Le cheval de Troie, gravure de Zocchi, Virgile : Enéide, Livre II, Plassan, 1796.
Photo : T. Guinhut.
Faut-il penser Michel Onfray ?
Haute Ecole,
Penser l’Islam, Traité d'athéologie,
Le Miroir aux alouettes.
Michel Onfray : Haute Ecole. Brève histoire du cheval philosophique,
Flammarion, 2015, 192 p, 30 €.
Michel Onfray : Penser l’Islam, Grasset, 2016, 180 p, 17 €.
Michel Onfray : Traité d'athéologie, Grasset, 2005, 288 p, 18,50 €.
Irène Fernandez : Dieu avec esprit. Réponse à Michel Onfray, Philippe Rey, 2005, 168 p, 14 €.
Michel Onfray : Le Miroir aux alouettes.
Principes d’athéisme social, Plon, 2017, 240 p, 16,90 €.
Onfray est-il un penseur de haute école, un cheval de concours de la philosophie ? Nous en doutions, voire nous affirmions avec agacement qu’il ne méritait pas un instant ce titre. Certes il se targue de n’être d’aucune école, d’aucune obédience et sérail universitaire, fondant par altruisme et par ressentiment son « Université de tous les savoirs à Caen », en réaction contre les doxa et les institutions. Soit. Et à lire le propos affiché dans sa Contre-histoire de la philosophie - redécouvrir ces philosophes que l’Histoire a négligés, méprisés et effacés - nous nous sentions séduits par cette curiosité, ce non-conformisme. Hélas, le premier d'une poignée de tomes verbeux glosant avec un talent creux et boursouflé sur quelques citations des sophistes grecs nous avait fait retourner ses volumes aux bas-fonds des rayonnages invisités d’Emmaüs. Pourtant nous avions conservé son Traité d’athéologie, pour sa traversée gaillarde et pourfendeuse des religions, quoique conceptuellement souvent discutable, à l’emporte-pièce, quoique imbu d’une sorte de sectarisme de l’athéisme, passablement dangereux. À l’abordage d’une Haute Ecole chevauchant les plus grands philosophes et d’un des plus grands défis de l’Histoire et de notre temps lorsqu’il ose savoir Penser l’islam, lorsqu'il se veut dans son Traité d'athéologie le contempteur définitif de la religion, pourrons-nous réhabiliter le polygraphe compulsif, ce « miroir aux alouettes » qu’est Michel Onfray ?
Il faut admettre avec plaisir que l’album Haute Ecole, est un bel objet, original, conceptuellement solide et intelligemment illustré. Nous allions dire : quoique nanti de textes bien brefs. Mais cette concision, pour le moins inhabituelle pour ce graphomane aux quatre-vingts titres (et dans le temps que nous osons ces mots un autre se fomente), est ce qui fait ici sa force, sa rigueur d'aimable vulgarisateur. Lister les chevaux philosophes, même pour qui n’est pas spécialement hippophile, revient alors à balayer l’histoire de la philosophe en s’arrêtant sur des points nodaux dont on n’avait guère soupçonné l’enchaînement d’occurrences hautement signifiantes.
La première impulsion étant née à l’occasion d’un spectacle du célèbre écuyer Bartabas, ce pur volume se présente comme un « Tombeau pour Marie-Claude », ce qui est un émouvant hommage : l’auteur ne lui offre-t-il, pas post-mortem, une sorte d’éternité, qui va de l’Antiquité d’Homère au presque contemporain d’Albert Camus... Car le meilleur ami de l’homme démultiplie ses apparences, ses métaphores, ses mythes et ses significations dans toute l’histoire de la pensée et de l’art.
Le résumé du récit de Virgile (au début du livre II de l’Enéide) paraîtrait bien plat s’il ne se concluait, comme tout apologue, par une morale, quand « Platon ne peut aimer le cheval d’Ulysse, cheval de la ruse, car il aime le cheval d’Achille, cheval de la force. Les sophistes sont chevaux d’Ulysse, les platoniciens chevaux d’Achille. Ruse et mensonge des constructeurs de fiction contre force et valeur des coursiers divins ». Cette dernière phrase ayant la concision des haïkus (un art qu’il sait pratiquer sur les animaux philosophiques[1], est toute richesse suggestive et beauté.
La suite est heureusement à l’avenant. L’« attelage ailé » du Phèdre de Platon est celui de l’âme lumineuse, mais aussi celui de la haine du corps . Le pauvre Aristote tombe de sa superbe lorsqu’à quatre pattes il consent à laisser monter sur son dos lascif la belle courtisane Phyllis. Arrive le christianisme, et « l’hippophobie chrétienne » fait des chevaux romains les porteurs des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Heureusement, la fiction du « centaure de Lucrèce » est l’antidote matérialiste et épicurien. Tombant de cheval, Montaigne saura penser à apprivoiser la mort, alors que Pascal, effrayé par les chevaux emballés d’un carrosse, quitte le divertissement. Le Curé communiste et athée Jean Meslier n’est pas très à cheval sur la foi, tout en reconnaissant la dignité animale. Le cheval de Spinoza est sa propre perfection ; aussi n’a-t-il pas besoin de Dieu. Schopenhauer se voulait plus compatissant envers les équidés qu’envers les hommes. Son héritier Nietzsche tomba fou dans les bras d’un cheval. L’utilitariste Bentham trouve le cheval plus raisonnable qu’un bébé d’homme. Hegel a vu en Napoléon « l’âme du monde » et « l’incarnation de l’Histoire » montées sur un cheval. Le petit Hans de Freud a la « peur panique d’être mordu par un cheval ». Au vingtième siècle, Alain, grand hippophile, précède Camus qui, en « homme révolté », brocarde Incitatus, le cheval de l’empereur Caligula, qui avait « dix-huit sénateurs à son service » et qu’il nomma consul. Cette fois l’animal totémique de Michel Onfray est l’allégorie de l’abus de pouvoir : « Sartre aimait Incitatus, pourvu qu’il soit de gauche ; Camus se trouvait au côté des chevaux sans nom, les anonymes, ceux qui subissent si souvent l’Histoire réalisée par ceux qui prétendent la faire pour eux ».
Chaque petit chapitre a le sens de la meilleure vulgarisation philosophique et sait donner à penser, donner envie d’aller puiser directement chez les auteurs effleurés avec ce qu’il faut d’acuité. D’autant que cet élégant volume est largement accompagné de reproductions irréprochables de nombres d’œuvres d’art, pas toujours convenues, gravures, peintures, sculptures ou dessins, sachant accoter non sans humour Tiepolo et Dali, Le Caravage et Robert Combas, tenant endiablé de la figuration libre contemporaine, joyeuse et colorée. Que l’art regorge de représentations sérieuses et cavalières ! Cet Haute école est une fête pour les yeux autant que pour l’esprit.

Hélas, dès les premières pages de Penser l’islam, l’on se demande même si Michel Onfray sait penser. Le préambule « Penser en post-République » n’est que jérémiades de socialiste déçu par la rigueur mitterrandienne (eût-il fallu continuer de jeter l’argent social par les fenêtres ?), par la montée du Front National, par l’interventionnisme militaire français (sur ce point nous pourrions le suivre), de qui se plaint de « penser sous les crachats »… Le pauvre, il fait partie, avec une tonitruante démagogie, de « cette France maltraitée », du peuple « de gauche immolé sur l’autel du libéralisme » ! Si peu de pages et si peu de tenue, si peu de pensée, quand, à l’égal d’un cégétiste rougi sous le drapeau, il n’a pas la moindre idée de ce qu’est le libéralisme, ni des penseurs libéraux[2]…
Autre approximation pour le moins. Il s’insurge à bon droit contre les interventions militaires françaises, mais aussi, ce qui est plus discutable, contre « les guerres coloniales contemporaines ». Il ajoute cette ignoble contre-vérité : « les régimes islamistes de la planète ne menacent l’Occident que depuis que l’Occident les menace », ou encore « Si danger de terrorisme islamique il y a sur le territoire français, et il y a désormais, c’est parce que ceux que nous avons agressés répondent à nos agressions ». Quoique notant « la nature belliqueuse et conquérante de l’Islam », c’est méconnaître la continuité de quatorze siècles d’expansions (et de reculs seulement forcés) de cette religion colonialiste et meurtrière. Certes les Occidentaux, et les Etats-Unis en particulier, ont eu le tort de s’allier avec les Talibans contre l’Union Soviétique, de soutenir l’Arabie Saoudite dans le cadre d’un accord sur le pétrole, d’envahir l’Irak en jetant à bas police et armée qui se sont retournées vers le Califat. Mais s’ils souffrent moins d’attentats, bien des pays, qui n’ont pas eu la moindre activité guerrière, comme la Suède, voient leur générosité immigrationiste bafouée par de vastes quartiers colonisés par la charia, face apparemment moins violente du jihad…
Il apparait très vite que ce livre disparate, fait de divers articles, chronique de l’attentat contre Charlie Hebdo, puis du 13 novembre, d'un grand entretien, émaillé de plaintes sur le peu de considération qu’on lui montre, manque singulièrement de tenue, intellectuelle et morale. Défendant à juste raison Houellebecq, Zemmour, injustement accusés d’être la cause des attentats, ridiculisant qui « décrète l’Islam religion minoritaire des opprimés » (Emmanuel Todd) ou « crime de type fasciste que la prochaine révolution communiste rendra bientôt définitivement impossible » (Alain Badiou), tout en vitupérant à raison contre les marxistes antisémites qui appuient l’Islam parce qu’il est anticapitaliste et antioccidental, ce livre se révèle très vite un embrouillamini de juste et d’injuste, d’approximations et de faiblesses argumentatives. Quoiqu’il ait « tâché d’inscrire [sa] réflexion dans l’esprit des Lumières ». À condition de savoir lire Voltaire qui avait trop d’indulgence pour le mahométisme quand son adversaire était la bête du Christianisme, quoiqu’il ne se trompât guère en écrivant du Coran : « Ce livre gouverne despotiquement[3] ».
Poursuivons cependant puisqu’il eut la bonne idée de se scandaliser qu’un politique expert de l’Islam, Alain Juppé, Maire de Bordeaux, lui avoue sans honte n’avoir jamais lu le Coran. Aussi, si notre penseur l’a lu, imagine-t-on qu’il sache un tant soit peu le penser. En effet, comparant avec une précision bienvenue plusieurs traductions, il ne craint pas d’affirmer « qu’il y a des sourates qui incitent à la guerre, au massacre des infidèles, à l’égorgement […] d’autres, moins nombreuses, mais elles existent aussi invitent à l’amour, […] on obtiendra dès lors deux façons d’être musulman ». Il faut cependant rappeler à notre penseur -ou lui apprendre- que les premières sont les plus récentes (de Médine) et qu’elles abrogent donc les secondes. Il n’ignore cependant pas l’éthique belliqueuse sacrée, le génocide de « 80 millions d’Hindous entre 1000 et 1525 », l’institutionnalisation de la décapitation dans la Sîra, cite avec une précision efficace le Coran dans ses nombreux préceptes meurtriers et misogynes. Ajoutant, « la démographie aidant, la spiritualité active, en France, est devenue moins judéo-chrétienne que musulmane », son réquisitoire contre ce qu’il faut bien nommer l’Islam est loin d’être sans fondement, plaidant pour l’exercice du libre-arbitre et de la raison, dans la tradition d’Averroès. Quoique là encore il y ait erreur : ce dernier n'imaginait pas le libre-arbitre, et ne tenait à la raison que dans la mesure où elle pouvait penser Dieu.
En outre, il justifie à raison l’islamophobie, car inventée pour culpabiliser la critique occidentale par l’Ian de Khomeiny, et qui est pourtant une peur bien fondée. Il demande pourquoi l’on ne s’attaque pas aux pays qui financent le terrorisme, Qatar et Arabie Saoudite, alors que l’on vise Syriens et Afghans. Il demande de renoncer à « l’impérialisme planétaire », plaide pour un oxymore impraticable : « un Islam républicain ». Soit. Mais il met sur le même plan de violence les pages du Coran et celles de la Bible et des Evangiles, ce qui est comparer un tyrannosaure à une chat[4]. Sous prétexte de ne pas vouloir se comporter en « totalitaire », il imagine de « former les imams, surveiller les lieux de cultes », vœu pieux qui ne tient en aucun cas du totalitarisme atavique de la loi du Prophète. Il dénonce encore « l’argent roi, la perte de tous les repères éthiques et moraux, l’impunité des puissants, l’impuissance des politiciens […] l’analphabétisme de masse, la passion pour les jeux du cirque », les médias qui veulent que l’on ne pense pas… Certes. Parmi quelques anathèmes dignes d’être soutenues, se cachent pire que des approximations. Succès garanti auprès des idées courtes, des expectorations qui tiennent lieu de pensée, alors que notre homme prétend offrir « une alternative philosophique à la pensée religieuse ». En imaginant que la République « fournit une formation aux imams, les salarie, surveille les prêches pour qu’ils soient républicains, finance les lieux de prières », ne se contredit il pas, forçant tous les citoyens à contribuer à cette illusion mordante par une fiscalité déjà confiscatoire…
L'on se lasse cependant vite de ces ersatz de journalisme, de ce manque de rigueur, de tout ce qui caractérise ce patchwork de bon sens et de culture, largement troué d’incultures, désordonné, effiloché de clichés, ravaudé de pensée magique, souillé de postillons péremptoires. Ce bric et de broc d’occasion, qui aurait gagné à être toiletté par le ciseau de la rigueur, fait regretter d’autant ses errements que, vers le milieu du volume, une pensée décemment argumentée résonne. Il rappelle l’accointance appuyée du Grand Muphti de Jérusalem, donc de l’Islam, avec Hitler, rappelle que le vernis de l’antisionisme n’est qu’un antisémitisme, rappelle le soutien de bien des intellectuels de gauche à un antisémitisme réel. Et tire juste lorsqu’il dit : « la haine du capitalisme vaut bien qu’on passe le féminisme par-dessus bord pour faire de la phallocratie musulmane un signe de féminisme anticapitalisme ». Ainsi « la gauche islamophile se fait liberticide ». En fin de volume, si l’on a eu le courage d’aller jusque-là, Michel Onfray parait marqué du coin du bon sens : quand l’Islam « devient politique, il n’est plus une affaire entre soi et soi, mais une affaire entre soi et les autres. Dès lors il suppose obligation et contrainte ». Sauf que l’Islam est indéracinablement politique et n’est une affaire entre soi et soi que dans un petit coin du soufisme. De ses abjections, qui vont du voile aux mosquées, du halal à la charia, aux censures et aux meurtres, nous ne voulons pas un instant.
L’on se réconcilierait difficilement avec notre essayiste, qui voudrait faire croire à la rare honnêteté de parler d’un sujet qu’il maîtrise clopin-clopant. C’est ainsi que de telles sorties maladroitement documentées ne lui vaudront guère d’amitiés, car l’on en veut au doigt qui montre l’Islam, plutôt qu’au réel fauteur de trouble, de guerre, d’ « effondrement démocratique »… Au risque de nous répéter, nous aimerions qu’il fasse preuve de la même éthique à l’égard du libéralisme.
Veut-on lire, par comparaison, un « penser l’Islam » de haute tenue analytique et rhétorique ? Ouvrant le chapitre XX des Ruines de Volney, publié en 1791, médité parmi les ruines de Palmyre (tiens donc !), lisons comment, par la voix du « législateur », cet auteur trop négligé des Lumières dénonce les ridicules et méfaits de toutes les religions rassemblées « dans l’arène », en commençant par celle qui mérite les flèches les plus acides de son ironie :
« Ce premier groupe, me dit-il, formé d’étendards verts, qui portent un croissant, un bandeau et un sabre, est celui des sectateurs du prophète arabe. Dire qu’il y a un Dieu (sans savoir ce qu’il est), croire aux paroles d’un homme (sans entendre sa langue), aller dans un désert prier Dieu (qui est partout), laver ses mains d’eau (et ne pas s’abstenir de sang), jeûner le jour (et manger la nuit), donner l’aumône de son bien (et ravir celui d’autrui), tels sont les moyens de perfection institués par Mahomet, tels sont les cris de ralliement de ses fidèles croyants. Quiconque n’y répond pas est un réprouvé, frappé d’anathème et dévoué au glaive. Un Dieu clément, auteur de la vie, a donné ces lois d’oppression et de meurtre : il les a faites pour tout l’univers, quoiqu’il ne les ait révélées qu’à un homme : il les a établies de toute éternité, quoiqu’il ne les ait publiées que d’hier[5] ». On ne saurait mieux dire…
Le grand contempteur des religions fait pire avec son Traité d’athéologie. Malgré ce qui parait de prime abord un beau projet et une généreuse bibliographie, l’on est très rapidement consterné par les approximations, les confusions, les affirmations péremptoires, les citations castrées de leur contexte. Ce serait un travail de fourmi que de recenser les quelques éléments judicieux empêtrés dans un salmigondis de mauvais goût intellectuel, dans un ramassis pamphlétaire de brasse-bouillon : « l’Etat totalitaire chrétien », « autodafés de l’intelligence » « sur l’ignorance chrétienne », « En finir avec les femmes », « Hitler disciple de Saint-Jean ». Certes le Christianisme fut trop souvent meurtrier, mais en contradiction avec le message du Christ, mais c’est jeter le bébé avec l’eau du bain…
L’on ne pourrait mieux contrer notre triste auteur que le fait avec rigueur et pertinence Irène Fernandez, dans son Dieu avec esprit. Réponse à Michel Onfray ; au point qu’il soit plus que recommandé de ne pas conserver le premier sans le second à ses côtés. Elle montre bien que mettre dans le même sac les trois monothéismes est aberrant, que les différences de fond entre Christianisme et Islam sont considérables, voire antinomiques comme l’expose par ailleurs et avec une rare précision François Jourdan[6]. Elle montre, par exemple, que Dieu n’interdit pas la connaissance à Adam, mais l’arbre du bien et du mal, donc celle morale, alors que, ajouterons-nous, puisque ce dernier doit nommer toutes les créatures, Dieu encourage la connaissance scientifique. Elle montre encore l’alliance entre la foi et la raison niée par l’Onfray, dénonce l’erreur manifeste selon laquelle le concept de guerre sainte est biblique, alors qu’il n’existe pas dans la Bible et que Saint-Augustin s’interroge sur la « guerre juste », ce qui n’a rien à voir…
Mieux vaut, plutôt que l’Onfray, dès Théodore l’Athée, au IV° siècle avant Jésus-Christ, et de Lucrèce à Nietzsche, d’Holbach à Marx, de Sade à Darwin, d’Alain à Richard Dawkins, relire ces penseurs athées et découvrir l’Histoire de l’athéisme, de Georges Minois[7], qui élargit son propos jusqu’à celle des incroyances, qu’il s’agisse des libertins ou des déistes…


À ce Penser l’Islam qui est un essai à demi raté, à demi réussi, à cette catastrophe qu’est le Traité d’athéologie, allons-nous préférer ce qui s’annonce sur le bandeau comme « Une autobiographie politique » ? De quel Miroir aux alouettes s’agit-il ? Le respect du genre de l’autobiographie parait d’abord peu trompeur. La partition en huit chapitres, précédés d’une préface, d’une introduction, suivis d’une conclusion, semblent annoncer une œuvre construite et pensée avec plus de rigueur. Ce « je me souviens », va de l’enfance chez le coiffeur rural normand, en passant par ses années de formation, de luttes et d’écriture, jusqu’à son grand œuvre, l’Université Populaire, jusqu’à son « idéal » d’ « autogestion », d’ « autocratie » et « de gauche ». Venu d’un père « ouvrier agricole », celui qui est viscéralement « libertaire » nous propose un parcours qui peut être admirable, d’opiniâtreté, de défi.
Ce tableau d’une initiation politiquement et obsessionnellement « de gauche » serait par endroit très bien écrit, touchant, lyrique même, polémique, avec des traits piquants, comme lorsqu’un « copain d’école […] est mort dans la quarantaine, confit dans l’alcool, d’un cancer des testicules qui avaient beaucoup servi ». Très vite, pourtant, un cancer de la composition et de la pensée gangrène le récit, l’engagement, moins philosophique que politiquement hâbleur, et surtout d’une cohérence discutable, venant écrouler le discours. Qu’on en juge, à propos d’un souvenir du nazisme conté par le coiffeur : « Au lieu de la loi de la jungle qui auraient permis aux plus violents de manger seuls au détriment de tous, allégorie de la brutalité du capitalisme libéral, l’homme gauche répondait par le partage, la solidarité, l’humanité ». Ce dernier, notons-le, était « communiste ». C’est ignorer combien les nazis haïssaient le capitalisme libéral, et combien les régimes communistes ont égalé les violences nazies ! Et nous n’en sommes qu’à la page 14 ! Quel dommage qu’une plume qui sache parfois si bien écrire ne sache pas se détacher des leçons et préjugés inoculés par les thuriféraires anarchistes et communistes idéalisés de son éducation intellectuelle, quoiqu’il n’ignore en rien que le PCF et l’Union Soviétique aient trahi cet idéal, idéal plus qu’illusoire cependant car la communauté reste toujours une tyrannie contre l’individu. Nous nous accorderons pourtant avec lui pour certes préférer un anarchisme sans violence, pour n’être pas tout à fait imperméable à l’hédonisme du Phalanstère de Fourier : « Se défendre contre les prétentions de plus en plus envahissantes de la morale de groupe. »
Plutôt qu’un récit, c’est un rabâchage d’antiennes de gauche, de récriminations « antilibérales » sans jamais que soit effacée la confusion entre liberté et rapacité, une profession de foi (ce dernier mot étant choisi à dessein). Sous-titrée « Principes d’athéisme social », même si elle a l’insigne mérite de permettre un tantinet soit peu au lecteur de comprendre un itinéraire de vie et de pensée, l’entreprise vire au dogmatisme fendillé, tentant de remplacer et d’asséner une mystique pour une autre, férocement antireligieuse et cependant martelant son post-marxisme athéologique, pour reprendre l’étendard de son Traité. Il s’agissait de « déconstruire les trois monothéismes », de montrer que leur étaient consubstantiels « une série de haines violemment imposées dans l’Histoire ». S’il faut concéder qu’il s’agit d’une « haine de la vie » au profit de l’au-delà (dans une nietzschéenne perspective), parler de « haine de l’intelligence[8] », c’est faire bon marché de la Bible entière, de Thomas d’Aquin, du libre-arbitre, ad libitum…
Bientôt, l’ « autobiographie politique » pédale sur un vélo bruyant et déglingué de par l’Histoire récente, enfonçant des portes ouvertes, avec l’hyperbole « Hitler n’est pas mort », enflant un réquisitoire contre la télévision où la pauvre philosophie devient un « sport de combat », entreprenant « l’anatomie d’un bouc émissaire », entendez le Front National, la dénonciation des médias encore et encore, la logorrhée de ses exploits sur Twitter, la reprise abjecte de ses propos par Daesch (« Même le mécréant français Onfray dit que terrorisme est une guerre que l’Islam politique mène contre ceux qui la leur ont déclarée ») -quoique nous avons montré supra que c’était bien ce qu’il avait dit et écrit- devant ce gribouillis de vraies allusions à des philosophes et cette chronique de bas étage, de règlements de compte, le ragoût a trop tôt un goût de dégoût.
Reste qu’en cette plaidoirie, qui a plombé ce qui aurait pu s’annoncer comme l’exercice du recul autobiographique, cette défense de Michel Onfray par lui-même, il faut mettre à son crédit de nombreuses initiatives, comme son Université Populaire du goût, invitant de nombreux artistes, musiciens, offerts à l’éducation d’un public qui ressent le louable besoin d’être initié.
Hélas il s’agit bien d’un Miroir aux alouettes, non seulement comme le prétend son auteur en qualifiant ainsi les « mythes politiques proposés par ceux qui nous gouvernent » (ce en quoi il est loin d’avoir tort) ; mais lorsque l’on se rend compte en tentant de le lire, car c’est vite insupportable de gâchis, de pitrouille conceptuelle, que ce Michel Onfray politique est bien le seul miroir aux alouettes qui vaille : il n’éblouira que les alouettes de ces lecteurs qui prennent de la purée de crapauds pour des ortolans philosophes.
Un exemple parmi tant d’autres, saisi au hasard : « cette façon libérale, de droite et de gauche, de jouer avec la peur des gens, de faire naître et d’instrumentaliser les angoisses, de terroriser les citoyens, d’abêtir le peuple… » N’en jetez plus ! Onfray n’a-t-il jamais ouvert un dictionnaire, mouillé son index, qu’il a visiblement farci d’urticaire antilibérale, sur les pages des philosophes libéraux Léo Strauss, Adam Smith, Tocqueville, Hayek. Bis repetita placent, direz-vous du modeste auteur de ces lignes, mais c’est dix fois, cent fois la même diatribe, encrée de ce populisme qu’il dénonce à l’envi, c’est d’un anticapitaliste primaire, secondaire et tertiaire, d’un libertaro-communisme beurré d’utopisme bien démagogique, qui ne se donne la peine de fouiller les bibliothèques de la pensée que d’une oeillère…
Que penser de cette gloire : « Mener une vie de gauche » ? Aussi risible que « de droite »… Sans compter l’hypocrisie de celui qui ne redistribue pas l’entier de ses droits d’auteurs (acquis grâce à un système capitaliste honni) au service du social !
Au lecteur qui voudrait tenter de réellement penser l’Islam, il faudrait conseiller d’urgence quatre livres : Le Coran, ce qui va sans dire, une vie du prophète, de Maxime Rodinson, Mahomet[9], l’immense tableau historique et philosophique de Miguel Cruz Hernandez, Histoire de la pensée en terre d’Islam[10], et enfin l’impeccable et implacable réquisitoire par celui qui fut l’un de ses natifs : Ibn Warracq : Pourquoi je ne suis pas musulman[11].

Quant à qui trouverait trop cruel le propos de cet article, conseillons cependant un essai considérablement plus indulgent, louangeur même, consacré à notre philosophe autoproclamé, par Adelinne Baldacchino : Michel Onfray ou l’intuition du monde[12]. Elle décline sa « Poétique », son « Erotique » et son « Ethique ». Mieux et plus complètement que l’impertinent auteur de ces lignes, elle a lu notre penseur. Elle y trouve une leçon de vie, « personnelle » (dont une blessure d’enfance fondatrice) et « sociale ». Elle ne voit dans son œuvre « ni extase élitiste pour initiés, ni truanderie farcesque ». Il sera beaucoup pardonné en effet à la franchise de Michel Onfray ; mais cette dernière n’est pas une vertu à soi seule… Elle exalte la « générosité » et le « goût » de l’homme et de l’auteur, son travail admirable de passeur, sa fougue intellectuelle… Il n’est pas impossible qu’Adeline Baldacchino sache affuter les armes dialectiques pour contrer avec talent l’argumentation peu généreuse ici assénée au malheureux lecteur.
À celui qui se présente comme un hédoniste, adepte de l’art de jouir, comme un libertaire, on ne retirera pas ces dignités et marottes. Reste que l’art de penser est un art bien difficile, qui exige rigueur et constance, connaissances sans cesse réactualisées et remises sur l’établi, à l’affut de toute erreur, de toute méconnaissance, et surtout modestie. Il n’est pas sûr que notre graphomane, penseur à tous crins et à toute berzingue, mérite de la Haute Ecole philosophique, lui dont les titres -pensons, rien de moins, à son Cosmos[13] -n’atteignent guère à la dimension souhaitée. Il n’est pas à la portée de tout le monde de savoir fonder une haute école où penser la contre-histoire de la philosophie, l’Islam, le cosmos. Restons cependant à l’affut des quelques poussières cosmiques où Michel Onfray, à notre humble avis, approche l’art de penser. Reste qu’à un homme qui vitupère contre les médias, il est malvenu d’être si médiatique et bestsellerisé, quoique ce ne soit pas donné à tout le monde d’être un philosophe du peuple, jamais abscons ni jargonnant, de conquérir de haute lutte un vaste public, et de si bien vendre un brûlot, pas si dénué de fondement, même si encore une fois approximatif, contre le père de la psychanalyse[14], Sigmund Freud lui-même.
Que Michel Onfray soutienne telles positions politiques et philosophiques - et les discuter -, c’est de bonne dispute argumentative ; mais que s’y ajoutent d’aveugles méconnaissances, des saillies péremptoires, un manque récurrent de nuances, de concessions et d’équilibre de la disputatio, et, à son affaire autobiographique, des surdimensions d’un égo prompt à la plainte et au ressentiment, ne le grandira pas. Regrettons que la haute tenue de quelques belles pages n’essaime pas plus souvent. Michel Onfray, du haut de la petitesse de notre critique, louange et volée de bois vert, encore un effort ! Et vous épurerez le pire du meilleur, peut-être à venir…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[3] Voltaire : Du Coran et de la loi musulmane, L’Herne, 2016, p 9.
[5] C. F. Volney : Les Ruines, ou méditations sur les révolutions des empires, Parmantier, Froment, 1826, p 115.
[6] François Jourdan : Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond, L’Artilleur, 2016
[7] Georges Minois : Histoire de l’athéisme, Fayard, 1998.
[8] Michel Onfray : Traité d’athéologie, Grasset, 2005, p 87.
[9] Maxime Rodinson : Mahomet, Seuil, 1961.
[10] Miguel Cruz Hernandez : Histoire de la pensée en terre d’Islam, Desjonquières, 2005.
[12] Adelinne Baldacchino : Michel Onfray ou l’intuition du monde, Le Passeur, 2015.
[13] Michel Onfray : Cosmos, Grasset, 2015.
[14] Michel Onfray : Le Crépuscule d’une idole, Grasset, 2010.
Buffon : Oeuvres. Les Mammifères, Furne, 1853.
Photo : T. Guinhut.