Photo : T. Guinhut.
Irvine Welsh, icône trash
des drogues et des sexualités :
de L’Intégrale Trainspotting
à La Vie sexuelle des sœurs siamoises.
Irvine Welsh : L’Intégrale Trainspotting, Au Diable Vauvert, 1710 p, 22 € ;
Irvine Welsh : La Vie sexuelle des sœurs siamoises, Au Diable Vauvert, 524 p, 22 € ;
traduits de l’anglais (Ecosse) par Diniz Galhoz,
Points Seuil, 524 p, 8,20 €.
Depuis Les Paradis artificiels de Baudelaire et Gautier, et malgré leur prudence, un mythe tenace colle aux drogues, opium, héroïne, ecstasy, selon lequel elles sauraient assurer l’inspiration créatrice de l’écrivain et du poète. Cette sale légende, qui ne tient pas compte de tous ceux qui en sont morts ou ont dépéri sans la moindre capacité créatrice, ne tient guère dans l’esprit d’Irvine Welsh, icône trash des drogues et des sexualités. Cet Ecossais graphomane, né en 1958 à Edimbourg, n’a pas attendu la piquouse ou le cachet pour booster ses capacités de travail et se targuer de l’enviable dignité de satiriste sous ecstasy, entre l’énorme triptyque sommé par Trainspotting et l’affreux jojo d’Une Ordure. Ou mieux encore, la grinçante Vie sexuelle des sœurs siamoises, surprenante à plus d’un regard, en particulier au sens où le romancier et nouvelliste y dresse un stupéfiant portrait d’une artiste et de ses tourmenteurs.
Trainspotting, satire à l’acide et au sida
Avec Trainspotting, Irvine Welsh s'est taillé en 1993 une sulfureuse réputation de spécialiste de l'addiction. Sordide, déjanté, le récit suivait à vau-l'eau quatre défoncés grave dans un Edimbourg ravagé par le thé, la bière, le chômage et la baston. Seul paradis, la seringue les délivrait un instant d'un manque à crever. Les veines brûlées jusqu'à l'os, nos anti-héros poursuivaient d'un amour-haine constant une héroïne toujours recommencée. « Drogue honnête », l'héro rend « immortel » pour aussitôt te crasher « dix fois comme le caca ambiant ». La mort fauche. Le style speedé, les images « à cent litres de salive à l'heure » peinaient à sauver ces saynètes mal raboutées, crades, scatologiques, ces pantins psychotiques, abjects, attendrissants, dont l'un s'en sortira peut-être, dont l’autre plonge la tête dans la cuvette des toilettes, dont l’autre encore enchaîne les dérives, aux dépens de celui qui ne peut plus que s’injecter les pissenlits par la racine…
A quoi donc peut croire un ado d’Edimbourg dans un appartement destroy où le père chômeur a quitté une mère alcoolique, lorsqu’au bas des ascenseurs les éclats de bouteilles fusent vers les immigrés indiens ? Faute d’une volonté intime, d’un contexte éducatif propice, que reste-t-il, sinon le désespoir et l’insolence, « la défonce » enfin ? La brusquerie de l’image dit bien les deux pôles de l’échappatoire. Défoncé comme on éclate une poubelle qui n’a plus apparence ni raison d’être, et dont le néant permet l’abstraction totale d’un réel immonde ; défoncé comme le passage d’une « porte de la perception » vers un au-delà aux promesses affolantes… Sexe, drogue et utopie impossible sont les contrées soudées de la « défonce » où les personnages d’Irvine Welsh, mais aussi de son contemporain anglais Will Self[1], font leur nid.
Un œil délicat, coutumier des cattleyas proustiens et des bonnes mœurs du langage, ne peut qu’éprouver une implacable nausée devant ces quatre copains crados, scatos, scotchés à leur héroïne et ravagés par le sida… Abonnés à l’assurance chômage, ils dopent une intrépide narration avec le désir et le manque récurrents de ce « jus qui donne la vie et la reprend » : « Prends ton meilleur orgasme et multiplie le par vingt et tu seras encore à des kilomètres du résultat. Mes os friables et desséchés sont dorlotés et liquéfiés par les tendres caresses de ma belle héroïne. » Portées par un style gangrené de métaphores et de grossièretés « top dance » ces saynètes mal torchées font fureur et mouche, même lors de cette célèbre scène de cuvette de water closet qui empuantit autant la page que l’écran. Un amputé, un crevé qui « n’était plus qu’un morceau rabougri de peau et d’os », des séropositifs, un seul décrochera peut-être… Un bilan affligeant, une œuvre néanmoins efficace. Au point que le succès de Trainspotting poussa d’intelligents politiques à s’interroger sur la vanité de la prohibition. Jusqu’à The Independant qui fit campagne pour la légalisation du cannabis…
L'on peut se demander alors par quel miracle paradoxal, des récits qui ne laissent place à aucun salut par les drogues, sauf par brefs flashs, et n’en montrent que la déchéance, qu’il s’agisse de Morphine de Boulgakov[2] ou du Roman avec cocaïne d’Aguéev[3], jusqu’à notre Trainspotting, bénéficient d’une telle aura chez des lecteurs plus ou moins consommateurs, du joint à l’héro en passant par la coke. A moins de trouver dans la littérature une dimension transgressive faussement héroïque, même et surtout -pulsion de mort oblige- par l’intermédiaire d’anti-héros, dimension qui fait défaut dans le quotidien.
Une réputation souterraine emporta cependant ces pages vers les sommets du livre culte. Jusqu'à ce que le film de Danny Boyle vienne shooter et speeder les écrans. Et vienne conforter le mythe selon lequel Trainspotting est le sismographe d’une société déglinguée marquée par l’ère Thatcher, et dont cette dernière aurait été la responsable. C’est bien vite inverser cause et conséquence, plaie et guérison, en accord avec l’idéologie antilibérale. Car la ruine de l’Etat providence travailliste, donc socialiste, en est la cause, et le néolibéralisme de Madame Thatcher, le remède, certes pas toujours miraculeux, puisque sous son premier mandat, le chômage anglais, auparavant astronomique, fut divisé par deux…
Le sillon fut poursuivi -et pas encore jusqu’à la lie- au moyen d’un roman, Marabou Stork Nightmares[4], dans lequel un narrateur comateux est traversé de flash-back : une famille de psychotiques, les taudis d’Edimbourg, un suicide au sac en plastique. C’est violent, cousu de culpabilité, de revendications politiques, d’homosexualité et d’ecstasy. Le portrait du moi contemporain est implosif, un rien influencé par Martin Amis[5], et loin des complaisances nombrilistes pauvrement osées des prêtres et prêtresses de l’autofiction.
De Skagboys à Porno, la boucle de l’Intégrale
L’Intégrale Trainspotting est en fait un triptyque formé de Skagboys[6], Trainspotting et Porno[7] ; une sorte de roman de formation, voire de déformation, d’une bande potes, de l’enfance à l’âge adulte, parmi la déshérence urbaine.
Skagboys, à rebours de la chronologie créatrice d’Irvine Weslsh, puisqu’il le publia en 2012, est le premier volet de l’hydre à trois têtes, qui cultive à outrance le filon. Le « skag » est le doux nom de l’héroïne, seule drogue que n’a pas encore essayé le quatuor de déjantés : nous avons nommés nos comparses Renton, Spud, Sck Boy et Begbie, fort connaisseurs en speed, acide et autres saloperies. Dès le shoot initial, nos anti-héros de l’héroïne creusent la fosse d’excréments de l’addiction. En toute logique, l’un sombre dans la délinquance et la violence, l’autre devient un terrible psychotique, l’autre perd son boulot. Seul Sick Boy parait avoir la possibilité de réchapper de l’exclusion sociale, cet euphémisme qui rejette la faute sur la société. On navigue de pubs en rues mal famées, on drague les filles et les « skaggirls ». Doses de manque et de sexe, de manque et de came, de manque et d’alcool, se succèdent avec une invention de péripéties scabreuses que l’on n’eût pas cru possible. On vit, fort mal, du « chomdu » et sans complexe : « Les types qui bossent sont incapables de comprendre la vie d’un dilettante. Si je travaille pas, c’est par choix, bande d’abrutis ». Les fêtes succèdent à l’oisiveté, les plans foireux aux copineries peu fiables. Un ersatz de métaphysique de comptoir survole le tout : « Ça fait déjà longtemps que j’ai accepté que l’univers était un vrai bordel, imparfait et alambiqué ». Quelques personnages sont un peu plus clairvoyants : « c’est la consommation de l’alcool de Coke qui les a tous fait basculer dans cette misère ». Sans compter la liste qui conclue le roman : celles de ceux qui sont atteints du sida, sans plus d’espoir. L’intérêt sociologique est évident, si l’intérêt dramatique et littéraire, hors le sociolecte des personnages, l’est moins. Hors la typographie particulière des pages du « Journal de réhab » qui n’est pas sans fatiguer les yeux et la patience du lecteur, le rythme saccadé et les métaphores branchées, vigoureuses, agrippent le lecteur.
Après le succès de Trainspotting, odyssée réaliste, répugnante, enjouée, pathétique et tragique d’un groupe d’accros aux drogues gagné par le sida, on attendait la suite : ce fut, en 2002, Porno. Le moins que l’on puisse dire est que la concision n’est toujours pas le fort de Welsh. Cependant la capacité de ses personnages à s’emparer des mythes de notre société de licence et de médias est avérée lorsqu’ils croient rebondir au-delà de leur galère en montant le coup du siècle : Sick Boy va tourner un « porno » avec la sulfureuse Nickki. La réussite à Cannes tourne court : arnaques, enquête de police et grand blessé. L’industrie du porno procure un instant l’argent et la gloire, sans supplément d’âme : les « capotes usagées et pleines » sont « des soldats morts sur un champ de bataille, un holocauste ». Le porno reste sous culture de masse, consommation, addiction : « une illusion de disponibilité ». Triste morale : il n’y a pas de rédemption dans le cycle maudit de Trainspotting.
Ecstasy ou les contes d’amour chimique
Enfin, coupant l’interminable cordon ombilical du trio Trainpotting, et du même Irvine Welsh, Ecstasy[8] vint, avec ses trois romances, qui sont « Trois contes d’amour chimiques » : « rave », « pharmaceutique » et « acid house ». Toutes ont la chimie du cerveau pour déclencheur, toutes dressent le tableau clinique de dépendances sévères. Dans la première, une auteure de romans historiques à l'eau de rose succombe à la boulimie au point de faire une attaque cardiaque. Autour d'elle gravitent divers érotodépendants, jusqu'au nécrophile et corrupteur Freddy. Il fallait s’y attendre : la romance, « style Régence », permet à la brodeuse de romans sentimentaux de se propulser dans le cinéma hardcore. Bientôt, les romans sentimentaux balayés cèdent la place au filon pornographique.
Dans la deuxième nouvelle, « style pharmaceutique », un couple qu'une pollution atomique a fait naître les bras atrophiés se nourrit jusqu'à plus soif du désir de vengeance la plus terrible. Il fonde un réseau terroriste à l'affût des responsables de son infirmité. Jusque-là, Irvine Welsh semble suivre le goût de son compatriote Will Self pour les étrangetés sexuelles et les violences pathologiques.
Mais dans la troisième nouvelle, « style Acid house », où deux « accidentés de la vie » passent en un joli chiasme de « l'amour irrésistible de l'ecstasy » à « l'extase irrésistible de l'amour », la petite pilule paraît un moment avoir un effet positif : « Nos yeux ne sont plus que de grandes flaques noires d'amour et d'énergie », « I'ecsta a décuplé ma sensibilité tactile »... Hélas, aussitôt Lloyd confie : « je n'arrive plus à rien au pieu sans le nitrate d'amyle ». L’amour artificiel s’avère plus illusoire encore que l’amour naturel. Il s’agit bien de la sévère addiction de ceux qui font avec des inconnus « l’amour sous ecsta » : « comme si nous étions tous ensemble dans notre monde à nous, loin de la haine et de la peur », « comme si j’étais morte, et que je traversais le paradis ». Est-ce « de l’amour artificiel » ? se demande Lloyd, sentant « la distance qui s’installait entre nous, au fur et à mesure de la descente d’ecsta » ? C’est à peine si, dans l’utopie éphémère et saccadée de ces raves parties qui évacuent le réel, l’utopie toujours à rattraper par une nouvelle prise d’hallucinogènes, que suit implacablement la nausée de la « descente », affleure la question de la vérité…
La porte de l'espérance s'ouvre néanmoins. Pour ne plus « faire l'amour qu'en week-end quand tu es sous ecsta », pour ne plus prétendre « à des sentiments que tu ne peux pas vivre si tu n'es pas défoncé », Lloyd « va décrocher de cette merde ». Et trouver avec Heather la réalité de l'amour, à moins qu’il ne s’agisse que de l’archéologie d’une autre illusion. Au-delà du discours sordide, répétitif et souvent ennuyeux des accros de la dope, Irvine Welsh accède à la qualité d'analyste cynique des mœurs, mais aussi à quelque chose qui ressemblerait à la pureté… Quoiqu’il y manque toute une spiritualité, toute une poétique de l’amour, hors de portée des personnages de notre romancier.
Avec Ecstasy, les fantasmes se crashent en passant le versant du réel, autant que les traditions littéraires sont ironisées par la métamorphose des paradis au moyen des psychotropes infernaux. Irvine Welsh a changé l’ancienne « romance » en aventure contemporaine risquée : plus satirique enfin que le rire de la Faucheuse.
Quand un flic est Une Ordure
Sans réclamer un ordre moral oppressif, force est de constater que rarement un sursaut éthique vient déranger les anti-héros de Welsh. Sauf lorsqu’un flic raciste, pervers, corrompu et tire au flanc, sous-produit d’une culture machiste à base de sport, d’alcool et de pornographie violente, le narrateur trash et fanfaron d’Une Ordure[9] en personne, voit pousser en son corps l’affreux ténia de la conscience. Une rédemption est-elle possible pour cette brute dissimulatrice, ce Machiavel au petit pied de la manipulation, dont l’eczéma génital est la métaphore d’un ego débordant de pulsions sexuelles purulentes pendant 500 pages ? Curieusement, l’épreuve attendue de suivre le flux mental d’un tel porc (que rend visible la belle couverture de l’édition anglaise et quoique nous trouvions un tel homme insultant pour nos chers cochons) est une odyssée aussi pleine d’enseignements qu’aisée. « Quand queue qui bande est accrochée au ventre de Bruce Robertson, elle a carrément moins que pas de conscience. On ne peut pas se permettre d’avoir une conscience de nos jours, c’est devenu un article de luxe pour les riches, et un boulet social pour tous les autres ». Sexe donc, drogue pour une vilaine addiction à la cocaïne, et pas d’autre utopie que des vacances à Amsterdam ou en Thaïlande pour acheter sexe et drogue… Sinon la promesse dérangeante d’une conscience qui le poussera au suicide.
Grâce à la collision de l’hyperréalisme et du fantastique, lorsque la conscience prend une ampleur délirante, le récit soulève une portée insoupçonnée. Le romancier écossais s’étant fait le spécialiste d’une génération dévorée par la glandouille et la défonce, il la propulse jusque dans les forces de l’ordre et de la paix, plus désacralisées que jamais. L’autoportrait fictif sans fard d’Une ordure, flic dégueu cocaïnomane, corrompu, homophobe, raciste et misogyne, est, qui sait, son roman coup de poing le plus réussi. La satire dépasse de toute évidence ce seul individu. Gardons-nous cependant de la pente de la généralisation abusive qui fascinera les gogos : tous les policiers ne sont pas ainsi. Cependant, nombreux sont nos concitoyens, pas flics pour un sou, sans omettre une vaste pelletée de délinquants et de criminels, ne sont pas loin de l’autoportrait maniaque concocté par l’un brin pervers Irvine Welsh, qui voudrait faire jouer chez son lecteur la corde sensible de l’identification… Et ainsi nous prendre au piège.
Passons sur Recettes intimes de grands chefs[10], qui est un amusant et grinçant apologue gothique : deux inspecteurs de l’hygiène abusent de leurs prérogatives. La critique du pouvoir s’étend jusque chez les plus minables. Se haïssant, ils glissent dans le sadomasochisme. Danny, le beau gosse habité par le mal, est un Dorian Gray qui voit les cicatrices des coups qu’il reçoit se graver sur le visage de Brian le ringard. Les meurtres familiaux vont s’enchaîner… Ce romans de mœurs et de langue trash réussi est certes une critique de l’Angleterre contemporaine, mais aussi la radiographie des plus basses potentialités de l’être humain, dans une société dure, injuste, où les personnages font à peu près eux seuls leurs malheurs, leurs dérives et leur chute.
La Vie sexuelle des sœurs siamoises
ou les métamorphoses du corps et de l’artiste
Récent bastion -et non dernier certainement- de l’édifice pléthorique d’Irvine Welsh, La Vie sexuelle des sœurs siamoises a quitté les faubourgs d’Edimbourg et l’Ecosse pour la Floride : « Miami Beach où règnent la mode et l’apparence ». Cette fois deux personnages féminins sont sur le devant de la scène. Lucy ouvre le bal romanesque en arrêtant un criminel sur l’autoroute. Sa force, sa sveltesse son autorité font l’admiration de Léna, qui l’a filmée et a fait d’elle « une star ». Petite et grosse, elle va se confier à ses talents de coach de fitness en espérant métamorphoser son corps. Sans compter que cet exploit digne des meilleures séries policières attire à Lucy l’attention des médias, à l’égal de deux sœurs siamoises qui ont bien du souci : l’une est prude et religieuse, l’autre embrasse à bouche que veux-tu son petit ami. Vous devinez l’indémêlable conflit, de plus entre « cas de conscience » et « phantasme de dégénéré ». Sans compter qu’elles viennent de « s’attaquer en justice l’une l’autre »…
La satire est à double tranchant : Lucy est « une guerrière farouche luttant contre l’ignoble épidémie d’obésité qui est en train d’engluer notre pays dans le saindoux ». Mais aussi une raide dingue du sport à outrance, de la performance physique, de la minceur et du comptage de saines calories. Va-t-elle devenir animatrice d’une émission de téléréalité qui pourchasserait l’obésité ? Réussir l’impossible en amincissant Léna, non sans sadisme, jusqu’à la séquestration menottée, jusqu’à l’extase ? Héroïne victorieuse d’un méchant, elle ne connait pas l’indulgence, au point de mépriser avec virulence les ratés et les faiblards, les gros, les gras et les mous. Un mec à baiser n’est pour elle rien de plus qu’un « appareil de fitness », sans oublier de pratiquer un lesbianisme prédateur. Inculte et cinglant tout ce qui n’est pas elle, saura-t-elle se métamorphoser, non pas physiquement, mais moralement, intellectuellement ?
On imagine cependant que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être : le méchant plaqué au sol était en fait une victime de pédophiles ; la niaise et grasse Léna révèle non seulement une insoupçonnable volonté mais une surprenante activité de peintre et de sculptrice, assemblant des os animaux en de nouvelles créatures « dystopiques », qui sont des « humains du futurs ». Qui sait si Lucy risque de devenir « boudinophile »…
Une fois de plus Irvine Welsh s’attache à décalquer les personnalités des deux jeunes femmes, capables de faiblesses et de cruautés diverses, sans compter ceux qui les entourent : losers divers, désaxés, voire déments, tous pervers narcissiques à de degrés divers, en un catalogue qui donnerait le vertige, s’il ne restait en-deçà de celui de Palahniuk[11]. Par exception peut-être, le romancier n’est pas sans tendresse pour ses deux personnages principaux qui, eux au moins, trouveront leur romance, en une happy end à prendre avec méfiance.
Apparemment éloignée de Trainspotting, il n’en reste pas moins que La Vie sexuelle des sœurs siamoises met en avant d’autres drogues : le culte médiatique du corps sportif d’une part, et « cette automutilation avec du sucre et des matières grasses » d’autre part, en fait deux sacrifices de la personnalité antinomiques. L’épaisseur psychologique du roman s’enrichit au fur à mesure que fond la graisse de Léna, que sa détermination d’artiste se développe. Si la portée de l’opus parait au départ un peu mince, elle s’enfle dès lors que l’on commence à connaître le personnage de Léna, son esthétique d’artiste à succès, ainsi que le projet « artistique » pervers de son ex petit ami Jerry qui la photographiait et l’encourageait à chaque stade de sa prise de poids, de 58 à 102 kg ! Et qui, sans doute, voit ses propres os faire partie d’une nouvelle sculpture…
Il y là en quelque sorte deux romans jumeaux, comme le sont en fait ses « deux sœurs siamoises » pourtant si dissemblables. Le premier est celui de notre coach en fitness, Lucy, un peu maigre et limité à la satire bodybildée, voire à la parodie du roman policier puisque son père est un auteur à succès en ce genre et qu’elle fend le crâne de Jerry à la hache. Le second est celui de l’artiste, dont la vie et la formation sont prises en écharpe par de vastes analepses, et avec une force d’évocation qui est du meilleur Irvine Welsh. Ce sont aussi deux langages qui s’entrelacent : la vulgarité péremptoire de Lucy, contre la sensibilité et la culture de Léna. Mais il restera au lecteur la réconfortante tâche de découvrir comment cette dernière mène le retournement de situation final, y compris en terme de « vie sexuelle »…
Monstrueusement bavard, passablement réticent à une concision qui lui aurait fait le plus grand bien, Irvine Welsh, malgré son rythme endiablé, est loin d’être toujours passionnant. Il faut cependant admettre qu’il est un habile sismographe de classes populaires, voire moins populaires et upper class, non seulement en ce qui concerne leur mode de vie défoncé, mais aussi leur langage. Le parler de rue, la vulgarité outrecuidante, la banalité du vocabulaire font bon ménage avec l’invention métaphorique à la mitraillette du romancier. La première héroïne (sans jeu de mots) de La Vie sexuelle des sœurs siamoises ne peut pas passer une page sans expectorer un « Putain » bien sonore. Skagboys va jusqu’à restituer le « rhyming slang » (argot rimé), qui substitue un mot par un autre mot rimant avec le précédent. C’est évidemment une gageure pour le traducteur Diniz Galhos, par ailleurs fort méritant, qui s’est efforcé d’en restituer quelques bribes. On appréciera des images comme le « safari fessier » ou la capacité d’insérer des courriels, des confessions et des critiques d’art dans La Vie sexuelle des sœurs siamoises, roman à tiroirs et à stratégies multiples.
Il est paradoxal de constater que tous ces livres, romans ou essais consacrés aux drogues bénéficient d'une aura fabuleuse, d'une avance sur recette automatique auprès d'un lectorat jeune, branché, et plus ou moins consommateur de substances psychotropes. Comme si on allait y trouver l'hallucinante vision promise d'une humanité speedée, heureuse et libre… Pourtant, pas un texte qui ne décrive le désarroi de la défonce, qui ne fasse suivre le flash par une descente dans la douloureuse addiction, sinon la mort. Thomas de Quincey connut « plaisirs » et « souffrances » en ses Confessions d’un mangeur d’opium[12], publiées en 1800. Baudelaire vit dans le haschich des Paradis Artificiels, publié en 1860, autant de palais mordorés que les « plus terribles et plus sûrs moyens dont dispose l'Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité[13] ». Aldous Huxley, dans Les Portes de la Perception (titre auquel les Doors empruntèrent leur nom), publié en 1954, avouait : « Bien qu’elle soit manifestement supérieure à la cocaïne, à l’opium et au tabac, la mescaline n'est pas encore la drogue idéale[14] ». Cependant, Ernst Jünger, dans Approches, drogues et ivresses[15], publié en 1970, s'entourait de protections et réservait ces expériences aux esprits à toute épreuve. Et le Roman avec cocaïne d'Aguéev, publié en 1983, conduisait le héros à la démence et au suicide. Bizarrement, ces textes bénéficient d'un accord de principe, comme s'ils servaient d'imparables cautions, de cabinets d’excuses et de mythologies louant l’univers des drogues. Pourtant l’essayiste Max Milner, dans son Imaginaire des drogues[16], sut faire la part des choses entre création littéraire et fléau social. Alors quoi ? Passion des destins tragiques, des météores Kurt Cobain et Jim Morrison qui valent mieux, brûlant intensément et vite, qu'une vie de beauf, d'employé, de père de famille ? Et si l'art de vivre et d'écrire, d’Irvine Welsh et de son artiste Léna, était un long travail plutôt qu'une speed défonce?
Thierry Guinhut
La partie sur Trainspotting a été publiée dans Edelweiss, novembre 1999.
[1] Voir : Will Self, une-inversion
[2] Boulgakov : Morphine, in La Garde blanche, Nouvelles, Récits, La Pléiade, Gallimard, 1997.
[3] M. Aguéev : Roman avec cocaïne, Belfond, 1983.
[4] Irvine Welsh : Marabou Stork Nightmares, Jonathan Cape, 1995.
[5] Voir : Réussir Martin Amis
[6] Irvine Welsh : Skagboys, Points Seuil, 2017.
[7] Irvine Welsh : Porno, Au Diable Vauvert, 2008.
[8] Irvine Welsh : Ecstasy. Trois contes d’amour chimique, L’Olivier, 1999.
[9] Irvine Welsh : Une Ordure, L’Olivier, 2000.
[10] Irvine Welsh : Recettes intimes des grands chefs, Au Diable Vauvert, 2008.
[12] Thomas de Quincey : Confessions d’un mangeur d’opium anglais, Œuvres, La Pléiade Gallimard, 2011.
[13] Charles Baudelaire : Les Paradis artificiels, Œuvres complètes, t I, La Pléiade, Gallimard, p 428-429.
[14] Aldous Huxley : Les Portes de la perception, Editions du Rocher, 1954, p 55.
[15] Ernst Jünger : Approches, drogues et ivresses, Folio Gallimard, 1991.
[16] Max Milner : L’Imaginaire des drogues. De Thomas de Quincey à Henri Michaux, Gallimard, 2000.