisser ses émotions obscurcir son jugement et perdre le sens de l’équité, c’était tomber en disgrâce ». Sans compter que les pauvres individus qui n’ont ni la force ni la flamme sacrée sont exploités aux plus viles tâches, que des razzias prélèvent dans les villages d’en bas des « esclaves » et des « proies » pour l’entraînement au meurtre et à la torture, « tout juste bons à servir de cobayes aux purs ». Pire, si possible, les nombreux rejetons défaillants de cette consanguinité sont parqués dans des fosses infâmes qu’il faudra nettoyer en un radical génocide. Ce pourquoi notre héros fuira la vallée fermée et ira trouver dans une ville des plaines une vie impure, quoique plus humaine.
Il est rare de lire, sous le vernis romanesque, une telle dissection du fonctionnement sectaire et de la spiritualité au service de la pulsion totalitaire et meurtrière. Tejpal dit avoir été inspiré par le procès d’un extrémiste hindou anti-musulman. Orwell probablement n’aurait pas renié cet apologue, malgré une facilité narrative digne d’un de ces films d’aventures que d’après ce roman l’on réalisera probablement…
Thierry Guinhut
La partie sur Tejpal a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2012,
Terry Hayes ne vit pas à Sidney mais en Suisse comme le dit sa biographie chez Random House Book :<br />
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The Year of the Locust is Terry Hayes' second novel. His first, I Am Pilgrim was an international bestseller. He and his American wife – Kristen – have four children and live in Switzerland.
Je n'ai pas encore eu le plaisir de le lire, mais je l'ai offert. Si bien vanté, il fera très certainement partie de mes prochaines lectures :-)<br />
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Et si d'habitude je lis en anglais, j'opte avec grand plaisir pour une traduction de Sophie Bastide-Foltz. Au moins, je sais que ce sera parfait!
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.