St Katherina, Tiers / Tires, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Tyrannies totalitaires et quotidiennes,
par le Serbe Andrija Matic :
L’égout ; Burn-out.
Andrija Matic : L’Egout, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2018, 208 p, 21 €.
Andrija Matic : Burn-out, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2021, 226 p, 21 €.
Sous la hache du bourreau royaliste, sous la guillotine républicaine, sous la balle fasciste et communiste, reposent la nuque et le cerveau du libre-penseur, du rebelle, de l’individualiste. Car sur notre pauvre monde, la réalité sévère voit trop souvent le mal tyrannique terrasser l’innocent. À cet égard, George Orwell est un modèle. Indépassable, diront certains. Cependant il est loisible d’y amener maintes variations judicieuses. L’écrivain se veut alors le Bach des Variations Goldberg, le Beethoven des Variations Diabelli. L’un joue avec les armes dangereuses et affutées de 1984, l’autre avec les bêtes de La Ferme des animaux. Si la réécriture est une entreprise où l’on risque son talent, un auteur fort étonnant n’hésite pas à y fourbir ses plumes depuis la Serbie : Andrija Matic. À l'occasion de deux romans enlevés, deux apologues opprimés par la tyrannie, ce sont un homme traité comme un chien par le totalitarisme, dans L’Egout, un autre, dans Burn-out, traité comme un chien parmi une société quotidienne qui pourrait être la nôtre…
Abruptement, le « Gouvernement d’Unité Populaire » supprime l’usage de l’anglais et le jette à « l’égout ». À partir de cet oukase déclencheur, Andrija Matic conduit progressivement son personnage sur les pas d’une descente aux enfers. Bojan, professeur, tombe dans le chômage : pas même un brin d’emploi pour contribuer à édifier le « palais de la Concorde ». Il est inopinément contacté : va-t-il enseigner l’anglais aux deux enfants du « directeur du Service National de la Sécurité » ? Il s’agit pour eux de pouvoir percer à jour les visées de « l’ennemi ». Hélas, il lui faut également accompagner ses élèves pour assister aux « exécutions » à coups de masse. Malgré lui, et contre toute attente, il est gagné par l’enthousiasme de la foule : « Je me suis senti assujetti par une force inconcevable à laquelle il était vain de résister ». La mise en scène de la sujétion et de l’hypnose par les masses rejoint une sorte de syndrome de Stockholm qui permet à l’opprimé d’être gagné à son bourreau. Bientôt, la confiance du directeur permet à celui qui est devenu un homme nouveau un niveau de vie jamais atteint, lui promet « une belle promotion politique ».
Séduit par la mélancolique Vesna, l’ingénu Bojan doit déchanter : elle est « sidéenne », donc paria d’un système impitoyable. Emu par son suicide, il assiste à l’inhumation. Evidemment, tout se sait ; sa bêtise, le nimbant d’héroïsme minable, lui vaut sa disgrâce et le harcèlement du directeur. De surcroit, outré, il commet un meurtre à l’encontre d’un ecclésiastique pédophile. La fuite parmi les sans-abri, la prison, le procès stalinien le confrontent à la spirale du « mal lui-même »…
Grâce à une narration fluide, le romancier emporte son lecteur dans un univers étriqué, celui d’une anti-utopie pitoyable et cruelle, redoutablement coercitive tant la police est efficace, tant la population y adhère : la «Conciliation » est à la fois « communiste et nationaliste », de religion orthodoxe, pro-Russe et anti-occidentale. Une fois révolté, l’engrenage impeccable entraîne le malheureux héros vers « l’égout » du harcèlement, de la prison, des coups et de la mort infâmante…
Certes la Serbie de cet apologue impitoyable et affreusement tragique, publié en 2009, écrit dans le sillage assumé, voire un brin trop servile, du 1984 de George Orwell[1], est une allusion au temps de l’embargo de la Serbie de Milosevic décrété par les Nations Unies dans les années 90. Andrija Matic, qui enseigna dans une université d’Istanbul, y voit peut-être aujourd’hui une secrète métaphore de la tyrannie théocratique instaurée en Turquie par Erdogan…
Un autre professeur, que l’on n’espère pas être un alter ego d’Andrija Matic, subit les feux du Burn out, soit l'effondrement professionnel.Cette fois, nous sommes précisément à Belgrade, où il enseigne la littérature du XX° siècle dans une université privée prétentieusement nommée « Les Lumières ». Mais en une antithèse lourde de sens, Branimir Rihter est un spécialiste du sombre poète expressionniste austro-hongrois Georg Trakl, pour lequel il éprouve une dilection complice.
Très vite, l’on sait que l’homme, un matin de février 2014, s’est immolé par le feu sur l’esplanade de l’Assemblée nationale de Belgrade, comme un spectacle de rue, banal et incongru. Indubitablement il est inspiré par son modèle vénéré, Georg Trakl, dont la chronique dépression nourrit la matière de son œuvre autant que son suicide par surdose de cocaïne en 1915. Branimir Rihter a résolu d’accomplir son destin en une mise en scène qu’il prétend être une impressionnante œuvre d’art publique. Pas de suspense à cet égard. Cependant, la construction par chapitres et narrateurs alternés, nous renseigne efficacement sur l’inéluctable montée de la tragédie.
De plus en plus dépressif, Branimir Rihter découvre le non-sens de sa vie professionnelle, irréductiblement décalée de son idéal d’excellence intellectuelle. La faculté des études philologiques, où il est censé délivrer quelques heures de cours, a été transférée dans une ancienne usine de production d’aliments pour bétail réhabilitée. Sans doute est-elle la métaphore de l’abaissement culturel. De plus le voilà coincé huit heures par jourdans un espace ouvert, où son bureau n’est séparé des autres que par de minces cloisons de verre, où l’on est sans cesse perturbé par les bavardages d’autrui. L’enfer transparent. Sans compter que la collectivité éducative souffre de bien d’autres maux : « l’essence même de ces réunions n’était pas la recherche de la solution la meilleure mais la justification de la fonction que quelqu’un occupait ou la satisfaction d’une passion pathologique pour la réunionite ».
Un tel établissement est la propriété d’homme d’affaires véreux, corrompu et corrupteur, qui n’a pas la moindre volonté de faire de ses étudiants des humanistes cultivés. Sa seule préoccupation consiste à capitaliser des frais d’inscription parfois pléthoriques en admettant des fils et filles à papas fortunés, dont les accointances avec le pouvoir sont bien connues. Ces pseudos étudiants ne pensent qu’à papoter, tricher, pomper leurs travaux sur internet, jouer avec leurs portables. De quoi décourager un enseignant digne de ce nom. D’autant qu’il est monnaie courante, parmi les collègues de notre anti-héros, de « vendre les examens aux étudiants, rédiger les thèses des gros bonnets, décerner des doctorats honoris causa aux politiciens, promouvoir les livres de gangsters et autres criminels de guerre ». La corruption est monnaie courante.
Irrité par la nullité crasse et sûre d’elle de ses étudiants, le voici délivrant un cours sur le surréalisme qui est soudainement un morceau d’ironie brillant, pot-pourri plus surréaliste qu’André Breton lui-même : « Le Maître et Marguerite décrit vingt-quatre heures de la vie de Léopold Blum, un prédicateur musulman à l’époque des croisés ». Encouragé par l’absence totale de réaction, il enfle son hilarante improvisation. Mais lors d’une beuverie de week-end le voici photographié dans les toilettes d’un bar par un de ses étudiants, dans une posture que l’on peut deviner lorsque l’on a abusé de la bière.
Entre harcèlement estudiantin et harcèlement hiérarchique, entre inanité des ronds de jambes et autres flatteries à l’approche d’un colloque aussi pompeux que creux où règne une « langue imbécile », et crise conjugale avec une épouse acariâtre, incapable tant de relations sexuelles que d’affection, le cas Branimir Rihter subit une dévaluation professionnelle et morale irréfragable. La chose étant aggravée par la lecture du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, à l’issue de laquelle ce dernier en déduit que le suicide est « l’apogée de la liberté individuelle », alors que notre professeur veut un « suicide qui fasse sens ». Et si Kafka n’est pas cité, l’on devine son autorité régnant sur l’université et sur un professeur menacé par l’effondrement métaphysique. Le « burn-out » n’est plus une vaine métaphore angliciste.
Certes une telle lecture est à déconseiller à un enseignant dont la condition devient de plus en plus inquiétante ; la noire tragédie d’Andrija Matic ouvre au scalpel quelques-unes des veines malheureuses de notre temps, voire de l’intemporelle condition humaine. Pour ce faire l’auteur enserre son personnage et son lecteur dans une stratégie romanesque redoutable. Comme en un puzzle conspirant inéluctablement à se clore et à achever son personnage, la narration est tour à tour assumée par un narrateur omniscient, par Branimir Rihter lui-même, par des courriels, des rapports administratifs et des témoignages aux pratiques langagières diverses passant par le prisme de la vision du monde de chacun, parfois bien mince, parfois grandiloquente. Sans oublier la veuve éplorée et joliment hypocrite. La dimension férocement satirique n’est pas sans humour. D’autant que les pitoyables commentaires entourant l’évènement médiatisé font du happening flamboyant un fait divers commis par un piètre déséquilibré, voire un attentat terroriste signé par quelque « secte sataniste ». Post mortem, notre anti-héros est dépossédé de son « acte artistique, de son idéal d’ « artiste ignorant toute compromission », pour n’être plus qu’une absurde marionnette avalée par l’oubli.
Homme révolté contre l’inanité sociale, contre un enseignement vaniteux et creux, contre les conventions conjugales, Branimir Rihter s’en tire par une pirouette désespérée, rejetant avec mépris le personnel de l’université. Mais sa quête d’authenticité n’en a fait qu’un Don Quichotte dépouillé de toute la gloire qu’il projetait. Entre roman postmoderne et pamphlet, entre tragédie et clownerie, Burn-out tire à boulets rouges. Et s’il ne reste pas même une cendre de son personnage, le lecteur en conserve néanmoins le feu qui anime la performance de son auteur.
Andrija Matic, né en 1978, a non seulement publié une poignée de romans dont on aimerait accueillir la traduction, mais aussi un essai sur le poète anglais Thomas Stearn Eliot. Il est, au travers de L’Egout et de Burn-out, un maître de l’apologue politique et existentiel. Depuis l’Antiquité, l’apologue est un récit à visée morale. Il vise ici à dénoncer le mal totalitaire et tyrannique. Fable en vers ou roman en prose, il n’est pas toujours animalier[2], ce dont témoignent les Romans et contes de Voltaire. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait cependant La Fontaine[3]dans sa « Deuxième préface à Monseigneur le Dauphin ». Il suffit pourtant de terroriser les hommes comme des animaux nuisibles, ainsi que le fit Kafka dans sa Métamorphose puis dans Le Procès[4]. Ainsi Andrija Matic, dont les personnages aboient en vain dans le désert de la liberté, pourrait-il dire : « Je me sers d’hommes bafoués pour instruire ceux pour qui la dignité du nom d’homme n’est pas un vain mot »…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.