Palazzo ducale, Venezia. Photo T. Guinhut.
D'Hans Rosling à Karl Popper.
Hans Rosling : Factfulness, traduit de l’anglais par Pierre Vesperini,
Flammarion, 408 p, 23,90 €.
Luc Ferry, Nicolas Bouzou : Sagesse et folie du monde qui vient, XO, 440 p, 21,90 €.
Maurizio Ferraris : Postvérité et autres énigmes,
traduit de l’italien par Michel Orcel, PUF, 176 p, 15 €.
Sous la direction de Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée :
Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique, PUF, 288 p, 24 €.
Karl Popper : Les Sources de la connaissance et de l’ignorance,
Rivages poche, 160 p, 8,20 €.
C’est avec un brin de provocation et d’exagération que Georges Duhamel dénonçait une trop commune naïveté de l’humanité : « Nul doute, l’erreur est la règle ; la vérité est l’accident de l’erreur.[1] » En effet, plus que jamais peut-être, fausses nouvelles et dénonciations catastrophistes pleuvent dans la bouche des gourous associatifs et politiques. Pourtant indubitables devraient être les faits. À condition de les percevoir, les établir, les penser. Or il faut déchanter de cette présomption au rationalisme. L’erreur couve sous le regard ; pire, l’idéologie, loin de se contenter d’œillères, voile et nie le réel en un syndrome que Jean-François Revel appelait « la connaissance inutile[2] ». La pensée devrait cependant préférer la factualité, mise en ordre par Hans Rosling. Ainsi hésiterons-nous un peu moins, et avec le secours de Luc Ferry et Nicolas Bouzou, entre « Sagesse et folie », et saurons-nous dénoncer la postvérité grâce à Maurizio Ferraris. Il est bien temps de réhabiliter l’esprit critique, tel que le défend l’essai à plusieurs mains intitulé Des Têtes bien faites ; et de penser ignorance et connaissance, grâce au regard affuté de Karl Popper interrogeant le statut de validité de la vérité.
Roger Bacon, au XIII° siècle, exposait déjà les plus courantes et délétères causes de l’erreur : « Je dirai qu’il y a trois causes qui font obstacle à ce que devrait être la vision du vrai : les exemples dont l’autorité est fragile ou indigne de ce nom ; le poids des habitudes, le gros bon sens des foules sans expérience. Le premier conduit à l’erreur, le deuxième paralyse, le troisième rassure indûment.[3] » Même si Hans Rosling ne le cite pas, son ouvrage se situe dans la tradition de ce philosophe médiéval.
En dépit de son clinquant titre anglais, Factfulness, - car le mot « factualité » existe dans la langue française depuis 1957 (nous enseigne le Robert) - voici un essai salutaire, empreint de clarté, efficace et judicieux. Car il s’agit là d’apprendre à penser. Non pas à penser selon une ligne idéologique, mais avec logique, rigueur et clarté. En d’autres termes, il est plus que nécessaire de « combattre l’ignorance en promouvant une vision du monde basée sur des faits », d’acquérir la « saine habitude de fonder son opinion sur des faits ».
Hans Rosling, médecin, conseiller à l’Organisation Mondiale de la Santé, mais aussi étoile américaine des conférences TED (Technology, Entertainment and Design), dénonce une série d’instincts qui polluent notre vie intellectuelle, car « nous avons l’instinct dramatique », au détriment de la raison. Et, non sans humour, il le fait en relatant des anecdotes, des souvenirs, des erreurs dont il a tiré leçon, et surtout ses expériences d’enseignant auprès d’étudiants interrogés sur l’état du monde, et dont les réponses sont presque invariablement fausses, entachées de préjugés, et en intégrant de nombreux graphiques utiles et probants. Ne s’est-il pas rendu « à Davos pour expliquer aux experts du monde entier que, sur les tendance mondiales de base, ils en savaient moins que les chimpanzés » !
Premier « instinct » (parmi neuf autres), celui du « fossé », qui imagine trop aisément que le monde est divisé en deux extrémités irréductibles, entre les pays sous-développés et ceux développés, alors que la plupart des premiers rejoignent les seconds avec célérité, alors que cette distinction devient obsolète. Ainsi la mortalité infantile diminue, l’espérance de vie mondiale atteint les 72 ans, l’éducation s’accroit, le niveau de vie également, ridiculisant le manichéisme.
Pire, voici « l’instinct négatif », selon lequel le monde va de plus en plus mal, antienne immensément partagée. Contrairement aux poncifs mensongers, car un mensonge ardemment et suffisamment répété devient une vérité sophistique, le monde va beaucoup mieux : « ces vingt dernières années, la proportion de la population mondiale vivant dans des situations d’extrême pauvreté a diminué de moitié ». Il s’agit de « notre tendance à repérer le mal plutôt que le bien », à idéaliser le passé : « On ne pense pas, on ressent ». L’on veut ignorer que les marées noires diminuent radicalement, comme la mortalité due aux cataclysmes, que, comme l’accès à l’eau potable, la protection de la nature croît : « en dix-sept ans, la planète s’est revégétalisée d’une surface équivalente à l’Amazonie[4] », grâce à l'augmentation du taux de gaz carbonique et surtout aux reboisements dus à l’Inde et la Chine.
N’oublions pas celui de la « ligne droite », c’est-à-dire la propension à subodorer que les choses iront dans le sens d’une invariable continuité. Dénonçons « le méga-préjugé selon lequel la population mondiale est juste en train d’augmenter sans cesse » ! Car, n’en déplaise à Malthus, elle est en train d’achever sa transition démographique, et un plateau sera bientôt atteint. Ainsi la courbe est plus juste que la droite à laquelle nous étions tentés de céder en imaginant raisonner…
La peur est également bien souvent mauvaise conseillère. La preuve avec les victimes de Fukushima : « ce n’est pas la radioactivité, mais la peur de la radioactivité qui les tuées ». Avec Tchernobyl, à la suite de quoi l’on n’a pu confirmer la moindre augmentation de la mortalité. Parfois la peur se trompe d’objet : le DDT, qui luttait efficacement contre la malaria, fut interdit au motif qu’il fragilisait les oiseaux, or la maladie reprit une vigueur mortelle. De même la peur des vaccins entraîne-t-elle le retour de la variole. S’il faut lutter contre la pollution chimique, alors qu’il faudrait ingérer « des cargaisons » d’un produit chimique pour qu’il soit plus qu’un cancérigène « probable », il ne faut pas que la peur, somme toute humaine, devienne une paranoïa : une irrationnelle « chimiophobie » dicte ses lois et refuse la démarche et l’analyse scientifiques, comme, probablement, dans le cas du glyphosate. On objectera que les atteintes à l’environnement (par la pollution plastique par exemple) et à la biodiversité sont fort graves, même si ce même plastique pourra être recyclé de cent manières, même si l’on est en train de reboiser de par le monde… Moralité : « La peur peut s’avérer utile, mais seulement lorsqu’elle vise juste. »
Ajoutons au raisonnement d’Hans Rosling que les démagogues, politiques, associatifs et médiatiques, aiment agiter les peurs, y compris millénaristes et apocalyptiques, pour se faire entendre, influencer, jeter le peuple qui veut bien boire leurs paroles sous leur coupe tyrannique, et ainsi en tirer argent, pouvoir…
Méfions-nous également de « l’instinct de la taille ». Un gros chiffre isolé impressionne alors qu’il doit être comparé ; mieux vaut observer les taux. En Suède un ours tua un homme, ce qui fut « massivement couvert par les médias nationaux ». Pourtant « le meurtre d’une femme par son compagnon a lieu une fois par mois. C’est 1300 fois plus ». Et bien plus en France où une femme meurt ainsi tous les trois jours ; et réciproquement d’ailleurs un homme tous les quinze jours, sans compter les blessés… La grippe porcine tua et fit le tour des médias, alors que la tuberculose est bien plus meurtrière, même si les grippes nouvelles peuvent devenir des fléaux. Ayons conscience que le terrorisme tue bien moins que d’autres causes de morts ; quoique, oublie notre auteur, il soit, à la différence d’autres agents mortels, causé par la malignité humaine, et le plus souvent par la pulsion totalitaire. Autre réflexion sur les chiffres : il y a plus de chômeurs aux Etats-Unis qu’en France, mais rapportés à la population, le taux est presque trois fois moindre Outre-Atlantique.
Autre tare : « l’instinct de généralisation ». S’il peut contribuer à catégoriser, la généralisation abusive peut entraîner à occulter les différences à l’intérieur des groupes, à ne considérer que la majorité, aux dépends des individualités et du libre-arbitre. « L’instinct de la destinée », quant à lui, oblige à penser en termes de déterminisme culturel, par exemple en partant du principe que l’Afrique ou l’Iran resteront ce qu’ils furent, c’est-à-dire une aire de sous-développement chronique et de démographie galopante, de navrante condition des femmes. Une telle erreur, en termes d’investissements, ou de géopolitique, peut être fatale. Les changements culturels et le développement peuvent être rapides, parfois pour le pire, le plus souvent pour le meilleur. Qui sait si Nkosazana Dlamini-Zuma, la présidente de la Commission de l’Union africaine voit juste : « ma vision du continent dans cinquante ans c’est que les Africains seront des touristes bienvenus en Europe, et non plus des réfugiés qu’on chasse »… Aussi faut-il non seulement étudier le passé pour comprendre le présent, et mettre sans cesse à jour ses connaissances si l’on veut un tant soit peu anticiper.
De même, « la perspective unique » est désastreuse. « Ayez l’humilité de reconnaître que vous ne savez pas tout », que les explications monocausales, que les solutions dogmatiques font fausse route. Révisons nos jugements erronés et craignons l’idéologie. Y compris des experts et des médias, et surtout des militants de causes diverses.
Pas brillant est notre « instinct du blâme ». « Chercher intuitivement un coupable », réagir par l’accusation sont des travers trop partagés, au lieu d’analyser le problème et d’aller en quête de solutions. Escorté par le manichéisme, le blâme est également armé d’outrecuidance et d’envie. Au méchant capitalisme, opposons plutôt un jugement informé et nuancé de ses bienfaits et méfaits, alors que trop souvent nous ne sommes capables que de pas grand-chose, ce pourquoi nous avons tendance à détester qui nous dépasse. Le syndrome du bouc émissaire a frappé. Alors que l’éloge permet de sélectionner et de valoriser les réussites, comme celle d’une simple machine à laver : « Merci industrialisation, merci aciérie, merci centrale électrique, merci industrie chimique, pour nous donner le temps de lire des livres ». Y compris, ô ironie, ceux prônant la décroissance et la nature originelle !
Reste « l’instinct de l’urgence », d’ailleurs surabondant chez les alarmistes écologistes. Mieux vaut toujours observer, réfléchir avant d’agir à la va-vite et à coup d’actions drastiques. Méfiez-vous des prévisionnistes qui voient l’Arctique fondre alors qu’il se renforce, comme le désastreux Al Gore qui en 2007 et 2009 annonçait la fonte totale des glaces en 2013 ; observez plutôt les données venues de sources contradictoires. Ajoutons qu’il faut se demander à qui profite le crime : mais à ceux qui pompent les subventions, les taxes et les financements au profit de leur science de bateleur…
Nous aimons geindre et sonner l’alarme en répétant que la pauvreté et les inégalités s’accroissent, que les ressources s’épuisent, que la planète s’éteint… Et nous rechignons, voire n’y pensons même pas, à vérifier, à faire fonctionner notre intellect rationnel et notre imagination positive. Parce que les scénarios du pire attirent plus épidermiquement l’attention que toutes les améliorations de la condition humaine, voire de celle de la planète, car « les bonnes nouvelles ne font pas la Une » des journaux, des télévisions et des sites internet.
La collapsologie, qui obtient un succès indécent, est la science de l’effondrement, du moins fausse science, puisqu’elle part d’un présupposé et sélectionne des faits à sa rescousse, et non de la réelle observation. Or les prédictions apocalyptiques, comme celles du Club de Rome, nous annonçant « The Limits to Growth », dans les années 70, l’inéluctable fin du gaz et du pétrole pour le début des années 90, comme celles d’économistes alors persuadés de l’imminence de la famine planétaire, n’ont jamais vu l’ombre d’une réalisation. Bien au contraire, les réserves énergétiques surabondent, la faim mondiale a décru du tiers au onzième de la population. Mais cela ne décille pas un instant des institutions dont le fonds de commerce se nourrit au catastrophisme de persister à consciencieusement asséner leurs prophéties alarmistes, ancrées sur des projections linéaires, alors qu’abondent les progrès techniques, les meilleures gestions des ressources, y compris de la biodiversité végétale et animale, sans compter les nouvelles et à venir...
À cet égard interrogeons-nous : Hans Rosling a-t-il raison de souscrire à la thèse du réchauffement climatique d’origine anthropique à cause des gaz à effet de serre ; avons-nous tort de rejeter cette dernière en parlant, non sans s’appuyer sur des scientifiques, de « manipulation climatique[5] » ? Là encore les faits, des températures mondiales qui n’ont augmenté que de 0,2 degrés depuis 1975, qui n’augmentent pas depuis vingt ans, et l’opinion qui s’échauffe en imaginant avérée une augmentation en flèche…
Il n’en reste pas moins que l’essai d’Hans Rosling, digne d’être lu dans tous les lycées et universités, doit nous forcer à l’humilité, y compris l’auteur de ces modestes lignes. Il est plus que probable que nos idées reçues, nos opinions, qui opinent à ce que les autres répandent, à ce qui nous flatte, jusqu’à ce que nous pensons être des convictions ancrées sur des faits, manquent de factualité.
S’il faut se convaincre de l’amélioration de l’état du monde, lisons une fois de plus Luc Ferry[6] et Nicolas Bouzou[7] en leur Sagesse et folie du monde qui vient. Le philosophe et l’économiste, dans leur essai à deux voix alternées, quoique dans une progression thématique, usent à peu de de choses près de la même démarche qu’Hans Rosling. Ils dénoncent cependant le pessimisme et le catastrophisme qui gangrènent la pensée politique et économique et qui se refuse à prendre en considération les progrès immenses accomplis par l’humanité. Santé, espérance de vie, loisirs, progrès scientifiques, tout va mieux sur la planète, hors les zones de guerre et de tyrannie, hors le front de la pollution dans les pays d’Asie et d’Afrique. Au-delà de l’analyse de la « joie mauvaise » du pessimisme, nos essayistes démontent les jérémiades sur la fin du travail en réhabilitant le concept de « destruction créatrice » initié par Schumpeter[8] ainsi que les bienfaits des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la robolution[9]. Ils démontent également « l’éternel fantasme utopiste » du socialisme, non sans alerter sur la concentration du capitalisme, donc en réhabilitant le libéralisme et en vantant l’innovation.
À la question « Le capitalisme est-il incompatible avec l’écologie ? », Nicolas Bouzou répond avec justesse en listant les solutions proposées : « la décroissance, la planification et les incitations dans le cadre d’une économie libérale qui respecte la neutralité écologique. Seule la troisième est à la fois humaniste et efficace ».
Dénonciation bienvenues également que celle du « mythe de la surpopulation », et que celle de la « post-vérité » par Luc Ferry. Elle est bien plus que la fausse nouvelle, ou « infox » plutôt que l’anglicisme « fake news », la désinformation ou le mensonge ; elle est un relativisme « post-soixante-huitard » et « postmoderne », inspiré par la fameuse thèse de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations[10] ». Certes un fait doit être interprété, mais pas au point de l’invalider. Cependant la multiplication et la vitesse des informations, secondées et précédées par les réseaux sociaux entraîne pléthore d’informations et « d’opinions peu fiables, voire absurdes ou mensongères ». Attention en conséquence à la reductio ad hitlerum (ou point Godwin), à l’entraînement grégaire vers la haine, le racisme, à la tendance à s’enfermer dans ses opinions en consultant ce que les algorithmes nous proposent, au complotisme qui imagine que les Juifs sont partout à l’origine des failles du monde, que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour dissimuler la nocivité des vaccins », que les attentats du 11 septembre 2001 eurent pour auteur l’administration américaine… Nous resterons avec Luc Ferry fort sceptiques à l’égard d’une correction par la loi, qui risquerait avant tout d’être liberticide. Tout ceci réclame de la part du citoyen d’autant plus de réserve, de réflexion et de vérification, sans omettre une éthique encore plus nécessaire de la part des médias, des journalistes et des philosophes…
Une fois de plus, car nos deux compères ont à leur actif des livres aussi informés que de bon sens, ce Sagesse et folie du monde qui vient, écrit à deux mains complices qui savent ne pas se répéter, est animé avec une entraînante clarté autant qu’empreint d’une salutaire nécessité intellectuelle.
Un cas particulièrement flagrant de distorsion entre les faits et l’opinion est celui de Donald Trump[11]. On lui attribue une responsabilité bien exagérée en termes de post-vérité, étant donnée sa propension au tweet compulsif et parfois mensonger. À entendre les préjugés, les haines et les a priori accusatoires, il est sexiste, raciste, incompétent et forcément fascisant. Pourtant les ministres en son gouvernement sont aussi femmes et noirs, le chômage vient d’atteindre un plancher jamais vu depuis 1969, à 3,6 %, les salaires ont augmenté, surtout pour les plus modestes, la constitution américaine n’a en rien été mise à mal. Les faits sont indubitables, et pourtant l’opinion ne bascule que d’un demi-doigt, enferrée dans son hystérie, alors qu’adulés, caressés par l’indulgence, les Clinton et Obama ont sombré dans l’illégalité en faisant espionner la campagne du Président, en usant de calomnie dans le cadre d’une imaginaire collusion russe, qu’ils ont lamentablement échoué sur le front du chômage.
À cet égard, il est dommage que l’essai de Maurizio Ferraris, Postvérité et autres énigmes, commence par une mise en balance entre Donald Trump et un linguiste et philosophe, ce qui paraîtrait évidemment au désavantage du premier, plus expert en communication tweetesque qu’en vérité platonicienne ou nietzschéenne. Mais il s’agit de Noam Chomski dont l’autorité politique se voit désavouée par son socialisme libertaire anarchiste, en face duquel les faits et bienfaits du Présidents à l’égard de l’économie et du bien-être de ses concitoyens sont avérés, même s’il reste du pain sur la planche, en termes de santé, d’éducation et d’islamisation.
Alors que cet essai, assez pointu et cultivé, est plein de finesse. Pour Maurizio Ferraris, « la post-vérité nous aide à saisir l’essence de notre époque ». Sa thèse pertinente est la suivante : « que la postvérité est l’inflation, la diffusion et la libéralisation du postmoderne hors des amphithéâtres universitaires et des bibliothèques, et qu’elle a pour résultat l’absolutisme de la raison du plus fort », autrement dit de la pulsion de pouvoir tyrannique. Avaliser n’importe quelle proposition idéologique sous forme de vérité alternative revient à détruire le socle des faits d’une part et la possibilité de la vérité scientifique, voire morale, d’autre part, cette dernière hypothèse décriée par Nietzsche n’étant d’ailleurs pas prise en compte par l’essayiste. Ce qui était le nec plus ultra du postmodernisme philosophique de la déconstruction, de Derrida[12] et de ses épigones, devient, en traversant la foule des donneurs de tons politiques, universitaires et journalistiques, puis le public, postvérité, selon la « première dissertation » de Maurizio Ferraris. La seconde analyse la disponibilité accélérée de l’information et la capacité pour chacun de délivrer une opinion, une infox, au détriment des faits et de la conviction. Ainsi sont nées les filles du smartphone : « la postvérité et sa cause technique, la documédialité, sont le fardeau de la civilisation », cette « documédialité » étant le successeur du capital et de la « médialité » des deux précédents siècles, car la marchandise est remplacée par le document. Ce dernier point étant sujet à caution, tant il ne s’agit pas de remplacement, mais d’adjonction. Il faut enfin, en la « troisième dissertation », proposer « un remède à la postvérité ». Ainsi « la mésovérité est de fait une relation à trois éléments qui comprend : l’ontologie, l’épistémologie et la technologie », et qui permet d’obtenir des propositions vraies. Nous retombons en quelque sorte sur nos pattes : la factualité.
Reste que nous souscrivons à cette dernière proposition du Turinois Maurizio Ferraris : « la vérité n’est en rien auto-évidente, et elle requiert un entraînement technique, sans compter une dose de bonne volonté, d’imagination, et parfois même de courage personnel ». Nous ajouterons que si aucun individu ne peut parvenir à vérifier toutes informations, opinions et vérités, la tâche est cependant celle qui va du scepticisme nécessaire à l’établissement des faits au secours des progrès de la science, de l’humanité et de la dignité humaine, en passant par la modestie.
Aussi faut-il imaginer des « cours d’auto-défense intellectuelle », selon la proposition de Sophie Mazet, dans Des Têtes bien faites. Défense de l’esprit critique. La démarche passe par quelques injonctions précieuses. En trois parties, l’ouvrage dirigé par Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée, donne des éléments d’explication « de notre propension à croire faux ou à prendre de fausses routes cognitives », en d’autres termes « l’attachement obstiné aux croyances fausses ». Indifférentes aux faits et à l’argumentation construite, nombre de faussetés restent indéracinablement ancrées dans l’esprit.
La seconde énumère des croyances plus que répandues : « ovnis, vie après la mort, fin du monde » ; l’on y découvre le « soucoupisme » après le folklore féérique tombé en désuétude, mais qui visent tous deux à « réenchanter le monde », alors qu’il est temps de « fermer les portes du paradis », sans oublier le climatoscepticisme, qui lui, nous l’avons dit par ailleurs a de bons arguments en sa faveur[13]. La palme du délire étant attribuée au goût immodéré pour l’Apocalypse, voire pour les utopies qui s’en suivraient. Non loin figurent le bric-à-brac des conspirationnismes ; tout un ramassis agglomérant le fantasme et la conviction d’être parmi les élus de l’initiation, ensemencés par la peur et le désir…
Enfin divers intervenants, dont des enseignants, montrent comment ils tentent de contribuer à la naissance de l’esprit critique, par exemple grâce à des sites comme « Conspiracy Watch » (2007-2018), à la revue Science et pseudo-sciences, à des démarches ludiques, à des vérifications de sources et des croisements d’informations, une attention aux sites confirmés et à ceux parodiques. Sans oublier, ô ironie, d’offrir des anecdotes à propos d’élèves et d’étudiants qui en savent plus, voire mieux, que leurs maîtres, ces derniers n’ayant d’ailleurs pas toujours l’humilité de le reconnaître. Si la sociabilité enferre de telles inepties, elles sont renforcées par les groupes, parfois sectaires, qui s’agrègent sur les réseaux sociaux.
Pensons à « l’effet-gourou » (selon Dan Sperber[14]), qui incite à adhérer à des énoncés obscurs et spécieux, sans vérité identifiable, comme ceux de Lacan ou de Derrida, au « biais de confirmation » qui incite à d’abord chercher les données qui confortent notre pensée, au repoussoir que peut paraître une publication scientifique complexe, sans que celle-ci puisse être absolument fiable, à « la mollesse du raisonnement humain ». L’animal social a bien du mal à se départir des influences normatives, préfère la « désindividuation » à la transgression, à moins qu’elle émane d’un groupe constitué. Rares sont les êtres vraiment libres, surtout si les structures sociales et politiques ne l’y encouragent guère, y compris les microstructures groupusculaires qui permettent de transférer son manque d’identité dans celle du groupe. De plus, Internet favorisant la crédulité et le zapping, auront-nous le courage et la constance d’aller vers un long développement ardu pour démonter nos attendus ? Le développement de l’esprit critique ne doit-il pas se nourrir de philosophie, de psychologie cognitive et des sciences de l’éducation ? En ce sens, la responsabilité de l’enseignant est immense. Ainsi nourri de nombreux exemples, rigoureux, cet ouvrage collectif complète à merveille notre boite à essais…
Restons méfiant, voire sceptique devant la vérité. Ainsi relisons Karl Popper, qui dans une conférence prononcée le 20 janvier 1960 à la British Academy, dénonçait une « épistémologie erronée » : « La doctrine qui affirme le caractère manifeste de la vérité - que celle-ci est visible pour chacun pour peu qu’on veille la voir - est au fondement de presque toutes les formes du fanatisme. Car seule la dépravation la plus perverse peut faire que l’on refuse de voir la vérité manifeste ; seuls ceux qui ont des raisons de craindre la vérité conspirent afin d’en empêcher la manifestation[15] ». La dimension politique de la balance entre la vérité et l’erreur est là explicite. Aussi faut-il examiner comment nombre de religieux, y compris au sens fasciste et communiste, de thuriféraires des causes climatique ou antispécistes et vegans, passent de la haine de l’erreur à la terreur, une seule lettre ayant changé…
Parmi toutes leurs indispensables analyses et propositions, nos auteurs prennent le soin de nous avertir des plus courants motifs d’erreur et des déviations de nos contemporains plus ou moins patentés. Peine perdue ? La paresse intellectuelle s’allie au confort malodorant de rester ce que l’on est (ce que l’on nait également), de s’enferrer en une commode tradition, en un tout aussi commode conformisme, en toisant qui n’est pas comme soi, sans compter la peur de la solitude de celui qui pense à contre-courant. Le grégarisme est bien sûr une plaie qui va jusqu’à entraîner la foule erronée vers les erreurs criminelles de certaines religions et des politiques tyranniques. La pulsion totalitaire est alors une sorte d’envers désiré (au prorata de la pulsion de mort) du catastrophisme millénarisme. Il s’agit de se sentir important en arguant de la nécessité et de l’urgence, voire de la majorité, pour perpétrer tant d’attentats contre la vérité. Comptons également le déni de réalité, qui peut conduire à se voir démenti, trop tard, par les événements. Le psychologue alors ne va pas sans le politologue. Mais qu’est-ce que j’en sais, moi, qui tente de réfléchir plus que les autres, qui n’est spécialiste de rien, et se prend peut-être les pieds dans des contre-vérités ? Ce qui ne signifie pas devoir abandonner la quête de la vérité, à laquelle contribue cette précieuse factualité. Revenons à la précieuse conférence de Karl Popper, Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, dans laquelle il faisait preuve d’une semblable humilité : « Il convient, selon moi, de renoncer à cette idée des sources dernières de la connaissance et reconnaître que celle-ci est de part en part humaine, que se mêlent à elle nos erreurs, nos préjugés, nos rêves et nos espérances, et que tout ce que nous puissions faire est d’essayer d’atteindre la vérité quand bien même celle-ci serait hors de portée[16]. »
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Georges Duhamel : Le Notaire du Havre, Avant-propos, Mercure de France, 1933.
[3] Roger Bacon : Compendium studii theologiae, I, 2, in Philosophes et philosophies, Nathan 1992, p 239.
[4] Sciences et Avenir, 15 02 2019.
[7] Voir : De l'impéritie de l'Etat et de la France contre l'Europe : Agnès Verdier Molinier et Nicolas Bouzou
[8] Joseph Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1954, p 161-168.
[9] Voir : Transhumanisme, Intelligence Artificielle et robotique, entre effroi, enthousiasme et défi éthique
[10] Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, fin 1886, printemps 1887, 7-60.
[12] Voir : Déconstruire Derrida
[13] Voir note 4.
[14] Dan Sperber : « The Guru Effect », Review of Philosophy and Psychology, 2010, I, 4, p 583-592.
[15] Karl Popper : Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, Rivages poche, 2018, p 43.
[16] Karl Popper : Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, ibidem, p 156.
"Dénonciations secrètes contre celui qui manquera aux grâces et aux devoirs
ou qui se livrera à des ententes frauduleuses pour cacher la véritable destination de ceux-ci".
Palazo ducale, Venezia. Photo : T. Guinhut.